Le multilinguisme de l’Union européenne. Étude d’un modèle de l’intégration
Thèse présentée et soutenue publiquement le 14 avril 2023 devant un jury composé de : M. Denys SIMON, professeur émérite à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (président du jury), Mme Laure CLÉMENT-WILZ, professeure à l’Université Paris-Est-Créteil (rapporteure), M. Francesco MARTUCCI, professeur à l’Université Paris 2 Panthéon-Assas (rapporteur), Mme Ségolène BARBOU des PLACES, professeure à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et au Collège d’Europe de Bruges, Mme Frédérique BERROD, professeure à l’Université de Strasbourg et au Collège d’Europe de Bruges, Chaire Jean Monnet (directrice de thèse) et Mme Birte WASSENBERG, professeure à l’Université de Strasbourg et au Collège d’Europe de Bruges, Chaire Jean Monnet.
Par Pierrick Bruyas, chercheur postdoctoral (université de Strasbourg), membre du CEIE et du Centre Jean Monnet d’excellence franco-allemand, chercheur invité à l’université de Aarhus (Danemark)
Le multilinguisme était un choix inédit pour l’Union européenne. Son émergence n’a pas nécessairement été facile à comprendre, tant il s’agissait d’un choix nouveau et difficile. Le multilinguisme a perduré alors même que le nombre des langues officielles évoluait jusqu’à passer à vingt-quatre. Pourtant, alors que l’on aurait pu s’attendre à ce qu’il soit scruté, discuté, remis en cause, il semblerait qu’il ait toujours paru évident. Les États membres se sont enorgueillis de ce système unique au monde qui préservait un rapport d’égalité et d’égale considération pour chacun d’eux. L’Europe des citoyens et de la démocratie a pu se faire sur le fondement d’une Union déjà institutionnellement multilingue. Pourtant, à tous égards, le multilinguisme s’est imposé sans réellement que l’on puisse expliquer pourquoi. Dans le droit du marché intérieur, le droit des quatre libertés de circulation, des quatre libertés « fondamentales », le multilinguisme n’a par exemple jamais semblé être un sujet particulier de préoccupation.
Chaque liberté économique, chaque politique, chaque champ de compétence de l’Union est ainsi gouverné par des règles linguistiques et des interprétations jurisprudentielles, éparses souvent, inexistantes parfois. Cette thèse avait pour vocation de les systématiser malgré leur très grande diversité.
En plus de tout cela, étudier les effets multiples et multifacettes du multilinguisme ouvrait une autre perspective, supplémentaire et transversale : offrir un prisme de lecture inédit pour comprendre comment fonctionne l’intégration européenne. À chaque fois que le droit de l’Union européenne doit résoudre l’inévitable tension entre une liberté et une protection, la thèse démontre que la solution qu’il dégage s’avère respectueuse de la diversité linguistique. Dans chaque arbitrage la considération pour le multilinguisme ressort en plein comme en creux. Face à ce que le philosophe Edgar Morin appelle les « tensions dialogiques de l’Europe »[1], les solutions du droit de l’Union et de la Cour de justice de l’Union européenne laissent percevoir un schéma qui se répète : l’intégration européenne ne cherche pas à se faire de façon hégémonique ou impérialiste, elle passe par le respect des diversités et notamment des diversités linguistiques. Le multilinguisme est donc un reflet de l’égalité des États membres, mais c’est également une grille d’analyse pour comprendre ce modèle inédit de l’intégration, celui de l’Union dans la diversité.
Partie I. L’intégration économique comme creuset de la pratique du multilinguisme
Les marchandises et le multilinguisme : le prisme de la langue facilement comprise
La langue des marchandises, langue technique, langue de l’étiquette, de la garantie et des factures est sans doute celle qui a le plus subi le « postulat plutôt que la méthode »[2]. Il fallait donc revenir sur la définition de ce que pouvait être « la langue de la marchandise », ce qui a soi seul était un exercice de systématisation relativement inédit. En étudiant tour à tour le droit européen harmonisé et en scrutant les pratiques nationales par un exercice de droit comparé, un principe en particulier s’est alors dégagé : le principe de la langue facilement comprise par le consommateur. Il vient répondre à la question de l’articulation entre différents droits fondamentaux, entendu au sens du droit de l’Union européenne : le droit d’être protégé en tant que consommateur dans le contexte de la libre circulation des marchandises et de leurs clients. Les solutions de la Cour de justice entérinent une philosophie, sous-jacente dans le projet européen, selon laquelle il ne faut pas présumer que les frontières des États enferment hermétiquement les langues nationales. Sous le contrôle du principe de proportionnalité, il est possible de considérer qu’un citoyen français comprend l’anglais ou qu’un citoyen belge comprend l’allemand[3].
La libre circulation des personnes et le multilinguisme : accompagner la diversité des langues
Calquée sur le régime juridique applicable à la libre circulation des marchandises, la libre circulation des personnes est évidemment concernée par le multilinguisme. Il est sans doute moins question de langue technique, mais bien plutôt de relations humaines. Tout comme cela avait été dégagé dans le cadre des marchandises, le contexte du « tabou » autour du multilinguisme s’est incarné dans l’étude de ce que la libre circulation des personnes implique dans une Union multilingue. L’Union européenne s’est construite en tant qu’espace sans frontières intérieures, sans que les frontières linguistiques – que le langage courant appelle la barrière de la langue – ne soient jamais évoquées dans le traité. Certaines réglementations nationales se sont pourtant heurtées au principe de libre circulation économique et à la liberté d’établissement, liberté fondamentale du traité. Il a été démontré que la protection du « patrimoine linguistique » des États est en mesure de faire échec à l’exercice des libertés économiques des individus. La jurisprudence est résolument favorable à la protection du multilinguisme à l’échelle de l’Europe et ne souhaite pas qu’une interprétation peu protectrice des langues ne « fossilise la diversité linguistique de l’Europe »[4]. Une systématisation du droit secondaire de l’Union a également permis de mettre en lumière l’idée qu’il est possible de « surmonter » la barrière de la langue. Il n’est pas question de « renoncer au multilinguisme » et de succomber au mythe de Babel[5], mais bien de « surmonter », d’accompagner, de « gérer »[6] le multilinguisme pour s’affranchir de la barrière de la langue.
Le droit comparé a permis de mettre au jour les meilleures pratiques en la matière, de la région transfrontalière du Rhin supérieur entre l’Alsace et le Baden-Württemberg jusqu’aux techniques d’évaluation linguistiques dans le Tyrol du Sud italien. La libre circulation des personnes dans l’Union européenne pose également la question du traitement par l’Union du droit « fondamental » à l’expression dans sa langue. L’approche communautaire en la matière est en ce sens résolument différente de celle que l’on rencontre dans le contexte de la protection des droits fondamentaux des personnes. L’Union – aidée en cela par certains outils développés par le Conseil de l’Europe, à l’instar du CECR[7] – s’inscrit davantage dans une démarche de prévention des atteintes aux droits linguistiques que dans une approche curative. La jurisprudence de la Cour de justice de l’Union n’aborde les droits linguistiques, entendus en tant que droits fondamentaux, qu’à la marge, car elle est contrainte par ses domaines de compétences. L’étude du traitement par chaque État membre revêt alors une importance particulière.
Partie II. L’intégration politique comme matrice d’un multilinguisme respectueux de la diversité
Langues et droit institutionnel ou le multilinguisme rationnel
Le rapport entre multilinguisme et droit institutionnel est sans doute l’axe qui s’est jusqu’à présent le plus prêté aux travaux de recherches en droit. La thèse propose donc de revenir sur les aspects prégnants du droit institutionnel et du multilinguisme de façon systématique et systématisante, afin de mettre en exergue des résultats nouveaux. La « déconstruction » de l’objet d’étude permettant de faire émerger des caractéristiques moins apparentes. Par exemple, le fait que le régime linguistique de la Commission européenne est un régime de facto et qu’il ne prévoit pas de limitations à trois langues de travail (anglais, français et allemand)[8]. Ou encore le rôle de certaines langues régionales dans les mécanismes mis en place pour assurer à tous les citoyens européens l’accès au droit. Le cas de la langue catalane était particulièrement révélateur, puisqu’il est intégré à certains instruments au point où certains Catalans sont même allés jusqu’à se plaindre[9] d’un recours trop systématique à leur langue plutôt qu’à l’espagnol castillan !
Il fallait également revenir sur les dangers de l’hégémonie grandissante de la langue anglaise dans le fonctionnement des institutions, tout autant que réaliser que le régime juridique demeure celui d’un multilinguisme exigeant. En scrutant avec attention les régimes linguistiques du Parlement et des Conseils, le constat de l’ambition d’un multilinguisme réel s’impose. Son dénominateur commun est l’impératif de transparence et de démocratie. Des degrés différents dans le respect du multilinguisme ont toutefois été constatés pour chacune des institutions. L’exigence démocratique est très forte pour le Parlement, mais est également présente dans les autres institutions. Concurremment, certaines institutions, même si elles doivent se soucier de ce que le multilinguisme implique en termes de représentation démocratique, doivent avant tout chercher à rationaliser leur efficacité, la Commission en est l’exemple topique. Dans cette perspective, il est apparu que si toutes les institutions se souciaient de produire des contenus multilingues pour s’assurer de respecter un impératif de transparence, il existe en revanche une gradation dans le fonctionnement multilingue des institutions. Ainsi, les institutions qui sont le plus en contact avec les citoyens sont celles qui assurent un fonctionnement le plus multilingue, tandis que réciproquement, les institutions qui sont les plus éloignées des citoyens et sont les plus centrées sur des missions d’expertises techniques sont celles qui garantissent le moins intensément le multilinguisme. S’il est vrai que le multilinguisme est soumis à une forte pression du fait du coût qu’il représente, ce tour d’horizon des techniques – méthodologiques, humaines et technologiques avec la traduction automatique – mises en place pour assurer qu’il soit respecté dans les institutions offre des perspectives pour comprendre comment il pourrait évoluer.
Politiques et actions de l’Union ou les hésitations d’une politique de promotion de la diversité linguistique
L’étude systématique des actions et politiques de l’Union dans le sens ou dans le contexte du multilinguisme n’a, là non plus, pas démenti le constat selon lequel le respect de la diversité linguistique est au cœur du modèle européen de l’intégration. Il existe des stratégies des institutions pour œuvrer dans le sens d’une meilleure connaissance des langues par les citoyens. Certes, certains de ces plans d’action peuvent être critiqués. C’est le cas notamment pour la stratégie « 1+ >2 » (apprendre sa langue maternelle, plus au moins deux autres), dont nous avons vu qu’elle ne pouvait pas permettre à elle seule l’intercompréhension entre les Européens[10]. L’approche de l’Union doit toutefois être mise en résonnance avec un projet plus large que la seule intercompréhension. La coopération linguistique transfrontalière franco-allemande va dans ce sens. Elle offre en effet la perspective de former les Européens à être des « citoyens ».
Même en dehors des politiques spécialement orientées vers la connaissance des langues, il est apparu que le multilinguisme touchait toutes les politiques et actions de l’Union. En tant qu’exigence procédurale fondamentale, cela était prévisible et parfaitement visible en matière de coopération judiciaire pénale, notamment dans le cadre du mandat d’arrêt européen, ainsi que dans sa réception dans les États membres, ce que le droit comparé nous a permis de comprendre. Il en allait de même dans d’autres domaines : politique de concurrence, politique des brevets, politique commune d’asile, etc. Le deuxième grand constat est que les politiques et actions de l’Union témoignent de la nature de l’intégration en portant en creux les traces caractéristiques de la prise en compte de la diversité, mais que l’Union peine souvent à identifier comment son action dans la mise en œuvre de ces politiques pourrait intégrer la promotion du multilinguisme comme objectif. C’était le cas notamment du régime européen commun de l’asile. Il porte en lui la préoccupation de l’Union européenne, communauté de valeurs, pour la persécution subie du fait de l’appartenance à la diversité, pourtant il ne protège les demandeurs d’asile que de façon marginale dans leurs droits linguistiques. Plus encore, les politiques de l’Union ne sont pas suffisamment proactives, elles manquent souvent l’opportunité de s’enrichir de la diversité linguistique européenne, alors qu’elle pourrait faire rejaillir le multilinguisme pour gagner encore davantage en crédibilité et en efficacité.
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Dans tous les aspects matériels du droit de l’Union européenne, le multilinguisme apparaît. Il occasionne des tensions qui ne sont en réalité que des expressions de la difficulté qui existe lorsque l’on décide de s’unir et de faire communauté. Le multilinguisme est en ce sens autant un sujet qu’un objet européen. Il est possible de le mettre en exergue en tant qu’illustration d’une philosophie générale, plus profondément ancrée encore que le respect des langues, celle du respect de la pluralité. Si l’on présente souvent l’intégration comme un prisme pour raconter l’Union européenne et le droit de l’Union européenne, cette thèse a choisi de présenter le multilinguisme comme prisme pour comprendre l’intégration et a illustré ce qui est sans doute la plus belle ambition de l’Europe : l’union dans la diversité.
[1] Edgar Morin, Penser l’Europe, Paris, Gallimard, 1987, p. 28.
[2] Pour reprendre l’expression de Cécilia Rizcallah. V. Cécilia Rizcallah, Le principe de confiance mutuelle en droit de l’Union européenne, Bruxelles, Bruylant, 2021 ; V. aussi son explication sur ce point dans Cécilia Rizcallah, « Le principe de confiance mutuelle en droit de l’Union européenne à l’épreuve d’une crise des valeurs – Du postulat à la méthode », RDLF, 2020, thèse n°5.
[3] V. dans ce sens CJCE, 18 juin 1991, Piageme c./ BVBA Peeters, dit Piageme I., aff. C-369/89, ECLI:EU:C:1991:256 ; CJCE, 9 août 1994, Meyhui NV c./ Schott Zwiesel Glaswerke, aff. C-51/93, ECLI:EU:C:1994:312 ; ou CJCE, 14 juillet 1998, Procédure pénale contre Hermann Josef Goerres, aff. C-385/96, ECLI:EU:C:1998:356.
[4] Conclusions de l’avocat général M. Darmon, présentées le 16 mai 1989 sous l’arrêt Groener, aff. C-379/87, ECLI:EU:C:1989:197, point 19.
[5] V. François Ost, Traduire – Défense et illustration du multilinguisme, Paris, Fayard, 2009, spéc. p. 12 et pp. 67-102
[6] Au sens que lui donne Frédérique Berrod notamment dans Frédérique Berrod, « Ré-apprivoiser les frontières intérieures en Europe, un nouveau narratif », Hermès, La Revue, n° 90, vol. 2, pp. 99-101.
[7] Le Cadre Européen Commun de Référence pour l’usage et la connaissance des langues. Il sert à offrir un cadre commun pour l’évaluation des capacités linguistiques et prend aujourd’hui la forme d’une nomenclature allant du niveau A1 (le plus rudimentaire) à C2 (le plus élevé).
[8] V. dans ce sens Pierrick Bruyas, « Fonction publique et langues à la Commission européenne », Europe, n° 8-9, 2021, comm. 277, sous Trib. UE, 9ème ch., 16 juin 2021, aff. jtes. T-695/17 et T-704/17, Italie c./ Commission et Espagne c/ Commission ; sens Pierrick Bruyas, « Fonction publique et régime linguistique », Europe, n°7, 2024, comm. 261, sous Trib. UE, 8 mai 2024, aff. T-555/22, France c/ Commission ; ou encore très récemment Pierrick Bruyas, « Fonction publique : exigences linguistiques », Europe, n°12, 2024, comm. 458, sous Trib. UE, 9 oct. 2024, aff. T-7/23, France c/ Commission.
[9] V. L’intervention d’Araceli Turmo, « Les langues régionales dans l’Union européenne : L’exemple du catalan », à l’occasion du colloque de Nantes du 19 octobre 2018, organisé par Jean-Christophe Barbato et Céline Romainville et intitulé « Les droits culturels fondamentaux dans l’ordre juridique de l’Union européenne ».
[10] V. en particulier dans ce sens les travaux de l’économiste François Grin.