L’impossible indifférenciation. Le principe d’égalité dans ses rapports à la différence des sexes
Thèse dirigée par Mme Stéphanie Hennette-Vauchez, Professeure à l’Université Paris Nanterre et soutenue le 1er octobre 2018 à l’Université Paris Nanterre devant un jury composé de M. Jérôme Porta, Professeur à l’Université de Bordeaux, Président, de Mme Olivia Bui-Xuan, Professeure à l’Université Évry-Val d’Essonne, rapporteure, de Mme Anne Levade, Professeure à l’Université Paris-Est-Créteil-Val-de-Marne, rapporteure, de M. Michel Rosenfeld, Professeur à Cardozo School of Law, Yeshiva University, New York.
Le traitement juridique de la différence des sexes a suscité ces dernières années de nombreuses réactions, parfois virulentes, dans le monde juridique et politique français. Certaines de ces réactions se sont manifestées par la crainte de voir les réformes attachées à la mise en œuvre du principe d’égalité et du droit de la non-discrimination – telles que l’ouverture du mariage aux couples de même sexe, la lutte contre les stéréotypes de genre ou encore la facilitation de la procédure de changement de sexe – à une indifférenciation des sexes. Tour à tour emblème et cause de cette instrumentalisation dénoncée du principe d’égalité, la « théorie du genre » est ici largement mise en avant : l’« idéologie » du genre aboutirait, par une « révolution anthropologique », à un renoncement à l’altérité et à la différence des sexes, fondements de l’ordre social et de l’identité individuelle. De nombreuses voix expriment ainsi leur attachement à ce que le principe d’égalité ne remette pas en cause la différence des sexes. Mais est-ce un réel danger ? On peut en douter ; l’idée selon laquelle la mise en œuvre contemporaine de l’égalité et du droit de la non-discrimination conduirait nécessairement à un effacement de la différence des sexes apparaît en effet, à bien des égards, comme réductrice. Le rapport qu’entretient le principe juridique d’égalité avec la différence des sexes ne saurait être réduit à un rapport d’opposition ; il est en réalité beaucoup plus subtil. On pourrait même soutenir que, loin de l’effacer ou de la menacer, le principe d’égalité produit cette différence des sexes. Tel est précisément l’objectif de la présente thèse de doctorat : mettre en évidence la complexité, voire l’ambivalence, des rapports entretenus par le principe d’égalité avec la différence des sexes. Si la différence des sexes a pu, dans une certaine mesure, être effacée ou atténuée sur le fondement de l’égalité, elle demeure néanmoins largement produite par le droit.
La question fondamentale abordée dans la thèse est celle de savoir comment les acteurs du droit déterminent le point de passage entre une différence de traitement légitime et une différence de traitement illégitime du point de vue de l’égalité des sexes. En d’autres termes, à quel moment la différence de traitement entre les sexes constitue-t-elle une discrimination, et à quel moment constitue-t-elle une différence légitime ? La recherche entend défendre l’idée suivante : si le principe d’égalité des sexes a été progressivement construit pour remettre en cause les différences de traitement entre les sexes, assimilées à des distinctions illégitimes, un tel projet politique bute en dernier ressort sur l’impossibilité pour le droit de remettre en cause la différence des sexes. La légitimité de la différenciation entre les sexes apparaît en effet à deux niveaux : dans le cadre même du principe d’égalité qui, dans une conception renouvelée, admet la différence des sexes dans le but de lutter contre les inégalités de fait ; mais également en dehors de l’application du principe d’égalité, s’agissant de la construction juridique de la personne, qui demeure profondément attachée à la division binaire entre les sexes.
En prenant comme cadre le droit français, la thèse s’attache à analyser la construction des rapports de l’égalité à la différence des sexes, d’abord comme un rapport d’opposition – les différences de traitement entre les sexes étant dès lors appréhendées comme illégitimes du point de vue de l’égalité (première partie), pour ensuite montrer que le droit maintient malgré tout la différence des sexes, tant parce que l’évolution de l’égalité nécessite l’admission de la hiérarchie entre les sexes (rapport d’admission) que parce que la division « naturelle » entre les sexes est appréhendée hors du cadre de l’égalité (rapport d’exclusion) (seconde partie).
Partie I. La construction juridique de l’égalité des sexes, entre différenciation et indifférenciation
La thèse entend mettre en évidence, dans un premier temps, que le rapport de l’égalité à la différence des sexes a progressivement été construit, tout au long du XXe siècle, comme un rapport d’opposition, c’est-à-dire que le principe d’égalité a été interprété comme s’opposant à la prise en compte de la différence des sexes par le droit. Le projet politique rattaché au principe d’égalité des sexes proclamé en 1946 a en effet peu à peu été orienté vers une exigence d’indifférenciation des énoncés législatifs au regard du sexe et à une consécration d’un principe de non-discrimination en raison du sexe, sous l’influence notamment du droit européen. Le droit a ainsi procédé à une délégitimation des différences de traitement fondées sur le sexe, à rebours des inégalités de traitement autorisées depuis la Révolution française sous l’égide même du principe d’égalité. De telles différences de traitement – allant du refus du droit de vote à l’incapacité juridique des femmes mariées – étaient en effet considérées jusqu’au milieu du XXe siècle comme légitimes du point de vue de l’égalité formelle. Elles étaient alors fondées sur l’idée que des différences fondamentales de situations opposaient les femmes et les hommes – une idée alimentée par des discours prônant leur nécessaire complémentarité et la division entre la sphère publique (réservée aux hommes) et la sphère privée ou domestique (assignée aux femmes). La prise en compte des revendications égalitaires par le droit a dès lors conduit à considérer de telles différences de traitement comme des inégalités illégitimes – en somme, comme des discriminations – en reconnaissant progressivement qu’hommes et femmes se trouvaient en fait dans des situations similaires.
Ce processus de délégitimation a toutefois été progressif. Dans les premiers temps de l’affirmation de l’égalité des sexes, notamment au niveau constitutionnel en 1946, il n’est pas question pour les acteurs juridiques de se départir de la différenciation entre les femmes et les hommes, en raison de la prégnance de rôles sociaux fortement différenciés. Le maintien de cette différence dans les discours juridiques est même nécessaire à l’extension aux femmes des droits jusqu’alors réservés aux hommes. Ce n’est qu’à partir des années 1970, sous l’influence du droit de l’Union européenne, que l’égalité des sexes en vient à être interprétée comme une stricte exigence d’identité de traitement conduisant à l’indifférenciation des textes juridiques au regard du sexe et à l’affirmation d’un principe de non-discrimination en raison du sexe. L’artifice consistant à effacer la différence des sexes dans les énoncés juridiques a ainsi permis d’opérer une égalisation des traitements juridiques au regard du paradigme de l’égalité formelle. Celle-ci requiert en effet, à travers le processus de comparabilité, le constat d’une analogie des situations pour pouvoir procéder à une identité de traitement. La prédominance d’une interprétation formelle de l’égalité a alors conduit à présupposer que les femmes et les hommes étaient, par principe, placés dans des situations identiques et à construire ainsi un rapport d’opposition entre l’égalité et la différence des sexes fortement ancré dans le droit.
La persistance du paradigme de l’égalité formelle a conduit à limiter, voire à faire obstacle aux mesures positives différencialistes adoptées en vue de lutte contre les inégalités de fait. Les résistances des interprètes de l’égalité – en particulier du Conseil constitutionnel et du Conseil d’État – à accepter d’envisager des différences de traitement visant à réaliser l’égalité réelle, telles que les mesures en faveur de la parité, permettent de mesurer la difficulté pour ces autorités d’admettre la légitimité de ce type de mesures. Ces actions positives demeurent considérées par ces instances comme des dérogations à l’égalité formelle, alors même que, paradoxalement, les instruments juridiques tendant à l’égalité réelle sont de plus en plus nombreux dans les textes législatifs. La construction du caractère « principiel » de l’égalité des sexes, comme indifférenciation et non-discrimination, a ainsi abouti à limiter les différences de traitement fondées sur le sexe prises dans le cadre de l’égalité réelle. L’illégitimité de principe des « discriminations positives » témoigne par conséquent de la prégnance du rapport d’opposition construit entre l’égalité et la différence des sexes : le principe d’égalité s’oppose, par principe, à la prise en compte en droit de la différence des sexes.
Toutefois, la recherche s’attache à démontrer, dans un second temps de l’analyse, que le projet politique d’indifférenciation charrié par l’égalité des sexes n’a pu aller jusqu’au bout de sa logique d’opposition, en raison du maintien, voire de la dépendance du droit lui-même à la différence des sexes.
Partie II. L’impossible dépassement de la différence des sexes : quand l’évolution du principe d’égalité bute sur la construction juridique de la personne
La prise en compte de la différence des sexes par le droit demeure considérée comme légitime dans nombre de cas. D’abord, l’évolution actuelle des politiques sociales de lutte contre les discriminations fondées sur le sexe rend nécessaire la prise en compte de la différence des sexes pour remédier aux inégalités de fait, afin que puisse être remise en cause la hiérarchie entre les sexes. Ensuite et surtout, le droit entend préserver la différence des sexes en tant qu’elle est essentielle à la construction juridique de la personne, laquelle demeure attachée à une identité nécessairement sexuée. Le droit est ainsi lui-même producteur de la différence des sexes.
Afin d’analyser plus précisément ces deux types de différenciations considérées comme légitimes, la thèse a recours au concept de genre – en tant que « catégorie utile d’analyse » 1 et non en tant qu’idéologie – dans le but de comprendre les limites du processus d’indifférenciation. En tant que catégorie d’analyse, le concept de genre permet en effet de rendre compte des processus (notamment juridiques) conventionnels et non naturels de différenciation entre le masculin et le féminin. La notion de genre renvoie en réalité à deux principales acceptions, qui correspondent chacune à une manière de concevoir la différence des sexes : d’un côté, la hiérarchisation entre les rôles sociaux de sexe, et de l’autre, le processus même de différenciation entre les sexes. On soutient ici que les limites au projet d’indifférenciation attribué à l’égalité des sexes tiennent à ce que si, dans un premier mouvement, le droit prend en compte le genre dans sa première acception pour mieux remettre en cause la hiérarchie de genre, à travers une évolution du droit de la non-discrimination, il maintient dans un deuxième mouvement le genre, dans sa seconde acception, comme système de division sexuée et de sexuation des corps.
L’évolution du droit de la non-discrimination – entendu ici comme comprenant les textes normatifs, la jurisprudence, mais aussi les politiques publiques – en dépit des réticences, est une bonne illustration de la manière dont la prise en compte des différences de situation entre les sexes peut être légitimée, afin de remettre en cause la hiérarchie de genre – le genre dans sa première acception. Le rapport d’opposition entre l’égalité et la différence des sexes a évolué, dans de nombreuses règles juridiques, en un rapport d’admission : la prise en compte de la différence des sexes – à la fois comme différence de traitement et comme différence de situation – est alors considérée comme nécessaire à la lutte contre les inégalités de fait entre les femmes et les hommes. Le principe d’égalité connaît dès lors une mutation, en ce que sa réalisation dans une forme concrète implique de se départir du processus de comparabilité aboutissant à l’indifférenciation entre les sexes. Il s’agit, en d’autres termes, d’admettre qu’hommes et femmes ne sont pas dans des situations similaires au regard des inégalités, par exemple au regard des violences sexuelles, et de prendre ainsi en compte la dimension asymétrique de celles-ci. Par ailleurs, la prise en compte des différences de situation existant de fait entre les femmes et les hommes permet de saisir et de sanctionner les discriminations indirectes, fondées sur une répartition structurellement inégalitaire des rôles de genre. Dans le même ordre d’idées, l’acceptation qu’hommes et femmes sont dans des situations inégales conduit à légitimer davantage les différences de traitement que sont les actions positives. On le voit, sous ces différentes facettes, le droit de la non-discrimination se donne pour vocation d’agir sur les rapports inégalitaires entre les sexes, à agir en somme sur le social, sur les rapports de domination, en remettant en cause les rôles sociaux de genre hiérarchisés. Or, une telle remise en cause des inégalités de fait implique d’abord pour le droit de pouvoir saisir ces dernières, ce qui nécessite incidemment de se départir d’une construction de l’égalité aveugle aux différences de situations entre les sexes. Dans ce contexte, la prise en compte de la différence des sexes par le droit est donc légitimée dans le but de remettre en cause le genre, entendu comme hiérarchie entre les rôles sociaux de sexe.
Il n’en reste pas moins que la différenciation entre les sexes est aussi considérée comme pleinement légitime dans le cadre de la définition juridique de la personne, ce qui aboutit cette fois-ci à maintenir le genre, dans sa seconde acception, comme système de division sexuée des individus en deux catégories, hommes ou femmes. La perpétuation du système de division entre les deux sexes par le droit est analysée à travers l’étude de deux de ses manifestations. Il s’agit d’abord de souligner que les règles de l’état civil prévoient l’assignation obligatoire des individus à l’un des deux sexes à leur naissance. La rigidité de ce système d’assignation est d’ailleurs vérifiée par les difficultés éprouvées par les personnes transgenres ou intersexes souhaitant obtenir devant les juridictions une modification ou une remise en cause de ce système d’assignation. L’étude des règles relatives à la filiation sert ensuite à démontrer l’apparente évidence avec laquelle est appréhendée la différenciation juridique entre les sexes, du fait qu’elle est fondée sur la division sexuée en matière de procréation.
Dans ce cas, la légitimation de la prise en compte de la différence des sexes n’a par conséquent pas pour but, à terme, de remettre en cause celle-ci, mais bien au contraire de la perpétuer. La différenciation juridique entre les sexes n’est dès lors pas considérée comme une discrimination illégitime, car elle est conçue hors du champ de l’égalité, comme une différence naturelle. Le rapport de l’égalité à la différence des sexes peut dans ce cas être conçu comme un rapport d’exclusion, dans le sens où le processus de division des sexes n’est jamais appréhendé sous l’angle de l’égalité. En effet, la différence de situation entre les sexes du point de vue de la filiation et de la procréation est perçue comme une différence naturelle, nécessaire, antérieure au droit, et dont la légitimité n’est pas mise en doute par les interprètes de l’égalité. La thèse entend dès lors interroger le rôle du droit dans la construction de la « naturalité » de la différence des sexes, découlant précisément du fait que le système de division des sexes demeure appréhendé hors du champ de l’égalité, et n’est jamais envisagé comme une possible discrimination. Le concept de genre permet ainsi de dévoiler le rôle du droit dans la construction de la différenciation entre les sexes : d’une donnée objective et naturelle que le droit ne ferait que prendre en compte, à travers un rapport neutre du droit aux faits, la différence des sexes est au contraire appréhendée comme le produit d’une opération de catégorisation relevant d’un choix axiologique. La recherche s’attache précisément à démontrer qu’en excluant la différenciation entre les sexes d’un contrôle d’égalité, les acteurs du droit procèdent à une naturalisation de la différence des sexes et dissimulent ainsi le rôle du droit dans la construction d’une telle différence. Afin de dévoiler le rôle du droit dans la construction du genre, il est dès lors apparu essentiel de s’intéresser à ce que le droit dit du principe d’égalité, mais aussi à ce qu’il n’en dit pas. Le « silence » du droit peut ainsi être analysé comme « élément constitutif du discours » 2 et, ici, du discours de légitimation : en refusant d’appréhender la division binaire des sexes sous l’angle du principe d’égalité, le droit participe ainsi pleinement à la légitimation du genre.
Par conséquent, si le droit admet dans ces deux circonstances la légitimité de la différence des sexes, elles n’ont ni la même finalité ni le même rapport à l’égalité. Dans le premier cas, la différence de situation entre les sexes au regard des inégalités est dans une certaine mesure appréhendée dans le but de remettre en cause la division hiérarchique des rôles sociaux masculins et féminins. La différence des sexes n’est dès lors plus opposée à l’égalité, mais nécessaire pour réaliser celle-ci dans les faits. Dans le second cas, la différence des sexes est produite par le droit dans le but de perpétuer une définition sexuée de la personne, fondée sur la division des sexes au regard de la procréation. La différence des sexes demeure dans ce contexte exclue d’une analyse en termes d’égalité, puisqu’elle est alors considérée comme naturelle.
En définitive, la recherche a permis de mettre en évidence que, si le projet politique rattaché à l’égalité des sexes a évolué pour remettre en question le genre comme système de hiérarchie entre les sexes, il ne tend certainement pas à effacer le genre comme processus de division entre les sexes. Les craintes relatives à l’effacement de la différence des sexes par une application jugée exagérée du principe d’égalité, précédemment évoquées, apparaissent dès lors relativement fantasmées.