L’applicabilité des droits de l’Homme aux organisations internationales
Thèse soutenue le 9 décembre 2015 à l’Université Paris Ouest Nanterre la Défense, sous la direction du Professeur Jean-Marc THOUVENIN devant un jury composé également de Pierre BODEAU-LIVINEC, Professeur à l’Université Paris 8 Saint Denis (rapporteur), de Gérard CAHIN, Professeur à l’Université Paris II Panthéon-Assas (rapporteur), de Ludovic HENNEBEL, Professeur à l’Université d’Aix-Marseille et Chercheur FNRS rattaché à l’ULB et Sébastien TOUZÉ, Professeur à l’Université Paris II Panthéon-Assas (président du jury).
Le sujet traité se fonde sur la constatation de plus en plus prégnante de la nécessité de voir encadrer les activités des organisations internationales. Exprimée sous différentes formes, cette nécessité répond le plus souvent à la constatation de violations des droits fondamentaux lors d’opérations de maintien de la paix, d’administrations de territoires ou encore de l’adoption de smart sanctions que ce soit à l’encontre de tiers aux organisations internationales ou de leur personnel. Toutefois, ces constats sont en majeure partie effectués au fur et à mesure des cas d’espèce et ne portent par sur les fondements de cette nécessité ressentie. La thèse conduite vise donc à développer une analyse dont l’apport est tout autant pratique que théorique. La structuration de la réflexion s’appuie d’abord sur une analyse des fondements qui pourraient venir expliquer cette nécessité et ensuite sur éléments permettant de rendre effective cette limitation. L’étude menée cherche donc à établir un cadre général d’analyse des situations permettant de comprendre les raisons qui tendent à faire de l’encadrement des organisations internationales par les droits de l’Homme une nécessité et les moyens qui sont à disposition pour ce faire.
Le « besoin » de rendre les règles de protection des droits de l’Homme applicables aux organisations internationales s’explique par plusieurs éléments. D’une part, un élément matériel : les organisations internationales ont aujourd’hui atteint un tel niveau de développement de leurs compétences qu’elles interagissent avec les individus. Cette interaction n’est pas anodine et traduit une véritable relation de pouvoir. En effet, tant à raison des prérogatives détenues que des compétences exercées, les organisations internationales ont une influence grandissante particulière sur les individus. Le déséquilibre relationnel intrinsèque à ce type de relation, qui n’est pas sans rappeler celle entretenue entre les Etats et les individus, place ces derniers dans un rapport de domination, où la protection de leurs droits est remise en cause. Sous cet angle, face à une relation similaire, une limitation similaire est ressentie comme nécessaire. L’étude de cette relation de pouvoir particulière a révélé certains particularismes tenant à la personnalité juridique des organisations internationales. Fonctionnelle par nature, cette dernière n’est pas pleine mais uniquement calibrée au regard des buts et objectifs des organisations internationales. Par ailleurs, nées de la pratique, les interactions entre les organisations internationales et les individus sont des situations factuelles que le droit n’est pas venu encadrer en amont. La combinaison de ces deux caractéristiques conduit à plusieurs incomplétudes qui tendent à isoler l’individu de l’organisation internationale dans la mesure où si cette dernière peut imposer des comportements au premier, à l’inverse, celui-ci ne peut que très rarement interagir avec elle. Cette situation accentue le déséquilibre naturel de la relation de pouvoir et nuit à la légitimité des organisations internationales. Un encadrement de l’activité par les droits de l’Homme apporterait les garanties conduisant à l’acceptabilité par les individus du pouvoir que les organisations exercent.
D’autre part, l’autonomie des organisations internationales permet d’envisager de leur attribuer d’éventuelles violations des droits de l’Homme. En effet, les organisations internationales sont des sujets de droit suffisamment indépendants pour se voir attribuer un comportement constitutif d’une relation de pouvoir induisant l’applicabilité des droits de l’Homme. En effet, en dépit du caractère spécifique de ces entités, la configuration actuelle du droit international leur donne les moyens personnels et matériels d’agir de manière autonome. Personnellement ou structurellement, en premier lieu, en leur fournissant les moyens humains et organiques en leur sein pour qu’elles puissent exister et être identifiées comme des sujets de droits agissant en leur nom propre. Matériellement par leurs actions, ensuite, en leur permettant d’exercer leur juridiction directement ou indirectement sur des individus. Cela se formalise par le biais d’actions opérationnelles et/ou normatives constitutives de l’autonomisation d’une relation de pouvoir propre aux organisations internationales avec ou sans le concours de leurs membres. Ainsi, les actes en découlant apparaissent comme leur étant applicables et déterminent l’existence de leur juridiction, facteur essentiel de l’applicabilité des droits de l’Homme. Si la personnalité juridique des organisations internationales est particulière, cela n’empêche pas de dégager leur autonomie bien que celle-ci soit également dépendante de l’action de leurs membres et partenaires. En effet, faute de moyen d’exécution, elles passent le plus souvent par une exécution extériorisée de leurs décisions. Dans ces conditions, il a été nécessaire d’établir leur juridiction sur les comportements matériels considérés soit à raison de leur contrôle direct soit à raison de leur contrôle indirect. Dans les premiers cas, si l’attribution se révèle assez aisée bien que la notion d’agent reste vague, la juridiction des organisations est variable et s’appuie sur un contrôle dont la définition ne semble pas communément admise. Dans les seconds cas, l’attribution est dichotomique avec un acte d’impulsion relevant des organisations internationales et une exécution attribuée aux membre ou partenaire. La juridiction qui en découle est tout aussi plurielle en fonction de l’influence des premières sur les seconds. En réalité, faute d’avoir une présomption de juridiction territoriale pour les organisations internationales, dans un cas comme dans l’autre, la juridiction exercée est avant tout un domaine d’appréciation casuistique.
Ainsi les organisations internationales répondent-elles aux conditions préalablement nécessaires à l’applicabilité des droits de l’Homme tant sur le plan de la relation créée que de l’entité constituée. Toutefois, cette applicabilité devait également se vérifier au prisme des conditions de sa mise en œuvre tant matérielles que procédurales. En effet, les droits de l’Homme ne dépassent réellement leur signification purement philosophique qu’à condition de répondre aux canons juridiques. En ce sens, ils doivent être institués par des normes de droit positif applicables, fondement de l’existence d’un fait illicite, qui demandent également des moyens de mise en œuvre afin de les rendre effectives en ouvrant des moyens de recours aux individus.
Le sujet implique que les cas où les actions normatives ou opérationnelles de celles-ci ont un impact sur les individus et leurs droits soient régis par un certain nombre de règles en la matière. Parler du caractère justiciable des droits de l’Homme induit de déterminer les normes applicables à cette fin ainsi que les mécanismes procéduraux ouverts aux individus pour défendre leurs droits. La détermination des normes applicables conduit à souligner la nécessité de combler les lacunes laissées par une application ratione personae stricte des obligations en matière de droits de l’Homme. Si les organisations internationales expriment certaines réticences à s’appliquer les normes qu’elles imposent souvent à leurs membres, une réflexion sur le fondement des normes elles-mêmes permet de circonscrire à la fois une obligation de respect à leur charge ainsi que de définir un corpus juridique qui leur soit opposable. Dans un premier temps, il faut se pencher sur la construction initiale de l’obligation de respect des droits de l’Homme en droit positif. Les textes constitutifs des organisations internationales envisagent très rarement ce principe, ou seulement à destination de leurs membres. Or, ces textes sont le socle de l’autonomie de ces entités à l’encontre desquels l’invocation d’obligations extrinsèques peut s’avérer difficile. Si le droit dérivé tend à pallier cet oubli initial mais historiquement compréhensible, cela demeure dans le cadre de proportions assez limitées et principalement casuistiques. Une solution peut être apportée par la détermination du caractère erga omnes de l’obligation de protection des droits de l’Homme, qui, si elle apparaît potentiellement sujette à limitations, reste opposable à tous. Dans un deuxième temps, il faut également construire la palette normative applicable aux organisations internationales en matière de droits de l’Homme. Ce ne sont en effet pas les règles de protection des droits de l’Homme, quel que soit l’ordre juridique considéré, qui manquent. C’est davantage leur opposabilité aux organisations internationales qui est problématique. En effet, les conventions internationales en la matière sont principalement ouvertes à la ratification des seuls Etats, bien que l’on note une légère tendance récente à l’élargissement. La détermination de l’encadrement matériel de l’activité des organisations internationales est donc réalisée sous l’impulsion d’une certaine forme de “bricolage normatif” d’opportunité au gré des contentieux. Elle prend appui en grande partie sur un pluralisme exacerbé et difficile à harmoniser mais qui recèle de grandes opportunités. La dimension matérielle de cette applicabilité, souvent présentée comme un écueil, s’avère donc en réalité parfaitement surmontable à condition d’opérer une réflexion en amont et certaines adaptations préalables.
D’un point de vue procédural, le raisonnement est tout autre. En effet, la protection des droits individuels subjectifs nécessite des procédures concrètes, où la volonté de l’organisation internationale est prégnante : soit elle met en place ses propres mécanismes soit elle reconnaît la compétence d’un mécanisme tiers. L’analyse est plus divisée sur ce point dans la mesure où les moyens à disposition des individus sont faibles voire inexistants. De plus, les palliatifs indirects ne conduisent qu’à une neutralisation partielle de l’activité des organisations internationales. En d’autres termes, les moyens de mise en œuvre des droits de l’Homme opposables aux organisations internationales font encore en grande partie totalement défaut. Il en résulte une faille importante dans la quête de légitimation de leurs actions dans la mesure où elles apparaissent comme in fine non justiciables. Cet écueil est d’ailleurs l’illustration la plus flagrante de la recherche d’applicabilité des droits de l’Homme aux organisations internationales. L’analyse menée conduit dès lors à une conclusion mitigée en la matière. Tant directement qu’indirectement, les moyens procéduraux dégagés s’avèrent encore très imparfaits. D’une part, ils sont incomplets d’un point de vue direct car peu de mécanismes sont mis en place afin d’ouvrir une voie de recours aux individus vis-à-vis des organisations internationales. D’autre part, ils sont insuffisants du point de vue indirect car les solutions intermédiaires apportées demeurent ponctuelles et n’entrainent que peu d’effets dans l’ordre juridique des organisations internationales elles-mêmes. Le constat n’est cependant pas totalement négatif. L’analyse conduite souligne notamment les différents efforts des organisations internationales afin d’accueillir les requêtes des individus. Ces moyens procéduraux relèvent d’un éventail diversifié qui tend davantage à la recherche d’accountability des organisations internationales qu’au réel engagement de leur responsabilité en matière de protection des droits de l’Homme. C’est au demeurant notamment à cause de ce défaut de juridictionnalisation des procédures que les moyens indirects ont été utilisés. Sous cette appellation sont visés ici les moyens d’empêcher les organisations internationales d’agir – ou leurs actes de produire des effets – par une action contraire, un blocage imposé par des procédures incidentes ne les visant pas directement. Ces moyens présentent l’avantage non négligeable de parfois suspendre les effets des actes visant les personnes privées ou de dédommager ces dernières en cas d’opération menées sur le territoire où elles se trouvent. Toutefois, ils ne constituent pas un palliatif suffisant aux lacunes importantes de la voie directe. S’ils témoignent, notamment dans le cas des affaires portées devant la C.J.U.E. concernant par exemple les smart sanctions des Nations Unies, de la bonne santé du système juridictionnel de certaines organisations internationales, ils creusent un peu plus le fossé d’une protection différenciée entre les individus soumis à ces actes ou à ces opérations suivant le territoire sur lequel il se trouve. En d’autres termes, la situation est encore insuffisamment protectrice des droits de l’Homme et nécessite la mise en place rapide de véritables moyens procéduraux rationalisés à destination des individus visant les organisations internationales.
Ainsi au regard de l’étude menée, si l’obligation de respect des droits de l’Homme s’adresse traditionnellement aux Etats, les organisations internationales se présentent aujourd’hui de plus en plus comme des acteurs incontournables de la scène internationale et leur activité tend de plus en plus à réguler la vie des individus. Face à une telle situation, le « besoin » de voir les droits de l’Homme s’appliquer aux organisations internationales se fait de plus en plus prégnant, notamment au sein de la doctrine. Selon l’étude conduite cela s’explique par les circonstances permettant à ces entités d’influencer la vie des personnes physiques et morales. De par leurs compétences et prérogatives elles se sont progressivement inscrites dans une relation de pouvoir vis-à-vis des individus que ce soit directement ou indirectement. En conséquence, au regard du degré de développement actuel de la protection internationale des droits de l’Homme, un tel comportement nécessite d’être encadré, notamment afin d’être légitime aux yeux de ceux sur lesquels il s’exerce. Toutefois, en dépit des fondements venant étayer cette nécessité de limitation du pouvoir exercé, sa concrétisation juridique n’en est qu’à ses prémices. Si d’un point de vue normatif, l’encadrement ébauché s’avère fragile mais potentiellement mobilisable ; d’un point de vue procédural, il demeure minimal voire inexistant. Dès lors, beaucoup reste encore à faire pour que l’applicabilité des droits de l’Homme aux organisations internationales passe de l’évidence au droit.
Un sujet pertinent, de très belles analyses. Dr Mayeul Alex LAGAUD, Assistant à l’UFR Sciences Juridique Administrative et Politique de l’Université Félix Houphouet Boigny d’Abidjan (Côte d’Ivoire)