Plurijuridismes, juges suprêmes et droit fondamentaux : étude comparée entre l’Union européenne et le Canada
Thèse soutenue le 30 octobre 2015 devant un jury composé de : Monsieur Pierre FOUCHER (rapporteur), Monsieur Ghislain OTIS (codirecteur de thèse), Monsieur Sébastien PLATON (rapporteur), Monsieur Serge REGOURD, Monsieur David ROBITAILLE, (président du jury) et Madame Frédérique RUEDA (codirectrice de thèse). Mention : Très honorable avec Félicitations et autorisation à concourir à des prix de thèse.
Les juges sont aujourd’hui des acteurs indispensables : garants des droits et libertés fondamentaux et arbitres des relations entre les ordres juridiques, ils exercent des missions essentielles qu’il n’est pas toujours aisé de concilier. Cette étude comparative entre l’Union européenne et le Canada propose d’en analyser les ressorts en s’intéressant aux interactions entre un mode d’organisation juridique particulier (le plurijuridisme), un organe (une juridiction suprême) et des normes spécifiques (les droits fondamentaux). Alors que chacun de ces objets d’études, le plurijuridisme (en particulier à travers le prisme du fédéralisme), le rôle des juridictions suprêmes, et la protection des droits et libertés peuvent faire l’objet d’analyses variées, leurs interactions sont rarement appréhendées par la doctrine de manière systématique et comparée. Il est pourtant utile de s’interroger sur le rôle nouveau du juge suprême dans un espace normatif à plusieurs niveaux sous l’influence des droits fondamentaux. Les modèles dominants de la pyramide juridique et du monopole du droit étatique se trouvent en effet bouleversés tant par les mises en commun que par les revendications particulières. La conjonction de ces impératifs couplés avec celui du respect de la personne humaine, demande aux juristes, et aux juges, de trouver des solutions innovantes et cohérentes et parfois de redéfinir leur appréhension de leur ordre juridique ou de leur propre rôle. Ces évolutions demandent dès lors que l’on conçoive de manière globale ces enchevêtrements normatifs, y compris en matière de droits et libertés et le rôle que jouent les interprètes suprêmes.
Le questionnement initial de la recherche portait sur l’analyse de l’évolution du rôle d’un juge suprême, gestionnaire d’un espace plurijuridique et remplissant désormais une fonction de protection des libertés individuelles. Cette problématique demandait de saisir comment s’opérait cette première mission avant de comprendre l’impact que pouvaient avoir les droits et libertés dans un second temps. En effet, la Cour suprême du Canada et la Cour de justice de l’Union européenne sont d’abord essentielles pour accommoder un ordre juridique commun (canadien ou européen) avec la préservation d’une certaine diversité juridique (entre les États membres de l’Union européenne ou bien entre les provinces et communautés autochtones canadiennes). Elles doivent ensuite garantir les droits de la personne, ce qui implique d’appréhender la pluralité d’instruments de protection et des modalités d’application complexes des Chartes canadienne et européenne, puis de mettre en œuvre la protection à travers l’élaboration de standards. Outre la dimension analytique relative à la coexistence entre plurijuridismes, droits fondamentaux et juges suprêmes, un objectif plus prospectif était de pouvoir donner des outils améliorant les méthodes de jugements en faveur d’une gestion équilibrée de la diversité juridique dans le respect des droits et libertés.
La première partie procède ainsi à l’analyse préalable des relations entre les juges suprêmes et les plurijuridismes qui tendent à révéler l’existence d’une mission d’équilibre entre l’unité (du Canada ou de l’Union européenne) et la diversité (entre les provinces, les peuples autochtones du Canada ou les États membres européens). Elle démontre que les deux juges suprêmes ont un rôle central dans les rapports juridiques entre les autonomies normatives. Cette fonction prétorienne originelle n’est pas pour autant exempte de complexité dans la mesure où elle est circonscrite par des contextes et des textes particuliers. De plus, elle opère en réalité au-delà d’une simple répartition des compétences : elle comprend une dimension matérielle qui présente bien des similarités avec les droits fondamentaux. En effet, au-delà de la question de savoir qui édicte le droit, celle des droits a une importance capitale dans la construction des plurijuridismes. Ainsi, les droits des peuples autochtones du Canada ou les libertés fondamentales dans l’Union européenne sont des normes au service de la construction de certaines autonomies normatives. Elles permettent de limiter les pouvoirs et non plus seulement de les répartir et contribuent à l’organisation de la diversité juridique et du droit commun tant au Canada que dans l’Union européenne à travers ces délimitations.
La deuxième partie a pour but de confronter au plurijuridisme précédemment établi la manière dont est attribuée aux juges suprêmes une mission de protection des droits fondamentaux. Il appert que les droits et libertés sont à la fois imbriqués dans le plurijuridisme préexistant et en sont aussi les agents d’une transformation future. D’une part, la naissance de la protection des droits et libertés au niveau global, démontre tant dans l’Union européenne qu’au Canada à quel point cet avènement est lié aux enjeux de chacun des plurijuridismes. En outre, la diversité des instruments de protection et la considération dont les Chartes canadienne et de l’Union européenne font preuve à leur égard mettent ainsi en évidence que la protection des libertés recèle une part de pluralisme. D’autre part, le plurijuridisme se trouve affecté par cette structure contentieuse des droits et libertés. Il existe structurellement une tendance à délaisser la question de l’équilibre plurijuridique à la faveur d’une homogénéisation. Cette uniformisation dépend de différents facteurs structurels qui conditionnent l’accès au juge lui-même. Ainsi, la compétence du juge suprême quant à la protection des droits et libertés découle des instruments de garantie qui définissent leur champ d’application, mais aussi de l’architecture juridictionnelle de l’ensemble plurijuridique qui prévoit les conditions générales d’accès au juge. Ces deux facteurs constituent des lignes de force du plurijuridisme qui influencent ses dynamiques possibles et sont d’ailleurs dissemblables entre l’Union européenne et le Canada. En dépit de la pluralité, voire du pluralisme, des instruments de protection et des contraintes systémiques qui limitent le juge suprême, le potentiel homogénéisateur des droits fondamentaux ne saurait être écarté à ce stade.
La troisième partie s’intéresse à la protection des droits et libertés d’un point de vue substantiel et révèle que dans cette mise en œuvre le juge suprême protecteur des droits et libertés exerce une influence plus ou moins importante et d’une nature variable sur l’équilibre plurijuridique. Ainsi les interprétations concrètes des standards de protection démontrent une appréhension verticale, d’inspiration hiérarchique, par des juridictions suprêmes se considérant au sommet, ce qui favorise une homogénéisation. Elle est certes limitée dans la mesure où les jurisprudences ont évité de recourir à des standards « totalisants » ou anéantissant le fondement même de la diversité juridique. Nonobstant, le raisonnement tend à se focaliser sur des standards englobants, dont les cours étudiées entendent maîtriser le contenu tout en faisant peu de cas des standards englobés. La réconciliation entre les plurijuridismes et les droits fondamentaux s’avère toutefois possible et souhaitable si l’on en juge par l’existence de situations conflictuelles, concurrentielles ou par les frictions persistantes. Pour ce faire, il est proposé que les juges suprêmes recourent à une méthodologie « horizontale » dans le maniement des standards de protection, logique dont on a pu d’ores et déjà observer les soubassements dans les jurisprudences actuelles de la Cour suprême du Canada ou de la Cour de justice européenne. Cette méthode opère dans le cadre d’un dialogue plus large avec les interlocuteurs du plurijuridisme, permet ainsi de donner une place cohérente et justifiée à des standards différenciés et de prendre dûment en considération toutes les autonomies concernées : celle du particulier, de la collectivité englobée et celle de la politie englobante. Trois principes régulateurs, le principe de faveur, de subsidiarité et de spécificité peuvent dès lors être utilisés par les juridictions suprêmes afin qu’ils les guident dans le choix et l’identification des standards de protection potentiellement pluriels, dans le respect de leur plurijuridisme spécifique.
Cette étude comparative a été fructueuse et a conduit à certaines conclusions. En premier lieu, les plurijuridismes canadiens et européens recèlent non seulement des dynamiques semblables, mais aussi des analogies sur des points précis (par exemple sur les instruments normatifs, ou les méthodes d’interprétation de la répartition des compétences). Il est ainsi apparu une véritable comparabilité des plurijuridismes. Deuxièmement, le développement de la protection des droits fondamentaux est semblable à bien des égards, s’agissant de la chronologie, de la pluralité des instruments et surtout quant à la difficulté d’appréhender l’impact des droits fondamentaux sur le plurijuridisme préexistant. Or, dans les deux cas, le danger est de le malmener en raison d’une homogénéisation structurelle même si les lignes de force du contentieux des droits et libertés (l’architecture juridictionnelle par exemple) sont fort différentes. À ce sujet, il y a certainement moins de propension dans l’Union européenne qu’au Canada de mettre à mal la diversité juridique. On retrouve d’ailleurs cette différence lorsque les juges canadiens et européens appliquent au fond les droits fondamentaux. Même si, sur bien des aspects, les méthodes d’analyse prétorienne de la protection substantielle se sont avérées proches et peu à même de justifier ou garantir la préservation adéquate de la diversité juridique. C’est d’ailleurs un des aboutissements de cette thèse que de proposer une gestion pluraliste de la protection des droits fondamentaux selon une méthodologie commune aux cours étudiées qui s’appuie sur trois principes régulateurs. Cette proposition méthodologique peut parfois se fonder sur certaines clauses précises et doit certes s’adapter aux textes et contextes propres à chacun des deux espaces, mais elle a pour objectif de répondre au défi commun en Europe et au Canada du respect de la diversité juridique y compris dans l’interprétation substantielle des droits fondamentaux.