La reconnaissance inédite d’une pratique systématique de refoulements des demandeurs d’asile (CEDH, 7 janv. 2025, A.R.E. c. Grèce, n° 15783/21)
Dans un arrêt du 7 janvier 2025 rendu dans l’affaire A.R.E. c Grèce, la Cour européenne condamne pour la première fois la Grèce à raison d’une pratique systématique de refoulements des demandeurs d’asile vers la Turquie, dont a été victime la requérante, pratique qu’elle juge classiquement contraire à l’article 3, interdisant la torture et les traitements inhumains ou dégradants, ainsi qu’à l’article 13 de la Convention, consacrant le droit à un recours effectif.
Pascaline Motsch, Maître de conférences en droit public, Faculté de droit de CY Cergy Paris Université, Centre de philosophie juridique et politique (CPJP)
Cette décision inédite, prononcée en ce début d’année 2025, précède de quelques semaines la publication d’un rapport commis par un groupe de neuf organisations de défense des droits de l’homme, dont les conclusions semblent accablantes : les refoulements aux frontières extérieures de l’Union européenne auraient accusé une sérieuse augmentation ces dernières années, « au point de devenir une pratique systématique dans le cadre de la politique migratoire de l’UE » [1]. Ces cas de refoulement, qui s’élèveraient à plus de 120 000 en 2024, sont toutefois proportionnels au nombre de demandeurs d’asile qui ne cesse d’augmenter, après quelques années de relative accalmie, pour atteindre, d’après Eurostat, plus d’1 million en 2023, soit des chiffres proches du pic de 2015, sans que les commentateurs n’évoquent une « crise des réfugiés ». Par ailleurs, dans un contexte géopolitique tendu où les migrants sont désormais instrumentalisés par des Etats tiers à des fins de déstabilisation des Etats membres de l’Union européenne[2], les choix politiques en matière d’asile et de migration s’avèrent cornéliens.
Du côté de Strasbourg, en tout cas, les arrêts de condamnation des Etats parties à la Convention, en particulier des Etats membres de l’Union européenne, à raison de la violation des droits des demandeurs d’asile, se sont en effet multipliés ces dernières années[3]. Quant à la Grèce, ses condamnations pour violation des articles 3 et 13 de la Convention, à raison des conditions d’accueil des réfugiés ou des renvois de candidats à l’asile sans examen sérieux de leur demande de protection internationale, sont déjà anciennes et ont, dès son institution, fragilisé les mécanismes du système européen commun de l’asile. A ce titre, dans son célèbre arrêt rendu en formation de grande chambre le 21 janvier 2011 dans l’affaire M.S.S. c. Belgique et Grèce[4], nous nous souvenons que la Cour européenne a condamné la Belgique pour avoir transféré le requérant, demandeur d’asile afghan, vers la Grèce désignée comme Etat membre responsable en vertu du Règlement Dublin II, alors que ce transfert l’exposait à un risque de traitement contraire à l’article 3, du fait des conditions de détention existant en Grèce dans les centres de réfugiés, ainsi qu’à un risque d’expulsion en Afghanistan sans un examen sérieux du bien-fondé de sa demande d’asile en violation de l’article 13[5].
Il est vrai qu’en tant que pays de première entrée[6], la Grèce subit une pression migratoire importante, même si l’accord controversé UE-Turquie, conclu en 2016, a pu permettre d’endiguer largement le flux des migrants empruntant la route de la méditerranée orientale et d’alléger, en conséquence, la charge d’accueil pesant sur la Grèce[7]. Pour autant, force est de constater que les pratiques des autorités grecques ne se sont pas améliorées : en atteste cet arrêt du 7 janvier 2025, rendu par la Cour européenne dans l’affaire A.R.E. c. Grèce, puisqu’elle y pointe du doigt une pratique généralisée de refoulements des demandeurs d’asile vers la Turquie, dont le gouvernement grec nie pourtant en bloc l’existence.
Les faits sont les suivants. En novembre 2016, Madame A.R.E., une ressortissante turque, fut accusée par les autorités turques d’appartenance à l’organisation « FETÖ/PDY », dirigée par Fethullah Gülen, laquelle serait à l’origine du coup d’Etat perpétré contre le régime dans la nuit du 15 au 16 juillet 2016. La requérante fut placée en détention provisoire durant 28 mois avant d’être condamnée, le 12 mars 2019, à six ans et trois mois d’emprisonnement. Interjetant appel de cette condamnation, elle fut libérée provisoirement dans l’attente de son nouveau procès. C’est alors qu’elle décida, le 4 mai 2019, de se rendre en Grèce en traversant le fleuve Evros, accompagnée de deux autres ressortissants turcs, afin d’y demander une protection internationale.
La requérante serait arrivée en Grèce vers 5h30, à proximité de la ville de Nea Vyssa, où elle contacta son frère, lui-même demandeur d’asile dans ce pays, via l’application WhatsApp, afin qu’il puisse suivre sa position en direct (live location) et qu’il lui transmette les coordonnées d’un avocat. La requérante resta ainsi en contact avec son frère à différents moments de la journée en vue notamment de lui envoyer des photos ou vidéos des lieux où elle se trouvait en Grèce. Par ailleurs, craignant un refoulement, la requérante ainsi que son frère en informèrent le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés.
Plus tard, un peu après 14h25, alors qu’elle attendait son avocat (N.O.), la requérante et ses deux compatriotes auraient été arrêtés par la police grecque sur la place de Nea Vyssa et conduits au commissariat, où ils auraient demandé l’asile pour la première fois. Les trois demandeurs d’asile auraient ensuite été transférés au poste de garde-frontières de Neo Cheimonio et y auraient été retenus de manière officieuse jusqu’à 19h00, heure à laquelle aurait commencé leur refoulement vers la Turquie.
En effet, après 19h00, la requérante, ainsi que ses deux compagnons auraient été transférés, après un trajet de 15-20 minutes, dans un commissariat de police inconnu où leurs affaires leur auraient été confisquées (chaussures, argent, téléphone portable). Ensuite, un camion les aurait transportés, avec 28 autres personnes, près du fleuve Evros, où des personnes cagoulées les auraient fait descendre et embarquer sur un bateau gonflable pour les renvoyer vers la Turquie.
Le lendemain matin, le 5 mai 2019, la requérante fut arrêtée par la gendarmerie turque, puis traduite devant le tribunal pénal d’Izmir qui releva qu’elle s’était enfuie en Grèce, d’où elle venait d’être refoulée, malgré l’interdiction de sortie du pays qui lui avait été imposée. La requérante fut alors conduite à la prison d’Edirne, puis transférée à la prise de Gebze pour y purger le reste de sa peine.
Le 18 juin 2019, au nom de la requérante, le Conseil grec pour les réfugiés déposa plainte, notamment pour torture et autres atteintes à la dignité humaine, détention illégale et destruction de propriété. Toutefois, le 13 décembre 2019, par ordonnance, le procureur près le tribunal de première instance d’Orestiada rejeta la plainte pour défaut de preuve. La requérante contesta cette décision le 10 février 2020 devant le procureur près la cour d’appel de Thrace. Toutefois, bien qu’il ordonnât l’audition des témoins de la requérante (son frère, son avocat et un journaliste turc), ainsi que celle de tous les agents de police qui étaient en service au poste de gardes-frontières au moment des faits litigieux, le procureur rejeta le recours de la requérante pour défaut de preuve le 23 septembre 2020.
Le 19 mars 2021, la requérante se tourna alors vers la Cour européenne des droits de l’homme, alléguant avoir été victime d’un refoulement de la part des autorités grecques vers la Turquie en violation des articles 3 et 13, se plaignant également d’avoir été détenue illégalement avant son refoulement en violation de l’article 5, soutenant enfin que son renvoi vers la Turquie l’avait exposée à un risque pour sa vie et constituait un traitement inhumain et dégradant sans qu’elle puisse faire valoir ces griefs devant le juge grec, en violation des articles 2, 3 et 13 de la Convention.
De son côté, le gouvernement grec conteste absolument toutes les allégations de la requérante, qui aurait abusé du droit de recours individuel dans la mesure où il n’existerait aucune preuve de son arrestation, de sa détention et de son refoulement vers la Turquie. Il soulève également devant la Cour européenne une exception d’irrecevabilité tenant au non-épuisement des voies de recours internes, la requérante n’ayant exercé aucune action en réparation contre l’Etat, ni déposé aucune plainte auprès de l’Ombudsman grec ou de l’Autorité nationale de transparence.
Au cours de la procédure, plusieurs tiers intervenants ont été autorisés à présenter leurs observations, notamment l’Ombudsman grec et la Commission nationale pour les droits de l’homme qui ont répondu à la question de savoir s’il existait une pratique systématique de refoulements de la Grèce vers la Turquie. Le 4 juin 2024, la Cour a également tenu, une audience, ce qui est exceptionnel, afin de confronter les points de vue des parties, dont la version des faits est totalement divergente.
A l’issue de la procédure d’examen, dans sa formation de chambre, la Cour a d’abord conclu à la recevabilité de la requête, soulignant qu’il n’existait aucune voie de recours effective à la disposition de la requérante pour se plaindre de son refoulement et des conditions d’un tel refoulement devant les autorités grecques[8]. Au fond, la Cour condamne la Grèce pour violation des articles 3 et 13 à raison du refoulement de la requérante vers la Turquie, ainsi que pour violation de l’article 5 à raison de l’arrestation et de la détention illégales de la requérante avant son refoulement. Quant aux conditions du refoulement, la Cour ne les juge pas contraires aux articles 2 et 3 de la Convention, mais elle condamne la Grèce pour violation de l’article 13, la requérante n’ayant disposé d’aucun recours effectif pour faire valoir ces griefs.
Ainsi, dans cette affaire, si la Cour juge traditionnellement que le refoulement d’un demandeur d’asile vers son pays d’origine où il risque d’être persécuté sans avoir pris la peine d’examiner sa demande constitue une violation des articles 3 et 13 (II), ce n’est qu’à l’issue d’un raisonnement inédit tendant à alléger la charge de la preuve pesant sur la requérante dans l’hypothèse d’une pratique systématique de refoulements des demandeurs d’asile (I).
I. La reconnaissance d’une pratique systématique de refoulements au soutien des allégations de la requérante
Contrairement aux affaires dont elle a été saisie sur des cas de refoulements de demandeurs d’asile[9] ou d’expulsion collective d’étrangers[10], la Cour est confrontée en l’espèce à la difficulté que le gouvernement grec conteste absolument les allégations de la requérante selon lesquelles elle aurait été arrêtée, détenue et refoulée vers la Turquie, allant même jusqu’à contester la présence de l’intéressée sur son territoire au moment des faits litigieux. Face à la profonde divergence des versions livrées par les parties, la Cour décide d’adopter une approche inédite, tendant à alléger la charge de la preuve pesant sur la requérante.
En effet, sa démarche, « inversée » précise-t-elle[11], consistera d’abord à déterminer l’existence ou non d’une pratique systématique de refoulements sévissant en Grèce dans la région d’Evros à l’époque des faits (A), avant de vérifier si le récit de la requérante, étayé par des preuves concrètes, selon lequel elle aurait été refoulée, s’inscrit plausiblement dans le cadre d’une telle pratique (B).
A. L’existence d’une pratique systématique de refoulements de la Grèce vers la Turquie
Consciente des difficultés rencontrées par la requérante dans cette affaire où le gouvernement grec nie dans leur totalité les faits allégués, la Cour décide d’inverser sa démarche en cherchant préalablement à établir s’il existait ou non une pratique systématique de refoulements dans la région d’Evros au moment des événements litigieux (mai 2019). Afin d’établir l’existence d’une telle pratique, la Cour fait appel à l’expertise d’organisations spécialisées dans la défense des droits de l’homme.
L’appel à cette expertise n’est pas inhabituel dans les affaires de refoulement ou d’expulsion collective d’étrangers : elle permet à la Cour de corroborer, le cas échéant, les récits des requérants alors que les agissements dont ils se plaignent, sous l’angle de l’article 3 ou de l’article 4 du Protocole n° 4, sont officieux. Par exemple, dans l’affaire M.H. c. Croatie, jugée en 2021[12], était en cause le refoulement d’une famille afghane de la Croatie vers la Serbie. Les requérants soutenaient en effet qu’ils étaient entrés en Croatie le 21 novembre 2017, mais qu’ils avaient été ramenés à la frontière serbo-croate par des policiers qui leur auraient ordonné de retourner en Serbie en suivant les rails du chemin de fer, ce qui causa notamment la mort d’une enfant percutée par un train. Alors que les requérants ne pouvaient apporter la preuve de leur présence en Croatie, le refoulement allégué s’étant déroulé pendant une nuit d’hiver, sans remise aux fonctionnaires serbes et en dehors de toute procédure officielle, la Cour a pris en compte, pour corroborer leur récit, un grand nombre de rapports d’organisations de défense des droits de l’homme, pointant du doigt les refoulements sommaires de personnes entrées clandestinement en Croatie par les frontières avec la Serbie et la Bosnie-Herzégovine, menés en dehors des passages officiels de frontières et sans notification préalable aux autorités du pays dans lequel les migrants étaient refoulés.
Dans la présente affaire, afin d’établir l’existence d’une pratique systématique de refoulements depuis la Grèce vers la Turquie, la Cour s’est fondée sur les rapports d’institutions nationales et internationales de défense des droits de l’homme, accordant un poids particulier aux rapports de deux organismes nationaux indépendants qui ont également été autorisés à présenter leurs observations écrites dans cette affaire, à savoir l’Ombudsman grec et la Commission nationale pour les droits de l’homme, mieux placés en effet pour enquêter sur la pratique nationale litigieuse que les organismes internationaux.
Quant à l’Ombudsman grec, après avoir lancé d’office en 2017 une enquête portant sur les allégations de refoulement de ressortissants de pays tiers depuis la région d’Evros vers la Turquie, l’institution a publié ses résultats dans un rapport en 2021. D’après les conclusions de ce rapport, la majorité des plaintes recueillies à raison d’un refoulement révèlent l’existence d’une pratique constante qui dure probablement depuis plusieurs années, impliquant un nombre indéfini de victimes qui s’élèverait néanmoins à plusieurs milliers[13]. D’après la majorité des témoignages recueillis, l’implication des autorités grecques ne ferait aucun doute : si elles ne procèdent pas nécessairement elles-mêmes à ces refoulements, elles les tolèrent, les encouragent et les facilitent, notamment en fournissant le personnel et les véhicules nécessaires à l’accomplissement de la besogne.
L’Ombudsman grec n’a pas manqué d’interroger les services grecs responsables de l’accueil des ressortissants d’Etat tiers dans la région d’Evros : tous ont répondu qu’ils accomplissaient leurs devoirs conformément à la législation grecque et au droit de l’Union européenne, la police grecque rejetant par ailleurs les accusations de refoulements sur des trafiquants ou des anonymes qui chercheraient à déstabiliser l’Etat grec. L’Ombudsman a donc conclu qu’aucune enquête sérieuse n’avait été menée par les autorités grecques sur ces allégations multiples de refoulements.
Quant à la Commission nationale pour les droits de l’homme, elle a mis en place un mécanisme d’enregistrement des retours forcés informels (Informal forced returns – IFRs) de ressortissants de pays tiers de la Grèce vers d’autres pays, dans le but de surveiller, enregistrer et mettre en évidence le phénomène. Dans son rapport annuel pour 2022, publié en 2023, sur la base d’entretiens personnels avec les victimes présumées de refoulements qui se seraient produits entre avril 2020 et octobre 2022 depuis la région d’Évros ou les îles grecques vers la Turquie, la Commission dénombre au moins 2 157 victimes qui, comme la requérante au principal, auraient été, avant leur refoulement, arrêtées et détenues illégalement, puis privées de leurs affaires personnelles afin d’éliminer toute preuve en leur possession, qu’ils s’agisse de photos, de vidéos, ou d’enregistrements de leur localisation. Dans son rapport pour 2022 comme dans ceux qui lui succèderont, la Commission nationale pour les droits de l’homme conclut à l’existence d’une pratique systématique de refoulements des demandeurs d’asile par les autorités grecques vers la Turquie, le modus operandi de ces retours forcés étant le suivant : d’abord, les victimes sont repérées par des personnes avec ou sans uniforme (detection stage), par conséquent arrêtées et détenues dans un bâtiment difficilement identifiable (detention or restriction on freedom of movement stage) avant d’être transférées dans un lieu qui servira de point de départ à leur refoulement vers la Turquie (physical removal stage).
S’appuyant surtout sur les rapports de l’Ombudsman grec et de la Commission nationale pour les droits de l’homme, mais qui se trouvent confortés par ceux du Conseil de l’Europe et des Nations Unies, dont le Rapporteur spécial sur les droits de l’homme des migrants a affirmé qu’en Grèce les renvois aux frontières terrestres et maritimes étaient désormais « la règle », la Cour considère qu’elle dispose « d’indices sérieux laissant présumer qu’il existait au moment des faits allégués une pratique systématique de refoulements par les autorités grecques de ressortissants de pays tiers depuis la région d’Évros vers la Türkiye »[14], que le gouvernement grec n’est pas parvenu à réfuter.
A cet égard, on ne peut que regretter l’attitude du gouvernement grec, se contentant de nier purement et simplement les allégations de la requérante, sans apporter le moindre commencement d’explication sur l’existence de cette pratique systématique de refoulements des demandeurs d’asile. Est-elle due à la pression migratoire à laquelle est confrontée la Grèce depuis tant d’années en tant qu’un des pays de première entrée dans le cadre du régime d’asile européen commun ? Est-ce que la déclaration UE-Turquie de 2016, qui oblige Ankara à surveiller ses frontières avec la Grèce et à prendre en charge les demandeurs d’asile, a pu contribuer, et dans quelle mesure, à l’émergence d’une telle pratique ?
En tout cas, la reconnaissance d’une pratique systématique de refoulements depuis la Grèce va permettre à la Cour, non de dispenser la requérante de toute preuve à l’appui de son récit, mais d’alléger cette charge.
B. L’exigence d’un commencement de preuve à l’appui du récit particulier du refoulement
A l’occasion d’une décision prononcée à la fin de l’année 2024 dans une affaire semblable, la Cour a insisté « sur le fait qu’à la supposer établie, une pratique systématique de refoulement ne dispense pas un requérant du devoir d’apporter un commencement de preuve à l’appui de ses allégations »[15]. Une telle exigence ne saurait être considérée comme superflue puisque la Cour, dans cette affaire G.R.J. c. Grèce, a conclu à l’irrecevabilité de la requête d’un ressortissant afghan qui prétendait avoir été refoulé depuis l’île de Samos vers la Turquie, au motif qu’il n’était pas parvenu à apporter un commencement de preuve de sa présence en Grèce et de son refoulement vers la Turquie. Dans sa décision, la Cour a estimé qu’il existait certes au moment des faits allégués une pratique systématique de refoulements depuis les îles grecques vers la Turquie, mais qui les déclarations et allégations du requérant apparaissaient par moments contradictoires et incohérentes.
Au contraire, dans l’affaire A.R.E. c. Grèce, la Cour relève d’emblée que le récit de la requérante, qui est détaillé et cohérent, correspond largement au modus operandi décrit dans les rapports des organismes nationaux et internationaux de défense des droits de l’homme. Néanmoins, encore faut-il qu’elle apporte un commencement de preuve de sa présence en Grèce et de son retour vers la Turquie aux dates alléguées. Ce n’est que dans l’hypothèse où la requérante y parvient que la charge de la preuve pèsera alors sur le gouvernement grec, lequel devra fournir des explications satisfaisantes et convaincantes de nature à réfuter les allégations de la requérante.
En matière d’administration de la preuve, la Cour s’est toujours montrée libérale, en particulier dans des affaires où il est particulièrement difficile pour le requérant de fournir des preuves à l’appui de ses allégations, en raison du caractère secret et officieux des agissements en cause. Dans la présente affaire, elle rappelle ainsi que, « maîtresse de sa propre procédure et de son propre règlement, [elle] apprécie en pleine liberté non seulement la recevabilité et la pertinence, mais aussi la force probante de chaque élément du dossier »[16]. A ce titre, la Cour prend évidemment en considération les documents officiels, qu’ils émanent du gouvernement défendeur ou d’autres Etats membres du Conseil de l’Europe, mais aussi les éléments de preuve de nature digitale (photos, vidéos, captures d’écran, etc.), ainsi que tout autre élément de preuve invoqué par les requérants ou versé au dossier, comme les témoignages de personnes, y compris ceux recueillis dans le cadre d’une procédure interne.
S’agissant premièrement des preuves documentaires, le gouvernement grec fait observer à la Cour qu’il n’existe aucun document officiel attestant de l’arrestation et de l’enregistrement de la requérante en tant que demandeuse d’asile. Pour la Cour, cette circonstance n’est pas de nature à décrédibiliser le récit de la requérante, au contraire, puisqu’elle se plaint précisément d’avoir été officieusement refoulée. En revanche, la Cour accorde une grande importance à la décision rendue par le tribunal turc d’Izmir le 6 mai 2019, selon laquelle la requérante n’a pas respecté l’interdiction de sortie du territoire national en s’enfuyant à l’étranger le 4 mai 2019, d’où elle a été refoulée et par conséquent arrêtée, le 5 mai 2019, dans la zone militaire interdite qui se situe sur la rive turque de l’Evros. Aussi, selon la Cour, « il ne fait aucun doute que ladite décision paraît prima facie confirmer la version des faits présentée par l’intéressée en ce qui concerne son refoulement »[17]. La décision rendue par le tribunal turc constitue donc un commencement de preuve propre à étayer le récit de la requérante, que le gouvernement grec n’est pas parvenu à réfuter.
S’agissant deuxièmement des preuves digitales, la requérante a notamment versé au dossier plusieurs captures d’écran de messages échangés avec son frère via WhatsApp, plusieurs vidéos et photos où elle apparaît seule ou en compagnie de ses deux compatriotes, notamment sur la place centrale de Nea Vyssa, et dont certaines ont été publiées par le journaliste turc Z.K. sur Twitter. De son côté, le gouvernement grec, en tant qu’il ne s’agit que de copies ne comportant pas de métadonnées, met en doute leur authenticité. Toutefois, selon la Cour, les autorités grecques, dans le cadre de l’enquête préliminaire, avaient tout le loisir d’ordonner l’expertise des téléphones portables du frère de la requérante, de l’avocat N.O., ainsi que du journaliste Z.K., lorsqu’elles ont entendu leur déposition, puisque s’y trouvaient toutes les communications pertinentes et le matériel audiovisuel original. La Cour relève par ailleurs que le gouvernement grec n’a fourni aucune information quant à la présence ou non de caméras de vidéosurveillance au poste de gardes-frontières d’Orestiada à Neo Cheimonio à la date alléguée.
En tout état de cause, sans examiner chaque élément du matériel audiovisuel fourni par la requérante, la Cour relève premièrement que dans la majorité des captures d’écran des échanges entre celle-ci et son frère, tout comme entre son frère et l’avocat N.O., la date alléguée du 4 mai 2019 apparaît et que le contenu des messages confirme largement son récit. Deuxièmement, une vidéo de la requérante publiée par le journaliste turc Z.K. sur Twitter contient des métadonnées indiquant qu’elle a été créée le 4 mai 2019 à 23h02. Or, il s’agit de la même vidéo que la requérante a envoyé à son frère via WhatsApp à 13h54. La Cour en conclut qu’il est très probable qu’elle ait été réalisée le 4 mai 2019. Troisièmement, tout en soulignant que l’allégation de la requérante selon laquelle son téléphone portable aurait été confisqué et détruit apparaît comme crédible à la lumière des rapports des institutions nationales et internationales concluant à l’existence d’une pratique systématique de refoulements, la Cour accorde une importance particulière aux photos de la requérante prises devant le KEP de Nea Vyssa avant son arrestation et envoyée au frère de l’intéressé, ainsi qu’à la photo prise par l’avocat N.O. montrant la requérante en compagnie de ses compatriotes sur la place de Nea Vyssa, lesquelles établissent clairement sa présence en Grèce, alors que, de son côté, le gouvernement grec n’est pas parvenu à démontrer que la requérante se serait rendue en Grèce à une autre occasion et, en particulier, que ces photos seraient antérieures à la date du 4 mai 2019.
S’agissant, troisièmement, des autres éléments de preuve invoqués par la requérante, notamment les témoignages de son frère, de l’avocat N.O. et du journaliste Z.K. devant les procureurs grecs compétents, la Cour estime en particulier que les deux témoignages de l’avocat N.O. qui indiquent que les trois ressortissants turcs ont été arrêtés sous ses yeux sur la place de Nea Vyssa et qu’ils ont été conduits au poste de gardes-frontières de Neo Cheimonio à la date alléguée, corroborent le récit de la requérante concernant sa présence en Grèce et son arrestation par les autorités grecques.
En définitive, « la Cour considère que la requérante a fourni plusieurs éléments susceptibles de constituer, y compris pris séparément, un commencement de preuve en faveur de sa version des faits »[18], que le gouvernement grec n’est pas parvenu à réfuter. La Cour peut dès lors appliquer aux agissement litigieux une jurisprudence bien établie sous l’angle des articles 3, 5 et 13 de la Convention.
II. Une condamnation classique à raison du refoulement d’une candidate sérieuse à l’asile vers son pays d’origine
En vertu d’une jurisprudence bien établie, dont les principes ont été rappelés dans un arrêt rendu en formation de grande chambre dans l’affaire Ilias et Ahmed c. Hongrie[19], la Cour juge que le refoulement de la requérante vers la Turquie où elle risquait d’être exposée à des traitements inhumains et dégradants et sans qu’elle puisse obtenir l’examen de sa demande de protection internationale, s’analysent en une violation de l’article 3 et de l’article 13 combiné avec l’article 3 de la Convention (I). En revanche, s’agissant des conditions du refoulement, la Cour ne les juge qu’en partie contraires aux droits garantis par la Convention, condamnant certes la détention illégale de la requérante avant son refoulement sous le volet de l’article 5, ainsi que l’absence de recours effectif en vue de se plaindre de ces conditions en violation de l’article 13, mais elle considère que la requérante n’a été exposée à aucun risque pour sa vie ni soumise à des traitements dégradants lors de son refoulement (II).
A. Un refoulement manifestement contraire aux droits garantis par la Convention
Dans la présente affaire, la requérante soutient qu’après être arrivée en Grèce, elle a exprimé son souhait de demander l’asile au moins à trois reprises et qu’en dépit du risque de mauvais traitements que lui faisait courir son renvoi vers la Turquie en raison de sa condamnation pour appartenance présumée au mouvement « FETÖ/PDY », les autorités grecques l’ont malgré tout renvoyée vers son pays d’origine.
Le refoulement de la requérante, candidate à l’asile, dans les circonstances de l’espèce, viole manifestement la Convention de Genève, ainsi que le droit de l’Union européenne, qui repose sur « l’application intégrale et globale de la convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés »[20]. Conformément au régime européen commun de l’asile en effet, la Grèce, saisie d’une demande d’asile, était tenue d’enregistrer la requérante, de lui permettre d’introduire une demande de protection internationale auprès des autorités compétentes, ainsi que de l’accueillir, le temps que sa demande soit dûment examinée ou le temps que la Grèce procède à son transfert si un autre Etat membre avait été désigné comme responsable de sa demande d’asile en vertu des critères du règlement Dublin III.
Toutefois, comme l’a toujours affirmé la Cour européenne[21], ni la Convention, ni ses Protocoles, dont elle est l’authentique interprète, ne consacrent un droit à l’asile politique. En conséquence, elle ne se reconnaît aucune compétence pour se prononcer, en lieu et place des autorités nationales, sur le bien-fondé d’une demande d’asile en application de la Convention de Genève de 1951 ou du droit de l’Union européenne. Ce qu’exige en revanche la Cour, c’est que les Etats parties aient dûment évalué les risques de traitements contraires aux articles 2 et 3 qu’encourent les ressortissants d’Etat tiers, particulièrement les demandeurs d’asile, dans l’hypothèse où ils seraient renvoyés vers leur pays d’origine ou un pays tiers. A ce titre, la Cour, qui a synthétisé sa jurisprudence dans l’arrêt de grande chambre F.G. c. Suède[22], considère que le risque encouru peut tant émaner d’une situation générale de violence, que d’une caractéristique propre au requérant, ou encore d’une combinaison des deux.
Or, dans la présente affaire, force est de constater qu’en la refoulant vers la Turquie moins de 24h après son arrivée en Grèce, les autorités n’ont procédé à aucun examen des risques que courrait la requérante si elle était renvoyée vers la Turquie au regard de l’article 3. Pourtant, il existait des motifs sérieux et avérés de croire que la requérante risquait d’être exposée à des traitements inhumains et dégradants si elle était refoulée vers la Turquie. La Cour relève en effet que plusieurs organisations non-gouvernementales de défense des droits de l’homme, autorisées à intervenir au cours de la procédure[23], rapportent des violations systématiques du droit à un procès équitable en Turquie depuis la tentative de coup d’Etat de 2016 et que les opposants politiques y sont sévèrement persécutés. Elles estiment que les ressortissants turcs qui font l’objet d’accusations pénales et qui sont refoulés en Turquie, à l’instar de la requérante, courent un risque sérieux d’arrestation, de détention et de torture dans les prisons turques.
La Cour a eu elle-même l’occasion d’évaluer et d’établir les risques pesant sur les personnes soupçonnées ou accusées d’appartenir au mouvement Gülen à la suite de la tentative de coup d’Etat. D’abord, dans l’affaire D. c. Bulgarie[24], la Cour était alors saisie du premier cas de renvoi sommaire d’un requérant peu de temps après son entrée sur le territoire de l’Etat défendeur, semblable au refoulement de la requérante dans l’affaire A.R.E. c. Grèce. En l’espèce, le requérant, un journaliste turc, avait été arrêté par les autorités bulgares, alors qu’il tentait de rejoindre l’Europe de l’Ouest à bord d’un camion. Alors qu’il avait expliqué aux autorités douanières qu’il risquait d’être soumis à des traitements contraires à l’article 3, en raison de sa qualité de journaliste d’opposition dans le contexte de purge politique sévissant après la tentative de coup d’Etat, les autorités bulgares l’ont renvoyé hâtivement vers la Turquie sans ouvrir une procédure pour examiner sa demande de protection internationale, en violation des articles 3 et 13 de la Convention.
Ensuite, dans une tout autre affaire examinée en formation de grande chambre sous l’angle de l’art 6§1[25], la Cour était confrontée au cas d’un ressortissant turc ayant été condamné, comme la requérante, pour appartenance à une organisation terroriste armée (le FETO/PDY), au motif qu’il aurait utilisé l’application de messagerie cryptée ByLock, laquelle aurait été conçue spécifiquement pour l’usage exclusif des membres de cette organisation terroriste. La Cour, dans cette affaire, a qualifié la procédure pénale d’inéquitable, les autorités turques n’ayant pas communiqué au requérant les données qu’elles avaient obtenues sur le serveur ByLock, alors que ce sont ces données qui ont motivé principalement sa condamnation, en méconnaissance du principe de l’égalité des armes, comme elles n’ont pas suffisamment démontré que ByLock n’était utilisé que par les membres de l’organisation terroriste. Bien que le gouvernement turc ait invoqué l’article 15 dans un contexte politique troublé, la Cour a conclu à la violation de l’article 6§1 de la Convention, cette mesure dérogatoire au droit à un procès équitable n’étant pas strictement nécessaire pour remédier à la situation de crise politique.
Au vu de ces éléments, les autorités grecques avaient connaissance du risque que Madame A.R.E., condamnée pour son appartenance au mouvement FETO/PDY, plausiblement à la suite d’une procédure inéquitable, soit soumise à des traitements contraires à l’article 3 à son retour en Turquie où elle serait de nouveau incarcérée pour purger le reste de sa peine, mais l’ont tout de même refoulée. La Cour conclut à la violation de l’article 3.
Par ailleurs, de jurisprudence constante, issue en particulier de l’arrêt de principe M.S.S. c. Belgique et Grèce[26], lorsqu’un individu prétend que son renvoi l’exposerait à un traitement contraire à l’article 2 ou 3 de la Convention, le droit interne doit lui offrir en vertu de l’article 13 de la Convention un recours effectif, en pratique comme en droit, et de plein droit suspensif permettant un examen indépendant et rigoureux de ces griefs. Concernant les demandeurs d’asile en particulier, la Cour oblige les autorités nationales à communiquer aux intéressés, dans une langue qu’ils comprennent, des informations suffisantes sur la procédure à suivre pour introduire une demande d’asile et sur les droits dont ils bénéficient en tant que demandeurs d’une protection internationale.
En l’espèce, alors que la requérante avait fait part de ses craintes d’être persécutée si elle était renvoyée vers son pays d’origine, les autorités grecques ont totalement ignoré sa demande de protection internationale, en violation par conséquence de l’article 13 combiné avec l’article 3.
B. Des conditions de refoulement en partie contraires aux droits garantis par la Convention
La requérante prétend avoir été arrêtée et détenue en Grèce, avant son refoulement, sans aucune base légale et sans que la régularité de son arrestation et de sa détention ait pu être examinée par un juge, en violation des dispositions de l’article 5. Elle soutient également qu’elle aurait été exposée à un risque pour sa vie, ainsi qu’à des mauvais traitements lors de son refoulement vers la Turquie, sans pouvoir faire valoir ces griefs auprès du juge grec, en violation des articles 2, 3 et 13 de la Convention.
S’agissant premièrement des griefs formulés par la requérante sous l’angle de l’article 5, la Cour, s’appuyant de nouveau sur les rapports des organismes nationaux et internationaux de défense des droits de l’homme, ainsi que sur les observations de certains tiers intervenants, relève que « l’arrestation, puis la détention, voire une espèce de disparition forcée temporaire, des migrants illégaux fait partie du modus operandi constaté concernant la pratique de refoulement »[27]. Or, la requérante est parvenue à apporter un commencement de preuve de son arrestation sur la place de Nea Vyssa, puis de son transfert au poste de gardes-frontières de Neo Cheimonio, lesquels s’inscrivent selon toute vraisemblable dans le cadre d’une telle pratique systématique de refoulements. De son côté, le gouvernement grec n’a pas réussi à réfuter les allégations de la requérante en fournissant des explications satisfaisantes sur ce qu’il serait advenu de la requérante durant ce laps de temps et en refusant, en particulier, de répondre à la question de savoir si des caméras de vidéosurveillance, qui auraient pu filmer la requérante, étaient ou non installées au poste de gardes-frontières d’Orestiada à Neo Cheimonio.
En conséquence, la Cour juge qu’en tant que la détention officieuse dont a été victime la requérante a constitué une étape préalable à son refoulement, elle est dépourvue de toute base légale au sens de l’article 5§1. Par ailleurs, la requérante n’a été à aucun moment informée par les autorités des causes de son arrestation et de sa détention, ainsi que l’exige l’article 5§2, tout comme elle n’a pu contester la légalité de sa détention devant un tribunal, ainsi que l’exige l’article 5§4. La Cour a donc conclu à la violation de l’article 5 de la Convention.
Concernant ses conditions de refoulement, la requérante soutient tout d’abord que la traversée du fleuve Evros au moyen d’un bateau pneumatique présentait un risque réel pour sa vie en violation de l’article 2. S’appuyant sur la documentation pertinente, la Cour ne doute pas que les refoulements depuis la Grèce vers la Turquie puissent avoir lieu dans des conditions susceptibles de mettre la vie des migrants en danger. Elle juge toutefois que la requérante n’est pas parvenue à fournir un commencement de preuve à l’appui de son allégation sous l’angle de l’article 2.
Par ailleurs, sur le terrain de l’article 3, la requérante se plaint, lors de son refoulement, d’avoir été privée de ses affaires personnelles, d’avoir fait l’objet de menaces visant à la dissuader de revenir en Grèce, d’avoir été contrainte d’enlever ses chaussures et de marcher pieds nus alors qu’elle souffrait d’une entorse à la cheville, d’avoir été placée en somme dans une situation d’extrême vulnérabilité. Tout en ne contestant pas que la requérante ait pu éprouver une certaine détresse, la Cour estime que les conditions de refoulement de la requérante, à les supposer établies – ce que la requérante n’est pas parvenue à prouver – « n’ont pas atteint le seuil de gravité requis pour que le traitement subi par l’intéressée puisse être qualifié d’inhumain ou de dégradant au sens de l’article 3 de la Convention »[28].
Enfin, la requérante soutient qu’elle n’a disposé d’aucune voie de recours efficace afin de se plaindre de ses conditions de refoulement sous l’angle des articles 2 et 3, en violation de l’article 13. La Cour, précisant que cette disposition confère un droit autonome, au sens où il n’est pas nécessaire qu’elle constate la violation d’autres dispositions de la Convention pour l’appliquer aux circonstances de l’espèce, rappelle qu’un recours interne est effectif, au sens de l’article 13, lorsqu’il « aurait pu empêcher la survenance de la violation alléguée ou remédier à la situation incriminée, ou aurait pu fournir à l’intéressé un redressement approprié pour toute violation s’étant déjà produite »[29].
La Cour a déjà eu l’occasion d’analyser ce grief en examinant l’exception d’irrecevabilité tenant au non-épuisement des voies de recours internes soulevée par le gouvernement grec, en affirmant que la requérante ne disposait, en tout état de cause, d’aucun recours effectif, y compris pour se plaindre de ses conditions de refoulement sous l’angle des articles 2 et 3. En effet, s’il existe en théorie des voies de recours indemnitaire ou pénale accessibles en Grèce, « leur effectivité lui paraît plus que douteuse »[30]. Quant au recours indemnitaire, il ne permet pas de poursuivre et de punir les agents qui se rendraient responsables d’une violation des articles 2 et 3. Quant au recours pénal, en l’état actuel de la pratique nationale tendant à classer sans suite les affaires de refoulement, il ne saurait non plus être considéré comme effectif. Partant, la Cour accueille le grief de la requérante en jugeant qu’il y a eu violation de l’article 13 combiné avec les articles 2 et 3 de la Convention.
Bien que la requérante ait tardé à présenter ses prétentions au titre de la satisfaction équitable sur le fondement de l’article 41 de la Convention, la Cour, « compte tenu de la gravité des violations constatées et de l’absence de toute possibilité pour l’intéressée d’obtenir réparation au niveau interne »[31], lui alloue la somme de 20 000 euros pour dommage moral.
En conclusion, à partir d’une démarche inversée consistant à établir dans un premier temps l’existence d’une pratique systématique de refoulements afin de corroborer, dans un second temps, le récit de la requérante étayé par divers éléments de preuve, la Cour, dans la présente affaire, condamne la Grèce pour violation des articles 3 et 13 de la Convention à raison du refoulement de la requérante vers la Turquie, pour violation de l’article 5 de la Convention du fait de sa détention illégale en vue dudit refoulement, ainsi que pour violation de l’article 13 de la Convention combiné avec les articles 2 et 3 du fait qu’elle n’ait pu se plaindre efficacement des conditions de son refoulement.
Reste à savoir si cette condamnation, qui facilitera sans nul doute les démarches des requérants devant la Cour dans des affaires similaires, conduira la Grèce à conformer sa pratique aux canons de la Convention. La récente réforme du Pacte européen sur la migration et l’asile[32], tout en maintenant la règle du pays de première entrée, vise en tout cas à soulager les Etats membres concernés, à travers l’institution de procédures accélérées dans des hots spots aux frontières extérieures de l’UE, ainsi qu’à travers l’institution de mécanismes de solidarité entre les Etats membres.
[1] J. Liboreiro, « Les frontières de l’UE ont enregistré plus de 120 000 refoulements de migrants en 2024, selon un rapport d’ONG », publié le 17/02/2025 sur le site d’Euronews : https://fr.euronews.com/my-europe/2025/02/17/les-frontieres-de-lue-ont-enregistre-plus-de-120-000-refoulements-de-migrants-en-2024-selo (consulté le 24/02/2025).
[2] Ainsi, en mars 2020, en violation de l’accord UE-Turquie, Ankara affrète des bus pour y transporter 80 000 réfugiés vers ses frontières afin qu’ils rejoignent les côtes grecques. A leur arrivée, s’ensuivent des épisodes de violences avec la population grecque locale. De même, en mai 2021, le Maroc laisse plusieurs milliers de migrants infiltrer l’enclave espagnole de Ceuta dans le but d’obtenir des aides au développement et des avantages diplomatiques. Enfin, à la fin de l’année 2021, pour déstabiliser l’UE, la Biélorussie a accordé des visas à 40 000 ressortissants provenant du Moyen Orient pour ensuite les masser à la frontière polonaise.
[3] V., notamment les arrêts CEDH, 25 janvier 2018, J.R. et autres c. Grèce, n°22696/16 ; CEDH, 11 décembre 2018, M.A. et autres c. Lituanie, n° 59793/17 ; CEDH [GC], 21 novembre 2019, Ilias et Ahmed c. Hongrie, n° 47287/15 ; CEDH, 23 juillet 2020, M.K. et autres c. Pologne, n° 40503/17, 42902/17 et 43643/17 ; CEDH, 14 janvier 2021, E.K. c. Grèce, n° 73700/13 ; CEDH, 8 juillet 2021, D.A. et autres c. Pologne, n° 51246/17 ; CEDH, 20 juillet 2021, D. c. Bulgarie, n° 29447/17 ; CEDH, 18 novembre 2021, M.H. et autres c. Croatie, n°15670/18 et 43115/18 ; CEDH, 20 juin 2022, A.B. et autres c. Pologne, n° 42907/17 ; CEDH, 30 juin 2022, A.I. et autres c. Pologne, n° 39028/17 ; CEDH, 5 avril 2022, A.A. et autres c. Macédoine du Nord, n° 55798/16.
[4] CEDH [GC], 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n° 30696/09.
[5] A noter qu’à la fin de l’année 2011, la Cour de Justice confirmera ce standard établi par la Cour de Strasbourg dans l’arrêt CJUE [GC], 21 décembre 2011, N.S., aff. C-411/10 et qui sera repris dans le règlement Dublin III. En effet, en vertu de l’article 3§2, un Etat membre saisi d’une demande en ce sens ne pourra pas transférer le demandeur d’asile vers l’Etat membre désigné initialement comme responsable s’il a de « sérieuses raisons de croire qu’il existe dans cet État membre des défaillances systémiques dans la procédure d’asile et les conditions d’accueil des demandeurs, qui entraînent un risque de traitement inhumain ou dégradant au sens de l’article 4 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ».
[6] Le Règlement 604/2013 du 26 juin 2013 (dit Dublin III) dispose en effet que, faute d’autres critères applicables, est responsable de l’examen d’une demande d’asile l’Etat par le territoire duquel le demandeur est entré sur le territoire européen (art. 13§1).
[7] Déclaration UE-Turquie du 18 mars 2016. Par cet accord, la Turquie s’engage d’abord à bloquer et à surveiller ses frontières afin que les migrants (dont des réfugiés) ne puissent plus rejoindre les îles grecques, ce qui a permis de réduire drastiquement les flux et d’éviter la mort de nombreux migrants qui tentaient cette traversée. Ensuite, la Turquie s’engage à reprendre les migrants déjà arrivés sur les îles grecques, qu’ils soient en situation irrégulière ou qu’ils aient été déboutés de leur demande d’asile. En contrepartie, pour chaque migrant renvoyé de Grèce vers la Turquie, l’UE s’engage à réinstaller un ressortissant syrien qui a obtenu le statut de réfugié en Turquie sur le territoire d’un Etat membre, sachant que ce programme de réinstallation repose sur la base du volontariat. Enfin, la Turquie s’engage à accueillir les demandeurs d’asile et à protéger les réfugiés qui sont sur son territoire et qui ont vocation à y demeurer grâce à une aide financière de l’Union européenne d’un montant de 6 milliards d’euros (la facilité en faveur des réfugiés).
[8] Cf. infra II). La Cour conclura à la violation de l’article 13 de la Convention, faute pour la requérante d’avoir pu disposer d’une voie de recours efficace pour se plaindre de son refoulement en tant quel et des conditions de ce refoulement, sous l’angle des articles 2 et 3 de la Convention.
[9] Dans ces affaires, la Cour était confrontée à la difficulté que les gouvernements contestaient la thèse selon laquelle les requérants auraient formulé le souhait de demander l’asile, mais non la présence des requérants sur leur territoire ou à leur frontière. V. notamment les arrêts CEDH, 23 juillet 2020, M.K. et autres c. Pologne, n° 40503/17, 42902/17 et 43643/17 ou CEDH, 11 décembre 2018, M.A. et autres c. Lituanie, n° 59793/17.
[10] Dans l’arrêt CEDH [GC], 13 février 2020, N.D. et N.T. c. Espagne, n° 8675/15 et 8697/15, §§ 80-88, la Cour, confrontée à la difficulté que le gouvernement espagnol contestait la présence des requérants parmi les groupes qui avaient fait l’objet d’une expulsion collective, mais non l’expulsion collective en tant que telle, a présumé la véracité du récit des faits présenté par les requérants en se fondant « non seulement sur le caractère cohérent de celui-ci et sur les éléments de preuve fournis par les intéressés, mais aussi sur le fait que les gouvernements défendeurs n’avaient pas contesté l’existence des expulsions litigieuses » (§ 206).
[11] CEDH, 7 janvier 2025, A.R.E. c. Grèce, n° 15783/21, § 217.
[12] CEDH, 18 novembre 2021, M.H. et autres c. Croatie, n°15670/18 et 43115/18.
[13] Dans son rapport publié en anglais et traduit par nos soins, l’Ombudsman grec décrit les étapes de la procédure de refoulement. En effet, après avoir traversé irrégulièrement la frontière gréco-turque et demandé l’asile, les ressortissants d’Etat tiers sont arrêtés par la police et leurs affaires leur sont confisquées. Ensuite, les demandeurs d’asile sont pris en charge par des hommes non-identifiés, portant généralement un uniforme bleu, qui les conduisent dans des véhicules le plus souvent blancs dans un bâtiment inconnu où ils sont enfermés. Aucune communication avec les services de l’Etat ou avec des organisations de la société civile n’est autorisée, aucune information ne leur est fournie, pas plus que de la nourriture ou de l’eau. Quelques heures plus tard, d’autres hommes, qu’il n’est pas non plus possible d’identifier, portant le plus souvent un uniforme noir, les acheminent vers la rive grecque de l’Evros, où ils doivent prendre place sur de petites embarcations et rejoindre ainsi la rive turque. L’ensemble de la procédure est rapide, de sorte que moins de 24h après leur arrestation, les demandeurs d’asile sont refoulés vers la Turquie.
[14] CEDH, 7 janvier 2025, A.R.E. c. Grèce, n° 15783/21§ 229
[15] CEDH, 3 décembre 2024, G.R.J. c. Grèce, n° 15067/21, § 182.
[16] Ibid., § 213.
[17] Ibid., § 241.
[18] Ibid., § 265.
[19] CEDH [GC], 21 novembre 2019, Ilias et Ahmed c. Hongrie, n° 47287/15.
[20] Les 15 et 16 octobre 1999, le Conseil européen, réuni à Tampere, a en effet défini les orientations politiques à donner au futur espace de liberté, de sécurité et de justice.
[21] V., en particulier l’arrêt CEDH [GC], 23 mars 2016, F.G. c. Suède, n° 43611/11.
[22] Ibid., §§ 110-127.
[23] CEDH, 7 janvier 2025, A.R.E. c. Grèce, n° 15783/21, §§ 272 et s.
[24] CEDH, 20 juillet 2021, D. c. Bulgarie, n° 29447/17.
[25] CEDH [GC], 26 septembre 2023, Yüksel Yalçınkaya c. Turquie, n° 15669/20.
[26] CEDH [GC], 21 janvier 2011, M.S.S. c. Belgique et Grèce, n° 30696/09.
[27] CEDH, 7 janvier 2025, A.R.E. c. Grèce, n° 15783/21, § 288.
[28] Ibid., § 300.
[29] Principes établis dans l’arrêt CEDH [GC], 26 octobre 2000, Kudla c. Pologne, n° 30210/96 dans lequel la Cour met à la charge des Etats parties, sous l’angle de l’article 3, l’obligation positive d’assurer des conditions de détention compatibles avec la dignité humaine, ainsi que l’obligation, sous l’angle de l’article 13, d’instituer une voie de recours efficace, c’est-à-dire soit préventif, soit curatif, permettant aux justiciables de dénoncer la durée excessive d’une procédure.
[30] CEDH, 7 janvier 2025, A.R.E. c. Grèce, n° 15783/21, § 194.
[31] Ibid., § 310.
[32] V., sur cette dernière réforme, E. STOPPIONI (dir.), « Dossier : Le Pacte asile et migration », RTDE, 2024, pp.277- 307 et P. DE BRUYCKER, « Le pacte migration et asile : cadeau empoisonné ? », J.D.E., 2024/3, n° 307, p. 93.