Le contrôle de proportionnalité – Analyse de l’émergence d’un contrôle concret de la hiérarchie des normes par le juge judiciaire
Thèse de doctorat en droit privé soutenue le 10 janvier 2024 à l’Université Paris-Nanterre devant un jury composé d’Hugues Fulchiron, Professeur à l’Université Jean Moulin Lyon III, conseiller en service extraordinaire à la Cour de cassation (Président du jury) ; Pascale Deumier, Professeur à l’Université Jean Moulin Lyon III (Rapporteur) ; Judith Rochfeld, Professeur à l’École de droit de l’Université Paris I Panthéon Sorbonne (Rapporteur) ; Olivier Deshayes, Professeur à l’Université Paris-Nanterre et Soraya Amrani-Mekki, Professeur à l’École de droit de Sciences Po Paris (Directrice de thèse).
Par Alexandre Victoroff, Docteur en droit privé, ATER à l’Université Paris-Nanterre
Problématique
Par une décision remarquée du 4 décembre 2013, la Cour de cassation a écarté l’application d’une loi à une situation concrète, en relevant que celle-ci revêtait, « à l’égard » d’une des parties, « le caractère d’une ingérence injustifiée dans l’exercice de son droit au respect de sa vie privée et familiale » garanti par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme[1]. Par cette formulation, la haute juridiction indiquait que, si la loi ne devait pas s’appliquer en l’espèce, son application à d’autres situations dans le futur n’était pas rendue impossible, ce qui distingue ce contrôle, bien vite qualifié de contrôle de proportionnalité, du contrôle de conventionnalité abstrait classiquement opéré.
Ce nouveau mode de raisonnement s’est rapidement développé, tant devant la Cour de cassation, que devant les juridictions judiciaires du fond, les juridictions administratives s’appropriant cette même technique peu après[2]. De nombreuses et virulentes réactions doctrinales s’ensuivirent, des auteurs redoutant que ce contrôle de proportionnalité ne vienne mettre à mal le système établi, conduise à un retour en équité permettant au juge de statuer selon son bon vouloir, atteigne la séparation des pouvoirs, ou conduise à faire droit à n’importe quelles revendications individualistes. L’accueil de ce contrôle était encore compliqué par l’affirmation quasi consensuelle que le juge français aurait été contraint à son adoption par la Cour européenne des droits de l’Homme.
Pour autant, une décennie d’observation de ce contrôle de proportionnalité révèle que les désastres redoutés ne se sont pas produits. Il est dès lors nécessaire d’envisager que la réception du contrôle de proportionnalité ait donné lieu à une vision exagérément négative de celui-ci. En guise de bilan et de perspectives, il faut relire l’adoption et la réception de ce nouvel outil pour apprécier son appropriation et proposer des améliorations de nature à permettre sa meilleure insertion dans le système.
Approche
La réflexion partant d’une pratique nouvelle du juge, une étude de jurisprudence paraît au premier abord s’imposer. Cependant, une telle étude est impossible concernant les juridictions du fond, en l’absence, lors de la recherche, d’open data des décisions de justice, alors que ce sont ces décisions qui seraient les plus instructives, s’agissant d’un mode de raisonnement qui donne une large place aux faits. De plus, les décisions de la Cour de cassation sont peu nombreuses, et manifestent une forte évolutivité dans leur technique. Une telle approche donnerait nécessairement lieu à des résultats peu solides, et, qui plus est, tournés vers le passé.
Au contraire, il est apparu plus fécond de se fonder sur les décisions de justice disponibles en les utilisant comme des exemples au service d’une réflexion sur les modalités et les implications d’une nouvelle technique de raisonnement adoptée par le juge. Ce corpus est complété par la riche littérature réalisant la réception doctrinale de ces décisions. En effet, le caractère politique du sujet étant manifeste, le meilleur moyen de se positionner dans le débat et de tenter d’y apporter des éléments nouveaux est d’accéder à la scène existante, utilisant pour ce faire une approche critique de la réception doctrinale du contrôle dit de proportionnalité.
Déroulé de la démonstration et apports
La première partie de la thèse s’emploie à éclaircir la notion étudiée en dégageant ses caractères et ses fonctions.
Dès le premier titre, la désignation du contrôle de proportionnalité est discutée au moyen de l’observation de ses caractères. En effet, il apparaît rapidement que la multitude d’occurrences du mot proportionnalité en droit français, l’existence dans la jurisprudence de la Cour européenne du principe et du contrôle de proportionnalité, et l’habitude prise de désigner également ces différents objets par le syntagme « mise en balance » instaurent le flou autour de la notion.
L’analyse des décisions réalisant un contrôle montre que celui-ci présente deux caractéristiques : il est réalisé in concreto, s’intéressant à l’application de la norme à la situation des parties (chapitre I), et constitue une modalité du contrôle de la hiérarchie des normes, vérifiant la conformité du résultat de l’application d’une norme à une norme supérieure (chapitre II). Ces seuls éléments sont porteurs de multiples enseignement sur les effets du contrôle sur le procès et le raisonnement judiciaire, affectant la place et le rôle des faits de l’espèce comme du syllogisme. Ils permettent en tout cas, pour éviter les confusions, de proposer de désigner l’objet d’étude comme contrôle concret du respect de la hiérarchie des normes, afin d’éviter les confusions.
Le second titre s’intéresse aux fonctions du contrôle, qui sont de deux ordres. D’abord, du point de vue des citoyens, le contrôle concret est un formidable outil d’effectivité des droits fondamentaux. Prenant la suite du contrôle abstrait pour le compléter, il permet plus encore que les proclamations de droits fondamentaux ne demeurent pas de simples idées philosophiques, mais de vrais droits dont les justiciables peuvent se prévaloir. Loin de céder aux revendications individualistes de tout un chacun, il offre un cadre permettant l’expression de ce sentiment, qui est l’un des moteurs de la société et du droit, sans confondre désirs et droits fondamentaux (chapitre I).
À un niveau plus global ensuite, le contrôle apparaît comme un puissant outil de défense de l’ordre juridique (chapitre II). D’abord, le contrôle est un moyen pour le juge français, et, indirectement, pour le législateur, d’augmenter la vocation de ses solutions à être validées par le juge de Strasbourg. En raison du principe de subsidiarité, ce dernier indique que le contrôle qu’il pratique sera moins approfondi et plus souple si le juge national réalise lui-même un contrôle à même d’assurer le respect des droits issus de la Convention. Il en résulte que, devant la Cour européenne, une restriction apportée à un droit garanti pourra être conventionnelle si elle a fait l’objet d’un contrôle in concreto par le juge national, et ne pas l’être en l’absence de tel contrôle. Pour autant, la Cour EDH garantit la liberté méthodologique des juges nationaux, ne condamnant les États parties que lorsque les décisions critiquées portent in concreto une atteinte aux droits garantis, invitant à proposer une lecture nuancée de l’affirmation selon laquelle le juge français aurait été contraint d’adopter le contrôle dit de proportionnalité. Le contrôle promeut également la cohérence dans l’ordre interne : en constituant un contrôle spécifique à l’espèce et postérieur au contrôle abstrait, il augmente le seuil de l’incompatibilité in abstracto, dont l’auteur ne doit plus prévoir les cas les plus extrêmes, qui seront traités par le contrôle concret. Par conséquent, contrôler l’application d’un texte le renforce : lorsqu’il conclut à son applicabilité, ce stress test produit un effet de renforcement spécifique en désignant un cas extrême où la loi tient bon, attestant a fortiori de son caractère adéquat au plerumque fit, et renouvelle l’argumentation produite lors de l’adoption de la loi, la renforçant dans son entier. Quand bien même il détecte l’incompatibilité in concreto de l’application de la règle à l’espèce en raison de sa spécificité, il affirme en creux sa compatibilité lors du retour au plerumque fit, faute de quoi le contrôle abstrait n’aurait pas laissé passer la règle dont l’application est contestée.
La seconde partie de la thèse, bâtissant sur cette meilleure compréhension du contrôle concret, s’interroge sur son incidence. Pour ce faire, elle questionne le domaine et la portée de l’outil.
Pour commencer à formuler une réponse, le premier titre cherche à discerner si les effets du contrôle se produisent sur un terrain large ou restreint, déterminant ainsi l’ampleur des potentielles perturbations.
La généralité de cet outil indique que toute limite imposée par le juge est critiquable : rien n’empêche l’utilisation du contrôle concret avec des traités autres que la Convention EDH, ni même ne limite son utilisation aux seules normes de valeur conventionnelle. Surtout, les justifications utilisées par la Cour de cassation et la doctrine pour exclure la concrétisation du contrôle, par exemple en matière de droit de propriété ou de règles de procédure, tel le poids déterminant de la sécurité juridique ou de l’égalité des justiciables, apparaissent très fragiles. S’il faut y souscrire, leur généralité devrait condamner le contrôle de manière générale. Si elles sont réfutables, elles ne devraient l’interdire nulle part. Ce rejet est d’autant plus regrettable que le contrôle, suffisamment plastique pour prendre en compte les exigences spécifiques à chaque matière, semble présenter un intérêt particulier en matière de propriété, tandis que son exclusion en matière de procédure est de plus en plus difficile à justifier (chapitre I).
Le contrôle concret trouve en revanche de puissantes limites intrinsèques à son utilité. D’abord, il est seulement concevable lorsque le juge est présent, c’est-à-dire dans les matières n’ayant pas encore été déjudiciarisées. Surtout, hors cette hypothèse particulière, dès lors que la loi n’est pas impérative, mais ménage au juge une marge d’appréciation, par exemple au moyen de standards, le contrôle, possible, devient inapte à modifier l’issue de l’instance, et, dès lors, inutile. Son efficacité et son utilité sont en revanche maximales lorsqu’une loi claire dicte la solution du litige. C’est alors que le contrôle concret permettra d’ouvrir aux parties de nouvelles pistes d’argumentation, et au juge de justification de la solution. L’utilité du contrôle ainsi bornée, son aptitude à provoquer une disruption généralisée apparaît faible (chapitre II).
Une fois une vision claire du contrôle et de son champ d’application obtenue, le second titre distingue deux éléments circonscrivant la portée du contrôle, évitant qu’il ne vienne mettre en péril les équilibres existants. Il s’agit de son factualisme intrinsèque, et de l’encadrement qu’il peut recevoir.
Le caractère factuel limite la fréquence du succès du contrôle. En effet, la loi, élaborée en des termes généraux, doit correspondre au plerumque fit, sans quoi son incompatibilité avec les normes supérieures serait constatée dès le contrôle abstrait. Le contrôle ne sera un succès qu’en présence de faits qui sortent de l’ordinaire, s’éloignent des prévisions du législateur. Cela conduit à critiquer la proposition faite de recourir à la casuistique de généralisation dans la réalisation du contrôle : cette solution, qui repose sur une fiction, présente les défauts de la généralité de la loi sans produire ses avantages en termes de prévisibilité ; elle n’améliorerait marginalement la prévisibilité qu’au prix d’un pouvoir accru du juge, d’une complexification de l’ordonnancement juridique, et d’un enfermement de la jurisprudence qui effacerait les bénéfices du contrôle concret. Par ailleurs, ce caractère factuel faisant que la décision qui réalise le contrôle est précisément élaborée pour répondre aux circonstances particulières du cas d’espèce, limite sa vocation à faire jurisprudence drastiquement : le contrôle, prioritairement réalisé par le juge du fond, ne peut pas donner lieu à des arrêts de principe rédigés en des termes généraux, mais seulement à des décisions sur-mesure. Celles-ci ne constituent pas des précédents, mais seulement des arguments pour les plaideurs (chapitre I).
L’encadrement du contrôle, enfin, permet un contrôle qui ne soit pas hors de contrôle. Dévoilant une part d’imprévisibilité existant dans tout processus de jugement, il permet sa limitation par la détermination d’une technique guidant le juge dans la réalisation de tout contrôle concret. Depuis une décennie, la Cour de cassation a beaucoup œuvré pour fournir une telle technique aux juges du fond, laquelle peut être encore améliorée en tirant le bilan de la pratique du contrôle et de la réflexion à son sujet. Le juge ainsi guidé et enserré dans un cadre argumentatif, cet outil de contrôle du respect de la hiérarchie des normes n’apparaît pas en mesure, comme cela est craint de conduire à un retour à l’équité des Parlements. Au contraire, il lui permet de rendre plus souvent des décisions équitables, des décisions conformes à la Justice tout en étant conformes au droit (chapitre II).
Plan
Partie I : La notion de contrôle de proportionnalité
Titre I : Caractères du contrôle
Chapitre I : Un outil de raisonnement concret
Section I : La balance, représentation inadéquate de la proportionnalité
Section II : Le raisonnement factuel, élément distinctif du contrôle de proportionnalité
Chapitre II : Un outil de contrôle de la hiérarchie des normes
Section I : Le principe de l’appréciation concrète de la hiérarchie des normes
Section II : La pratique de l’appréciation concrète de la hiérarchie des normes
Titre II : Fonctions du contrôle
Chapitre I : L’effectivité des droits fondamentaux
Section I : La nécessaire effectivité des droits fondamentaux
Section II : La nécessité du contrôle concret pour l’effectivité des droits fondamentaux
Chapitre II : La défense de l’ordre juridique
Section I : Défense contre l’influence périphérique
Section II : Défense contre l’incohérence intérieure
Partie II : L’incidence du contrôle de proportionnalité
Titre I : Domaine du contrôle
Chapitre I : La fragilité des limites imposées
Section I : Fragilité des limites quant au corpus de normes de contrôle
Section II : Fragilité des limites quant au contenu des normes de contrôle
Chapitre II : La force des limites intrinsèques
Section I : La condition de l’impérativité de la loi
Section II : La nécessité de l’intervention du juge
Titre II : Portée du contrôle
Chapitre I : Le factualisme du contrôle
Section I : Limite à la fréquence de l’inhibition de la loi
Section II : Limite aux effets de l’inhibition de la loi
Chapitre II : L’encadrement du contrôle
Section I : Limite à l’imprédictibilité
Section II : Limite au pouvoir du juge
[1] Cour de cassation, 1re Chambre civile, 4 décembre 2013, n° 12-26.066.
[2] Conseil d’État, Assemblée, 31 mai 2016, no 396848, Gonzalez-Gomez.