Le recours en manquement et la protection des droits fondamentaux
Dans une communication de 2010, la Commission européenne dit se réserver le droit de poursuivre les États pour manquement en cas de violation de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Une telle utilisation du recours en manquement au service des droits fondamentaux, rendue possible par le traité de Lisbonne, pourrait avoir d’importantes conséquences sur l’office du juge de l’Union. Toutefois, il n’est pas certain que la Commission décide de mettre à exécution sa menace.
Dans sa dernière communication portant sur la « stratégie pour la mise en œuvre effective de la Charte des droits fondamentaux par l’Union européenne » (COM(2010)573 du 19 octobre 2010), la Commission met en avant sa volonté « d’utiliser tous les moyens à sa disposition pour assurer le respect de la Charte par les États membres lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union » et s’engage à lancer « chaque fois que cela est nécessaire des procédures d’infraction contre les États membres pour non respect de la Charte ». La menace est claire : le non respect de la Charte par les États membres lorsqu’ils agissent dans le champ d’application du droit de l’Union peut conduire à un recours en manquement formé par la Commission devant la Cour de justice. Si, à notre connaissance, la Commission n’est pas encore passée à l’acte, la mise en œuvre d’une telle procédure de manquement, possible depuis l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne, pourrait avoir une influence importante sur l’office du juge de l’Union.
Le manquement appliqué aux droits fondamentaux
L’article 260 TFUE dispose que “Si la Cour de justice de l’Union européenne reconnaît qu’un État membre a manqué à une des obligations qui lui incombent en vertu des traités, cet État est tenu de prendre les mesures que comporte l’exécution de l’arrêt de la Cour”. La procédure de manquement peut ainsi être ouverte à l’encontre de la violation de n’importe laquelle des obligations qui incombent aux États en vertu des traités, ce qui implique évidemment la Charte des droits fondamentaux depuis que l’article 6 UE consacre sa valeur juridique contraignante de même niveau que celle des traités. La menace que brandit la Commission est donc pleinement crédible sur un plan juridique. Tout au plus pourrait-on se demander pour quelle raison il aura fallu attendre l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne pour que la Commission propose d’initier des procédures de manquement en lien avec la violation des droits fondamentaux garantis par l’Union. En effet, la protection des droits fondamentaux via les principes généraux du droit est consacrée par le traité sur l’Union européenne dès Maastricht et confirmée par le traité d’Amsterdam à l’ex-article 6 § 2 UE. D’un strict point de vue juridique, il ne semblait alors pas nécessaire d’attendre la Charte des droits fondamentaux.
Le principal verrou était en fait constitué par l’article 46 UE d) suivant lequel la compétence de la Cour de justice concernant le traité UE n’est applicable concernant « l’article 6, paragraphe 2, [qu’] en ce qui concerne l’action des institutions, dans la mesure où la Cour est compétente en vertu des traités instituant les Communautés européennes et du présent traité ». La compétence de la Cour de justice pour connaître du respect des droits fondamentaux garantis au titre de l’article 6 § 2 UE par les États membres était donc exclue, même lorsque leur action s’inscrivait dans le champ d’application du droit de l’Union. Certes, la Cour ne s’est pas privée de répondre aux questions préjudicielles portant sur l’interprétation qu’il convenait de retenir de certaines dispositions du droit de l’Union au regard des droits fondamentaux, se prononçant ainsi indirectement sur les obligations des États en matière de protection des droits fondamentaux dans la mise en œuvre du droit de l’Union. Mais, ce faisant, elle se plaçait dans la lignée de sa jurisprudence antérieure tout en ne heurtant pas frontalement les dispositions de l’article 46 d) UE.
La suppression de l’article 46 UE, conséquence de la disparition de la structure en piliers de l’Union, et la rédaction de l’article 51 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union changent considérablement la donne. Ainsi, l’article 51 indique que « Les dispositions de la présente Charte s’adressent aux institutions et organes de l’Union dans le respect du principe de subsidiarité, ainsi qu’aux États membres uniquement lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union ». La possibilité d’un manquement portant sur les droits fondamentaux garantis par le droit de l’Union s’ouvre…
L’influence possible sur l’office du juge de l’Union
Si la Commission venait à mettre sa menace à exécution et la Cour de justice être conduite à se prononcer directement sur le respect des droits fondamentaux par un État membre, cela pourrait avoir d’importantes conséquences sur l’office du juge de l’Union. En effet, jusqu’à présent, si le juge de l’Union assurait la protection des droits fondamentaux, il ne le faisait pas comme un juge des droits de l’homme à la façon de la Cour européenne des droits de l’homme qui a pour « seule » mission d’assurer le respect des droits garantis par la CEDH, mais comme une juridiction suprême chargée certes d’assurer le respect des droits fondamentaux au sein de son ordre juridique, mais aussi de garantir la cohérence et le bon fonctionnement de celui-ci.
Or, se prononcer sur le respect des dispositions de la Charte des droits fondamentaux par un État membre conduira nécessairement la Cour de justice à adopter une position analogue à celle de la Cour européenne des droits de l’homme : celle d’un juge des droits de l’homme. Déjà affecté par le développement de la protection des droits fondamentaux au sein de la Communauté puis de l’Union, l’office du juge de l’Union pourrait bien évoluer à nouveau.
En effet, le contentieux du manquement est un contentieux objectif conduisant la Cour de justice à confronter la conformité du droit et de la pratique d’un État au droit de l’Union. Jusqu’à présent le juge de l’Union se prononçait sur le respect des droits fondamentaux dans deux situations principales : le contentieux des actes de l’Union qui le conduisait à concilier protection des droits fondamentaux et objectifs d’intérêt général poursuivis par l’Union et l’interprétation des actes de l’Union dans le cadre du renvoi préjudiciel. Dans cette dernière hypothèse, la Cour de justice se prononçait certes sur le droit national, mais elle le faisait de façon indirecte et souvent partielle laissant au juge national le soin de tirer les conséquences de cette interprétation. S’il existe certains arrêts dans lesquelles la Cour fournit une interprétation si détaillée du droit de l’Union que le juge national n’a qu’à transposer la réponse en remplissant les blancs par les parties au litige au principal (par exemple CJCE, 22 octobre 2002, Roquette Frères, aff. C-94/00), il lui arrive aussi d’être plus précautionneuse lorsqu’elle se prononce en matière de droits fondamentaux (par exemple CJCE, 29 janvier 2008, Promusicae, aff. C-275/06, pts 65-69 à propos du renvoi au juge national du soin d’interpréter le droit communautaire conformément et aux droits fondamentaux tout en conciliant le droit au respect de la vie privée et les droits à la protection de la propriété et à un recours effectif). Dans le cadre d’un recours en manquement, la Cour de justice ne pourra pas se montrer aussi réservée et il lui faudra nécessairement prendre position en se prononçant clairement sur la conformité de la législation ou de la pratique nationale à la Charte des droits fondamentaux.
La proximité d’un tel contrôle avec celui exercé par la Cour européenne des droits de l’homme serait alors frappante. En effet, même si la Cour européenne intervient dans un contentieux subjectif puisque, selon l’article 34 CEDH, le requérant doit être victime d’une violation d’un droit garanti par la Convention, ses arrêts revêtent bien souvent une dimension objective que l’on retrouve exprimée par la notion d’autorité de la chose interprétée. Cette nouvelle utilisation de la procédure de manquement pourrait alors conduire paradoxalement, au moment ou l’Union est en train d’adhérer à la Convention, à une forme de concurrence entre les juges européens des droits de l’homme, même si la menace du spectre d’une telle concurrence doit être maniée avec précautions. Cependant, il ne s’agirait pas là de l’éventualité d’une divergence de jurisprudence mais bien d’une incursion de la Cour de justice sur le terrain de la Cour européenne des droits de l’homme.
Mais encore faudrait-il que la Commission mette réellement sa menace à exécution, or cela pourrait bien ne rester qu’une simple hypothèse d’école.
Une simple hypothèse d’école ?
Il faut sérieusement se poser la question de l’opportunité pour la Commission d’initier une telle procédure. La portée symbolique d’un éventuel constat de manquement pour violation de la Charte des droits fondamentaux par un État membre semble en effet toute autre qu’un constat de manquement « traditionnel » condamnant par exemple la condition de nationalité pour accéder à la profession de notaire (CJUE, 24 mai 2011, Commission c. France, aff. C-50/08) ou le non respect d’un précédent arrêt de manquement de la Cour portant sur le non respect de la législation communautaire en matière de taille des filets de pêches (CJCE, 12 juillet 2005, Commission c. France, aff. C-304/02, affaire dite « des poissons sous-taille » qui a pourtant coûté très cher à la France). Initier une telle procédure et la mener à son terme requiert probablement une ferme volonté et une bonne dose de courage politique. Or deux épisodes récents laissent deviner les réticences de la Commission à se laisser entraîner dans une telle entreprise.
Les mesures collectives d’éloignement prises par le gouvernement français à l’égard des Roms durant l’été 2010 constituaient une violation évidente de la directive 2004/38/CE du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 relative au droit des citoyens de l’Union et des membres de leurs familles de circuler et de séjourner librement sur le territoire des États membres. Pourtant, malgré les échanges tendus entre la Commissaire Viviane Reding en charge de la Justice et le Président de la République française à ce sujet, la Commission a finalement pris la décision de ne pas poursuivre le comportement des autorités françaises au titre du recours en manquement. Comme le relève avec justesse Denys Simon : « Manifestement, le bargaining politique cher au président de la Commission l’a emporté sur la fermeté prônée par Viviane Reding, la « colère » du chef d’un « grand État souverain » justifiant probablement la renonciation de la Commission à la mission qui lui a été maintenue par l’article 17 TUE » (Europe 2010, repère 10).
Cette impression est confirmée par la façon dont la Commission a traité le problème posé en droit de l’Union par la loi hongroise CLXXXV sur les médias. Mettant en place un conseil des Médias composé de membres du parti au pouvoir, sensé contrôler les publications sur le territoire et doté d’un pouvoir de sanction conséquent, cette loi pose vraisemblablement des problèmes sous l’angle du droit dérivé de l’Union (directive 2010/13/UE du 10 mars 2010 sur les services de médias audiovisuels modifiant la directive dite « télévision sans frontières ») mais aussi, et surtout, sous l’angle de l’article 11 de la Charte des droits fondamentaux garantissant la liberté d’expression (le texte prévoit notamment la possibilité de contraindre les journalistes de livrer leurs sources). Or, la Commission européenne, malgré sa communication sur la « stratégie pour la mise en œuvre effective de la Charte des droits fondamentaux par l’Union européenne » publiée avant cette affaire, s’est contentée de l’aspect technique offert par la directive (voir D. Simon, Europe 2001, Repère 2)…
Dans ces conditions, il semble peu probable, sauf situation (vraiment) exceptionnelle, que la Commission décide de mener à son terme, voire même simplement d’initier, une procédure de manquement fondée sur une violation de la Charte. Cette nouvelle possibilité devrait donc rester lettre morte et rejoindre au cimetière des procédures inutilisées le recours inter-étatique de l’article 33 CEDH et la procédure de sanction de l’article 7 UE, contribuant à montrer que décidément, le mécanisme de protection des droits fondamentaux le plus efficace demeure le recours juridictionnel initié par la saisine d’un particulier. Serait ainsi une fois de plus repoussé, au moins jusqu’en 2014, le spectre d’une concurrence entre les juges protecteurs des droits de l’homme en Europe ….
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