Les droits privés subjectifs des personnes en contentieux administratif
Thèse de doctorat en droit public, soutenue le 6 novembre 2024 à l’Université de Bordeaux devant un jury composé de Xavier Bioy, Professeur à l’Université Toulouse Capitole (Rapporteur) ; Cécile Castaing, Professeur à l’Université de Bordeaux (Présidente du jury) ; Sébastien Hourson, Professeur à l’Université Paris Nanterre (Rapporteur) ; Valérie Réaut, Première conseillère à la Cour administrative d’appel de Bordeaux (Examinatrice) ; et Aude Rouyère, Professeur à l’Université de Bordeaux (Directrice de thèse).
Marina Liquet Bloy, docteure en droit public, enseignante contractuelle à l’Université de Bordeaux
Cette étude a pour objectif de mettre en évidence l’existence d’un contentieux administratif de droits privés subjectifs des personnes, et d’en mesurer ses implications. Le juge administratif connaît en effet désormais des litiges relatifs à la personne privée en tant que telle, et non plus seulement l’administré comme cela est classiquement le cas.
L’identification d’un tel contentieux administratif se caractérise par deux éléments liés, analysés dans la première partie : d’abord la réclamation d’un objet singulier (Titre 1) – correspondant aux droits de la personne entendus strictement comme les droits attachés à la personne physique[1] en elle-même – mais aussi la configuration atypique dans laquelle ce même objet peut être réclamé devant le juge administratif (Titre 2).
La construction d’un tel contentieux administratif a donc été progressive. Son origine provient de l’intégration des droits de la personne dans le champ de compétence du juge administratif. C’est bien le choix d’une conception restrictive de la notion de liberté individuelle qui a permis la diffusion de cet objet singulier en contentieux administratif. Ainsi, le juge administratif connaît certes des notions de droit privé entendues au sens strict comme les droits attachés à l’individu[2], tels que le droit au respect à la vie privée, le droit à l’image, le droit à la présomption d’innocence, ou encore le droit à la dignité humaine, le droit à la vie,… Mais de manière classique, ces droits de la personne sont appréhendés comme des droits fondamentaux voire des droits publics subjectifs[3] en contentieux administratif.
Pourtant, il est possible de conserver la qualification privatiste de droits privés subjectifs depuis l’avènement d’une configuration récente et singulière de contentieux administratif, semblable à un contentieux judiciaire. Dans ce cas, il s’agit d’une confrontation entre les droits de la personne privée et un intérêt général[4], et non plus entre les droits d’un administré et un intérêt public. L’intérêt général peut en effet se distinguer de la notion plus étroite que constitue l’intérêt public. Celui-ci renvoie à la « chose publique », c’est-à-dire à l’action publique telle que concrétisée par la fonction administrative, tandis que l’intérêt général renvoie à l’intérêt de la communauté sociale plus globalement. Dans une configuration inédite de contentieux administratif, il ne s’agit pas pour le juge de trancher des questions relatives au service public ni à la puissance publique, ces derniers constituant le cadre du litige justifiant la compétence du juge administratif, mais non l’enjeu du litige en lui-même. La personne peut certes être un usager du service public ou faire l’objet d’une décision administrative, mais elle fait valoir autre chose que ce qui est inhérent à son statut d’usager ou d’administré, c’est-à-dire ce qui relève plutôt de ses intérêts privés. L’administration devient une simple interlocutrice d’une personne privée puisque celle-ci n’est alors plus envisagée en sa qualité d’administré, pouvant donc réclamer le respect de son droit de la personne de la même façon qu’elle le ferait auprès d’une personne privée. Il n’y a rien de spécifiquement public dans ce type de configuration contentieuse, qui est donc à ce titre semblable à un contentieux judiciaire.
Ainsi en est-il, entre autres, de l’affaire topique dite Lambert[5] relative à l’arrêt de traitement de M. Vincent Lambert en état végétatif chronique dans un établissement public hospitalier. Il s’agissait alors de confronter les droits de la personne, notamment le droit à la vie, face à une disposition d’intérêt général du Code de la santé publique prévoyant l’arrêt de traitement[6]. C’est bien une disposition édictée dans l’intérêt général par le législateur, selon des choix de société, et non pas propre à la chose publique. La question de l’arrêt de traitement d’une personne pourrait ainsi tout à fait se poser devant le juge judiciaire.
Tel est également le cas de l’affaire dite Gonzalez-Gomez[7], à propos d’une demande d’exportation de gamètes post-mortem en vue d’une insémination artificielle, possibilité pourtant expressément prohibée par le droit français[8]. La question soumise au juge administratif était celle d’une confrontation entre le droit au respect de la vie privée et familiale de la personne face à une disposition législative d’ordre public au sens civiliste et non publiciste. Certes l’activité de recueil et de conservation des gamètes a été confiée aux CECOS[9] relevant des centres hospitaliers, et ce sous la surveillance de l’Agence de la biomédecine[10], elle-même établissement public à caractère administratif. Mais les personnes publiques interviennent pour faire respecter une législation qui reste extérieure à la « chose publique », constituant plutôt un choix de société. Il est bien question de produits du corps humain, relatifs à la personne et non à l’administré. La substance de la question réellement posée au juge administratif ne porte pas la marque d’un intérêt public comme en contentieux administratif classique. Le juge judiciaire avait d’ailleurs été préalablement saisi sur ce type de contentieux à plusieurs reprises[11].
Ainsi, parce qu’il y a surgissement dans l’espace du prétoire du juge administratif de questions qui ne sont pas celles d’un administré mais bien d’une personne privée, la notion de droits privés subjectifs des personnes peut être conservée. La spécificité d’un tel contentieux (à vocation extensive, dans le prolongement de ces deux affaires topiques mais aussi au-delà[12] : cf Partie 1, Titre 2, Section 2) par rapport à des contentieux administratifs classiques de l’action publique est alors révélée.
Cette hypothèse a été vérifiée par la mise en évidence de l’essence d’un droit subjectif entendue comme le pouvoir d’exiger la protection d’un intérêt. Une analyse approfondie de la notion privatiste de droits subjectifs nous a permis de comprendre que la connaissance par le juge administratif de la matière des droits des personnes n’induit pas forcément l’identification de droits subjectifs. Tel est en particulier le cas dans le contentieux de la responsabilité extracontractuelle, permettant de protéger les intérêts des requérants, sans qu’il s’agisse mécaniquement de droits subjectifs des personnes pour autant. Une telle distinction entre ces deux notions se manifeste notamment par l’existence d’un régime probatoire propre aux droits subjectifs[13]. Ce régime est justement appliqué dans un contentieux administratif singulier de droits des personnes – sur le modèle du contentieux judiciaire en la matière – et non pas dans l’intégralité du contentieux de la responsabilité.
Il a ainsi été démontré par la suite qu’il s’agit bien, dans ce type de contentieux spécifique, d’un rapport de droit entre l’administration et une personne privée. Celle-ci ne peut être qu’extérieure à l’administration contrairement à l’administré dont on peut se demander s’il est vraiment détenteur de droits publics subjectifs ou s’il ne constitue pas seulement le levier des obligations de l’administration. Aussi, le qualificatif « privé » permet de mettre en exergue le rapport spécifique de droit privé qui s’établit entre l’administration et la personne privée, en l’absence d’intérêt public s’interposant dans ce rapport.
Par ailleurs, l’émergence d’un contentieux administratif singulier de droits privés subjectifs révèle des implications multiples (analysées dans une deuxième partie), qu’il s’agisse de l’adaptation de l’office du juge administratif (Titre 1) mais aussi du rapprochement fonctionnel avec le juge judiciaire (Titre 2).
Le juge administratif adapte en effet son office à la fois formellement et matériellement (une motivation enrichie, une transformation de l’office du juge des référés, l’exercice d’un contrôle de conventionnalité renforcé, …) mettant en évidence son rôle particulièrement décisif afin de répondre efficacement aux nouvelles sollicitations des personnes privées dont il est désormais saisi. Le constat d’une certaine mesure ultérieure du juge administratif n’amoindrit pas ce caractère décisif, mais démontre justement par là même toute sa maîtrise dans l’ouverture ou non d’un contentieux administratif singulier de droits des personnes.
En outre, l’existence d’un tel contentieux met en exergue le rapprochement fonctionnel évident du juge administratif avec le juge judiciaire. Cela n’implique toutefois aucun bouleversement de notre présentation traditionnelle de la dualité juridictionnelle et du dualisme juridique. Au contraire, le résultat est bien celui d’une présentation confortée, servant même de base à l’élaboration de schémas explicatifs des évolutions contentieuses. Cette affirmation est d’autant plus avérée que le juge administratif conserve ses propres solutions par rapport au juge judiciaire dans ce même type de litiges. Même si l’émergence de problématiques analogues entraîne l’application d’un régime de droit privé, mais également l’adoption des méthodes du juge judiciaire[14] par le juge administratif, il n’y a toutefois pas de superposition parfaite entre les deux juges.
L’identification d’un contentieux administratif de droits privés subjectifs des personnes révèle donc une énième évolution fonctionnelle du juge administratif en faveur des personnes privées. Cependant, un constat s’impose : il apparaît pourtant toujours comme un garant unique de l’intérêt général dans son plan de formation. Un travail comparatif avec celui du juge judiciaire montre une dichotomie particulièrement tranchée entre les deux juges – l’un « au service de l’intérêt général », l’autre « au service de l’individu » – laquelle pourrait être éventuellement nuancée compte tenu des évolutions contentieuses indéniables.
Finalement, l’analyse d’Yves Gaudemet selon laquelle « l’avenir du juge administratif en fera toujours davantage un juge et de moins en moins un juge administratif »[15], bien que particulièrement pertinente, mérite d’être ajustée. À notre sens, il reste bien fondamentalement un juge administratif en charge de trancher des litiges administratifs, à la recherche d’un équilibre parfait entre l’intérêt public et les droits publics subjectifs des administrés. À cette mission traditionnelle vient s’ajouter son rôle de protecteur des droits privés subjectifs des personnes. Si ce contentieux est le témoin d’une évolution des fonctions du juge administratif, celui-ci ne se départit pas pour autant d’une recherche d’équilibre entre l’intérêt général et les droits des personnes. Au terme de notre étude, il nous semble donc qu’il n’est pas de moins en moins un juge administratif, mais il est désormais plus que cela.
PLAN
PREMIÈRE PARTIE
La construction d’un contentieux administratif de droits privés subjectifs des personnes
Titre 1 – L’apparition d’un objet singulier
Chapitre 1. – L’origine : une approche restrictive de la notion de liberté individuelle
Section 1 : Une notion de liberté individuelle largement indéterminée
Section 2 : La construction d’une jurisprudence en faveur d’une conception étroite de la notion de liberté individuelle
Chapitre 2. – Le résultat : l’apparition d’un contentieux administratif des droits subjectifs de la personne privée
Section 1 : Les droits de la personnalité, objet inédit en contentieux administratif
Section 2 : Des droits renouvelés de la personne privée, objet à la singularité renforcée
Titre 2 – L’émergence d’un contentieux administratif inédit de droits privés subjectifs
Chapitre 1. – Un contentieux déterminé par un objet singulier dans une configuration originale
Section 1 : L’identification d’une configuration originale
Section 2 : Un contentieux à vocation extensive
Chapitre 2. – Un contentieux novateur de droits privés subjectifs
Section 1 : Un contentieux de droits subjectifs
Section 2 : Un contentieux de droits privés subjectifs
SECONDE PARTIE
Les implications d’un contentieux administratif inédit de droits privés subjectifs des personnes
Titre 1 – L’adaptation de l’office du juge administratif à la spécificité du contentieux
Chapitre 1. – Un office enrichi du juge administratif
Section 1 : Une double adaptation
Section 2 : Une adaptation liée à la singularité du contentieux
Chapitre 2. – Une adaptation mesurée par le juge administratif
Section 1 : Des critiques de portée relative
Section 2 : Le constat d’une mesure du juge administratif
Titre 2 – Un rapprochement fonctionnel du juge administratif avec le juge judiciaire
Chapitre 1. – Un alignement imparfait entre juge administratif et juge judiciaire
Section 1 : Une configuration contentieuse semblable de droit privé pour les deux juges
Section 2 : Un traitement seulement équivalent de problématiques analogues
Chapitre 2. – Vers une reconnaissance effective d’un rapprochement fonctionnel par l’enrichissement de la formation du juge administratif ?
Section 1 : Le paradoxe entre une formation centrée sur l’intérêt public et une protection croissante des droits des personnes par le juge administratif
Section 2 : Un enrichissement envisageable de formation du juge administratif ?
[1] L’étude des personnes morales en tant que bénéficiaires de ces droits de la personne n’est pas abordée, ce qui nécessiterait une analyse approfondie à part entière en raison de leur spécificité et du caractère controversé d’une telle attribution (cf not. X. DUPRÉ DE BOULOIS, « Les droits fondamentaux des personnes morales – 1ère partie », RDLF 2011, chron. n°15 ; et « Les droits fondamentaux des personnes morales – 2ème partie », RDLF 2011, chron. n°17). En outre, cette position sélective est d’autant plus confortée par l’objectif recherché d’une analyse comparative avec les droits publics subjectifs des administrés, lesquels sont des personnes physiques.
[2] Un auteur privatiste a d’ailleurs déjà pu constater une diffusion des droits de la personnalité devant le juge administratif : cf J. ANTIPPAS, Les droits de la personnalité : de l’extension au droit administratif d’une théorie fondamentale de droit privé, Avant-propos D. Truchet, Préface J. Huet (dir.), Thèse de doctorat, Presses universitaires d’Aix-Marseille, coll. « Laboratoire de droit privé et de sciences criminelles », Aix-en-Provence, 2012.
[3] N. FOULQUIER, Les droits publics subjectifs des administrés : émergence d’un concept en droit administratif français du XIXe au XXe siècle, dir. F. Moderne, Thèse de doctorat, Dalloz, coll. « Nouvelle bibliothèque des thèses », Tome 25, 2003 ; Les droits publics subjectifs des administrés, Actes du Colloque organisé à l’Université de Bordeaux les 10 et 11 juin 2010 par l’Association française pour la recherche en droit administratif, Litec, coll. « Colloques et débats », 2011.
[4] Comme en contentieux judiciaire : cf J. DE DINECHIN, L’intérêt général comme limite aux droits fondamentaux – Approche judiciaire, dir. D. Fenouillet, Thèse de doctorat, Université Paris Panthéon-Assas, 2023.
[5] CE, Ass., 14 févr. 2014, puis 24 juin 2014, Mme Rachel Lambert, n°375081, M. François Lambert, n°375090, et Centre hospitalier universitaire de Reims, n°375091.
[6] Article L. 1110-5 et s. du Code de la santé publique.
[7] CE, Ass., 31 mai 2016, Mme Gonzalez-Gomez, n°396848.
[8] Article L. 2141-2 du Code de la santé publique.
[9] Article L. 2141-12 du Code de la santé publique.
[10] Article L. 2141-11-1 du Code de la santé publique.
[11] TGI Créteil, 1er août 1984 ; TGI Toulouse, 26 mars 1991 ; TGI Toulouse, 11 mai 1993 ; CA Toulouse, 18 avr. 1994, Mme Pires c / Centre hospitalier régional La Grave ; TGI Créteil, 4 avr. 1995 ; Cass., Civ. 1e, 9 janv. 1996, n°94-15.998 ; TGI Rennes, 15 oct. 2009, n°09/674 ; CA Rennes, 22 juin 2010, n°09/07299.
[12] Cf not. en matière de droits d’auteur ou de droit à l’image (CE, 27 avr. 2011, Fedida et autres, n°314577), ou de droit à la présomption d’innocence (CE, ord. Réf., 14 mars 2005, Bruno Gollnisch, n°278435).
[13] X. DUPRÉ DE BOULOIS, « La présomption de préjudice : un élément du régime juridique des droits fondamentaux ? », RDLF 2012, chron n°10 ; C. PAILLARD, « Droits fondamentaux et présomption de préjudice en droit de la responsabilité administrative », RDLF 2013, chron n°16.
[14] V. FOURMENT, Le contrôle de proportionnalité à la Cour de cassation – L’office du juge à l’épreuve de la mise en balance et du contrôle de conventionnalité, Thèse de doctorat, Dalloz, coll. « Nouvelle Bibliothèque de thèses », vol. 232, 2024 ; A. VICTOROFF, Le contrôle de proportionnalité – Analyse de l’émergence d’un contrôle concret de la hiérarchie des normes par le juge judiciaire, Thèse de doctorat, Université Paris-Nanterre, 2024 ; à propos de la décision de la Cour de cassation Cass., Civ. 1e, 4 déc. 2013, n°12-26.066.
[15] Y. GAUDEMET, « Le juge administratif, une solution d’avenir ? », in Université Panthéon-Assas (dir.), Clés pour le siècle : droit et science politique, information et communication, sciences économiques et de gestion, Dalloz, 2000, pp.1213-1220, spéc. p.1217 et p.1220.