Les droits des femmes en droit international public : l’approche intégrée de l’égalité
Thèse soutenue soutenue le 15 décembre 2022 à l’université Jean Moulin Lyon 3 devant un jury composé de Valère Ndior, Professeur des universités, Université de Bretagne Occidentale (Rapporteur), M. Philippe Saunier, Professeur des universités, Université Côte d’Azur (Rapporteur), Mme Albane Geslin, Professeure des universités, Sciences Po Lyon, Mme Marion Girer, Maîtresse de conférences, HDR, Université Jean Moulin Lyon 3, Mme Christelle Landheer-Cieslak, Professeure titulaire, Université Laval, Québec et Mme Mathilde Philip-Gay, Professeure des universités, Université Jean Moulin Lyon 3 (Directrice de thèse).
Par Sabrina Benghazi
L’approche genrée ou l’intégration d’une perspective de genre dans le droit a d’abord fait son entrée sur la scène internationale avant de susciter l’intérêt des juristes francophones.
À l’échelle internationale, cette réflexion a été menée en partie par l’Organisation des Nations Unies. Celle-ci s’est employée, dès le début des années quatre-vingt-dix, à dessiner puis intégrer les contours de l’approche genrée au sein de tous ses programmes. Cette initiative, a permis, à la doctrine de s’intéresser à cet outil, qu’est le genre, et ainsi revoir les frontières préalablement tracées par le droit international[1]. Partant, le discours sur le genre a catalysé son émergence sur la scène juridique, entérinant ainsi l’appréhension de ce dernier comme objet de droit.
Le présent travail se fonde sur cette articulation entre le genre et le droit permettant, tout d’abord, de s’émanciper du cloisonnement disciplinaire d’antan, puis d’explorer les limites de l’égalité juridique et les potentialités de l’approche intégrée par le genre. En effet, l’analyse du genre en tant qu’outil du droit n’implique pas seulement la notion d’égalité, elle invite à s’intéresser au gender mainstreaming, autrement dit à l’approche intégrée de l’égalité par le genre. Défini par le Conseil économique et social des Nations Unies comme : « l’intégration d’une démarche d’équité entre les sexes […] dont le but ultime est d’atteindre l’égalité entre les sexes »[2], elle vise à promouvoir les droits des femmes dans leurs spécificités.
Qu’il s’agisse d’intégrer une perspective de genre dans tous les domaines, politiques, économiques, sociaux et juridique ou de l’objectif de lutter contre toutes les inégalités, chacune de ces tentatives permet la légitimation d’une approche transversale du droit, particulièrement des droits des femmes.
Le rapport qu’entretient le principe juridique de l’égalité des sexes avec le genre ne saurait se réduire à la construction de rapport sociaux inégaux entre les sexes. Bien que certaines voix, loin d’être isolées, se fassent entendre sur l’idée d’une « hiérarchie des sexes »[3] ou encore « d’un rapport conceptuel orienté, sinon toujours hiérarchique, entre le masculin et le féminin »[4], l’approche intégrée de l’égalité a vocation à dépasser ces déséquilibres. Des déséquilibres dont les manifestations sont les discriminations et les violences à l’égard des femmes. Si ces inégalités et leurs manifestations ont pu, dans une certaine mesure, être atténuées ou endiguées sur le fondement de l’égalité juridique, leurs assises demeurent fragiles, puisqu’ « il suffira d’une crise politique, économique et religieuse, pour que les droits des femmes, nos droits, soient remis en question […] »[5]. De l’insuffisance avérée du principe juridique d’égalité, généralement attaché à une interprétation purement formelle et fondé sur une égalité de traitement pour des situations identiques, émergera la conceptualisation de l’égalité réelle[6]. Perçue simultanément comme un droit et un objectif, cette appréhension juridique complexifie considérablement la notion d’égalité réelle, remettant en question les postulats conventionnels associés à une conception strictement formelle de l’égalité[7].
En prenant comme cadre le droit international, l’approche intégrée de l’égalité constitue un nouvel instrument d’interprétation juridique de l’égalité réelle, qui considère à la fois les conséquences et les causes de l’inégalité[8]. Procéder à cette analyse théorique nécessite d’identifier la nature des normes produites par les institutions internationales. Observer leurs évolutions exige un recensement systématique du gender mainstreaming dans le droit positif conventionnel et le droit positif institutionnel. L’adoption de cette démarche holistique a permis d’identifier les contours d’un « concept-méthode »[9], requalifié dans la thèse de concept « trans-juridique », en ce que la définition de l’approche intégrée de l’égalité se fonde sur un principe juridique existant, le principe d’égalité des sexes.
Se pose donc la question générale de déterminer en quoi l’approche intégrée peut contribuer à l’évolution du droit international. Particulièrement, comment le gender mainstreaming œuvre-t-il à une égalité effective, plus substantielle entre toutes et tous ?
La thèse entreprise s’emploie à l’analyse méticuleuse de l’intégration de la perspective de genre au sein du droit international public, mettant, ainsi, en exergue son évolution progressive, ses limites discernables et sa capacité intrinsèque à remodeler les droits des femmes. Cette investigation vise à offrir une perspective éclairée vers une réelle égalité, ainsi qu’une proposition de reconfiguration du cadre juridique à l’échelle internationale.
Malgré la construction d’un droit international pétri de rapports hiérarchiques de domination et de subordination[10], la thèse s’attache à démontrer les avancées dans l’égalité des sexes, permises par l’approche intégrée de l’égalité (première partie). Outre, ces efforts déployés pour promouvoir l’égalité des sexes, les inégalités persistent et résistent. Ce qui est présenté et perçu, initialement, comme « le miracle juridique de l’égalité réelle », laisse très tôt entrevoir des travers méthodologiques importants. En réalité, les conditions d’intégration d’une approche par le genre mettent en évidence un régime juridique détourné et fragmenté, caractérisé par des lacunes et des incohérences, dont la seule véritable intégration n’est autre qu’un gain de terrain progressif des droits des femmes sur les positions de domination patriarcale. La mise à l’épreuve de l’approche intégrée de l’égalité permet d’explorer d’autres pistes de réflexion s’inscrivant dans une dynamique de transformation des droits des femmes par le renouvellement des notions du droit international (seconde partie).
Première partie : l’approche intégrée de l’égalité : un instrument de promotion des droits des femmes
La thèse a tenté de mettre en exergue et de caractériser, en premier lieu, le principe d’égalité des sexes en droit international, autour de deux constats complémentaires : l’égalité des sexes comme obligation de moyens (chapitre 1) et l’égalité des sexes comme obligation de résultat (chapitre 2). De la périphérie au centre de l’ordre juridique international, le principe d’égalité a été rythmé par la reconnaissance et la visibilité des droits des femmes. L’identification des références implicites et explicites à l’égalité des sexes dans les textes onusiens a permis, dans un premier temps, de mettre en lumière le caractère performatif des droits consacrés par la Déclaration universelle des droits de l’Homme au profit des femmes, puis, dans un second temps, l’articulation du principe d’égalité des sexes avec d’autres principes de la Charte des Nations Unies, tels que le principe du maintien de la paix et de la sécurité internationale.
Si le droit international public constitue l’assise privilégiée des articulations entre les différents principes, il est aussi le réceptacle des confrontations entre égalité formelle et égalité réelle. Toutefois, c’est l’Organisation des Nations Unies qui garantit la diffusion du principe d’égalité entre les sexes par le mécanisme d’intégration du genre (chapitre 3). L’approche intégrée de l’égalité a pour ambition de sortir de cette énigme juridique entre égalité de jure et égalité de facto. Les institutions onusiennes, contribuent, parallèlement, à reconnaitre des droits spécifiques aux femmes par le truchement de l’approche intégrée, s’opposant ainsi à la persistance de la mobilisation de l’égalité formelle au détriment de l’égalité réelle ou de l’égalité de fait. En atteste, par exemple, la protection spécifique qui doit être accordée aux femmes en matière humanitaire. Préventive, cette protection spécifique répond à des enjeux pragmatiques de vulnérabilité catégorielle ou situationnelle[11].
L’institutionnalisation thématique de l’approche intégrée de l’égalité révèle l’utilisation d’un langage sexospécifique, dont les éléments constitutifs ; le sexe et la spécificité ont conduits à des adoptions divergentes au sein des organes principaux de l’ONU. Les ambiguïtés conceptuelles engendrées par l’interprétation erronée entre le concept du sexe et celui du genre persistent et contribuent à perpétuer les stéréotypes sociaux tout en renforçant les inégalités. Cette confusion est de nature à amoindrir la portée de l’approche intégrée de l’égalité limitant ainsi la possibilité d’instaurer une réelle équité entre les sexes (chapitre 4).
Face à une dialectique de fins et de moyens, l’approche intégrée de l’égalité peine à assumer son potentiel transformateur du droit international des droits des femmes, au risque de s’enfermer dans un seul domaine celui de la violence genrée.
La thèse porte, en second lieu, sur l’instrument de transformation des droits des femmes, dont la concrétisation ne peut être effective qu’à certaines conditions. En pénétrant la nature « trans-juridique » de l’approche intégrée de l’égalité, il apparaît que cette dernière n’a pu répondre à son ambition initiale de réaliser l’égalité réelle dans tous les domaines et à tous les niveaux.
Second partie : L’approche intégrée de l’égalité : un instrument de transformation des droits des femmes
À l’ambition initiale de l’approche intégrée de l’égalité visant à pénétrer tous les domaines, économiques, politiques, juridiques et sociales, s’est progressivement substituée une démarche détournée au service unique de la lutte contre les violences sexuelles en temps de conflits armés (chapitre 5). L’application de l’approche intégrée de l’égalité en matière de violences sexuelles a montré la nécessaire traduction d’un tel instrument sur le plan juridique. La répression des violences fondées sur le genre par la mise en place de l’approche intégrée de l’égalité implique de procéder au recensement de toutes les questions liées au genre. La prise en compte des problématiques de genre par les juridictions pénales internationales a permis non seulement de sanctionner les manifestations des discriminations à l’égard des femmes mais aussi de renouveler des notions du droit international[12]. La condamnation des crimes fondés sur le genre offre, une meilleure protection et compréhension des violences subies par les victimes, qui s’émancipent progressivement de ce statut. Présentées dans le narratif des juridictions pénales internationales comme des survivantes en lieu et place de victimes, elles témoignent de la progressive transformation du droit international.
Les violences domestiques sont, quant à elles, restées en marge de l’approche intégrée de l’égalité (chapitre 6). Les rapports entre sphère publique et sphère privée constituent en réalité l’une des justifications du défaut de prise en compte de ces types de violence par l’approche intégrée de l’égalité. S’il reste difficile de dépasser les considérations d’ordre culturel en ce que les États invoquent ces arguments pour échapper à leur obligations positives en matière de violences domestiques, il n’en demeure pas moins que l’approche intégrée se présente comme un outil limité en la matière (chapitre 7). De ses caractéristiques incitatives et persuasives de soft law, résultent des liens de connexité entre entités institutionnelles, politiques et associatives, dont les États sont devenus les principaux destinataires. Néanmoins, la soumission volontaire d’un État ne demeure pas le seul moyen de respecter une norme de soft law en droit interne. En effet, sa capacité normative se mesure également par le degré d’influence et de pression que certaines institutions peuvent générer sur les États intéressés. Ce degré d’influence du jeu de l’offre et de la demande sur l’activité des normes de droit international, invite à repenser l’approche intégrée de l’égalité sous le prisme du jus cogens (chapitre 8). L’accession au statut de jus cogens offre une perspective de reconnaissance de l’égalité des sexes par tous les États, sans possibilité d’émettre de réserves. Ne pas octroyer ce statut au principe d’égalité des sexes, reviendrait à nier le caractère androcentré du droit international, et par là même toute possibilité d’évolution.
En définitive, la recherche a permis de mettre en évidence, les différents écueils liés à l’effectivité de l’égalité des sexes, en proposant d’y remédier par une candidature au statut de norme impérative. La thèse a tenté de mettre en exergue le phénomène de remise en cause du droit international des droits de l’Homme et de ses règles par l’approche intégrée de l’égalité. La recherche a ainsi permis de sortir l’égalité d’une équation numérique d(f) = d(h), où les droits des femmes et droits des hommes s’enfermeraient dans une égalité absolue, pour s’orienter vers une équation analogique fondée, quant à elle, sur les rapports entre les femmes et les hommes, à travers leurs expériences et spécificités. Ces nouvelles variables, que sont les éléments d’expérience, nécessitent donc un autre cadre juridique afin de résoudre l’équation analogique suivante :

X et P représentent les variables qui correspondent aux expériences et préoccupations des femmes et des hommes (f) et (h). Cette prise en considération vise à atteindre une certaine égalité entre les sexes Eₛ.
Cette égalité est applicable dans tous les domaines, et dépasse donc la sphère juridique. Prétendre que cette approche bouleverse une structure sociale, marquée par des millénaires de rapports de domination et de pouvoir, relève de l’utopie. Néanmoins, elle représente une première étape vers l’adoption future d’un cadre juridique auquel on ne pourrait déroger. Essentielle pour appréhender la diversité des identités et des expériences humaines, l’équation analogique favorise une approche inclusive et respectueuse de la pluralité des identités de genre.
[1] H. CHARLESWORTH, C. CHINKIN, The boundaries of international law, a feminist analysis, Melland Schill Studies in International Law, Juris Publishing, Manchester university press, 2000.
[2] ASSEMBLÉE GÉNÉRALE, Rapport du Conseil économique et social du 18 septembre 1997, cinquante deuxième session, supplément n° 3, A/52/3. Rev.1, p. 26.
[3] P. BOURDIEU, La domination masculine, Paris, Seuil, 1998, p. 17.
[4] F. HÉRITIER, Masculin/Féminin. La pensée de la différence, Odile Jacob, 1996, p. 24.
[5] Propos recueillis par Claudine Monteil, proche de Simone de Beauvoir, ancienne diplomate, femme de lettres et historienne, dans un témoignage donné au site de l’Assemblée nationale : « Du Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir au Manifeste des 343. Paru le 5 avril 1971 dans Le Nouvel Observateur. Un même objectif : Briser le silence sur l’avortement et changer la loi inhumaine ».
[6] E. FONDIMARE, « La mobilisation de l’égalité formelle contre les mesures tendant à l’égalité réelle entre les femmes et les hommes : le droit de la non-discrimination contre les femmes ? », La Revue des droits de l’Homme, vol. 11, 2017, p. 2.
[7] F. CAFARELLI, « La traduction juridique de la notion d’égalité réelle », AJDA, 22 janvier 2018, n° 2, pp. 86- 90.
[8] S. JACQUOT, L’action publique communautaire et ses instruments, la politique d’égalité entre les femmes et les hommes à l’épreuve du gender mainstreaming. Thèse de science politique, Institut d’études politiques de Paris, 2006, p. 102.
[9] S. DAUPHIN, R. SÉNAC, « Gender mainstreaming : analyse des enjeux d’un ‘concept-méthode’ », Cahiers du Genre, vol. 44, n° 1, 2008, pp. 5-16.
[10] R. BACHAND, « Les quatre strates du droit international analysées du point de vue des subalternes », Revue québécoise de droit international, vol. 24, n° 1, 2011, p. 5.
[11] G. LICHARDOS, La vulnérabilité en droit public : de l’approche catégorielle à l’approche situationnelle, thèse de droit public, 2015, Université Toulouse 1 Capitole, p. 27.
[12] R. J. GOLDSTONE, « Prosecuting rape as a war crime », Case Western Reserve Journal of International Law, vol, 34, n° 3, 2002, pp. 277-285, p. 283.