Le principe de non-discrimination à l’épreuve des rapports entre les droits européens
Thèse soutenue à l’Université de Strasbourg le 10 décembre 2014 devant un jury composé de Florence Benoît-Rohmer, Professeure à l’Université de Strasbourg et au Collège Européen de Bruges, directrice de thèse, Stéphanie Hennette-Vauchez, professeure à l’Université Paris-Ouest Nanterre (Paris X), rapporteur, Jean-Pierre Marguénaud, Professeur à l’Université de Limoges, Rapporteur, Olivier de Schutter, Professeur à l’Université catholique de Louvain et Patrick Wachsmann, professeur à l’Université de Strasbourg, président du jury.
Appréhendée aussi comme un idéal, l’égalité se décline juridiquement à travers le principe de non-discrimination. En effet, ce dernier fonde la plupart des bases juridiques nationales et internationales visant à garantir le respect de l’égalité, sans toutefois que les relations entre ces deux notions soient clairement établies. Le principe de non-discrimination ne s’applique jamais de manière abstraite : il est toujours lié à un autre droit et l’analyse juridique qui l’entoure se fait en liaison avec celui-ci. Partant l’interdiction de la discrimination concerne l’ensemble des droits de l’homme en raison de son caractère éminemment transversal. Elle exprime ainsi une caractéristique de la protection des droits humains qui doit se faire sans distinction.
Étudier ce principe par le prisme du droit européen est éloquent puisque l’égalité est l’un des principes constitutifs de l’espace européen. Toutefois, cet espace est divisé en deux systèmes différents, le Conseil de l’Europe d’un côté et l’Union européenne de l’autre. Le principe de non-discrimination constitue un exemple significatif des difficultés mais aussi des potentialités des relations entre ces deux systèmes puisqu’il constitue un principe essentiel pour les deux organisations. Au sein de l’Union européenne, le principe de non-discrimination a servi d’outil pour la mise en place d’un marché unique. Il a ensuite acquis une signification plus générale, notamment grâce à la jurisprudence de la Cour de justice. Au sein du Conseil de l’Europe, le principe de non-discrimination a permis à la Cour européenne d’étendre en partie son contrôle à certains aspects des droits dits économiques et sociaux. Elle se montre cependant encore très prudente sur un terrain dont elle ne se sent pas investie de la responsabilité : ces droits font l’objet d’un autre texte, la Charte sociale européenne, et d’un autre mécanisme de contrôle, le Comité européen des droits sociaux qui, partant d’une base textuelle similaire à la Convention européenne, déduit une interprétation sensiblement différente du principe de non-discrimination.
Pour résumer, le Conseil de l’Europe a pris appui sur la notion plus général de droits de l’homme pour développer le contenu du principe de non-discrimination alors que l’Union européenne a pris appui sur le principe de non-discrimination pour affiner une théorie des droits de l’homme. C’est sur ce constat que se fonde cette thèse.
Dans un premier temps, l’étude montre les différences et les ressemblances entre la Cour européenne des droits de l’homme, le Comité européen des droits sociaux et la Cour de justice de l’Union européenne sur l’interprétation de la notion de discrimination. Derrière des caractéristiques communes et une apparente homogénéité se cachent des différences non négligeables. Les difficultés se concentrent autour de deux points.
Premièrement, la pluralité des notions jurisprudentielles de discrimination se révèle invalidante puisque la multiplication des catégories n’est pas toujours adaptée à la réalité des situations discriminatoires ce qui conduit nécessairement à fragiliser le raisonnement juridique, pourtant censé fonder la sanction d’un comportement illicite.
Ainsi, le développement progressif de la notion de discrimination directe et de celle de discrimination indirecte n’a pas été linéaire et cette distinction apparaît aujourd’hui inadéquate. Si elle est connue de l’ensemble des organes européens, elle a conduit à des interprétations différentes en raison de la prolifération de critères de classification. Cet enchevêtrement des éléments d’analyse conduit par exemple à la mise en place de sous-catégories de discriminations directes et indirectes et affaiblit considérablement la portée de cette summa divisio.
Par ailleurs, en parallèle à cette dichotomie, entre les lignes de la jurisprudence des organes européens étudiés, émerge une autre distinction, celle entre discrimination positive et discrimination à rebours. De premier abord, la discrimination positive renvoie à un dilemme intellectuel en raison de la contridictio in terminis qu’elle contient : l’oxymore surprend et interroge car il déconstruit le raisonnement juridique classique en matière de non-discrimination. En outre, cette notion est rendue encore plus suspecte par le fait qu’elle conduit facilement à une discrimination à rebours envers les personnes qui ne bénéficient pas de l’avantage attribué aux autres sur le fondement de la discrimination positive. Cette difficulté peut être, en partie, dépassée par une clarification lexicale souvent passée sous silence. En effet, il importe de distinguer la discrimination positive d’une notion voisine, l’action positive. Cette dernière n’entraîne pas de désavantage pour les personnes qui ne bénéficient pas du traitement préférentiel mis en place. La complexité de l’oxymore « discrimination positive » se retrouve dans la jurisprudence des organes européens. Le premier indice est le vocabulaire puisqu’aucun d’entre eux n’utilise explicitement cette expression : ils dissimulent une touche ou un gros morceaux d’action positive derrière des notions plus classiques et a priori plus faciles à manier car moins controversées. L’existence d’une discrimination à rebours permet de déterminer ce qui est acceptable, l’action positive, de ce qui n’est pas admis, la discrimination positive : cet élément sert d’analyse de la proportionnalité de la mesure et donc, de sa légitimité. Tout est question d’équilibre. Les organes européens ne se sentent pas à l’aise face à cette problématique alors même qu’elle constitue l’enjeu du débat sur l’interdiction de la discrimination. Cet aspect est démontré par la jurisprudence américaine et canadienne, notamment : même si les solutions adoptées ne peuvent être transposées telles quelles dans le droit européen, les questions qui se posent des deux côtés de l’Atlantique sont sensiblement les mêmes et il importe que le droit européen prenne position à leur propos.
Deuxièmement, si le phénomène discriminatoire est effectivement moins trivial qu’il n’y paraît, le traitement contentieux de la discrimination proposé par les organes européens ajoute de la difficulté. Deux points d’accroche principaux existent : la comparabilité de situations, qui fait office de porte d’entrée dans la sphère juridique des discriminations, et la justification de la différence de traitement qui permet de mettre en lumière l’existence d’une discrimination. Les organes européens exercent un contrôle plus ou moins intense et incisif sur la comparabilité des situations alors même qu’il s’agit d’une étape couperet dans le raisonnement. Les difficultés de la distinction entre discrimination directe et indirecte réapparaissent alors puisqu’il n’est pas clairement établi, au niveau européen, si cette première étape est attendue pour tous les types de discriminations. Si l’étape de la comparabilité des situations permet aux faits d’entrer dans la sphère du droit de la non-discrimination, la justification de la différence de traitement déterminera si ces faits doivent être ou non condamnés. Or, des divergences importantes sont également relevées entre les organes européens sur ce point : par exemple, là où le Comité exerce un contrôle maximal sur le but poursuivi, la Cour européenne prend davantage appui sur la marge d’appréciation ce qui rend son contrôle très circonstancié. De plus, avec la justification, c’est la délicate question de la preuve de la discrimination qui doit être analysée : une forme d’aménagement de la charge de la preuve existe au sein de tous les organes européens mais elle empreinte des chemins différents de l’un à l’autre puisque cette question, une fois encore, est étroitement liée au concept de discrimination auquel il est fait référence. L’étude poussée du traitement contentieux de la discrimination par les organes européens ne facilite pas le respect de l’interdiction posée par le principe de non-discrimination puisqu’il ne fournit pas un cadre commun stable et fédérateur.
Le constat qui découle de cette analyse est clair : il importe de redéfinir le principe européen de non-discrimination en revisitant certains éléments du concept et du traitement afin qu’ils prennent davantage en compte la réalité discriminatoire, dans toute sa complexité. La proposition consiste à passer d’une idée plurielle de la discrimination à un axe unique d’interprétation en prenant appui sur la définition classique de la discrimination : distinguer des personnes dans des situations similaires, ce qui constitue une action discriminatoire ; ne pas distinguer des personnes dans des situations différentes, ce qui constitue une omission discriminatoire. Ces deux éléments suffisent à traiter l’ensemble des discriminations et permettent de raisonner sur et d’inclure l’action positive, indispensable pour aboutir à une meilleure mise en œuvre du principe d’égalité. Ce recentrage conceptuel aura nécessairement un impact sur le traitement contentieux de la discrimination qui doit être davantage stabilisé et spécialisé.
Cette nouvelle linéature n’est pas seulement le reflet d’une exigence de logique intellectuelle ; elle est aussi, et peut-être surtout, une réponse à une nécessité de renforcer le droit européen des droits de l’homme puisque c’est autour de ce principe que se cristallisent beaucoup des tensions qui préoccupent le monde des droits humains. En particulier, il est le révélateur de l’indivisibilité des droits et de la connexion des procédures. Élément constructif et unifiant, le principe de non-discrimination est appelé à jouer un rôle clef puisqu’il traduit la vocation de la société dans laquelle il s’applique : la réponse aux questions profondes qu’il soulève doit se faire en adéquation avec les valeurs humaines qu’il importe de soutenir. Or, l’unité de l’espace européen appelle à une cohérence dans l’interprétation de l’interdiction de la discrimination. Ce défi majeur, cas structurant, conduit à analyser en quoi consiste précisément pour l’Europe le caractère axiologique du principe de non-discrimination.
Ainsi, le rapprochement des principaux mécanismes contentieux européens permettra que certaines thématiques liées à la discrimination soient interprétées de manière communes ; il sera alors possible de déterminer la limite européenne de la différence de traitement, c’est-à-dire ce qui est acceptable, au sein de l’espace européen, en matière de discrimination. Cette mesure doit se faire en intégrant réellement au raisonnement que ce qui se situe au fondement de la société contemporaine est l’égale dignité des individus, avec toutes les implications que cette reconnaissance comporte. Ainsi, c’est dans l’affirmation des liens étroits que l’égalité entretient avec la notion de dignité humaine – qu’il convient de préciser – que l’interdiction européenne de la discrimination pourrait retrouver un nouveau souffle.
Bonjour,
Comment peut-on avoir accès à la thèse ?
Merci
La thèse a fait l’objet d’une publication commerciale : http://www.lgdj.fr/le-principe-de-non-discrimination-a-l-epreuve-des-rapports-entre-les-droits-europeens-9782370320605.html