Les rapports de systèmes juridiques européens
Thèse soutenue publiquement le 6 décembre 2021, devant un jury composé de M. Jean-Paul Jacqué, Professeur émérite à l’Université de Strasbourg, Directeur général honoraire au Conseil de l’Union européenne, président du jury, Mme Laurence Burgorgue-Larsen, Professeur des universités, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, ancienne Présidente de la Cour constitutionnelle d’Andorre, rapporteur, M. Romain Tinière, Professeur des universités, Université Grenoble-Alpes, rapporteur, Mme Hélène Gaudin, Professeur des universités, Université Toulouse 1 Capitole, examinatrice, M. Laurent Truchot, Juge au Tribunal de l’Union européenne, examinateur, M. Baptiste Bonnet, Professeur des universités, Université Jean Monnet Saint-Étienne, Doyen de la Faculté de droit, directeur de thèse
Les rapports entre l’Union européenne et le Conseil de l’Europe constituent un sujet d’étude dont la singularité suscite l’intérêt, de surcroît dans un conteste de délitement démocratique en Europe et où un socle de valeurs communes devient plus que jamais nécessaire afin de maintenir le ciment d’une Europe uni. Si les différents écrits doctrinaux relatifs à ces sujets sont riches et abondants, certaines lacunes transparaissent néanmoins, notamment dans la mesure où les travaux réalisés portent sur des aspects relativement spécifiques de la relation, ainsi que le démontre la profusion de travaux éclairants sur les liens entre la C.J.U.E. et la Cour E.D.H. Par conséquent, de nombreux aspects en dehors de la protection des droits fondamentaux ou concernant les autres conventions du Conseil de l’Europe sont délaissés, alors que leur congruence est indéniable, comme le souligne par exemple l’enjeu de l’adhésion des nouveaux États membres à l’Union européenne, l’établissement de partenariat entre l’Union et les États européens ou non européens ou encore les enjeux financiers relatifs à la mise en œuvre de certains projets communs. Les ambitions de ce travail visent dès lors à tenter de fournir une vision d’ensemble des rapports entre les deux organisations régionales. Si certains outils de gestion des rapports de systèmes ont été créés, au rang desquels se trouvent la théorie de la protection équivalente, les articles 52, paragraphe 3, et 53 de la Charte des droits fondamentaux, ainsi que la clause de déconnexion présente dans les Conventions du Conseil de l’Europe, l’absence d’une formalisation générale des rapports de systèmes est patente. Ces rapports de systèmes européens se manifestent finalement dans de nombreux domaines, de nombreuses manières avec des méthodes plus ou moins identifiées, formelles ou informelles, volontaires ou involontaires. Cette dimension plurielle des rapports de systèmes européens ne fait que peu de doute, mais elle est consubstantiellement la cause de la difficulté de leur identification holistique. Analyser les rapports entre deux systèmes aussi particuliers que l’Union européenne et le Conseil de l’Europe conduit à une première observation : une absence de lisibilité de ces rapports, résultant de leur caractère foisonnant, parfois évanescent, nuisant à leur compréhension.
Les ambitions de notre recherche sont diverses. Il s’agira dans un premier temps d’observer par une démarche empirique que les rapports de systèmes européens sont multiples et arborescents : ils sont induits de nombreuses interactions de différents organes, et ces rapports sont protéiformes. Il s’agira ensuite de démontrer que malgré les idées reçues, les rapports de systèmes européens ne s’opèrent pas uniquement sur le terrain des droits fondamentaux : ils sont plus larges. Cela nous conduira à formuler une proposition de cartographie de ces rapports, en prenant en compte leur nature, leurs acteurs ainsi que le fort degré d’interpénétration de l’Union européenne et du Conseil de l’Europe. La présente thèse vise par conséquent à comprendre les ressorts de la coopération entre systèmes européens, à en déterminer les ambitions, les enjeux, mais aussi la portée. Elle a pour objectif d’établir une grille de compréhension des rapports de systèmes, fondée sur la constante construction des rapports de systèmes européens et l’inadaptation partielle des outils habituels de compréhension de ceux-ci. Ces éléments nous permettront également de mettre en exergue certains domaines dans lesquels les rapports de systèmes européens devraient être approfondis pour une meilleure cohérence, mais aussi les éventuelles apories relatives aux méthodes de gestion de ces rapports mis en place par les institutions ou les juridictions européennes.
La dialectique du formel et de l’informel qui peut prima facie paraître trop simple ou descriptive est plus subtile qu’elle n’y paraît. Les rapports de systèmes européens oscillent constamment entre une volonté de formalisation et un besoin de maintien du caractère informel pour atteindre leurs objectifs. Ces rapports sont en permanence à la fois formels et informels, et cet équilibre permet d’appréhender leur complexité. Une certaine circularité apparaît : lorsque les rapports de systèmes sont formalisés, les rapports informels sont conservés voire apparaissent au stade de la formalisation plus pertinents ou plus opérants que les rapports formels. L’exemple de l’adhésion de l’Union européenne à la C.E.D.H. est éclairant. L’échec à ce stade de l’adhésion démontre à la fois la volonté de formalisation des rapports et ses difficultés inhérentes alors que les rapports informels étaient très fonctionnels. À l’inverse, lorsque les rapports de systèmes sont informels, les acteurs ambitionnent souvent une formalisation, comme l’illustrent les accords interinstitutionnels européens, qui soulignent une volonté de formaliser des pratiques institutionnelles informelles.
Une question se pose : la formalisation des rapports de systèmes est-elle nécessaire ? Le parachèvement des rapports pourrait être une adhésion de l’Union à la C.E.D.H., aux autres conventions du Conseil de l’Europe et au statut du Conseil de l’Europe lui-même. S’il est évident que le mécanisme d’adhésion est une réponse pragmatique aux inquiétudes relatives à l’incohérence, l’Union européenne ne semble pas disposée à exploiter profondément le mécanisme d’adhésion aux conventions du Conseil de l’Europe, ainsi que le révèle le faible nombre de conventions auxquelles l’Union a adhéré. Les difficultés dues à la répartition des compétences entre l’Union et ses États membres freinent assurément la participation de l’Union à l’acquis conventionnel du Conseil de l’Europe, comme le soulignent les récents exemples de la Convention de Macolin sur la manipulation de compétitions sportives en date du 1er septembre 2019 et la Convention d’Istanbul sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique en date du 1er août 2014. En outre, l’article 52, paragraphe 3, censé rationaliser les rapports entre la C.E.D.H. et la Charte des droits fondamentaux se trouve avoir une portée limitée, entre les mains du juge de l’Union, allant même jusqu’à l’ignorer, bien que le droit en présence relève de l’article 52, paragraphe 3, de la Charte des droits fondamentaux, révélant les limites d’un mécanisme écrit et formel de gestion. Les tentatives de formalisation des rapports de systèmes laissent par conséquent transparaître certaines raideurs. Il convient alors de se pencher sur la pertinence des modes informels de gestion conçus par le juge européen, au titre, par exemple, de la présomption Bosphorus et des jurisprudences accommodantes dégagées par les juridictions européennes et nationales. Ces outils informels sont-ils des « conclusion[s] provisoire[s] » 1 précédant un processus de formalisation en gestation ? Faut-il préférer un traité ou des mécanismes soft law de gestion de rapports de systèmes, ou « le mieux est[-il] l’ennemi du bien » 2 ?
PremiÈre partie : La recherche indispensable d’une formalisation des rapports de systèmes europÉens
La formalisation des rapports de systèmes européens implique la construction d’un cadre de coopération a priori. Les rapports de systèmes européens sont ainsi anticipés, encadrés, et les instruments de gestion sont prévus par une norme ou un mécanisme particulier, qui à l’évidence confère à ces rapports une lisibilité, une intelligibilité et une prévisibilité. Il a semblé indispensable de formaliser les rapports entre les deux entités européennes afin de les rationaliser mais aussi d’éviter qu’une organisation ne prenne le pas sur une autre, voire l’absorbe. Les caractéristiques des deux organisations sont rapidement apparues, l’acuité de l’expertise du Conseil de l’Europe et les ressources financières de l’Union se complétant. La formalisation des rapports de systèmes européens est protéiforme, qu’il s’agisse de prévoir de nouvelles contraintes pour les organisations européennes, ou de simples incitations à agir. Elle aboutit en outre à la construction d’outils, de solutions et de mécanismes de gestion des rapports de systèmes européens introduits dans les traités européens, et la singularité des rapports de systèmes européens a conduit à la création d’instruments idoines.
Titre I : Une volonté institutionnelle de formaliser les rapports de systèmes européens
Les différentes institutions européennes ont tenté, dès 1950, certaines méthodes visant à mettre en place des rapports formalisés entre les institutions de la C.E.C.A. et du Conseil de l’Europe dans des domaines d’intérêt commun. Ces initiatives sont fondées dans le cadre plus général des traités européens, à savoir l’article 94 du Traité C.E.C.A. ainsi que son protocole, et plus tard les articles 230 du Traité C.E.E. et 200 du Traité C.E.E.A. Ces techniques sont diverses, évoluant au gré des changements de chaque organisation européenne, et participent activement à un processus de formalisation des rapports de systèmes européens.
La mutualisation des moyens de chaque organisation contribue par ailleurs à la formalisation des rapports de systèmes européens En regroupant les différents outils dont elles disposent, se crée une complémentarité de fait qui permet de prévenir les doubles emplois et donc un gaspillage de ressources humaines et financières, mais également de mettre au service d’une politique européenne globale les instruments les plus pertinents que chaque organisation détient. Une mutualisation permet ainsi d’établir une trame de coopération constituant dès lors une action collective dans un domaine précis, comme le démontre très bien les programmes conjoints établis entre les deux organisations.
Titre II : La recherche de méthodes formelles de gestion de rapports de systèmes européens
Les relations entre les deux systèmes européens ne sont pas exemptes de difficultés résultant du fonctionnement interne de chaque système, pouvant entraîner des conséquences directes sur les rapports de systèmes européens. L’une des préoccupations principales de la gestion des rapports entre l’Union européenne et le Conseil de l’Europe est d’obtenir des standards cohérents de protections des droits fondamentaux, en articulant les contraintes inhérentes des deux systèmes européens et des États membres. Se pose par conséquent la question de la rationalisation de la gestion de ces rapports entre l’Union européenne et le Conseil de l’Europe. Plusieurs méthodes formelles de gestion des rapports entre les deux systèmes européens sont envisageables en vue d’instaurer et de garantir une certaine harmonisation. Elles tendent notamment à empêcher que l’Union européenne puisse dégager des normes et des interprétations totalement distinctes du socle normatif du Conseil de l’Europe. La question de l’équilibre entre la cohérence et l’autonomie des systèmes européens est donc posée. Des outils de gestion des rapports entre l’Union européenne et le Conseil de l’Europe, conciliant les deux impératifs de cohérence et d’autonomie découlent du droit international général sont mobilisés, à savoir le mécanisme d’adhésion de l’Union à une convention du Conseil de l’Europe ou la clause de déconnexion insérée dans les Conventions du Conseil de l’Europe. D’autres instruments « cousus-main » comme les articles 52, paragraphe 3, et 53 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ont été créés afin de maintenir une cohérence particulière entre l’Union européenne et la Convention européenne des droits de l’Homme. Les enjeux de l’introduction d’instruments formels de gestion des rapports de systèmes sont divers et se posent les questions de savoir si des mécanismes de gestions contraignants imposant une lecture hiérarchique sont nécessaires ? Si ces instruments ont pour objectif d’établir une convergence, constituent-ils pour autant la bonne solution ?
Seconde partie : Le nécessaire maintien de rapports de systèmes européens informels
Si la formalisation des rapports de systèmes européens est pertinente, elle est cependant insuffisante pour saisir toute la complexité des rapports entre les deux organisations européennes. Les rapports de systèmes européens impliquent donc de recourir à un angle de compréhension complémentaire : le prisme de l’informel. Cette seconde approche renvoie à des rapports assumés, mais non organisés qui résultent d’une collaboration de fait puisqu’elle ne découle pas d’un cadre de coopération précis. Les rapports et les méthodes de gestion informels procèdent du choix délibéré des acteurs des systèmes européens, puisqu’ils apparaissent à l’extérieur de toute contrainte formelle. Les rapports de systèmes informels se définissent ainsi par leur relative imprévisibilité ainsi que par leur caractère facultatif. En raison de l’absence de cadre précis de coopération et de leur caractère souple, les rapports de systèmes européens informels sont parfois difficilement identifiables.
Titre I : Le caractère spontané des rapports de systèmes européens
L’évolution des rapports de systèmes européens révèle inévitablement « une intégration de plus en plus poussée des systèmes juridiques qui s’ordonnent ou convergent autour du respect des droits fondamentaux, sans cesser d’être pluraliste » 3. Cette intégration résulte pour partie, en ce qui concerne l’Union européenne et le Conseil de l’Europe, de rapports spontanées et informels dont certains ont été tissés directement des juges européens. Si ces rapports informels démontrent une relation relativement bilatérale entre la C.J.C.E. et la Cour E.D.H. quoi qu’asymétrique, tel n’est pas le cas pour les rapports entre la C.J.U.E. et le Comité européen des droits sociaux, dont les rapports informels émanent essentiellement du Comité. Des rapports spontanés découlent également des institutions européennes, qui n’hésitent pas à tisser des relations, parfois unilatéralement. Malgré le fait que le Conseil de l’Europe ne soit pas doté de statut institutionnel au sein de l’Union, il joue un rôle important dans de nombreux mécanismes internes de l’Union européenne, comme le processus d’adhésion des futurs États membres ou dans l’établissement de partenariat entre l’Union et un état tiers. Le Conseil de l’Europe apparaît ainsi comme un véritable étalon de mesure de droits fondamentaux pour l’Union européenne, notamment dans le domaine de l’État de droit grâce à la Commission de Venise, et permet à l’Union européenne de bénéficier d’un curseur matière de droits fondamentaux afin d’imposer à ses États membres, mais également à des États tiers, un minima de protection qui résulte directement du Conseil de l’Europe.
Les rapports institutionnels informels se manifestent en outre sous la forme d’une intégration normative indirecte de sources de droit d’un système étranger dans un autre système. Cette pratique renvoie à l’insertion de norme émanant d’un système distinct, sans utiliser de mécanisme formel d’insertion. Il s’agit d’un mode d’intégration sélectif répondant à un besoin particulier, tout en permettant une interprétation harmonisée des règles de droit, et se présentant moins comme un palliatif à l’absence d’adhésion que comme un véritable mode d’intégration normative réciproque entre les systèmes européens.
Titre II : L’Élaboration de solutions informelles de gestion des rapports de systèmes européens
Les rapports de systèmes entre l’Union européenne et le Conseil de l’Europe, et plus singulièrement entre la C.J.U.E. et la Cour E.D.H., se singularisent par une forme d’horizontalité. En l’absence d’un unique moyen formel de gestion, à savoir l’adhésion de l’Union à la C.E.D.H., ainsi qu’à la Charte sociale européenne en ce qui concerne la gestion des droits sociaux, les solutions de gestion rapports entre systèmes européens s’inscrivent dans une nécessaire flexibilité afin de pouvoir s’adapter à la complexité de ces rapports. Partant, l’absence de hiérarchie stricte entre les systèmes européens a conduit à chercher et à confectionner des méthodes particulières de gestion. La relative efficacité des solutions formelles de gestion des rapports de systèmes européens a fait émerger la nécessité pour les juges européens de bâtir eux-mêmes des modes de gestion pour assurer l’indispensable cohérence matérielle entre les deux systèmes européens de protection des droits fondamentaux. Ces méthodes informelles viennent ainsi en complément des outils formels construits par les institutions européennes, qu’elles soient ponctuelles ou théorisées, offrent la possibilité de structurer les liens entre les deux systèmes européens et garantissent une appréhension homogène des standards de protection des droits fondamentaux, bien que certaines difficultés demeurent à l’égard de l’articulation entre le droit de l’Union européenne et la Charte sociale européenne. Dans cette optique, la présomption de protection équivalente dégagée dans le célèbre arrêt Bosphorus permet d’établir un modus operandi stable bien qu’informel ni purgé de tous défauts. Viens compléter cette théorie la mise en place de pratiques jurisprudentielles et juridictionnelles accommodantes plus ponctuelles par les juges européens permettant l’évitement des conflits ainsi qu’une protection réciproque.
Conclusion
Les rapports de systèmes ont cette caractéristique que le formel crée de l’informel et que l’informel appelle au formel. Les rapports de systèmes européens sont arborescents et foisonnants, constamment dans un mouvement de « va-et-vient », entre une volonté d’aller toujours plus loin dans la formalisation tout en maintenant une forme d’autonomie consubstantielle à chaque système. Ils exigent une part d’informel et spontanéité, de surcroît dans la mesure où ces rapports informels sont efficaces et fonctionnels. Les rapports de système européens sont ainsi, ils consistent en un mouvement permanent, en une dynamique juridique, politique et de valeur. Ils ont acquis un point d’équilibre entre une part nécessaire de prévisibilité et de spontanéité de leurs rapports qui rend dans l’ensemble les rapports entre l’Union et le Conseil de l’Europe fluides malgré le maintien de certaines difficultés articulatoires.
Notes:
- JACQUÉ (J.-P.), « Droit constitutionnel national, droit communautaire, CEDH, Charte des Nations Unies. L’instabilité des rapports de système entre ordres juridiques », op. cit., p. 21. ↩
- PICOD (F.), « La Cour de justice a dit non à l’adhésion de l’Union européenne à la Convention EDH.- Le mieux est l’ennemi du bien, selon les sages du plateau de Kirchberg », J.C.P.G., 2015, n° 6, pp. 145 à 151 . ↩
- Cérémonie de remise des Mélanges au président Bruno genevois par Jean-Marc sauve le 16 décembre 2008 ↩