L’impartialité du Conseil constitutionnel
Thèse dirigée par Jean-Manuel LARRALDE, co-dirigée par Marie-Joëlle REDOR-FICHOT et soutenue le 12 janvier 2021 devant un jury composé de Pierre ESPLUGAS-LABATUT (rapp.), Dominique ROUSSEAU (rapp.), Fanny MALHIERE (examinatrice), Thomas PERROUD (examinateur), Jean-Manuel LARRALDE (dir.) et Marie-Joëlle REDOR-FICHOT (dir.).
Par Alexia David
L’impartialité est une notion dont la définition ne saurait se limiter à la simple absence de préjugés dans l’esprit du juge. En effet, cette définition trop absolutiste renvoie à une qualité qui n’est pas humaine et il est vain de demander au juge de faire comme s’il n’était pas doté d’opinions personnelles. L’allégorie du « voile d’ignorance » dont parle John Rawls a sa place dans une théorie du contrat social, mais l’impartialité doit être appréhendée dans un sens plus relatif si l’on entend effectivement l’appliquer au juge.
Il faut ainsi proposer une définition plus simple à concrétiser, plus réaliste. Notre recherche nous a amenée à définir le juge impartial comme le juge qui n’a pas encore pris parti de façon définitive et qui donc conserve sa liberté de réflexion. À l’inverse, le juge partial est le juge qui a pris parti de façon prématurée et qui, de ce fait, a perdu cette liberté de réflexion avant le terme de la procédure. Cette définition n’interdit pas au juge d’avoir des opinions. Celles-ci ne doivent cependant pas être insurmontables : elles ne doivent pas empêcher le juge de réfléchir, au sens le plus littéral du terme, c’est-à-dire de faire revenir sa pensée en arrière[1]. Elles ne doivent pas entraver sa capacité à changer d’avis, à douter. Cette définition n’empêche pas le juge de prendre parti au cours de la procédure pour une solution, une interprétation ou un raisonnement. Simplement, cette appréciation se doit d’être provisoire[2] et non définitive et ce jusqu’au terme du délibéré.
La distinction entre les notions de partialité et d’impartialité a fondé notre plan. Plus précisément, si ces notions sont les deux faces d’une même médaille, elles permettent de porter deux regards distincts et complémentaires sur la question de l’impartialité du Conseil constitutionnel.
Ainsi nous nous sommes intéressée dans une première partie au risque de partialité. S’interroger sur ce point, c’est poser la question de la liberté dont disposent les juges : plus les juges sont libres, plus ils sont libres d’être partiaux, c’est-à-dire de prendre parti prématurément pour une solution. À l’inverse, s’ils sont soumis à certaines contraintes, celles-ci constituent des obstacles à l’expression de leur partialité. Nous avons ainsi cherché à prendre la mesure du risque de partialité, non pas en le quantifiant précisément, mais en identifiant des éléments qui réduisent ou aggravent ce risque (Partie I. La partialité mesurée).
Cette étude nous amène à tirer des conclusions nuancées. Si la liberté dont disposent les juges dans l’examen de la conformité de la loi à la Constitution est immense et constitue une « marge de partialité », ces derniers subissent aussi des contraintes qui réduisent effectivement le risque de partialité, comme la contrainte du précédent ou celle de légitimité.
Ensuite, les juges n’exercent pas uniquement leur liberté dans l’appréciation de la constitutionnalité de la loi, mais aussi dans l’interprétation du statut qui leur est applicable. Or ce statut est nettement plus contraignant pour les membres nommés qu’il ne l’est pour les membres de droit, ce qui réduit effectivement le risque de partialité concernant ces membres nommés. Ainsi le fait que les membres nommés soient soumis à une obligation de réserve et à un régime d’incompatibilités limite le risque de partialité en mettant en échec la poursuite d’une « double vie » pouvant entraîner leur partialité. Cependant, les juges bénéficient toujours d’une certaine liberté dans l’interprétation de ce statut, ce qui peut engendrer des difficultés.
Enfin, les juges constitutionnels sont des juges d’un type particulier : leur vie passée est souvent jalonnée de partis pris publics. Si les mécanismes du déport et de la récusation ont pour objet de limiter le risque de partialité lié à cette vie passée, la procédure les laisse aussi très libres dans l’usage de ces mécanismes, qui apparaissent dès lors perfectibles. Pour le Conseil constitutionnel, cela signifie en particulier une approche plus déontologique des règles encadrant le déport ainsi qu’une harmonisation de ces règles entre le contrôle a priori et la QPC.
Néanmoins, les éléments de contrainte, de prévention et de sanction permettant de limiter le risque de partialité n’ont pas d’impact sur l’impartialité en tant que qualité positive : ils n’ont pas pour fonction de protéger la liberté de réflexion du juge. Par exemple, le mécanisme de la récusation permet de faire échec à la partialité du juge, mais ne protège en aucune manière son impartialité en tant que forme de liberté. C’est pourquoi, afin de compléter notre analyse de l’impartialité du Conseil constitutionnel, nous avons examiné dans une deuxième partie les principes et mécanismes ayant pour objet de protéger et d’aménager l’impartialité des juges constitutionnels en tant que liberté de réflexion devant être préservée jusqu’au terme de la délibération (Partie II. L’impartialité recherchée).
L’un de ces principes est celui d’indépendance. La dépendance désigne une relation de subordination, avec l’idée de soumission. Ce lien de dépendance peut conduire à la partialité du juge car une telle situation de subordination peut retirer au juge sa liberté de choix et donc le conduire à préjuger. C’est une cause de partialité. Ce risque est appréhendé par les textes, qui prévoient des mécanismes visant à éviter que se créent ou subsistent des liens de soumission entre les juges constitutionnels, les autres pouvoirs publics et les parties. Cependant, si ces garanties classiques d’indépendance sont fortes, la protection offerte par le statut applicable aux membres du Conseil se heurte à certaines limites. En effet, le Conseil n’est pas un véritable tiers : il existe d’innombrables relations entre celui-ci et les autres pouvoirs. Or, ces relations peuvent se transformer en liens de subordination entraînant la partialité du Conseil en certaines occasions. Face à cela, une réflexion sur les conflits d’intérêts doit être entamée concernant les juges constitutionnels français.
Ensuite, si le Conseil est composé de juges compétents en droit, au moins dans une certaine mesure, leur compétence en contentieux constitutionnel pourrait être mieux recherchée, par une modification des règles de composition de l’institution, tandis que le fonctionnement interne du Conseil doit être questionné. S’il est efficace, il peut aussi cacher l’expression d’une partialité voilée, celle des collaborateurs des juges, qu’une organisation moins centralisée du Conseil permettrait de limiter.
Enfin la protection de l’impartialité des juges constitutionnels tient aux qualités du procès. Parmi ces qualités, la contradiction est centrale : elle se joue entre les parties, grâce à l’apport des tiers et entre les juges. Elle est cependant de force inégale. Plus précisément, l’égalité des armes entre les saisissants et le secrétariat général du gouvernement doit être améliorée dans le cadre du contrôle a priori. Néanmoins, la contradiction est aussi alimentée par les tiers qui sont autorisés à faire entendre leur voix, tant dans le cadre du contrôle a priori que de la QPC. Cette ouverture approfondit largement la dimension démocratique du procès constitutionnel et contribue à l’impartialité des juges dont la réflexion est alimentée par un nombre d’acteurs plus important.
Au-delà des rapports entre les parties, la contradiction se joue aussi entre les juges. Si la collégialité est protégée dans le cadre du procès constitutionnel, certaines failles pourraient être comblées et plusieurs pistes de réflexion peuvent être envisagées. Enfin si la contradiction est protégée par le secret de l’instruction et du délibéré, elle est aussi renforcée par le dialogue qui se noue entre le Conseil et la société via, notamment, la motivation de ses décisions. Sur ce point une véritable réflexion reste à construire au Conseil.
Ainsi le Conseil constitutionnel peut être impartial, parce que ses juges peuvent l’être s’ils en ont la volonté et parce que l’impartialité est une qualité recherchée et donc protégée par les textes et la pratique. Notre étude fait néanmoins apparaître toutes les limites de cette protection : l’architecture entière du procès constitutionnel a vocation à évoluer au bénéfice de l’impartialité des juges constitutionnels français.
Plan de la thèse
PARTIE I. LA PARTIALITÉ MESURÉE
Titre I. Un risque inhérent au contrôle de constitutionnalité
Chapitre I. Un risque existant dans l’interprétation de la Constitution
Chapitre II. Un risque existant dans l’appréciation de la constitutionnalité de la loi
Titre II. Un risque lié à la double vie des juges partiellement appréhendé
Chapitre I. La double vie présente limitée par le statut
Chapitre II. L’appréhension insuffisante de la double vie passée des juges
PARTIE II. L’IMPARTIALITÉ RECHERCHÉE
Titre I. Un juge aux qualités fragiles
Chapitre I. Une indépendance à renforcer
Chapitre II. Une compétence à consolider
Titre II. Un procès en construction
Chapitre I. Les avancées de la contradiction
Chapitre II. Les évolutions de la collégialité, du secret et de la publicité
[1] Ainsi que l’indique l’étymologie du mot, « le préfixe re- marquant le mouvement en arrière » (« Réfléchir », Trésor de la langue française informatisé, CNRS / ALTIF, étymol. et hist. 3.)
[2] Ce que formule adroitement Georges Bolard : « la décision du juge ne lui vient pas à l’esprit, évidente et soudaine, comme une illumination. Elle est le résultat d’une réflexion sur le litige. La réflexion est plus ou moins progressive, jalonnée d’appréciations provisoires que sauf à défier le bon sens l’impartialité ne saurait exclure. Elles sont à vérifier grâce au débat contradictoire » (Georges Bolard, « L’impartialité du juge au risque de la loi ? », La semaine juridique, éd. générale, n° 42, 12 octobre 2015, p. 1845).