La Cour européenne des droits de l’homme et l’exécution de ses arrêts
La Cour européenne des droits de l’homme et l’exécution de ses arrêts
Par Mustapha Afroukh
L’effectivité du contrôle européen passe par la bonne exécution des arrêts de la Cour européenne. Aussi, l’évolution du corpus jurisprudentiel, déjà très abondant, montre que la pratique de la Cour tendant à indiquer aux États les mesures à prendre pour se conformer à ses propres arrêts s’est largement développée, au-delà même de la procédure des arrêts pilotes. Un tel activisme est d’autant plus problématique que la jurisprudence est dépourvue de ligne directrice. Certains arrêts traduisent néanmoins un souci de la Cour de rendre sa jurisprudence plus lisible.
Mustapha Afroukh est Docteur en Droit public de l’Université Montpellier I (IDEDH – EA 3976)
Même si la Cour européenne persiste à souligner la nature essentiellement déclaratoire de ses arrêts, nul ne songerait sérieusement à contester le fait que le juge européen a pris quelque liberté vis-à-vis de la lettre des articles 41 et 46 de la Convention, en limitant le libre choix des moyens dont disposent les États pour se conformer à ses arrêts. Constat ressassé à l’envi (V. notamment F. SUDRE, « L’effectivité des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme », RTDH, 2008, p. 921 et s., ainsi que la chronique annuelle du Professeur E. LAMBERT-ABDELGAWAD à la RDTH sur l’exécution des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme), l’indication de mesures individuelles ou générales susceptibles de remédier à un constat de violation participe de l’intervention de la Cour dans le processus de contrôle de l’exécution des arrêts. S’agissant de ces mesures, on avait déjà pu constater que leur champ dépassait déjà le seul cas des arrêts pilotes inaugurés par l’arrêt Broniowski c. Pologne en date du 22 juin 2004. Ainsi, dans un arrêt L. c. Lituanie du 11 septembre 2007 (n° 27527/03), la Cour demandait sans complexe à l’Etat défendeur l’adoption dans un délai de trois mois des textes d’applications relatifs au changement de sexe des transsexuels. Le phénomène n’est donc pas nouveau. Néanmoins, force est d’admettre que le courant jurisprudentiel actuel tend à réaffirmer autant qu’à renforcer cette tendance (v. aussi, sur les arrêts rendus en 2010, J.-F. RENUCCI, « Mesures générales et/ou individuelles : l’ingérence de la Cour européenne des droits de l’homme (année 2010) », Dalloz, 2011, chron. 193). Aussi, se contentera-t-on de restituer ici les évolutions les plus significatives de la jurisprudence récente et les interrogations qu’elles suscitent.
I) Consolidation de la technique des arrêts pilotes
Deux lignes de force paraissent illustrer cette consolidation : une banalisation de cette technique et une évolution dans son utilisation.
Banalisation. L’on assiste en effet à une multiplication des arrêts pilotes justifiés par la menace grandissante que font peser sur le système de la Convention les quantités importantes d’affaires répétitives. C’est du reste cette raison qui a conduit la Cour à considérer que les affaires mettant en cause un problème structurel devaient être considérés comme prioritaires dans l’ordre de traitement des requêtes. La procédure de l’arrêt pilote a même fait l’objet d’une codification dans le nouvel article 61 du Règlement de la Cour (Cf. obs. N. FRICERO, Procédures, 2011/5, comm. 172) dans le prolongement de la Déclaration finale d’Interlaeken (19/02/2010) qui appelait à l’élaboration de standards clairs et prévisibles en la matière. Par cette politique de transparence, la procédure de l’arrêt pilote se trouve mise en vedette. Cette remarquable avancée, qui est le signe d’une certaine vitalité des arrêts pilotes, ne doit pas cependant masquer la persistance des critiques liées à l’application de cette procédure. Au sein de la Cour en revanche, le débat n’est plus aussi intense que lors des premières affaires appliquant cette technique. Les récentes affaires ne comportent d’ailleurs aucune opinion dissidente. Visant implicitement l’arrêt Greens du 23 novembre 2010 (n° 60041/08), le représentant du gouvernement du Royaume-Uni dénonçait, pour sa part, lors de la récente Conférence d’Izmir une Cour irrespectueuse des décisions des Parlements nationaux. Dans cette affaire, la Cour a appliqué la procédure de l’arrêt pilote en raison de l’inexécution d’un précédent arrêt sur la législation britannique privant les détenus du droit de vote. Elle a fixé un délai de six mois au Royaume-Uni pour adopter de nouvelles dispositions législatives permettant d’assurer le respect de l’arrêt Hirst (6 octobre 2005, n° 74025/01). L’arrêt est définitif, le Collège des 5 juges ayant rejeté la demande de renvoi de l’affaire en Grande Chambre. Ce dernier point confirme d’ailleurs que, contrairement à une idée reçue, l’utilisation de la technique des « arrêts pilotes » est loin d’être réservée à la formation la plus solennelle de la Cour. C’est ce dont témoigne également l’arrêt Ananyev et autres c. Russie du 10 janvier 2012 rendu en Chambre à propos des conditions de détention provisoire inhumaines et dégradantes en Russie (n° 42525/07 et 60800/08).
Evolution. Avec l’arrêt Greens, il est tout à fait intéressant d’observer que l’usage a posteriori de la procédure d’arrêt pilote s’est intensifié (v. aussi CourEDH, 21 décembre 2010, Vassilios Athanasiou et autres c/ Grèce, n° 50973/08 ; CourEDH, 10 mai 2011, Dimitrov et Hamanov c. Bulgarie, n° 48059/06 et 2708/09 et Finger c. Bulgarie, n° 37346/05 ; Ananyev préc.). Certes, une telle utilisation n’a rien de révolutionnaire. Mais l’impression prévaut que l’arrêt pilote est davantage utilisé comme un moyen de sanctionner la lenteur de réactivité d’un Etat face à de précédentes condamnations de la Cour. Dans l’affaire Greens, le juge européen a eu l’occasion de préciser que la lenteur de l’Etat à rendre sa législation compatible avec l’arrêt Hirst s’analyse comme « une circonstance aggravante » (§ 111, l’arrêt Ananyev préc. évoque un « motif de préoccupation grave » pour désigner l’action insuffisante des autorités russes face au problème structurel du surpeuplement carcéral identifié par la Cour en 2002 dans un arrêt Kalashnikov). On peut toutefois observer que ce constat sévère n’a pas empêché la Cour de juger, pour la première fois dans l’arrêt Greens, que le simple dépôt d’un projet de loi par l’Etat défendeur mettant fin à la violation constatée suffirait à rayer du rôle toutes les affaires pendantes portant sur le même problème (§ 122). L’arrêt Vassilios Athanasiou et autres c. Grèce du 21 décembre 2010 exprime une tonalité passablement différente, la Cour jugeant inapproprié d’ajourner l’examen de toutes les affaires analogues : « la poursuite de l’examen d’affaires similaires par la voie de la procédure normale, rappellera aux autorités grecques sur une base régulière leurs obligations découlant de la Convention, et en particulier du présent arrêt » (§ 58, voy. également aff. c. Bulgarie précitées qui portent sur la question de la durée excessive des procédures et Ananyev préc.). L’explication de ce décalage est sans doute que les mesures exigées dans cette dernière affaire sont plus complexes à mettre en œuvre. Il n’empêche, cette utilisation singulière de la technique des arrêts pilotes correspond à une tendance lourde de la pratique récente de la Cour.
D’autre part, la période récente a été également marquée par la clôture de la procédure d’arrêt pilote à propos du système restrictif du contrôle des loyers (aff. Hutten-Czapska c. Pologne). Par un arrêt du 19 juin 2006, la Grande Chambre, appliquant la procédure de l’arrêt pilote, a conclu à la violation de l’article 1 du Protocole n° 1 à la Convention en raison de l’impossibilité pour la requérante d’utiliser son bien ou de percevoir un loyer adéquat. La violation résultant d’un problème structurel, la Cour a enjoint à l’Etat défendeur de ménager dans son ordre juridique interne un mécanisme qui établisse un juste équilibre entre les intérêts des propriétaires et l’intérêt général de la collectivité. Le 28 avril 2008, la Cour a pris acte du règlement amiable conclu entre la requérante et le gouvernement tout en tenant compte des mesures générales visant à régler le problème structurel. Conclusion confirmée dans plusieurs décisions récentes à l’occasion desquelles la Cour a rayé du rôle plusieurs affaires posant le même problème (8 mars 2011, Déc. Association des propriétaires de biens immobiliers de Łódź c. Pologne, n° 3485/02). À bien des égards, la Cour se montre compréhensive à l’égard de l’Etat défendeur. Aussi, de façon très intéressante, elle souligne avec une certaine insistance la complexité du processus d’exécution de l’arrêt pilote « impliquant des décisions politiques de grande envergure et d’importantes modifications à la législation polonaise, non seulement dans le domaine du logement, mais aussi en matière d’assistance sociale, l’état des subventions, la construction et l’administration des terres, l’État ne peut pas être censuré pour le maintien, pour le moment les règles restrictives sur la résiliation des baux » (§ 72). Autant dire que l’arrêt est résolument marqué du sceau de la prudence. Reste néanmoins posée la question de savoir si cette approche très conciliante, déjà critiquée par des juges dissidents lors du règlement amiable dans l’affaire Hutten-Czapska, ne fragilise pas indirectement le droit de recours individuel ? Signalons, par ailleurs, que la Cour ne se montre pas toujours pointilleuse dans la formulation des mesures d’exécution. Tandis qu’elle semble reconnaître dans certaines espèces une marge nationale d’appréciation à l’Etat pour mettre un terme à la violation structurelle constatée en raison de la difficulté d’opérer une mise en balance entre les intérêts en jeu (CourEDH, 12 octobre 2010, Maria Atanasiu et autres c. Roumanie, § 233, n° 30767/05 et 33800/06), la Cour n’hésite pas parfois à ordonner des mesures d’exécution très précises (CourEDH, 21 décembre 2010, Vassilios Athanasiou et autres c/ Grèce, § 54 et s. : mise en place dans un délai d’un an d’un recours qui garantit réellement une réparation effective des violations de la Convention résultant de durées excessives des procédures devant les juridictions administratives en respectant les critères posés par la Cour).
Si l’on comprend parfaitement la logique qui commande cette jurisprudence – réduire la charge de travail de la Cour – elle n’en reste pas moins critiquable, notamment en ce que la Cour manque de rigueur dans l’identification des arrêts pilotes (sur ce point, v. L. SERMET, « Contribution à l’éclaircissement de la notion d’arrêt pilote et objectivisation du contentieux européen des droits de l’homme », RGDIP, 2007, p. 870).
II) Le débordement de la technique des arrêts pilotes
Par delà l’extension continue du recours à cette technique soulignée plus haut, on a vu en effet se développer une autre catégorie d’arrêts : les faux ou quasi-arrêts pilotes. Il s’agit de cas dans lesquels la Cour, sans recourir expressément à cette procédure, identifie un problème structurel, un contentieux massif et le besoin urgent d’adopter des mesures générales au niveau national. Ainsi, dans l’arrêt Association « 21 décembre 1989 » et autres c. Roumanie du 24 mai 2011, la Cour mentionne à propos d’une défaillance de l’Etat à respecter l’obligation procédurale sur les allégations de violations de l’article 2, « un problème à grande échelle, étant donné que plusieurs centaines de personnes sont impliquées comme parties lésées dans la procédure pénale critiquée. En outre, plus d’une centaine de requêtes similaires à la présente affaire sont pendantes devant la Cour. Elles pourraient donc donner lieu à l’avenir à de nouveaux arrêts concluant à la violation de la Convention » (Adde CourEDH, 29 novembre 2011, Altınok c. Turquie, § 73, no 31610/08). Au-delà du critère tenant au nombre de personnes touchées, l’affinité est très grande avec la formulation de l’arrêt Broniowski. Au surplus, elle indique à l’Etat défendeur la nécessité de mettre fin à la situation constatée en l’espèce qui concernait un problème de prescription. Il convient alors de comprendre qu’un problème structurel est susceptible d’être identifié en dehors de la procédure de l’arrêt pilote (voir en ce sens 6 juillet 2010, Yetis et autres c. Turquie, § 66, no 40349/05 ; CourEDH, 8 mars 2011, Eltari c. Albanie, § 99, n° 16530/06 ; 26 avril 2011, Pulatlı c/ Turquie, § 37, no 38665/07 : problème structurel tenant à l’absence de contrôle judiciaire des sanctions pour infraction à la discipline militaire ; CourEDH (GC), M.S.S c. Belgique et Grèce, no 30696/09 ; § 300 : « La Cour observe (…) que la procédure d’asile [est] caractérisée par des défaillances structurelles » ; CourEDH, 22 novembre 2011, Ercep c. Turquie, no 43965/04, § 80 : à propos de l’insuffisance du cadre juridique existant quant au statut des objecteurs de conscience). Cette parenté est encore accentuée par le fait que la Cour n’hésite pas également à se prononcer sur le sort des affaires similaires pendantes mais se garde bien d’utiliser expressément la procédure de l’arrêt pilote (!). L’arrêt Association « 21 décembre 1989 » et autres c. Roumanie offre l’illustration parfaite de cette pratique, le juge européen estimant que l’examen des affaires similaires serait de nature à régulièrement rappeler à l’État défendeur son obligation résultant du présent arrêt. De tels flottements nuisent à la lisibilité de la jurisprudence européenne. L’analyse des arrêts amène à conclure que l’on est en présence d’arrêts différents dans la forme mais quasi-identiques dans leur contenu. De sorte qu’il paraît bien difficile de dresser une typologie fiable permettant de distinguer ces différentes catégories d’arrêts. Dans le même ordre d’idées, la motivation de cette jurisprudence n’est pas sans susciter des réserves. Lorsque sont en cause des arrêts pilotes déguisés, la Cour ne mentionne pas l’indication de mesures générales dans le dispositif de l’arrêt. Et de fait, à la lecture du seul dispositif de l’arrêt Pulatli, rien ne permet de conclure que l’arrêt soit allé au-delà d’une simple condamnation de la Turquie pour violation de l’article 5 § 1 de la Convention. Sur ce point donc, une clarification s’impose. En revanche, une pratique récente de la Cour consiste à mentionner de façon constante l’indication de mesures d’exécution dans les motifs et le dispositif de l’arrêt. Ce changement d’attitude s’apparente à une amorce de rationalisation de sa jurisprudence.
Enfin, la jurisprudence récente révèle une généralisation de l’indication des mesures individuelles.
III) Vers une extension du champ des mesures individuelles
On le sait, l’indication de mesures individuelles est loin d’être un phénomène nouveau. Elle s’appuie généralement sur l’obligation de restitio in integrum découlant de l’article 41 de la Convention. L’idée fondamentale qu’il faut saisir est que la nature de certaines violations de la Convention limite le choix des Etats quant aux mesures propres à mettre en œuvre l’arrêt de la Cour. Mais pendant longtemps, le champ d’application de ces mesures a plutôt été limité et restreint à des circonstances particulières. Par exemple, la Cour a pu par le passé estimer, en matière de privation de propriété, que l’Etat n’avait d’autre choix que de restituer aux requérants les terrains litigieux ou de verser une indemnité tenant compte de la valeur réelle du bien (CourEDH, 31 octobre 1995, Papamichalopoulos c. Grèce, n° 14556/89). Ces mesures visent à placer les requérants, le plus possible, dans une situation équivalant à celle où ils se trouveraient s’il n’y avait pas eu manquement aux exigences de l’article 1 du Protocole no 1. C’est dans une perspective comparable que, dans de nombreux arrêts concluant à la violation des articles 5, 6 et 7, la Cour a adressé de véritables injonctions aux Etats en leur demandant respectivement soit de remettre en liberté le requérant (v. pour une illustration récente v. CourEDH, 22 avril 2010, Fatullayev c. Azerbaïdjan,§ 174, n° 40984/07), soit de le rejuger en temps-utile (CourEDH, 23 octobre 2003, Gençel c. Turquie, § 27, n° 53431/99), soit de remplacer sa peine conformément à l’arrêt rendu (CourEDH, 17 septembre 2009, Scoppola n° 2 c. Italie, § 154, 10249/03), soi de rouvrir une procédure judiciaire qui respecte les exigences du procès équitable (CourEDH, 13 décembre 2011, Ajdarić c. Croatie, § 58, n° 20883/09). Dès lors est-ce en toute logique que le recours aux mesures individuelles d’exécution s’est manifesté dans des hypothèses où la Cour a jugé que des conditions de détention étaient constitutives d’une violation de l’article 3 (CourEDH, 20 janvier 2009, Sławomir Musiał c. Pologne, § 108, no 28300/06 : à propos de la prise en charge médicale d’un détenu souffrant de troubles mentaux graves). Par où l’on voit qu’en dehors des arrêts relatifs à la privation de propriété, cette jurisprudence concernait surtout des affaires où étaient en cause des « core rights », c’est-à-dire des affaires touchant à la liberté et l’intégrité physiques de la personne. La Cour elle-même en était d’ailleurs pleinement consciente puisqu’elle affirmait dans un arrêt De Clerck c. Belgique de 2007 le caractère exceptionnel de l’indication à l’Etat défendeur de mesures d’exécution (CourEDH, 25 septembre 2007, De Clerck c. Belgique, n° 34316/02, § 99). C’est cette limite que l’évolution actuelle remet partiellement en cause.
Avec l’arrêt Gluhakovic c/ Croatie du 12 avril 2011 (veille C. PICHERAL, JCP G, 2011, 532), l’on doit reconnaître que cette pratique n’est plus limitée à ces hypothèses. Etait en cause un manquement des autorités à tenir compte de la situation personnelle du requérant dans la programmation des rencontres avec sa fille (art. 8). Se plaçant en l’espèce sur le terrain de l’article 46 de la Convention, le juge européen décide, compte tenu du besoin urgent de mettre fin à la violation du droit de M. Gluhaković au respect de sa vie familiale, d’enjoindre à la Croatie de veiller à ce que le requérant puisse effectivement rencontrer sa fille à un moment compatible avec son horaire de travail et dans un lieu satisfaisant (§ 89). De prime abord, on pourrait être tenté de considérer que c’est la première fois que la Cour indique à un Etat des mesures à prendre dans le domaine du droit au respect de la vie familiale (v. en ce sens le Rapport annuel qui vient d’être publié par la Cour). En réalité, ce constat doit être nuancé au regard d’un précédent arrêt V.A.M. c. Serbie en date du 13 mars 2007 (n° 39177/05) dans lequel la Cour avait ordonné à l’Etat d’exécuter l’ordonnance prise par le juge interne en vue de faciliter les rencontres entre la mère et son enfant. L’apport de l’arrêt Gluhakovic c/ Croatie réside plutôt dans la volonté de la Cour d’assumer cette extension du champ des mesures d’exécution. En effet, contrairement à l’arrêt V.A.M. c. Serbie, la mesure d’exécution apparaît ici tant dans les motifs que dans le dispositif de l’arrêt. Le champ d’application des mesures individuelles s’élargit donc de façon substantielle mais la logique demeure inchangée : la mesure d’exécution n’est indiquée que parce que l’Etat est considéré comme n’ayant pas le choix quant aux mesures à prendre. Il serait excessif de croire que le juge européen accède à toute demande d’indication d’une mesure individuelle d’exécution. Dans l’arrêt Khodorkovskiy c. Russie du 31 mai 2011, la Cour précise qu’il ne lui appartient pas d’indiquer des mesures d’exécution aux fins d’empêcher une violation future de la Convention (§ 271). Ainsi, elle ne peut autoriser en l’espèce des observateurs internationaux à enquêter sur les conditions de détention du requérant (pour un refus quelque peu énigmatique, voir CourEDH, 13 janvier 2011, Kallweit c/ Allemagne et a., § 83, n° 17792/07 : la Cour refuse d’indiquer des mesures individuelles en arguant du fait que la question posée fait l’objet d’une divergence de jurisprudence en droit interne). Enfin, l’étude de la jurisprudence récente permet de se convaincre de l’ancrage de ce « pouvoir d’indication-injonction » (F. SUDRE, « L’effectivité des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme », op. cit., p. 922) dans l’article 46 de la Convention, même si la référence à l’article 41 n’a pas été abandonnée. Par contre, s’agissant des arrêts indiquant des mesures d’exécution générale, une référence exclusive à l’article 46 relatif à l’effet obligatoire des arrêts, souvent interprété à la lumière de l’article 1er, est souvent privilégiée. Il y a là une évolution à laquelle il faudra se montrer très attentif. Cependant on peut encore déplorer que le juge européen n’ait pas cru bon de s’appuyer sur la notion d’ordre public européen dégagée dans l’arrêt Loizidou en 1995 (23 mars 1995, § 75, A/310, GACEDH, n° 1). A notre sens, la Cour n’a pas mesuré tout le bénéfice qui peut être tiré de l’utilisation de l’ordre public en tant que « norme d’effectivité et procédurale » (C. PICHERAL, L’ordre public européen. Droit communautaire et droit européen des droits de l’homme, La documentation française, 2001, p. 359).
Propos conclusifs. Il est loisible de constater que, par son ampleur, cet activisme de la Cour rejaillit inévitablement sur ses rapports avec le Comité des ministres chargé selon l’article 46 § 2 de la Convention de surveiller l’exécution des arrêts (v. E. LAMBERT ABDELGAWAD, « L’exécution des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme », AJpénal, 2010, p. 67). Le processus d’exécution des arrêts implique désormais plusieurs acteurs. Quelles que puissent être les approximations qui caractérisent cette jurisprudence, une analyse en termes d’oppositions et de conflits entre les deux organes n’est peut-être pas des mieux adaptés. Les conclusions formulées par le Comité des Ministres dans son dernier rapport sur l’exécution des arrêts de la Cour sont à cet égard exemplaires. Le Rapport relève que les liens entre les deux organes sont marqués par une interaction accrue. L’on peut ainsi lire que les affaires pilotes jugées récemment s’inscrivaient pour la plupart dans le cadre des procédures de surveillance en cours. La jurisprudence de la Cour est plutôt bien accueillie. Plus encore, les méthodes de travail du Comité ont été renouvelées afin de porter une attention spécifique sur les arrêts impliquant des mesures individuelles urgentes, les arrêts pilotes, les arrêts révélant d’importants problèmes structurels et/ou complexes, tels qu’identifiés par la Cour et/ou le Comite des Ministres. En renfort de cette hypothèse, on relèvera qu’en retour, et de manière de plus en plus visible, la Cour s’appuie sur les résolutions du Comité des Ministres (CourEDH, 21 décembre 2010, Vassilios Athanasiou et autres c/ Grèce et CourEDH, 10 mai 2011, Dimitrov et Hamanov c. Bulgarie et Finger c. Bulgarie, préc.) pour justifier le recours à la procédure de l’arrêt pilote ou pour conclure à une défaillance de type structurelle. Pareillement, il advient que la Cour considère qu’il appartient au Comité des Ministres, agissant au regard de l’article 46 de la Convention, d’aborder la question des mesures pouvant être exigées de l’Etat dans l’exécution de l’arrêt (CourEDH, 2 décembre 2010, Abuyeva et autres c. Russie, § 243, n° 27065/05. Dans le même sens, CourEDH, 31 mai 2011, Khodorkovskiy c. Russie, § 271 ; CourEDH, 3 novembre 2011, Dimitras c. Grèce n° 2, § 43, no 34207/08 et 6365/09). Ainsi que le remarquait très justement le Professeur Flauss, « la multiplication des intervenants à la procédure de contrôle de l’exécution est de nature, notamment en cas de synergie des actions respectives, à contribuer à une meilleure efficacité des arrêts de la Cour » (« L’effectivité des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme : du politique au juridique ou vice-versa », RTDH, 2009, p. 72).
Pour citer cet article : Mustapha Afroukh, « La Cour européenne des droits de l’homme et l’exécution de ses arrêts », RDLF 2012, chron. n°5