Les étrangers ressortissants de pays tiers. Recherche sur la construction des catégories juridiques
Thèse soutenue publiquement le 30 novembre 2023 à l’Université Paris Nanterre devant un jury composé de Loïc Azoulai (Professeur à Sciences Po Paris, Rapporteur), Véronique Champeil-Desplats (Professeure à l’Université Paris Nanterre, Présidente), Éric Millard Albacete (Professeur à l’Université Paris Nanterre, Directeur), Sylvie Saroléa (Professeure à l’Université catholique de Louvain) et Serge Slama (Professeur à l’Université Grenoble-Alpes, Rapporteur).
Par Maria Gkegka, Docteure en droit public de l’Université Paris Nanterre
Depuis la fin du XXe siècle, le droit de l’Union européenne (UE) construit diverses catégories de « ressortissants de pays tiers », vouées à influencer les catégories d’« étrangers » du droit public national sans les remplacer. Riche d’implications tant pour les individus que pour l’Union et ses États membres, le phénomène induit un désordre qui brouille la compréhension des enjeux. L’importance des évolutions touchant le droit contraste avec la complexité qui l’entoure et incite le juriste à cultiver une certaine méfiance à l’égard des instruments dont il dispose pour en rendre raison. Car, s’il est naturellement plus commode de mobiliser des outils déjà formés, les habitudes intellectuelles autrefois utiles peuvent au fil du temps s’avérer d’un apport limité à la connaissance. Afin d’éviter le piège d’une pensée trop statique et le risque de traiter d’une façon trop simple un thème complexe, les catégories au prisme desquelles il est accoutumé à appréhender l’objet « doivent être reconsidérées »[1].
Le droit des étrangers a peu à peu changé. Les rôles de l’Union et de l’État dans la catégorisation des personnes ont été redéfinis. Que ce processus traditionnellement développé par l’État et pour l’État[2] soit désormais opéré conjointement par deux pouvoirs qui coexistent, « le pouvoir européen d’un côté et le pouvoir étatique de l’autre »[3], ne peut être insignifiant. La catégorisation des étrangers remplit des fonctions pour l’Union et l’État, ce qui questionne le paradigme du pouvoir à l’œuvre. À la croisée des ordres juridiques, elle interpelle aussi quant aux modalités de sa réalisation. Les rapports entre les ordres juridiques confrontent le chercheur à un sujet épineux qu’il ne peut renoncer à étudier au vu de ses incidences sur les droits des étrangers.
De même, l’intervention de l’Union européenne en ce champ contribue à un renouveau du traitement juridique de l’étranger. Celui-ci se mue en une figure polymorphe : la représentation unitaire qui pouvait en être donnée laisse place à un pluralisme catégoriel. Les droits qui lui sont accordés varient selon la catégorie qui lui est assignée. À l’origine de vifs débats doctrinaux, les évolutions divisent les auteurs, certains mettant l’accent sur l’inclusion, d’autres sur l’exclusion. La « construction de l’altérité »[4] à partir de la dialectique inclusion/exclusion se présente comme un enjeu prééminent à explorer. Les nouvelles hiérarchies établies entre personnes doivent être restituées, tandis que l’articulation de l’éclatement catégoriel avec les principes universalistes d’égalité et de non-discrimination appelle un éclaircissement. L’enjeu revêt encore plus d’acuité au vu de la portée de la catégorisation : cristallisant le point de rencontre entre le réel juridique et le réel social, elle a vocation à remodeler la vie des personnes.
Les mutations du droit positif emportent des enjeux d’ampleur qui appellent une recherche approfondie. Elles font toutefois naître de sérieuses difficultés pour le juriste. Elles génèrent un désordre à la fois normatif et conceptuel qui affecte les instruments à sa disposition. Sur le plan normatif, le désordre provient de l’accroissement spectaculaire du nombre des catégories d’étrangers ; la catégorisation devient inintelligible et met à mal la sécurité juridique. Il procède en outre de l’enchevêtrement des catégories européennes et nationales ; l’influence des premières sur les secondes n’est pas facile à discerner. Sur le plan conceptuel, les certitudes que nourrissait auparavant la figure de l’étranger s’effritent à l’épreuve des changements. L’européanisation de la matière a entraîné une diversification des terminologies dans les productions doctrinales. Elles sont nombreuses à s’y côtoyer : « migrant », « immigrant », « Autre », « étranger non-Européen », « étranger ressortissant de pays tiers », « étranger non-communautaire », etc. Moins relevée est par contre l’ambiguïté qui entoure les idées que recouvrent ces mots, lorsque leur emploi ne s’accompagne pas de précisions.
Objet d’une catégorisation éminemment sophistiquée qui s’opère dans les interactions des ordres juridiques, l’étranger ressortissant de pays tiers (ci-après étranger) plonge dans l’embarras le juriste qui tente de le connaître à partir des vues classiques. Ce dernier assiste à un phénomène majeur, mais qui questionne nos catégories et rend le droit « illisible et incompréhensible »[5]. L’entreprise d’une clarification ne retient que modestement l’intérêt des auteurs. Plutôt que de faire de la complexité un horizon indépassable, il apparaît plus fructueux de s’y confronter pour déployer une nouvelle perspective[6]. Si l’on pourrait attendre d’une recherche sur les étrangers ressortissants de pays tiers qu’elle pose au préalable une définition stipulative pour se concentrer sur la présentation de(s) statut(s) instauré(s), cette orientation n’est pas la seule possible. Redécouvrir cette figure en quête de clarté implique d’investir le sujet d’une façon différente : fournir des catégories opératoires destinées à rendre compte d’un univers des plus complexes, telle est la nécessité actuelle.
Afin d’y parvenir, la thèse se place à la jonction de la théorie juridique et du droit positif. La méthodologie retenue est celle du positivisme juridique, qui accorde toute sa place à la dimension langagière des phénomènes juridiques et à l’opposition cardinale entre catégories du droit et de la science du droit. La construction des catégories juridiques est donc envisagée ici à un double niveau : il s’agit d’élaborer des catégories, cohérentes et stables, qui relèvent d’un discours portant sur le droit pour offrir un regard neuf sur les catégories du droit (i.e. la catégorisation en vigueur) édifiées par les acteurs juridiques[7]. L’imbrication des ordres juridiques et l’hypertrophie normative qui les caractérise incitent par ailleurs à délaisser une vision fragmentaire pour mettre l’accent sur les interactions entre droit de l’UE et droit français. La démarche s’attache à renforcer la connaissance par la description de son objet, sans renoncer à une approche critique.
Ainsi est-il d’abord nécessaire de procéder à une reconstruction des catégories d’étrangers au terme d’un travail d’ordonnancement des règles européennes et nationales (Partie I). Se doter de catégories opératoires rend ensuite possible une lecture éclairée du droit positif (Partie II).
PARTIE I : Face à l’ampleur des évolutions que connaît le droit contemporain, l’interrogation « Qu’est-ce qu’un étranger ? » apparaît plus vive que jamais dans le contexte européen. Pour répondre à cette question, le chercheur est susceptible d’adopter deux réactions opposées : il peut ou bien se satisfaire des édifices déjà bâtis et continuer à les exploiter, ou bien décider de s’en démarquer pour fabriquer des instruments alternatifs. Choisir en toute connaissance de cause suppose une immersion dans les discours juridiques pour apprécier les catégories existantes (Titre I). Le constat qu’elles ne permettent pas de saisir pleinement les enjeux incite à élaborer des catégories adaptées (Titre II).
Titre I : Repères ordinaires du juriste dans ses activités quotidiennes, les idées, conceptions et classes préétablies doivent logiquement constituer le point de départ de la recherche. Malgré le ressenti d’évidence qu’inspire le mot « étranger », derrière ses emplois se loge une diversité de vues. Les catégories d’étrangers – envisagées ici dans un sens large – doivent alors être identifiées et leur valeur opératoire sondée. Dans cette optique, il convient d’étudier les catégories du droit en vigueur puis celles de la doctrine juridique actuellement utilisées.
Chapitre I : De longue date, les catégories produites par les autorités juridiques sont considérées comme les rudiments de la science du droit. Leur mobilisation à des fins cognitives présente pourtant plusieurs inconvénients. Il importe d’observer d’abord que le binarisme classique perd sa vertu explicative à mesure que rayonne un pluralisme catégoriel impressionnant. La dichotomie « étrangers »/« nationaux » devient désuète, quand la dichotomie « ressortissants de pays tiers »/« citoyens de l’Union » ne renvoie pas à deux statuts nettement distinctifs. Chacune de ces catégories générales se scinde en catégories et sous-catégories particulières brouillant les lignes de démarcation au point que leur seule identification apparaît malaisée. À cette difficulté s’ajoute celle tenant à l’imbrication des ordres juridiques. Catégories européennes et nationales sont édifiées à des niveaux parallèles de sorte que les premières doivent influencer les secondes sans s’y substituer. La teneur et les formulations varient, rendant l’utilisation des catégories peu pratique pour l’étude de deux ordres juridiques. Fruits de choix politiques, elles sont par ailleurs indissociables de la charge axiologique qu’elles concentrent. Un usage trop fidèle peut reproduire, légitimer ou objectiviser les idées et stéréotypes que le droit véhicule. Foisonnement catégoriel, profusion normative, charge idéologique sont autant de facteurs qui rendent les catégories du droit positif inappropriées pour décrire un phénomène dont elles sont partie intégrante.
Chapitre II : Pour tout un chacun, à l’évocation du substantif « étranger » des représentations communes viennent à l’esprit. Nonobstant leur prégnance, la fin du XXe siècle est devenue le théâtre de l’émergence d’un nouveau cadre de référence qui n’est pas sans les atténuer. Historiquement liée à l’avènement des États-nations, la représentation classique de l’étranger voit aujourd’hui ses contours ébranlés. Le transfert de compétences vers l’Union européenne marque une rupture à l’égard du paradigme étatique, que ce soit par rapport au territoire, à la nationalité ou au pouvoir. Tout aussi centrale, l’idée associant l’étranger à l’« Autre », l’« exclu », s’est propagée dans les productions académiques pour expliquer les problématiques en jeu. L’octroi à des non-nationaux de droits autrefois réservés aux nationaux relativise cependant cette conception qui s’avère insuffisante pour discerner, dans toute leur subtilité, les nouvelles formes d’inclusion et d’exclusion qu’aménage le droit positif. Plus rares sont les essais de (re)conceptualisation. Des auteurs s’engagent dans une quête d’identification de critères catégoriels, ou établissent des systèmes classificatoires. Toutefois, ces instruments se destinent à d’autres finalités que celle inscrite au cœur de la thèse.
Au vu de ce panorama, le bilan apparaît négatif. Les catégories sont omniprésentes, mais les difficultés qu’elles font naître sont considérables. Intuitivement séduisantes, prêtes à l’emploi, catégories du droit et catégories doctrinales s’avèrent inadéquates pour le juriste qui entend étudier la catégorisation réalisée par le droit de l’UE et le droit français. Le constat vaut invitation à repenser les outils à partir desquels on appréhende l’étranger à l’ère contemporaine.
Titre II : Si les vicissitudes que recèle le droit peuvent nourrir un certain scepticisme, elles ne sauraient à raison conduire à la résignation : en quoi consisterait la tâche du chercheur confronté à la « masse » des matériaux juridiques bruts, s’interroge Charles Eisenmann, sinon à y « mettre de l’ordre intelligible »[8] ? Dès qu’il constate que les constructions existantes ne sont pas en phase avec son objet, il n’est plus alors en dilemme. « [T]otalement libre de bâtir les catégories qu’[il] souhaite afin de rendre compte de celles du droit »[9], il est conduit à revenir aux fondamentaux et à s’atteler à la production d’outils plus commodes en procédant aux réajustements nécessaires. Le fait que les catégories européennes et nationales s’appliquent à de mêmes personnes et le besoin de disposer d’un vocabulaire commun pour étudier plusieurs ordres juridiques tracent la voie à suivre. Il faut proposer une façon de penser l’étranger adaptée à la singularité du contexte. La démarche consiste à élaborer des catégories opératoires, qui sont saisies à deux niveaux d’abstraction, l’un général l’autre plus concret.
Chapitre I : Dans le respect des canons d’une science du droit positiviste d’inspiration analytique, de nouvelles catégories se doivent d’être édifiées pièce à pièce à partir des données brutes du droit de l’UE tel qu’appliqué effectivement au niveau national. Cet objectif implique l’autonomie intellectuelle du chercheur à l’égard du droit pour proposer des catégories qui en rendent compte sans subir les tensions qui le traversent. En s’inspirant notamment de la pensée de Alf Ross, le choix est fait de proposer une pluralité de « catégories » de personnes n’ayant pas la nationalité d’un des États membres et dont chacune établit une corrélation entre conditions et conséquences juridiques (composantes), la satisfaction des premières entraînant la réalisation des secondes. À l’observation d’un matériau épars doit succéder un effort de systématisation des règles en vue de les réduire à des ordres simples. Ce travail aboutit à l’élaboration de dix catégories qui constituent juridiquement les étrangers ressortissants de pays tiers : le « demandeur d’asile », le « bénéficiaire de l’asile », le « travailleur hautement qualifié », le « travailleur saisonnier », l’« étudiant », le « membre de la famille d’un étranger », le « résident de longue durée », l’« étranger en situation irrégulière », le « membre de la famille d’un citoyen de l’Union », le « travailleur turc »[10].
Dans leur globalité, les catégories servent de support conceptuel de cette figure métonymique et composite ; elles permettent de penser l’étranger, de le désigner, tout en se détachant des axiologies et de la complexité du droit. Isolément, chaque catégorie dévoile un faisceau de critères, droits et obligations, et permet à la fois d’imaginer un être réel, une sphère « existentielle »[11] qui régit plusieurs aspects de la vie sociale. Leur étude montre comment la catégorisation conduit à assigner aux étrangers une « identité reconstituée »[12]. En dépit du pluralisme catégoriel, la liberté de choix de l’individu pour basculer d’un statut à un autre est fort réduite. La rigidité de ces transitions catégorielles contribue à un cloisonnement statutaire qui affecte la situation vécue par les Hommes. En ce sens, la catégorisation apparaît comme une forme de pouvoir qui s’exprime souvent en décalage avec les aptitudes et besoins sociaux des étrangers.
Chapitre II : Une fois déterminées dans un haut niveau de généralité pour en faire des instruments maniables, les catégories autorisent le chercheur à explorer leur structure jusqu’aux situations les plus précises ; l’accent peut être mis sur chaque composante, séparément et concrètement. Les avantages de cette démarche sont multiples. Elle permet de retracer la catégorisation, quand les catégories se déclinent en sous-catégories auxquelles n’est pas attribuée une dénomination expresse en droit positif. Elle s’avère en outre apte à mettre en lumière des limitations dans la jouissance des droits accordés, puisque ceux-ci se prêtent à des ingérences décisives de la part des autorités. De même peut-elle contribuer à la clarification des évolutions normatives qu’une catégorie donnée peut connaître au fil du temps. Cette démarche est mise en œuvre pour deux catégories d’étrangers spécialement, choisies en raison de leurs intérêts respectifs pour l’analyse juridique.
La catégorie du demandeur d’asile constitue une illustration parfaite de l’écart susceptible de se former entre règles de principe et règles dérogatoires concernant les droits accordés. Bien que les demandeurs d’asile puissent en principe se prévaloir d’une palette étendue de droits, la fragmentation de la catégorie (demandeurs d’asile vulnérables, en procédure « Dublin », « dublinés », en procédure normale, en procédure accélérée, en procédure à la frontière, non admis sur le territoire au titre de l’asile, en procédure en rétention, en procédure d’irrecevabilité, objet d’une décision d’irrecevabilité), permet d’individuer les droits octroyés. Orientée vers la recherche de l’abuseur, du « faux » candidat dont la demande doit être traitée avec célérité sans que sa présence se prolonge aux dépens de la société d’accueil, la catégorisation aboutit à relativiser l’effectivité des droits. La catégorie du membre de la famille d’un citoyen de l’Union fournit, quant à elle, un éclairage sur l’ampleur des transformations qu’une catégorie peut connaître au fil du temps. Au cœur du projet européen, par le lien étroit qu’elle entretient avec la catégorie de citoyen de l’Union, elle voit sa teneur évoluer progressivement. Certaines composantes ont été marquées par une dimension marchande axée sur des paramètres économiques, quand d’autres reflètent une dimension politique favorisant l’appartenance des étrangers à la société rejointe.
Le travail mené présente, inévitablement, des limites. Les catégories proposées ne se destinent nullement à pénétrer les sources formelles du droit ni à servir à l’étude des situations sociales des individus. Elles ne sont pas exhaustives et, en dépit d’un effort d’objectivation, elles restent à l’instar de tout instrument scientifique tributaires du regard et des choix du chercheur qui les produit. Il demeure qu’elles livrent un portrait bien plus lisible de l’objet que celui résultant de la découverte immédiate des règles juridiques.
Partie II : L’acquisition d’un nouvel outil ne peut jamais, dans le domaine des sciences, être une fin en soi. On en invente pour satisfaire un besoin particulier. En contraste avec la complexité qui caractérise le droit en vigueur, les catégories d’étrangers élaborées dans la première partie de la thèse participent d’une quête assumée de simplification. Elles offrent une grille d’analyse pratique pour aborder les enjeux de la matière. Il importe alors de les utiliser afin d’éclairer la catégorisation, telle qu’elle s’opère selon les aspirations conjointes des autorités européennes et françaises. Le dessein n’est pas d’en donner une représentation idéalisée, mais d’en rendre raison dans les cohérences et incohérences qu’elle recèle. Pour y parvenir de la manière la plus fructueuse, il est possible d’exploiter les catégories selon deux approches que promeut le positivisme juridique, celle normative (Titre I) et celle stratégique (Titre II).
Titre I : Extraites des énoncés et des normes de deux ordres juridiques, les catégories proposées peuvent être utilisées pour décrire à la fois la structure et le contenu du droit. Par la vue ordonnée qu’elles en fournissent, elles autorisent à comparer, rapprocher ou opposer leurs composantes. Elles autorisent également à décrire les droits attribués aux étrangers, les conditions et exceptions fixées à leur jouissance, les critères préférentiels institués et les hiérarchies formées, autrement dit les choix qu’opèrent les autorités et les valeurs qui les animent. Ce travail contribue donc à mettre en évidence les nouvelles voies, formes et degrés d’inclusion et d’exclusion induits par la catégorisation, mais aussi des aspects moins perceptibles : ses rationalités, paradoxes et non-dits. Parce que la catégorisation aménagée par les autorités porte tant sur le séjour que sur les droits et libertés des étrangers, ce sont ces axes qui doivent être approfondis.
Chapitre I : L’analyse du droit au prisme des catégories proposées permet d’abord de révéler les modèles d’inclusion et d’exclusion en matière de séjour qui émergent sous l’impulsion du droit de l’UE et les logiques qui les sous-tendent. D’une part, de l’étranger, les autorités soutiennent la protection, promeuvent l’intégration, prônent l’utilité. « Protégé »[13], « intégré »[14], « attractif »[15] sont les figures qui ouvrent le bénéfice d’un droit de séjour et symbolisent la faculté de développer une vie au sein des sociétés européennes. Au-delà de cette dynamique d’inclusion, une myriade de conditions et d’exceptions restreignent pourtant l’accès au séjour. Elles participent à une « mise à distance » de l’étranger au point que le droit positif semble organiser sa propre ineffectivité. D’autre part, les figures de l’étranger « non-assimilé »[16] et « en situation irrégulière »[17] sont vouées au refus du séjour. Celui qui représente un risque – sur le plan sécuritaire, culturel ou économique – pour la communauté et ne dispose pas d’un document de séjour valide s’expose par ailleurs à l’éloignement du territoire, voire à l’invisibilisation dans l’espace public. Ainsi le droit façonne l’étranger considéré légitime, tout en inscrivant l’exclusion de l’étranger regardé comme illégitime dans une spirale dissuasive et répressive qui va crescendo. Opposés de prime abord, ces modèles se rejoignent en réalité autour d’une rationalité commune : le tri et le contrôle des étrangers. Adapter son identité dans ses attributs les plus essentiels (valeurs, langue), témoigner d’un comportement respectueux de l’ordre public, contribuer au bien-être économique sociétal, se fondre dans les moules juridiques hétéronomes que constituent les statuts administratifs, tout en se conformant aux procédures formelles, telles sont les injonctions au respect desquelles l’étranger est aujourd’hui astreint sous peine d’être exclu de la communauté d’accueil.
Qu’il provienne d’un État tiers, son séjour apparaît étroitement maîtrisé. Le même constat s’impose lorsqu’il aspire à se déplacer et séjourner dans un second État membre. Bien que les frontières nationales aient tendance à s’effacer au sein de l’Union, la mobilité intra-européenne est accordée à certaines catégories d’étrangers seulement. La personne qui ne possède pas la nationalité d’un État membre est autorisée à mener sa vie dans une communauté unique de destination. Les frontières intérieures ne s’ouvrent, pour lui offrir une intégration plus poussée, que dans certains cas strictement réglementés.
Chapitre II : La lecture du droit à la lueur des catégories proposées présente ensuite une double utilité pour la compréhension de la catégorisation en matière de droits et libertés dans le contexte européen. Elle clarifie l’enjeu qui réside dans la conciliation de ce processus avec les principes d’égalité et de non-discrimination. Elle offre de surcroît une esquisse globale des hiérarchies établies entre personnes.
Les principes d’égalité et de non-discrimination constituent des remparts juridiques fragiles à la catégorisation des étrangers. Un examen des modalités du contrôle exercé par le Conseil constitutionnel montre que le principe d’égalité a été mobilisé pour atténuer la portée d’exclusion du critère de la nationalité en droit français, encadrement qui apparaît pour autant lacunaire en droit de l’UE. Les « garde-fous » à l’institution de différences de traitement sur la base d’autres critères s’avèrent de même relatifs. Il est alors possible de comprendre en quoi et pourquoi la catégorisation des étrangers s’articule sans mal avec ces principes. Compte tenu des faibles limites qu’ils posent, autorités européennes et nationales peuvent moduler le traitement des personnes sans méconnaître la légalité. La technique de la catégorisation permet de segmenter les situations et spécifier les droits et libertés des étrangers. À la faveur de ce modus operandi, les différences de traitement s’éparpillent.
Suite au recul qu’ont connu les différenciations axées sur le critère rituel de la nationalité, une vaste gamme de critères induit aujourd’hui une reconstitution des hiérarchies. À une extrémité, l’étranger « intégré » bénéficie d’un traitement voué à renforcer son insertion à la société d’accueil ; à l’autre, l’étranger « en situation irrégulière » incarne le rejet politique, juridique et social. Au-delà de ce clivage, le tissu normatif se morcèle à outrance. Des critères tels que la durée du séjour, l’apport économique ou bien la vulnérabilité de la personne sont décisifs pour l’attribution des droits et libertés. Visant à attirer les uns tout en dissuadant les autres, la catégorisation sert à présent d’outil de régulation de l’immigration. Au demeurant, l’attribution des droits et libertés s’effectue avec parcimonie, de sorte qu’elle tend à revêtir la valeur d’une récompense : la contribution économique de l’étranger au développement de l’État membre d’accueil améliore son traitement juridique. Et à l’inverse, l’exclusion semble désormais viser non simplement celui qui n’est pas membre de la communauté, parce qu’il n’a pas la nationalité, mais surtout celui qui ne fait pas, qui n’accomplit pas les efforts pour se conformer à des standards de vie réputés indispensables, aussi bien avant que pendant son séjour.
Titre II : Envisager les catégories proposées dans une approche stratégique suppose de changer de perspective pour s’intéresser aux actions et intérêts qui gouvernent la catégorisation des étrangers. Il s’agit cette fois de prendre en considération le fait que les autorités juridiques mobilisent divers moyens au gré des stratégies qu’elles développent. L’attention se porte alors sur la catégorisation des étrangers qui remet en scène le face-à-face séculaire de l’individu et du Pouvoir. Exiger telle ou telle condition pour l’accès au séjour, accorder tel ou tel droit à une personne sont autant de manifestations d’une puissance ayant des répercussions sur les institutions elles-mêmes. Mobiliser telle ou telle notion juridique, lui attacher telle ou telle signification sont autant de manifestations d’une lutte pour la maîtrise du sens et de l’ordre juridique. Révélatrices de choix politiques, les catégories proposées permettent d’explorer les stratégies développées lors de ce processus. Les aborder sous la focale du pouvoir permet d’investir précisément deux terrains d’analyse, selon que l’on appréhende l’État membre et l’Union européenne comme des ordres juridiques ou comme des institutions.
Chapitre I : La catégorisation contemporaine des étrangers s’opère dans les interactions des ordres juridiques européen et national. Elle suppose l’intervention d’une pluralité d’acteurs du droit. Le rôle que chacun endosse, l’influence qu’il exerce dans ce processus, apparaît comme un enjeu central pour les droits des personnes. Les rapports qui se forment sont, néanmoins, délicats à saisir. Des intérêts divergents peuvent se développer, générant des conflits entre les ordres juridiques. L’analyse du droit à l’aune des catégories proposées permet d’expliquer les modalités par lesquelles s’accomplit la catégorisation tout en mettant en évidence d’où provient le déficit de protection.
Malgré les certitudes qu’alimente le principe de primauté consacré en droit de l’UE, les relations entre les ordres juridiques oscillent entre concurrence et complémentarité. Elles s’avèrent tantôt harmonieuses tantôt conflictuelles selon un fonctionnement polyarchique où les acteurs disposent d’une liberté d’action. Législateurs et juges sont amenés à en faire usage et à composer en tenant compte de contraintes variables. Dans ce jeu d’interactions embrouillé, tous les acteurs endossent une part de responsabilité, que ce soit en raison de la marge d’appréciation concédée aux États membres par le législateur européen sur des éléments protecteurs pour les étrangers, de l’instrumentalisation de garanties que le droit de l’Union confère aux étrangers par le législateur national, de la prudence de la Cour de justice ou des résistances du juge national à délivrer des interprétations favorables aux étrangers. Chacun influe, en fonction de la place qu’il occupe dans l’architecture européenne et au gré de stratégies tributaires du comportement des autres acteurs, sur le niveau de protection des droits des étrangers.
Chapitre II : Née dans le paradigme étatique, la catégorie de l’« étranger » du droit français remplit traditionnellement des fonctions au service de l’État. La participation, plus récente, de l’Union à la catégorisation des étrangers vient perturber cette trame historique. Tiraillée entre deux institutions à prétention hégémonique, la catégorisation reflète aujourd’hui toute la subtilité que peut impliquer la coexistence remarquable de deux pouvoirs destinés à de mêmes personnes. La lecture du droit à la lumière des catégories proposées montre que cette technique concourt de manière originale à l’affirmation concomitante du pouvoir institutionnel de l’Union européenne et de ses États membres.
Par le partage de certaines de ses compétences avec l’Union, l’État ne met nullement en cause ses missions dans ce domaine, bien au contraire. Censée sauvegarder la sécurité nationale, la catégorisation est opérée en assurant un contrôle de l’entrée et du séjour des étrangers sur le territoire étatique et un éloignement de celui-ci lorsque l’individu constitue une menace pour l’ordre public ou se trouve en situation irrégulière. Censée réaliser la cohésion nationale, elle est toujours orientée par les intérêts sociaux, culturels et économiques étatiques. Tant pour l’accès au séjour que pour la jouissance de droits et libertés, les conditions fixées le sont à l’aune des standards de la communauté nationale (langue et valeurs civiques ; absence de menace pour l’ordre public ; ressources suffisantes et/ou emploi). Sous cet angle, il peut être relevé que la délégation de compétences au profit de l’Union permet à l’État de défendre le cœur des prérogatives dérivées du modèle de l’État-nation. Le partage d’une compétence juridique ne signifie pas renoncement au pouvoir politique. L’État membre procède à la catégorisation des étrangers de concert avec l’Union, mais pour mieux accomplir ses missions traditionnelles visant à « fonde[r] sa pérennité »[18].
En répondant à cet appel, l’Union européenne semble se plier aux intérêts étatiques. Le sacrifice est pourtant tout relatif. Car la catégorisation des étrangers lui permet de construire une identité propre autour de trois images : l’« Union sécuritaire » apte à protéger ses citoyens des « Autres » qui représenteraient une menace ; l’« Union des droits » attachée aux valeurs démocratiques en conférant aux étrangers des droits d’ordre social, procédural, civil ; l’« Union puissance économique » qui œuvre sur la scène mondiale à la prospérité des sociétés européennes en attirant des étrangers dont les profils apparaissent bénéfiques. La catégorisation des étrangers permet aussi à l’Union d’œuvrer à l’avènement d’une cohésion propre. Par son intervention dans la réglementation de l’accès au séjour, l’intégration sociale, ou la mobilité intra-européenne des étrangers, l’Union européenne cherche à se représenter comme une instance décisive dans la régulation du jeu social en son sein. Grâce à ce double registre d’action, elle trouve le moyen d’asseoir sa légitimité et de s’affirmer vis-à-vis des États tiers, de ses États membres, de ses citoyens, sans remettre en cause les États-nations.
Assujetti à deux institutions distinctes et à la fois indissociables, l’étranger ressortissant de pays tiers est en définitive l’objet d’une technique juridique aussi souple que puissante. Ni anodine ni aléatoire, la catégorisation contemporaine devient plus raffinée pour mieux ajuster le traitement des personnes. Le délitement de la figure de l’étranger, le passage du binarisme au pluralisme catégoriel facilite le contrôle des personnes, la régulation de l’immigration, la hiérarchisation des statuts. De ce processus perce en filigrane le schéma esquissé par Michel Foucault selon lequel le pouvoir des autorités « s’exerce sur la vie quotidienne immédiate, qui catégorise l’individu, […] lui impose une loi de vérité qu’il doit reconnaître et que les autres doivent reconnaître en lui […] une forme de pouvoir qui subjugue et assujettit »[19]. Ce processus se développe par ailleurs sous des traits troublants. Paradoxale, la catégorisation l’est à plusieurs titres. La figure de l’étranger « protégé », par exemple, se trouve tiraillée entre sa force symbolique et des axiologies disparates. Si d’un côté s’exprime une logique de protection qui conduit à accorder des droits opposables et justiciables aux bénéficiaires de l’asile et aux membres de la famille d’un étranger, de l’autre côté la multiplication des restrictions du droit de séjour n’est pas sans en subvertir la portée. Contre-productive, la catégorisation l’est aussi souvent. L’étude de la figure de l’étranger « attractif » permet spécialement de le mesurer : en privilégiant une approche axée sur les intérêts étatiques, le droit de l’UE et le droit français participent à reléguer au second plan les intérêts des personnes. Or l’exploitation calculée de la main-d’œuvre peut nuire à la réalisation des objectifs officiellement poursuivis. Ambivalente, la catégorisation l’est tout autant. L’analyse montre que les dimensions d’inclusion et d’exclusion s’entremêlent, qu’il ne peut y avoir d’inclusion sans exclusion. Le cas des demandeurs d’asile vulnérables en constitue un exemple topique. Quand bien même l’objectif affiché vise à une meilleure protection des personnes, le critère consacré en droit – en l’occurrence la vulnérabilité – peut de façon incongrue se transformer en vecteur d’exclusion des droits pour certaines d’entre elles. Le travail mené favorise à ces égards la réflexion pour une rationalisation de la catégorisation en vigueur.
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Face à la complexité qui caractérise l’objet, cette recherche propose de repenser l’étranger à travers de nouvelles catégories aptes à livrer une lecture éclairée du droit contemporain. Ordonnant le désordre et alliant droit de l’UE et droit français, elle fournit des catégories opératoires pour explorer les modèles et stratégies sur la base desquels sont façonnées les vies humaines. Ce faisant, elle offre une nouvelle manière d’aborder la matière.
[1] J.-L. Bergel, « Différence de nature (égale) différence de régime », RTD civ., 1984, p. 262.
[2] D. Lochak, Étrangers : de quel droit ?, Paris, PUF, 1985, spéc. pp. 71 et s.
[3] O. Beaud, « La multiplication des pouvoirs », Pouvoirs, n° 143, 2012, p. 57.
[4] M. Jesse (dir.), European Societies, Migration, and the Law : The ‘Others’ Amongst ‘Us’, Cambridge, CUP, 2022, p. 9.
[5] Sénat, Services de l’État et immigration : retrouver sens et efficacité, Rapport d’information n° 626 (2021-2022), 10 mai 2022, p. 22. Cf. aussi Conseil d’État, Simplifier le contentieux des étrangers, dans l’intérêt de tous, Étude à la demande du Premier ministre, 9 octobre 2020, p. 17.
[6] En ce sens, cf. É. Millard, « Rendre compte du droit dans un contexte de globalisation », in J.-Y. Chérot et B. Frydman (dir.), La science du droit dans la globalisation, Bruxelles, Bruylant, 2012, pp. 49-62, spéc. p. 61.
[7] Sur cette perspective méthodologique, cf. M. Troper, « Les concepts juridiques et l’histoire », in id., Le droit et la nécessité, Paris, PUF, 2011, pp. 255-268 ; id., « Introduction au chapitre : L’influence du droit européen sur les concepts structurels du droit public français », in J.-B. Auby (dir.), L’influence du droit européen sur les catégories du droit public, Paris, Dalloz, 2010, pp. 113-118.
[8] C. Eisenmann, « Quelques problèmes de méthodologie des définitions et des classifications en science juridique », APD, n° 11, 1966, p. 35.
[9] G. Tusseau, « Critique d’une métanotion fonctionnelle. La notion (trop) fonctionnelle de “notion fonctionnelle” », RFDA, 2009, p. 655.
[10] Il n’est pas possible de restituer ici les composantes de ces catégories dans leur ensemble, présentées dans la thèse sous la forme de schémas et tableaux.
[11] L. Azoulai, « Le droit européen de l’immigration, une analyse existentielle », RTD eur., n° 3, 2018, pp. 519-562.
[12] S. Barbou des Places, « La catégorie en droit des étrangers : une technique au service d’une politique de contrôle des étrangers », Revue Asylon(s), n° 4, mai 2008 [en ligne].
[13] Sous cette figure se rangent les catégories du « demandeur d’asile », du « bénéficiaire de l’asile » et du « membre de la famille d’un étranger ».
[14] Sous cette figure se rangent les catégories du « membre de la famille d’un citoyen de l’Union », du « travailleur turc » et du « résident de longue durée ».
[15] Sous cette figure se rangent les catégories du « travailleur hautement qualifié », de l’« étudiant » et du « travailleur saisonnier ».
[16] Cette figure résulte de différentes composantes qui traversent les catégories d’étrangers.
[17] Cette figure est incarnée par la seule catégorie de l’« étranger en situation irrégulière ».
[18] J. Chevallier, « L’analyse institutionnelle », in id. (dir.), L’institution, Paris, PUF, 1981, p. 6.
[19] M. Foucault, « The subject and Power », Critical Inquiry, vol. 8, n° 4, 1982, p. 781.