La QPC comme supermarché des droits fondamentaux ou les dérives du contentieux objectif des droits
La QPC comme supermarché des droits fondamentaux ou les dérives du contentieux objectif des droits
Par Xavier Dupré de Boulois
La configuration actuelle de la QPC a permis le développement d’une pratique des sociétés commerciales consistant à soulever des moyens tirés de la violation de droits et libertés constitutionnels dont elles ne sont pas titulaires pour obtenir du juge qu’il abroge une disposition législative qui nuit à leurs intérêts économiques. La catégorie des droits constitutionnels devient alors un vaste supermarché où les opérateurs économiques puisent des ressources argumentatives au gré de leurs besoins. Quitte pour cela à détourner ces droits de leurs finalités initiales.
La séquence récente autour du travail salarié le dimanche a montré tout le bénéfice que peuvent tirer les opérateurs économiques du registre des droits fondamentaux dans leur lutte pour le droit dans l’espace politique et économique. Ces droits expriment des valeurs positives et il n’a pas échappé aux officines de communication qu’il y avait là un outil pour promouvoir les intérêts commerciaux de leurs mandants. Les grandes enseignes du bricolage ont soutenu et financé des collectifs de salariés, déplaçant ainsi le débat sur le terrain de la liberté du travail (A Oster, « Travail du dimanche : les bricoleurs du dimanche financés et encadrés par Leroy Merlin et Castorama, Huffington Post, 30 septembre 2013). Il s’est agi pour elles de transfigurer leur cause pour la représenter en termes d’atteinte (illégitime) à la liberté d’individus souvent touchés par la précarité. Dans l’espace public, les droits pèsent plus qu’un chiffre d’affaire. Cruel paradoxe pour une liberté que d’être mise au service d’intérêts économiques alors qu’elle trouve sa source dans un alinéa du préambule de 1946 qui proclame le droit de chacun « d’obtenir un emploi ». Cette stratégie a porté ses fruits : un décret n°2013-1306 du 31 décembre 2013 a autorisé à titre transitoire (1er juillet 2015) l’ouverture le dimanche des enseignes du bricolage en attendant l’adoption d’un nouveau cadre législatif.
De son côté, notre système juridique ne s’est pas montré avare dans la reconnaissance de droits fondamentaux aux sociétés commerciales (sur cette question, X. Dupré de Boulois, « Les droits fondamentaux des personnes morales », RDLF 2011, chron. n°15 et 16, RDLF 2012, chron. n°1). En substance, elles sont titulaires des droits qui leur sont nécessaires pour accomplir leur objet social : la réalisation de bénéfice à travers la fourniture de biens et de services sur un marché. Ces droits protègent leurs activités économiques (liberté d’entreprendre, liberté contractuelle, libre concurrence, principe d’égalité), leurs biens matériels comme immatériels (droit de propriété) et leur organisation (droit à la protection du domicile et des secrets d’affaires). Il est même jusqu’au message commercial qui ne soit garanti au titre de la liberté d’expression (CEDH, 27 février 1994, Casado Coca /Espagne, n°15450/89). Les opérateurs économiques sont donc recevables à revendiquer la protection desdits droits devant les juridictions françaises et européennes.
Mais ils ne s’arrêtent pas là. Pour autant que le système juridique aménage des voies de droit qui l’autorisent, ils n’hésitent plus à mettre en avant des droits dont ils ne sont pas titulaires en propre au soutien de leurs prétentions. La contrée des droits fondamentaux se transforme alors en un vaste supermarché où chacune pioche des ressources argumentatives pour soutenir ses intérêts économiques. Au risque de mobiliser ces droits pour produire un résultat inverse à celui recherché par le constituant. Telle est la pente dans laquelle est aujourd’hui engagée la question prioritaire de constitutionnalité. Sa configuration actuelle autorise ce phénomène de « shopping ». Elle portait cette dérive dans ses gènes. « Une fois renvoyée au Conseil constitutionnel, la question de constitutionnalité est constitutive d’un contentieux objectif dans l’intérêt du droit » (Rapport J-L Warsmann, Assemblée nationale, 2009, n°1898, p. 14) et le contrôle a posteriori de la loi emprunte pour l’essentiel au contrôle a priori (J. Bonnet, « Les contrôles a priori et a posteriori », NCCC 2013, n°3). Ce contentieux objectif des droits fondamentaux se particularise par la prohibition qui est faite au juge saisi du principal et à la juridiction de filtrage de soulever d’office un moyen d’inconstitutionnalité (art. 23-1 et 23-5 de l’ordonnance organique du 7 novembre 1958). L’idée est que « la question de constitutionnalité ne saurait permettre de purger les dispositions législatives de l’ensemble des inconstitutionnalités qu’elles seraient susceptibles de contenir, mais uniquement de celles qui font grief à une partie à l’instance » (Rapport J.-L. Warsmann, préc., p. 9). Les requérants jouent donc un rôle essentiel dans la définition du périmètre de la question. Parce que le recours est dans « l’intérêt du droit », ils sont donc invités (incités) à soulever tous moyens tirés de la violation de droits et libertés constitutionnels de nature à révéler l’inconstitutionnalité de la disposition législative contestée.
Les opérateurs économiques ont déjà largement répondu à l’invitation. La décision la plus spectaculaire a pour origine une action engagée par le Syndicat français de l’industrie cimentière et la Fédération de l’industrie du béton (CC, n°2013-317 QPC, 24 mai 2013, Syndicat français de l’industrie cimentière et a.). La QPC a été soulevée à l’occasion de recours pour excès de pouvoir engagé par ces deux associations professionnelles contre le décret prévu par l’article L. 224-1 du Code de l’environnement. Cette disposition législative renvoie effectivement le soin à un décret en Conseil d’État de fixer les conditions dans lesquelles certaines constructions nouvelles doivent comporter une quantité minimale de matériaux en bois. L’objectif du législateur était de promouvoir des techniques de construction plus respectueuse de l’environnement. Au soutien de leur requête, les associations professionnelles ont articulé un moyen tiré de la violation de l’article 7 de la Charte de l’environnement qui proclame le droit de toute personne « d’accéder aux informations relatives à l’environnement détenues par les autorités publiques et de participer à l’élaboration des décisions publiques ayant une incidence sur l’environnement ». Les sociétés concernées ne comptent pas (encore) parmi les titulaires de ce droit politique. Toutefois, le moyen a été jugé assez sérieux pour justifier le renvoi de la question de constitutionnalité au Conseil constitutionnel (CE, 18 mai 2013, n°361866). Il n’a pas prospéré devant les juges de la rue Montpensier, lesquels se sont appuyés sur la liberté d’entreprendre pour fonder l’abrogation de la disposition législative contestée. Mais l’on retiendra qu’une société dont la réglementation environnementale menace l’activité économique est recevable à invoquer le droit à la participation du citoyen en matière d’environnement pour obtenir sa suppression.
Une autre affaire s’inscrit dans un registre moins polémique. En 2011, le Parlement a fait le choix d’un cadre législatif restrictif pour le prélèvement des cellules du sang de cordon et du sang placentaire et des cellules du cordon et du placenta (art. L. 1241-1 al. 4 CSP issu de la loi du 7 février 2011). Il en résulte notamment que le don doit être anonyme et gratuit, qu’il est réservé à des fins scientifiques ou thérapeutiques et qu’il doit faire l’objet d’un consentement écrit et librement révocable par la femme enceinte. Cette législation a notamment eu pour effet d’empêcher la mise en place en France de banques de sang de cordon et de sang placentaire autologues. Or telle est l’activité de la société Cryo Save, société hollandaise déjà présente dans une quarantaine de pays. La nouvelle législation a donc privé cette société d’un nouveau marché sur lequel elle entendait bien prendre une place de premier plan. Au prétexte d’un recours pour excès de pouvoir contre le refus du ministre de la santé d’abroger une circulaire et un arrêté, la filiale française de cette société a donc soulevé une QPC contre l’article L. 1241-1 al. 4 CSP. On pouvait s’attendre à ce qu’elle se prévale d’une atteinte à la liberté d’entreprendre. Elle a préféré fonder l’ensemble de son argumentation sur la violation de la liberté individuelle (personnelle) de la femme enceinte, du droit à la protection de la santé et du principe d’égalité entre les membres d’une même fratrie. Elle a probablement estimé que ces droits et libertés constitutionnels seraient plus efficaces pour parvenir au but visé. Le Conseil constitutionnel s’est donc consciencieusement penché sur chacun de ces moyens avant de rejeter sa requête (CC, n°2012-249 DC, 16 mai 2012, Soc. Cryo-Service France).
De leur côté, les collectivités territoriales se réjouiront de constater que des sociétés commerciales se préoccupent de leurs droits constitutionnels. Certaines ont en effet soulevés des moyens fondées sur la violation du principe de libre administration des collectivités territoriales pour obtenir l’abrogation d’une disposition législative prévoyant un pouvoir de substitution au bénéfice du préfet pour exercer le droit de préemption en lieu et place de la commune, en vue de la construction ou de la réalisation de logements sociaux (CC, n°2013-309 QPC, 26 avril 2013, Société SCMC), d’un article du code des douanes déterminant les modalités de fixation d’une taxe parafiscale (CC, n°2013-290/291 QPC, 25 janvier 2013, Soc. Distrivit) ou encore d’une disposition du code de l’urbanisme relative à la définition des projets d’intérêts généraux (CC, n°2010-95 QPC, 28 janvier 2011, SARL de Parc d’activités de Blotzheim).
Il peut être relevé par ailleurs que la plupart de ces recours ont été engagés contre des dispositions législatives récentes. Le recours pour excès de pouvoir devant le juge administratif facilite l’accès à la QPC. Un simple refus (même implicite) d’abroger un texte d’application de la loi contestée suffit à lier le contentieux devant le juge de l’excès de pouvoir. Les acteurs ont bien compris qu’il y avait là l’occasion d’un « match retour » après un combat perdu au Parlement.
Le constat de l’instrumentalisation des droits fondamentaux au profit d’intérêts économiques peut être perçu comme un simple jeu de l’esprit pour universitaire grognon. J.-F. Flauss avait déjà dénoncé des dérives de même nature dans le contentieux de la CEDH (« Chronique de jurisprudence de la CEDH et droit des affaires », RJC 2005, n°6, p. 485 ; « Réquisitoire contre la mercantilisation excessive du contentieux de la réparation devant la CEDH », D. 2003, p. 227). D’aucuns pourraient juger sain que de telles entités assurent la promotion de la liberté personnelle des femmes enceintes, des droits constitutionnels des collectivités territoriales ou encore des droits liés à l’environnement. Elles s’érigeraient ainsi en gardienne de la légalité constitutionnelle. Une sorte de QPC pour autrui. L’activisme judiciaire des sociétés commerciales permettrait donc à la fois la préservation de leurs intérêts économiques, la promotion des droits et libertés constitutionnels et la défense de la Constitution. Mais ce « storytelling » de l’entreprise citoyenne ne doit pas abuser. Cette stratégie contentieuse sert d’abord des intérêts économiques. Quitte pour cela à desservir d’autres intérêts légitimes. Dans l’affaire ayant donné lieu à la QPC n°2013-317, l’invocation de l’article 7 de la Charte de l’environnement par des syndicats professionnels de cimentiers et de « bétonniers » avait pour but d’obtenir l’abrogation d’une disposition législative visant la protection de l’environnement. De même, la QPC n°2013-309 mettait en cause l’action d’une société qui entendait, en se prévalant du principe de libre administration des collectivités territoriales, que le Conseil abroge un article de loi adopté dans l’objectif de favoriser la construction de logement sociaux.
Au total, il est possible de se borner à déplorer cette instrumentalisation en l’inscrivant au passif du contentieux objectif des droits fondamentaux, au même titre que d’autres éléments avancés par un auteur (E. Dubout, « L’efficacité structurelle de la QPC en question », RDP 2013, p. 107). Il a été relevé que la procédure de QPC n’est pas totalement dépourvue de dimension subjective ne serait-ce qu’en raison du lien qu’elle entretient avec un véritable litige. Le Conseil constitutionnel ayant conservé la possibilité de soulever d’office un moyen (W. Mastor, « La reformulation de la question par le Conseil constitutionnel », NCCC 2013/1, n°38, p. 221), la QPC peut assurer sa fonction de garantie de la Constitution sans pour autant devenir un supermarché des droits fondamentaux.
Pour citer cet article : X. Dupré de Boulois, « La QPC comme supermarché des droits fondamentaux ou les dérives du contentieux objectif des droits », RDLF 2014, chron. n°2 (www.revuedlf.com)
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