Covid-19 et droit de dérogation : les réponses du droit international des droits de l’homme
Par Mustapha Afroukh, IDEDH, Faculté de droit et de science politique, Université de Montpellier
La France doit-elle, compte tenu des mesures adoptées dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, se prévaloir du droit de dérogation prévu à l’article 15 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ? Voilà la très intéressante question qui est actuellement l’objet d’un débat vif et nourri, notamment sur le point de savoir si l’on assiste à « une mise en quarantaine de la Convention » (F. Sudre). Le débat s’est focalisé, à titre principal, sur la Convention européenne des droits de l’homme. Mais il peut être utile de l’envisager au regard du droit international des droits de l’homme et ce, pour plusieurs raisons.
Primo, l’on sait que l’épidémie du covid-19 est une crise mondiale qui affecte l’ensemble des Etats de la planète. Or, de nombreux traités internationaux de protection des droits de l’homme comportent une clause de dérogation permettant un allégement des obligations conventionnelles pour faire face à une situation de crise. Reste que le réflexe contentieux et doctrinal est souvent de n’évoquer que l’article 15 de la Convention européenne. Quid des autres instruments internationaux qui lient la France ? Face à la crise du covid-19, quelle a été la réaction des Etats parties au Pacte international sur les droits civils et politiques et des Etats parties à la Convention américaine des droits de l’homme ? L’interrogation est d’autant plus importante qu’un même Etat peut exercer son droit de dérogation dans le cadre de deux traités : c’est par exemple le cas de plusieurs Etats parties à la CEDH et au Pacte et des Etats parties à la Convention américaine des droits de l’homme et au Pacte.
Secundo, contrairement à la Cour européenne qui s’est contentée d’adopter des mesures d’urgence pour adapter son fonctionnement à la crise du covid-19, d’autres organes de protection n’ont pas hésité à rappeler aux Etats leurs obligations conventionnelles en cette période si singulière. Ainsi la Cour de San José a-t-elle publié le 14 avril un communiqué intitulé « Covid-19 et droits humains : les problèmes et défis doivent être abordés dans une perspective de droits de l’homme et respectant les obligations internationales ». C’est ce dont témoigne encore la déclaration du Comité des droits de l’homme des nations unies en date du 24 avril sur « les dérogations au Pacte concernant la pandémie de Covid-19 ». Le 21 avril, le Comité pour l’élimination des discriminations à l’égard des femmes a également appelé les Etats à une action commune contre la pandémie de Covid-19 du point de vue des droits des femmes et publié une note d’orientation synthétisant les droits des femmes que les Etats doivent respecter dans leurs réponses à la menace du covid-19. Rien de tel au niveau européen. Alors certes, la direction des affaires juridiques du conseil de l’Europe a publié un memo sur l’article 15 de la Convention destiné aux gouvernements afin de les aider à « faire face à l’actuelle crise sanitaire, inédite et massive, tout en respectant les valeurs fondamentales de la démocratie, de l’État de droit et des droits de l’homme » (SG/Inf(2020)11). Notons également un certain activisme de la Commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe qui a multiplié les communiqués thématiques sur la question. Mais le résultat est bien que la Cour européenne apparaît en retrait par rapport à d’autres organes. Pour sa part, la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples n’a pas communiqué sur le sujet, si ce n’est pour informer de l’interruption de sa 56ème session ordinaire.
Tertio, l’inscription de la Convention européenne dans un environnement conventionnel global est devenue incontournable. A l’heure où l’on ne cesse de mettre l’accent sur le dialogue des juges, les interactions normatives, une réflexion sur une question aussi importante et complexe du droit conventionnel européen ne peut faire l’objet d’une approche cloisonnée indifférente aux réponses des autres systèmes de protection des droits de l’homme (v. L. Hennebel et H. Tigroudja, Droit international des droits de l’homme, Pedone, 2018, p. 712).
Deux points retiendront donc notre attention.
L’usage du droit de dérogation (1) et les obligations conventionnelles qui demeurent même en période de crise (2).
1. Usage du droit de dérogation. On l’a vu, de nombreux traités de protection des droits de l’homme comportent une clause de dérogation (art. 4 PIDCP ; art. 27 CADH ; art. 15 CEDH ; art. 4 Charte arabe des droits de l’homme). Les motifs factuels justifiant les mesures dérogatoires sont globalement équivalents, si bien qu’un Etat partie à plusieurs de ces instruments a intérêt à être cohérent au niveau de l’usage du droit de dérogation. Alors que l’article 4 du Pacte évoque « un danger public exceptionnel (qui) menace l’existence de la nation et (qui) est proclamé par un acte officiel », l’article 27 de la Convention américaine précise que la dérogation ne peut être justifiée que dans des hypothèses de « guerre, de danger public ou dans toute autre situation de crise qui menace l’indépendance ou la sécurité d’un Etat partie ». Ou, pour le dire autrement, la dérogation ne peut être mise en œuvre que pour faire face à une menace d’une exceptionnelle gravité.
A la possibilité de restreindre l’exercice des droits en période ordinaire, s’ajoute donc celle de déroger à certaines obligations conventionnelles en temps de crise, possibilité ne devant être utilisée qu’en dernier ressort. « Malgré leur proximité, régime de dérogation et régime de restriction aux droits de l’homme ne sont pas équivalents » (L. Sermet, « De la carence dans la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples de la clause de dérogation aux droits de l’homme », RGDIP, 2005, p. 399 ; R. Ergec, Les droits de l’homme à l’épreuve des circonstances exceptionnelles. Etude sur l’article 15 de la Convention européenne des droits de l’homme, Bruylant, p. 34). En effet, restriction et dérogation ont des fonctions et des finalités différentes et le contrôle sera forcément variable, le contrôle de proportionnalité étant plus strict en période normale. Activées, les clauses de dérogation substituent à une légalité normale « une légalité exceptionnelle adaptée aux circonstances » (F. Sudre, Droit européen et international des droits de l’homme, PUF, 11ème éd. p. 242). En n’utilisant pas le régime dérogatoire, la France, comme d’autres Etats parties à la Convention, décide donc de se soumettre au régime ordinaire des restrictions dont les garanties sont plus importantes. Comme l’a rappelé le Comité des droits de l’homme dans son Observation générale sur l’article 4 du Pacte, si les deux régimes doivent tous deux respecter le principe de proportionnalité, « une dérogation à certaines obligations découlant du Pacte se différencie clairement des restrictions ou limites autorisées même en temps ordinaire par plusieurs dispositions du Pacte ». Pareille distinction très claire a d’ailleurs été mise en avant par la Haute Commissaire aux DH des NU qui parle bien, à propos des mesures adoptées par les Etats pour lutter contre la propagation du covid-19, des deux régimes avec des précisions spécifiques. Une autre illustration est fournie par le document publié par la Cour interaméricaine le 24 avril 2020 sur les restrictions et les suspensions des droits de l’homme, qui distingue bien deux régimes distincts avec des exigences qui leur sont propres.
Face à la crise du covid-19, force est de constater l’inappétence avérée des d’Etats pour l’arme de la dérogation : 10 Etats (sur 47) en Europe – Albanie, Arménie, Estonie, Géorgie, Lettonie, Macédoine du Nord, Moldova, Roumanie, Saint-Marin, Serbie – ; 13 (sur 173) dans le cadre du Pacte – Saint-Marin, Salvador, Lettonie, Estonie, Equateur, Roumanie, Pérou, Arménie, Géorgie, Guatemala, Etat de Palestine, Chili, Kirghizistan et 10 (sur 24) dans le cadre de la Convention américaine (Equateur, Guatemala, Honduras, Salvador, République Dominicaine, Pérou, Chili, Argentine, Bolivie, Panama, Colombie). On constate que six Etats parties à la CEDH et cinq Etats parties à la CADH ont également fait valoir leur droit de dérogation au titre du Pacte. A notre connaissance, aucun Etat arabe n’a activé le mécanisme de dérogation prévu par l’article 4 de la Charte arabe des droits de l’homme de 2004. S’agissant de la Charte africaine des droits et des peuples, elle ne comporte pas de clause de dérogation.
Il n’est pas inintéressant à ce stade de se plonger dans l’examen des lettres de notification adressées par ces Etats. Ces trois dispositions (art. 4 PIDCP ; art. 27 CADH ; art. 15 CEDH) n’ont pas les mêmes conditions d’application.
Ainsi, dans le cadre du Pacte et de la Convention américaine, les Etats sont tenus de préciser les dispositions auxquelles ils dérogent. Certains Etats européens n’hésitent pas également à préciser les droits suspendus même si la Convention européenne ne l’impose pas (Estonie par exemple). La liste des droits impactés varie sensiblement. La liberté de circulation, la liberté de réunion et le droit de manifester sont les droits qui sont le plus souvent visés. On trouve également le droit au respect de la vie privée (Lettonie PIDCP), le droit à la liberté et à la sûreté (Arménie PIDCP; Pérou PIDCP), les garanties contre les expulsions des étrangers en situation régulière (Colombie PIDCP), la liberté d’expression (Honduras CADH), et même le droit de propriété et le droit à l’instruction (Géorgie CEDH). C’est au nom de la protection de la santé et du droit à la vie que les mesures dérogatoires ont été adoptées. Autre différence, le vocabulaire employé : des Etats parlent de suspension (Pérou PIDCP et CADH; Equateur CADH) là ou d’autres évoquent des restrictions provisoires (Kirghizistan PIDCP ; El Salvador PIDCP). Qui plus est, la motivation générale des notifications est loin d’être identique d’un Etat à un autre. Celle de la République d’El Salvador au titre de l’article du 4 § 3 du Pacte comporte des passages importants sur le respect du droit international des droits de l’homme en lien avec les obligations de l’Etat au titre de la Convention américaine des droits de l’homme, et les garanties prévues qui encadrent les mesures dérogatoires. Même tonalité dans la notification adressée par le Chili qui précise que l’exécutif reste soumis à un ensemble de contrôles et que le respect de « la démocratie, du respect et de la promotion des droits de l’homme et de l’état de droit, fondements de la coexistence sociale » demeure une préoccupation majeure. Au contraire, d’autres Etats se contentent de quelques lignes pour faire valoir leur droit de dérogation. Il n’en reste pas moins que ces Etats activant la clause de dérogation restent minoritaires. Pour la majorité des Etats, l’adoption de mesures d’urgence s’inscrit dans le cadre du régime des restrictions en période ordinaire. À cet égard, il n’est évidemment pas anodin que la Cour de San José ne se soit pas placée sur le terrain de l’article 27 de la Convention américaine des droits de l’homme dans son communiqué du 14 avril sur le covid-19 et les droits humains. Le communiqué rappelle de façon générale aux Etats leurs obligations internationales dans le cadre des mesures prises pour endiguer la propagation du covid-19, en ne disant mot du droit de dérogation. Dans sa déclaration sur les dérogations au Pacte concernant la pandémie de COVID-19, le Comité des droits de l’homme souligne également que « les États parties ne devraient pas déroger aux droits reconnus dans le Pacte ni invoquer une dérogation accordée lorsqu’ils peuvent atteindre leur objectif de santé publique ou d’autres objectifs de politique publique en invoquant la possibilité de restreindre certains droits, tels que l’article 12 (liberté de circulation), l’article 19 (liberté d’expression) ou l’article 21 (droit de réunion pacifique), conformément aux dispositions relatives à ces restrictions énoncées dans le Pacte, ou en invoquant la possibilité d’introduire des limitations raisonnables à certains droits, tels que l’article 9 (droit à liberté individuelle) et l’article 17 (droit à la vie privée), conformément à leurs dispositions ». Il faut donc croire que cet avertissement a été anticipé par les Etats.
En termes de temporalité, conformément à ce que prévoit l’article 27 de la Convention américaine, les notifications adressées par les Etats américains au secrétaire général de l’OEA indiquent la durée précise de la dérogation, ce qui signifie qu’une nouvelle notification est nécessaire en cas de prolongation (v. en ce sens les nouvelles notifications de la Colombie ; du Pérou ; Honduras dans le cadre de la CADH). Enfin, on relèvera des incohérences de la part de certains Etats européens parties au Pacte : comment expliquer que l’Albanie, la Macédoine du Nord, la Moldova, la Serbie aient fait le choix d’utiliser le régime dérogatoire de l’article 15 de la Convention européenne mais pas celui de l’article 4 du Pacte ? Alors même que les motifs factuels justifiant la dérogation se rejoignent. Qui plus est, « le fait de demander le bénéfice de l’un n’équivaut pas ipso iure à solliciter l’application de l’autre. Or les deux supposent une notification de l’intention d’en bénéficier de la part de l’État qui se trouve en situation de crise, si bien que l’omission de la considération d’un des deux régimes expose l’État à un risque juridique » (C. Santulli, RFDA, 2016, p. 163).
2. Quelles obligations conventionnelles ? Si l’on a bien compris que le régime de la dérogation est moins contraignant pour l’Etat, quelles sont les obligations qu’il doit cependant respecter. Il appert que les clauses de dérogation n’autorisent pas les Etats à s’affranchir à leur guise du respect de leurs obligations conventionnelles. Leur libellé plaide en ce sens comme d’ailleurs la jurisprudence des organes de contrôle. A titre d’illustration, en qui concerne la Convention européenne, si la marge nationale d’appréciation est omniprésente au stade du contrôle de la décision d’activer l’article 15, il n’en demeure pas moins qu’elle est mise en balance avec d’autres éléments au niveau du contrôle des mesures prises par les Etats (nature des droits touchés, principe de prééminence du droit…). Pareillement, la Cour de San José indique que le pouvoir de l’Etat n’est pas illimité et que les mesures d’urgence doivent être adaptées aux « exigences de la situation » et être appliquées sans discrimination (20 nov. 2014, Espinoza Gonzáles c. Pérou). Le Comité des droits de l’homme le rappelle très justement dans sa déclaration sur les dérogations au Pacte concernant la pandémie du covid-19. Celui-ci rappelle en effet que les Etats qui dérogent au Pacte doivent notamment respecter plusieurs conditions : en particulier, une condition de proportionnalité – les mesures doivent être limitées à ce que ce qui est strictement nécessaire – ; les obligations découlant du droit international (condition commune à tous les traités) ; les droits intangibles (dont la liste est beaucoup plus longue que celle de la CEDH) et le principe de non-discrimination (là encore condition commune à l’ensemble des traités sauf la CEDH). Semblables conditions étaient déjà mises en évidence par le Comité dans son observation générale n° 29 sur l’article 4 du Pacte (Adde Les Principes de Syracuse concernant les dispositions du Pacte international relatif aux droits civils et politiques qui autorisent des restrictions où des dérogations). La déclaration va cependant plus loin. Loin d’être déconnecté du réel, le Comité perçoit que certains droits sont plus particulièrement affectés par cette crise sanitaire. Aussi bien, se référant implicitement au caractère indérogeable des articles 7 et 10 § 1 du Pacte (obs. n° 29 préc.), il estime que « les États parties ne peuvent déroger à leur obligation de traiter toutes les personnes, y compris les personnes privées de liberté, avec humanité et dans le respect de leur dignité humaine ». Est également significatif l’accent mis sur les droits des personnes vulnérables : les droits des personnes en situation d’isolement et la menace aggravée de violence domestique, ainsi que les groupes spécifiques marginalisés ou vulnérables, y compris les minorités et les ressortissants étrangers, qui peuvent être la cible de discours de haine en rapport avec la pandémie du covid-19. Sur ce terrain de la vulnérabilité, il faut reconnaître que le communiqué de la Cour de San José est remarquable et audacieux. Remarquable car la Cour interaméricaine est la seule Cour régionale à avoir adopté un communiqué destiné aux Etats et visant à leur rappeler que la lutte contre la propagation du covid-19 ne peut pas se faire à n’importe quel prix. Audacieux car le communiqué de la Cour est axé autour de la notion de vulnérabilité. Consciente que cette crise sanitaire est profondément génératrice d’inégalités, la Cour souligne très clairement que la préoccupation première des Etats doit être la protection des plus faibles, ceux qui « sont touchés de manière disproportionnée » par la crise. Femmes victimes de violences conjugales, détenus, personnes âgées, enfants, réfugiés, travailleurs, personnels de santé … sont autant de groupes vulnérables mentionnés par le communiqué dans le sillage de la jurisprudence interaméricaine très riche dans ce domaine. A l’instar du Comité des droits de l’homme, la Cour insiste sur la nécessité de garantir la liberté d’expression et l’accès à l’information.
Conclusion. Quel bilan tiré de ce panorama rapide sur le débat qui focalise actuellement l’attention de la doctrine sur la décision française de ne pas utiliser l’article 15 de la Convention. Assiste-t-on à une mise en quarantaine du droit international des droits de l’homme (F. Sudre) ? Ou bien faut-il considérer que le maintien du droit commun constitue ici une garantie (S. Touzé) ? La pratique des Etats en droit international des droits de l’homme est non équivoque : s’impose le constat que le choix a plutôt été fait de ne pas déclencher la dérogation. C’est bien qu’il s’agit d’une simple faculté. Ce rappel en forme d’évidence est nécessaire pour comprendre que le refus d’utiliser le droit de dérogation ne fait pas l’objet d’un contrôle.
Parfois, il advient même que des Etats usent de leur droit de dérogation pour couvrir en réalité des restrictions temporaires, en précisant qu’elles sont soumises au principe de proportionnalité (Arménie CEDH). C’est dire que la frontière entre dérogation et restriction est loin d’être hermétique. Certains traités ne comportent d’ailleurs pas de clause de dérogation, comme en atteste la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples. Déjà en 1950, certains craignaient que l’insertion d’une clause de dérogation dans le texte de la Convention européenne ne fasse double emploi avec les clauses de restriction et les débats sur cette question n’ont jamais cessé au sein de la juridiction strasbourgeoise. En ce sens, les opinions séparées sous l’arrêt Brannigan et Mc Bride (26 mai 1993) sont très riches, certains juges estimant même que « les termes soulignés (à l’article 15) commandent clairement un contrôle plus minutieux que ceux de « nécessaires dans une société démocratique », figurant au paragraphe 2 des articles 8 à 11 » ! (Op. concordante du juge Martens). Que l’on s’en réjouisse ou qu’on le déplore, la différence dérogation/restriction a bien un sens, en ce qu’elle rejaillit sur la nature et l’intensité du contrôle. L’exemple tiré de la comparaison des affaires Brogan (2 nov.1988) et Brannigan et Mc Bride est sans doute le plus manifeste. Ainsi, dans son arrêt Brogan, la Cour observe, s’agissant de détentions prolongées sans contrôle judiciaire, que « si la célérité s’apprécie suivant les particularités de chaque cause (…), le poids à leur accorder ne saurait jamais aller jusqu’à porter atteinte à la substance du droit protégé par l’article 5 par. 3 (…), c’est-à-dire jusqu’à dispenser en pratique l’État d’assurer un élargissement rapide ou une prompte comparution devant une autorité judiciaire » pour constater que dans les faits de l’espèce « même la plus brève des quatre périodes litigieuses, à savoir les quatre jours et six heures de garde à vue de M. McFadden (…), va au-delà des strictes limites de temps permises par la première partie de l’article 5 par. 3 […] On mutilerait de la sorte, au détriment de l’individu, une garantie de procédure offerte par l’article 5 par. 3 (…) et l’on aboutirait à des conséquences contraires à la substance même du droit protégé par lui ». En l’occurrence, le Royaume-Uni n’avait pas activé l’article 15. Or, comment expliquer que la Cour ait, dans une affaire quasiment identique (Brannigan et Mc Bride), validé de telles mesures au titre de l’article 15 ? C’est bien que le régime ordinaire offre plus de garanties. Il est donc plutôt rassurant que les Etats utilisent le droit de dérogation avec parcimonie, car sa non-utilisation implique un contrôle entier de l’organe de contrôle qui peut tout à fait tenir compte d’un contexte spécifique comme celui que nous connaissons actuellement. Les auteurs des grands arrêts de la Cour européenne ne disent pas autre chose, en relevant « (qu’en) l’absence de notification, le gouvernement est implicitement considéré comme n’ayant exercé aucune dérogation au sens de l’article 15. La Cour exerce alors un contrôle normal du respect par l’Etat de ses obligations, en tenant compte du contexte général » (9ème éd., p. 97). Avec cette contextualisation, se matérialise ce faisant une « absorption de l’article 15 par les restrictions particulières » dans une « zone grise » selon l’heureuse formule de S. Van Drooghenbroeck (La proportionnalité dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Prendre l’idée simple au sérieux, Bruylant et Publications des Facultés universitaires de Saint-Louis, 2001, p. 387).
Enfin, on ne peut nier la dimension politique du refus des Etats de ne pas faire usage du droit de dérogation. Dans le cas de la France par exemple, le contexte européen ne doit pas être négligé. En effet, lorsque la question de l’utilisation de l’article 15 s’est posée, la France était en train de négocier la déclaration sur l’Etat de droit au sein de l’UE. Recourir aux dérogations aurait été contradictoire avec la ligne suivie qui, justement, prône le maintien d’un régime de droit commun. Le danger est de penser que l’usage du droit de dérogation apporterait de la sécurité juridique. C’est bien la dérogation qui est en soi un danger pour la démocratie et l’Etat de droit. Raison pour laquelle son usage est encadré. Encore plus vainement chercherait-on dans la jurisprudence des organes de contrôle des indices faisant droit à la thèse de la dérogation implicite. On pourrait penser instinctivement à l’arrêt Hassan c. Royaume-Uni (Gde ch., 16 sept. 2014) dans lequel la Cour européenne a considéré qu’en l’absence de dérogation formelle dans un contexte de conflit international, elle pouvait interpréter l’article 5 de la Convention à la lumière du droit international humanitaire. Mais c’est forcer le sens de l’arrêt que d’y voir la consécration d’une dérogation implicite à la Convention, en dehors de l’hypothèse très particulière d’un conflit armé international. Dans ce cas, « les dispositions de l’article 5 ne seront interprétées et appliquées à la lumière des règles pertinentes du DIH que si l’État défendeur le demande expressément ». Ainsi que l’écrivent les Professeurs Touzé et Szymczak, à propos de cet arrêt, « ce n’est que dans l’hypothèse d’un recours de l’État à l’article 15 de la Convention que celui-ci peut déroger à ses obligations conventionnelles si les conditions matérielles et factuelles sont réunies » (AFDI, 2014, p. 418).
Dans un texte très stimulant publié récemment sur le site du blog jus politicum, le Professeur D. Truchet relevait que « l’épidémie de covid19 est interprétée différemment par les diverses disciplines du droit public », « chacun de nous se replie sur les « fondamentaux » de sa discipline ». En droit international des droits de l’homme, il y a bien un mouvement de repli sur la problématique fondamentale de l’équilibre entre le respect des droits individuels et la défense des droits de la collectivité. Et les réponses données sont constantes : cet équilibre, même dans le contexte actuel, ne passe pas nécessairement par l’usage de la dérogation. Retour aussi, à travers cette question, sur le caractère concret et subsidiaire du droit international des droits de l’homme : car in fine seule une étude précise et détaillée des mesures prises et des garanties juridictionnelles prévues par chaque Etat permettra d’y voir plus clair et de vérifier, au cas par cas, si nous sommes en présence d’une suspension de la jouissance et de l’exercice d’un droit ou d’une simple réglementation de l’exercice du droit.
Salut ! Je suis Laimond Jean Paul, avocat haïtien, certifié de l’Institut International des Droits de l’homme ci-devant Fondation René Mocassin, étudiant en maîtrise en droit international et en Droit des affaires . Je te félicite pour l’article. Il m’a beaucoup plus. Merci.