Filature et vie privée
La licéité de la preuve obtenue par un enquêteur privé (note sous Cass. Civ.1, 31 octobre 2012, n° 11-17.476)
Par Géraldine Vial
En matière probatoire, le droit au secret de la vie privée s’oppose au droit à la preuve et le juge doit procéder à une subtile pesée des intérêts en présence afin de décider qui, de la preuve ou de la protection de la vie privée, doit l’emporter. Le juge a alors recours au principe de proportionnalité. L’utilisation de ce principe ici conduit la première chambre civile à admettre, pour la première fois en matière d’assurances, la licéité d’un des modes de preuve les plus attentatoires à la vie privée qui soient aujourd’hui : le rapport d’un enquêteur privé.
Parmi les différents obstacles qui jalonnent son parcours jusqu’à la résolution du litige, le demandeur peut se trouver confronté à la question de la licéité de la preuve. Provenant du latin licitus qui signifie « qui est permis » [1], la licéité est un concept doctrinal, fondé sur l’article 9 du Code de procédure civile faisant obligation à chaque partie « de prouver conformément à la loi les faits nécessaires au succès de sa prétention ». La licéité de la preuve s’entend ainsi de la conformité de la preuve à l’ensemble des prescriptions légales et aux principes généraux du droit posés par la jurisprudence. La notion de licéité recoupe donc celle de légalité, mais la dépasse par ce qui est, plus généralement, conforme au droit. La protection des droits de la personnalité justifie notamment le rejet des débats de certains modes de preuve en tant qu’illicites. Il en est ainsi du droit au respect de la vie privée. La Cour de cassation a posé le principe en matière probatoire, en 1996, en affirmant qu’« est illicite toute immixtion arbitraire dans la vie privée d’autrui » [2].
Le principe de licéité place ainsi le juge face à un conflit : le demandeur a le droit de prouver [3], mais son adversaire a le droit de se défendre contre les immixtions relatives à des informations personnelles qu’il souhaite soustraire à la connaissance. Autrement dit, le droit au secret de la vie privée s’oppose au droit à la preuve et le juge va devoir opérer une subtile pesée des intérêts en présence afin de décider qui, de la preuve ou de la protection de la vie privée, doit l’emporter.
Ce conflit sera tranché au cas par cas par le juge. L’étude de la jurisprudence laisse toutefois apparaître une méthode de résolution initiée par la Cour de cassation. Pour la Cour, seul le caractère arbitraire de l’immixtion dans la vie privée permet d’exclure la preuve en résultant. Or, l’arbitraire provient de la disproportion de l’atteinte portée au droit au respect de la vie privée. Le principe de proportionnalité apparaît ainsi comme le critère de la résolution du conflit. Face à un droit non absolu, tel que le droit au respect de la vie privée, ce principe permet de légitimer certaines atteintes, tout en les limitant à leur juste mesure. En d’autres termes, la proportionnalité autorise des ingérences, à condition qu’elles soient nécessaires et mesurées. On reconnaît ici le raisonnement suivi par la Cour européenne des droits de l’homme, selon lequel un droit fondamental peut faire l’objet d’une ingérence, si celle-ci est nécessaire et proportionnée à un but légitime.
Dans l’arrêt commenté, la Cour de cassation applique cette méthode de conciliation au rapport d’un enquêteur privé, produit dans un litige opposant un assuré, victime d’un accident de la circulation, à son assureur. En l’espèce, l’assuré, déjà indemnisé de son préjudice, avait assigné son assureur en référé-provision en invoquant une aggravation de son état de santé et, plus précisément, une perte d’autonomie nécessitant une assistance permanente. Cette aggravation avait été constatée par une expertise judiciaire. L’assureur avait néanmoins décidé d’avoir recours aux services d’un huissier de justice ; lequel, assisté d’un enquêteur privé, avait suivi et filmé l’assuré pendant trois jours et ainsi pu constater que la perte d’autonomie invoquée n’était pas caractérisée, l’assuré « conduisant seul son véhicule, effectuant des achats, assistant à des jeux de boules, s’attablant à un café pour lire le journal et converser avec des consommateurs, accompagnant ses enfants à l’école sans aucune assistance ». La Cour d’appel d’Aix-en-Provence décida d’admettre ce rapport de l’huissier et de l’enquêteur privé aux débats et retint l’existence d’une contestation sérieuse faisant obstacle à la demande de provision. L’assuré forma alors un pourvoi en cassation en invoquant une violation des articles 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, 9 du Code civil et 9 du Code de procédure civile. Il soutenait « qu’une filature organisée par l’assureur pour contrôler et surveiller les conditions de vie de la victime d’un accident aux fins de s’opposer à sa demande d’indemnisation constitue un moyen de preuve illicite, dès lors qu’elle implique nécessairement une atteinte à la vie privée de ce dernier, insusceptible d’être justifiée, eu égard à son caractère disproportionné, par les intérêts légitimes de l’assureur ». La Cour de cassation rejette le pourvoi et confirme que « les atteintes portées à la vie privée, sur la voie publique ou dans des lieux ouverts au public, sans provocation aucune à s’y rendre, et relatives aux seules mobilité et autonomie de l’intéressé, n’étaient pas disproportionnées au regard de la nécessaire et légitime préservation des droits de l’assureur et des intérêts de la collectivité des assurés ».
L’utilisation de la proportionnalité conduit ici la première chambre civile à admettre, pour la première fois en matière d’assurances, la licéité d’un des modes de preuve les plus attentatoires à la vie privée qui soient aujourd’hui : le rapport d’un enquêteur privé. La Cour approuve la conciliation opérée par les juges du fond et réaffirme que la licéité de la preuve doit être guidée par la proportion entre la nécessité de produire la preuve et l’atteinte portée au droit fondamental concerné, en l’espèce le droit au respect de la vie privée. Pour procéder à cette pesée des intérêts antagonistes, la Cour dépose, dans le premier « panier de la balance », le but poursuivi par le droit à la preuve et dans le second, le degré de l’atteinte portée au droit au respect de la vie privée.
Aucun mode de preuve ne saurait donc être « en lui-même » illicite comme constituant une immixtion dans la vie privée disproportionnée par rapport au but poursuivi. C’est l’usage que les parties en font qui peut le rendre illicite. S’il est difficile de prédire la solution que les juges apporteront à tel ou tel conflit, puisque la méthode de résolution utilisée prône une appréciation in concreto des différents intérêts en présence, il ressort de la jurisprudence que plus le but apparaît légitime, plus l’atteinte causée par l’investigation peut être importante.
Dans l’arrêt étudié, la première chambre civile énonce ainsi très clairement que l’atteinte réalisée à la vie privée par la filature n’était pas disproportionnée « au regard de la nécessaire et légitime préservation des droits de l’assureur et des intérêts de la collectivité des assurés ». L’atteinte portée à la vie privée de la personne, en la suivant et en la filmant pendant trois jours, s’est ainsi trouvée justifiée par la nécessité de protéger les droits de l’assureur et de la collectivité des assurés. L’investigation a, en effet, été réalisée pour permettre à l’assureur d’apporter la preuve du caractère infondé de la demande d’indemnisation de son assuré. Ce but, quoique patrimonial, est ici apparu suffisamment important pour légitimer l’atteinte portée, en l’espèce, à la vie privée de l’assuré. Cette atteinte n’apparait pas, pour la Cour, disproportionnée. Les juges relèvent, en effet, que l’atteinte a été « réalisée sur la voie publique ou dans des lieux ouverts au public, sans provocation aucune à s’y rendre », et concernait uniquement « la mobilité et l’autonomie de l’intéressé ». Ils en concluent que cette atteinte n’est pas excessive au regard de la préservation des intérêts pécuniaires de l’assureur.
Cette décision a été reprise, quelques semaines plus tard, par la Cour d’appel de Paris explicitant, très clairement, l’utilisation de cette méthode fondée sur la proportionnalité. A l’occasion d’un litige concernant des faits quasi-identiques à ceux de l’arrêt commenté, les juges de la Cour d’appel ont précisé qu’« un rapport d’enquêteur privé constitue un mode de preuve admissible en justice à condition que l’atteinte à la vie privée qu’il représente soit justifiée par l’exigence de la protection d’autres intérêts, dont celle des droits de la défense, et que cette atteinte reste proportionnée au but recherché » [4]. La solution est ici très claire : l’atteinte à la vie privée est possible, à condition qu’elle soit nécessaire à la protection des droits de la défense et proportionnée au but poursuivi, à savoir apporter la preuve du caractère injustifié de la demande de l’assuré afin de protéger les intérêts pécuniaires de l’assureur et de la collectivité des assurés [5]. L’atteinte existe, mais elle est ici justifiée.
Une solution identique est apportée dans le contentieux du divorce. L’atteinte à la vie privée est tolérée par les juges lorsque le rapport de l’enquêteur privé a pour objectif d’établir le manquement à une obligation matrimoniale. La Cour de cassation a ainsi considéré, dans un arrêt du 18 mai 2005, que le rapport de l’enquêteur, attestant de l’adultère, pouvait être reçu aux débats [6]. Le pourvoi soutenait, en l’espèce, que le simple fait de recourir à un détective privé constituait une atteinte disproportionnée à la vie privée. La première chambre civile a rejeté cet argument en précisant que, s’agissant d’établir les griefs des époux, ce mode de preuve ne constituait pas une immixtion dans la vie privée disproportionnée par rapport au but poursuivi. Cette solution ne se cantonne pas à la preuve de l’adultère. Les juges du fond ont ainsi admis le rapport de l’enquêteur privé visant à établir l’homosexualité de l’épouse [7], ainsi que celui révélant l’accomplissement d’actes de violences de la part de l’époux [8]. La nécessité pour l’époux de rapporter la preuve de la faute de l’autre légitime la gravité de l’atteinte portée à la vie privé.
A l’inverse, dans le contentieux sur le versement de la prestation compensatoire, la Cour de cassation considère que la nécessité d’établir les revenus d’un ex-époux ne saurait justifier une immixtion grave et durable dans sa vie privée. La filature d’un ex-époux par un détective privé, durant plusieurs mois, constitue ainsi une « immixtion dans la vie privée […] disproportionnée par rapport au but poursuivi ». La Cour de cassation a relevé que l’ex-épouse « avait été épiée, surveillée et suivie pendant plusieurs mois, ce dont il [résultait] que cette immixtion dans la vie privée était disproportionnée par rapport au but poursuivi ». La méthode employée par l’enquêteur a été jugée trop intrusive par rapport au but poursuivi ici par le droit à la preuve. La chambre sociale de la Cour de cassation adopte le même raisonnement. Elle considère que l’intérêt de l’employeur à rapporter la preuve de la faute de son salarié ne saurait constituer un but suffisant pour légitimer l’atteinte portée à la vie privée de ce salarié [9].
Dans ces deux exemples, la disproportion tient uniquement à la méthode d’investigation envisagée par rapport au but poursuivi. Si elle peut paraître nécessaire, l’atteinte portée à la vie privée est toutefois excessive. Autrement dit, le but n’est pas suffisant pour légitimer une telle atteinte à la vie privée. La diminution de l’importance du but poursuivi engendre corrélativement celle du degré d’atteinte tolérée.
Dès lors, à identité de but, si le degré de l’atteinte diminue, l’investigation dans la vie privée devient tolérable. C’est ainsi que la même investigation peut être admise lorsqu’elle est effectuée par un huissier de justice et non plus par un enquêteur privé. Pour exemple, alors qu’il s’agissait d’établir la preuve du concubinage de l’ex-époux pour pouvoir mettre fin au versement de la pension alimentaire par l’ex-épouse, la Cour d’appel de Paris s’est fondée sur le constat d’un huissier établissant le caractère notoire du concubinage de l’époux au vu du nom de ce dernier sur la boîte aux lettres de sa concubine [10]. La preuve rapportée par l’huissier est ici licite, contrairement à la même preuve, rapportée dans un litige ayant le même objet, par un enquêteur privé [11]. La chambre sociale semble encline au même raisonnement. Dans un litige dont l’objet était similaire à ceux déjà évoqués [12], elle a admis aux débats un constat réalisé par un huissier de justice, au motif qu’il « s’est borné à effectuer dans des conditions régulières […] des constatations purement matérielles dans un lieu ouvert au public […] » [13]. De même, dans un arrêt du 3 décembre 2008, la Cour a rejeté le rapport provenant de l’enquêteur privé alors qu’elle acceptait, dans le même temps, de recevoir aux débats le constat réalisé par l’huissier de justice [14]. Cette différence de traitement, quoique discutable, semble tenir au fait que, pour les juges, l’investigation réalisée par l’huissier serait plus respectueuse de la vie privée que les techniques habituellement utilisées par l’enquêteur privé [15]. Le degré de l’atteinte serait ainsi amoindri par la qualité de son auteur.
En définitive, en matière probatoire, l’idée de proportionnalité veille à ce que l’investigation dans la vie privée soit utile et mesurée. Elle invite les parties à mettre en œuvre des moyens appropriés à l’objectif à atteindre. Si la preuve constitue « un moyen pour une fin » [16], la fin ne justifie cependant pas tous les moyens !
[1] G. CORNU, Vocabulaire juridique, H. Capitant, PUF, 2è éd., 2001, p. 516.
[2] Cass. Civ.1ère, 6 mars 1996, Bull. civ. I, n° 124 ; Juris-Data n° 000729 ; D. 1997, jur., p. 7, note J. RAVANAS ; RTD civ. 1996, 360, obs. J. HAUSER ; JCP G 1996, I, 3970, n° 3, obs. B. TEYSSIÉ.
[3] Ce droit vient d’être expressément reconnu par la première chambre civile dans un arrêt du 5 avril 2012 (Cass. Civ.1, 5 avril 2012, n°11-14.177).
[4] CA Paris, 20 novembre 2012, Juris-Data 026557.
[5] Voir déjà en ce sens : CA Dijon, 15 décembre 2009, Juris-Data 017183 ; CA Bordeaux, 24 février 2011, Juris-Data 005538 ; CA Nîmes, 14 juin 2011, Juris-Data 015904.
[6] Cass. Civ.1ère, 18 mai 2005, Bull. civ. I, n° 213. Pour une autre illustration : CA Montpellier, 16 janvier 2007, Juris-Data 330465.
[7] Cour d’appel Pau, 8 décembre 1998, Juris-Data n° 046475.
[8] Cour d’appel Paris, 16 septembre 1996, Juris-Data n° 024439.
[9] Cass. Soc. 26 nov. 2002, n°00-42.401, inédit et 6 déc. 2007, n° 06-43.392, inédit.
[10] CA Paris, 9 juillet 1987, Juris-Data n° 024358. Dans le même sens : CA Montpellier, 8 octobre 1985, Juris-Data n° 601372 ; CA Colmar, 17 novembre 2003, Juris-Data n° 246708.
[11] Cass. Civ.2è, 3 juin 2004, arrêt préc.
[12] Cass. Soc. 26 nov. 2002 et 6 déc. 2007, arrêts préc.
[13] Cass. Soc., 6 décembre 2007, n°06-43.392, inédit.
[14] Cass. Soc., 3 décembre 2008, n° 07-43.301, inédit.
[15] Pour une critique de cette solution : S. Guérard, « Le caractère licite de la preuve d’une faute d’un agent public établie lors d’une filature par un détective privé », AJDA 2012, p. 1412.
[16] J. BENTHAM, Traité des preuves judiciaires, par Ét. Dumont, Éd. Bossange, 2è éd., 1830, t. I, p. 17.
Pour citer cet article : Géraldine Vial, « La licéité de la preuve obtenue par un enquêteur privé (note sous Cass. Civ.1, 31 octobre 2012, n° 11-17.476) », RDLF 2012, chron. n°30 (www.revuedlf.com)
Crédits photo : Cécile Geng, stock.xchng
Bonjour,
je suis tombé par hasard sur votre article et je dois dire que cette notion de licéité des moyens employés en fonction du but recherché est très intéressante.
Je n’avais jamais confronté les différentes décisions des tribunaux bien que j’avais déjà admis qu’il y ait une certaine forme de « juste mesure » dans nos enquêtes.
Bref, merci pour cet article qui rend les choses beaucoup plus claires !