La solidarité fiscale au regard des droits et libertés fondamentaux
La solidarité fiscale au regard des droits et libertés fondamentaux
Par Sébastien Jambort
Les jurisprudences du Conseil constitutionnel et de la Cour de cassation n’ont pas véritablement mis à l’épreuve des droits et libertés fondamentaux les mesures de solidarité fiscale prévues par le code général des impôts. Ces mesures n’étant pas analysées comme des sanctions par le Conseil constitutionnel et par la chambre criminelle de la Cour de cassation, le droit fiscal a été ainsi privé de la possibilité de confronter ces dispositions aux droits et libertés que la Constitution garantit.
Le délit de fraude fiscale générale, actuellement prévu par l’article 1741 du code général des impôts, constitue la qualification pénale phare. Cette infraction du droit pénal fiscal vise quiconque s’est frauduleusement soustrait ou a tenté de se soustraire frauduleusement à l’établissement ou au paiement total ou partiel des impôts. Il convient de noter que la Chambre criminelle de la Cour de cassation (Crim. 22 sept. 2010, n° 5226 ; Crim. 26 janv. 2011, n° 579) a écarté le caractère sérieux des questions prioritaires contestant la constitutionnalité des dispositions des alinéas 1 et 2 de l’article 1741 du code général des impôts, définissant l’incrimination de fraude fiscale, en ce qu’elles porteraient atteinte au principe constitutionnel de légalité des délits et des peines, imposant au législateur de définir les infractions en termes suffisamment clairs et précis pour exclure l’arbitraire. L’infraction de fraude fiscale est passible, indépendamment des sanctions fiscales applicables, d’une amende de 37 500 € et d’un emprisonnement de cinq ans. Outre les peines principales que sont la privation de liberté et l’amende, le fraudeur encourt également des peines secondaires obligatoires comme l’impossibilité d’exercer certaines professions et d’autres facultatives (cf. W. Jeandidier, Les sanctions pénales en matière fiscale, Dr. fisc. 2007). Parmi ces peines secondaires facultatives, on trouve l’article 1745 du code général des impôts qui permet au juge pénal de prononcer à l’encontre de tous auteurs, coauteurs ou complices d’une infraction fiscale, une solidarité fiscale avec le redevable légal de l’impôt fraudé. En application de ce texte, le dirigeant social définitivement condamné est susceptible, en raison de son comportement frauduleux, de supporter le paiement de l’impôt éludé, y compris les pénalités fiscales afférentes, de la personne morale qu’il dirige.
La détermination de la nature juridique de la sanction posée par l’article 1745 du code général des impôts pose difficulté ; s’agit-il seulement d’une sanction fiscale ou d’une sanction pénale ou présente-t-elle les deux caractères ? La Cour de cassation a vu successivement dans cette mesure une peine complémentaire facultative (Crim. 17 nov. 1986, inédit), une sanction (Crim. 6 avr. 1987, Bull. crim. n° 157), et enfin une mesure de nature pénale (Crim. 3 juin 2004, Bull. crim. n° 150. – Crim. 22 mars 2006, Dr. pén. 2006, n° 105, obs. J.-H. Robert.). Dans l’arrêt du 9 mars 2011, la Chambre criminelle retient cette dernière qualification en employant la formule sibylline « la solidarité, mesure à caractère pénal» (Crim. 9 mars 2011, F-D, n° 09-86.568). Par ailleurs, il convient de remarquer que le code général des impôts classe les «pénalités » en trois catégories : les sanctions fiscales, les sanctions pénales et les autres amendes. Formellement, l’article 1745 du code général des impôts appartient à la catégorie des sanctions pénales. Cette qualification est quelque peu démentie par l’analyse au fond. Cette solidarité est singulière parce qu’elle est prononcée par le juge pénal, mais elle n’a pas les autres caractères de la sanction pénale (sur l’incertitude européenne quant aux critères de qualification d’une sanction « pénale », V. F. Sudre, L’onde de choc de l’article 6 de la CEDH en matière de sanctions fiscales, JCP G 1997. 22935). Ainsi son assiette n’est pas relative à des sanctions pénales au sens strict (W. Jeandidier, op. cit., n° 229). Elle constitue plutôt une garantie pour le recouvrement de la créance du Trésor public. Cette analyse est corroborée par le fait que le redevable solidaire dispose d’une action récursoire contre le débiteur principal. Cette solidarité passive, parce qu’elle crée un lien d’interdépendance entre les codébiteurs, se rapproche davantage d’une sanction civile que d’une sanction pénale. Il est alors permis de douter de la poursuite par l’article 1745 du code général des impôts d’un but répressif visant à empêcher la réitération des agissements de fraude fiscale ; la fonction de garantie semble prédominante.
La mise à l’écart de la qualification de sanction pénale peut s’appuyer sur un raisonnement par analogie en matière de solidarité fiscale. En effet, saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité, le Conseil constitutionnel a estimé que le 3 du paragraphe V de l’article 1754 du code général des impôts, qui rend les dirigeants solidairement responsables de leur société du paiement de l’amende pour distributions occultes, n’est pas contraire aux droits et libertés garantis par la Constitution (Cons. const., 21 janv. 2011, n° 2010-90 QPC; S. Jambort, Amende pour distribution occulte : conformité à la Constitution de la responsabilité solidaire
des dirigeants, rev. sociétés (à paraître)). Le Conseil constitutionnel considère que la mesure de solidarité constitue une garantie de recouvrement pour le Trésor public et non une sanction infligée au dirigeant. L’article 1754 du CGI prévoit au 3 de son V la solidarité des dirigeants pour le paiement de l’amende pour distributions occultes. Cette disposition constitue-t-elle une peine en violation du principe constitutionnel de la responsabilité personnelle en matière pénale ? En droit français, on retient que tant le principe de la responsabilité personnelle, énoncé à l’article 121-1 du Code pénal, selon lequel « nul n’est responsable pénalement que de son propre fait », que le principe de la personnalité des peines, selon lequel une peine ne peut être subie par une autre personne que l’auteur des faits, résultent du principe de présomption d’innocence énoncé par l’article 9 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (F. Desportes et F. Le Gunehec, Droit pénal général : Economica, 15e éd., 2008, p. 223). Le Conseil constitutionnel considère ainsi que le principe de responsabilité personnelle découle des articles 8 et 9 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (Cons. const., déc. n° 76-70 DC, 2 déc. 1976, Loi relative au développement de la prévention des accidents du travail, et Cons. const., déc. n° 99-411 DC, 16 juin 1999, Loi portant diverses mesures relatives à la sécurité routière et aux infractions sur les agents des exploitants de réseau de transport public de voyageurs).
La qualification de peine entraînerait l’application des principes résultant des articles 8 et 9 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. L’article 8 de la Déclaration dispose que « la loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires », et que « nul ne peut être puni qu’en vertu d’une loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée». Selon la jurisprudence traditionnelle du Conseil constitutionnel, le principe de nécessité des délits et des peines et le principe de rétroactivité in mitius ne s’applique qu’« aux peines et aux sanctions ayant le caractère d’une punition ». Quant à l’article 9 de la Déclaration des droits de l’homme, il énonce que « tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable, s’il est jugé indispensable de l’arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s’assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi ». Le Préambule de la Constitution renvoyant à la Déclaration des droits de l’homme, les dispositions de cette dernière ont la même portée que celle de la Constitution car elles font partie du « bloc de constitutionnalité ». Le Conseil constitutionnel a, plusieurs fois, affirmé que les principes posés aux articles 8 et 9 de la Déclaration du 26 août 1789 font partie des règles de valeur constitutionnelle applicables aux sanctions fiscales (Cons. const., déc. n° 89-268 DC, 29 déc. 1989, consid. n° 86 et s. : Journal Officiel 30 Décembre 1989. – Cons. const., déc. n° 90-285 DC, 28 déc. 1990, consid. n° 55 et s. : Journal Officiel 30 Décembre 1990.). Il s’ensuit que la responsabilité solidaire des dirigeants du paiement de l’amende pour distributions occultes pourrait être jugée non conforme à la Constitution au regard de ces textes.
Au contraire, le Conseil constitutionnel relève que la mesure de solidarité constitue une garantie de recouvrement pour le Trésor public et non une sanction infligée au dirigeant. La responsabilité solidaire des dirigeants n’est donc pas constitutive d’une punition. Le dirigeant dispose, par ailleurs, de voies de recours et notamment de la possibilité de contester devant le juge fiscal tant sa qualité de débiteur solidaire, que le bien-fondé et l’exigibilité de la pénalité. La responsabilité solidaire des dirigeants est de plus respectueuse des droits de la défense.
Le Conseil constitutionnel pourrait retenir la même solution concernant la solidarité de l’article 1745 du code général des impôts et ainsi voir dans ce texte une sorte de garantie pour le fisc. Bien que la solution soit critiquable (v. A. de Bissy, Conformité à la constitution de la solidarité des dirigeants au paiement de l’amende pour distribution occulte, Bull. Joly 2011, § 234, p. 508.), sa transposition à l’article 1745 du code général des impôts pourrait remettre en cause le caractère répressif de cette disposition.
En outre, la solidarité, présentée comme une mesure à caractère pénal, ne produit pas, paradoxalement, les effets attendus de cette qualification dans la mesure où le juge pénal est privé de tout pouvoir de modulation. La Cour de cassation affirme que le juge répressif ne peut pas déterminer le montant des droits éludés, des majorations et pénalités, ni cantonner la solidarité à une somme inférieure à celle fixée par l’administration fiscale.
La jurisprudence en matière de droit fiscal pénal demeure mystérieuse sur de nombreux points à commencer par la nature juridique des majorations d’impôt et de la solidarité. Une clarification sur ce point apparaît indispensable afin de faire produire à ces mesures les effets adéquats. Il est à regretter que le Conseil constitutionnel se montre peu enclin à reconnaître la qualification de sanction ou punition aux mesures de solidarité qui ressortent des textes relatifs à la responsabilité fiscale des dirigeants sociaux.
Pour citer cet article : Sébastien Jambort, « La solidarité fiscale au regard des droits et libertés fondamentaux », RDLF 2011, chron. n°6 (www.revuedlf.com)
Crédits photo : Conseil constitutionnel