Le contrôle exercé par la Cour européenne des droits de l’homme
Par Marie Baudel, MCF, Université Lumière Lyon 2, Laboratoire Transversales – Unité de recherche en droit
L’article 5 §1 e) de la Convention européenne des droits de l’homme[1] est bien connu. Par exception au principe selon lequel « nul ne peut être privé de sa liberté », il permet aux États d’organiser « la détention régulière d’une personne susceptible de propager une maladie contagieuse, d’un aliéné, d’un alcoolique, d’un toxicomane ou d’un vagabond ». Le texte n’instaure pas directement un contrôle de la psychiatrie. Au contraire, il autorise l’État à exercer un contrôle sur plusieurs catégories de personnes, parmi lesquelles les « aliénés ». Le terme, qui apparaît aujourd’hui désuet et offensant, n’est plus employé par la Cour européenne des droits de l’homme, même si la possibilité de privation de liberté en raison d’un trouble mental demeure. C’est d’ailleurs concernant les personnes souffrant de troubles mentaux que, comparativement aux autres catégories citées au paragraphe e), la jurisprudence de la Cour s’est le plus développée. Aussi, sur le fondement de l’article 5 §1 e), la Cour européenne des droits de l’homme a développé un contrôle de la régularité des internements. Ce contrôle se déploie principalement dans le contexte des soins sans consentement[2], la Cour ayant à traiter de litiges verticaux, entre l’État et des personnes privées.
Le contrôle opéré par la juridiction strasbourgeoise est par ailleurs un contrôle juridictionnel subsidiaire, n’intervenant qu’après épuisement des voies de recours internes, ce qui n’est pas sans influence sur sa portée. Au sein du Conseil de l’Europe, la Cour européenne des droits de l’homme n’est pas la seule institution susceptible d’exercer une forme de contrôle sur la psychiatrie. Le Comité européen pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants, créé en 1987, est compétent pour contrôler les lieux de privation de liberté au sein des États parties à la Convention éponyme[3]. Les recommandations formulées par le Comité sont souvent très détaillées concernant les conditions matérielles de détention et les soins fournis aux patients. Les missions d’inspection incluent souvent des médecins, à même de porter un jugement sur le travail de leurs confrères[4]. Les rapports du Comité européen ne sont cependant dotés d’aucune force obligatoire, ils constituent de simples recommandations aux autorités nationales. Le Comité peut alors se permettre une appréciation beaucoup plus poussée des soins administrés aux patients. La Cour est au contraire tenue par cette double contrainte du caractère juridictionnel et subsidiaire de son contrôle, contrainte qui lui impose des limites mais qui a aussi vocation à garantir l’effectivité des décisions rendues.
Ce contrôle s’est progressivement resserré autour de l’activité psychiatrique. Si la Cour se bornait à l’origine à contrôler la régularité des décisions administratives d’internement et ne s’aventurait pas sur le terrain des soins fournis aux patients, elle a, par la suite et de manière très prudente, commencé à appréhender ces aspects. En effet, l’article 5§1 e) étant le fondement naturel du contrôle, la Cour a, de longue date, procédé à un examen de la régularité de la détention des personnes souffrant de troubles mentaux. Lors de cet examen, le juge se contentait de vérifier l’existence d’une expertise médicale légitimant l’internement mais ne contrôlait en aucun cas son contenu. Les compétences du psychiatre n’étaient donc pas soumises à un quelconque examen au sein de la jurisprudence de la Cour. Le contrôle s’est ensuite étendu aux conditions de vie en établissements psychiatriques ou aux conditions matérielles de détention. Cette extension a été permise par une diversification des fondements du contrôle et le recours à l’article 3 de la Convention (interdiction de la torture). La Cour porte ici une attention sur le contexte dans lequel sont prodigués les soins, sans pour autant remettre en cause les décisions médicales relatives à la prise en charge thérapeutique. Enfin, le contrôle de la qualité des soins prodigués demeure une question embarrassante pour la Cour. Selon ses termes mêmes « la question du caractère approprié ou non des soins est la plus difficile à trancher »[5]. Si ce contrôle était impensable en 1979, alors que la Cour rendait son premier arrêt en matière d’internement psychiatrique[6], il est aujourd’hui ouvert, à la fois sur le fondement de l’article 3 de la Convention et sur le fondement de l’article 5§1.
Ces trois domaines du contrôle peuvent donc être analysés successivement : le contrôle de la régularité de la détention d’abord (I), le contrôle des conditions de vie en établissement psychiatrique ensuite (II), le contrôle de la qualité des soins prodigués enfin (III).
I. Le contrôle de la régularité de la détention
Dès l’adoption du texte de la Convention européenne des droits de l’homme en 1950, les personnes souffrant de troubles mentaux se voient placées dans une liste de personnes susceptibles de présenter un danger pour autrui ou pour elles-mêmes et qui peuvent, dès lors, faire légalement l’objet d’une détention. Il faudra cependant attendre 1979 pour que la Cour rende un premier arrêt sur la question des « aliénés » sur le fondement de l’article 5 §1 e. L’arrêt Winterwerp c. Pays-Bas[7] constitue à ce titre un arrêt fondateur : pour la première fois, la Cour européenne des droits de l’homme examine la régularité d’un internement psychiatrique.
L’arrêt pose trois critères permettant d’établir la légalité de la détention[8], critères toujours pertinents aujourd’hui. Tout d’abord, le trouble mental doit être démontré de manière probante, par une expertise médicale objective[9]. Dans cet arrêt, la juridiction strasbourgeoise ne définit pas les caractéristiques d’une telle expertise, à l’instar de la Commission qui renvoyait simplement à des « preuves médicales ». La Cour renvoie donc aux standards de la profession en la matière. La nécessité d’un certificat médical attestant le trouble mental[10] est ainsi évidente même si cette exigence soulève elle-même de nombreuses interrogations comme en témoigne le contentieux interne à ce sujet[11]. Les modalités de rédaction de ce certificat médical sont en effet laissées aux législateurs et juridictions internes. La Cour de cassation a ainsi eu l’occasion de se prononcer sur l’exigence d’indépendance du médecin psychiatre rédigeant le certificat médical d’admission[12]. Concernant le contenu du certificat, les juridictions du fond se révèlent peu exigeantes, les formules laconiques ou les « copier-coller » ne remettant pas en cause la régularité de la détention[13].
L’arrêt Winterwerp pose comme second critère que « le trouble doit revêtir un caractère ou une ampleur légitimant l’internement ». L’on peut tout d’abord remarquer que la Cour n’exige pas de critère de dangerosité ou d’incapacité associés à l’existence du trouble mental, ce qui est généralement le cas des législations nationales. En outre, ce critère est rarement directement contrôlé par la juridiction strasbourgeoise qui, lorsqu’elle le peut, préfère fonder le constat de violation de la Convention sur un manquement d’ordre procédural plutôt que sur l’absence de bien-fondé de la décision[14].
Le troisième critère impose que l’internement « ne peut se prolonger valablement sans la persistance de pareil trouble ». L’évaluation médicale de l’état du patient doit donc être renouvelée à intervalles réguliers afin d’apprécier la nécessité du maintien en détention.
Le respect de ces critères doit pouvoir faire l’objet d’un contrôle juridictionnel en application de l’article 5§4 de la Convention, qui dispose que « Toute personne privée de sa liberté par arrestation ou détention a le droit d’introduire un recours devant un tribunal, afin qu’il statue à bref délai sur la légalité de sa détention et ordonne sa libération si la détention est illégale ». Là encore, la Cour laisse une marge d’appréciation aux autorités nationales concernant les modalités d’organisation de ce contrôle, admettant que les garanties offertes par le paragraphe 5§4 ne sont pas nécessairement aussi exigeantes que celles issues de l’article 6[15]. D’une part, la juridiction strasbourgeoise fait preuve de souplesse quant aux caractéristiques du « tribunal » visé par l’article 5§4. L’instance, qui peut être une juridiction civile, administrative ou pénale, voire une autorité administrative indépendante[16] doit cependant garantir « le noyau irréductible d’une procédure judiciaire » c’est-à-dire « le droit, pour l’intéressé, de présenter ses moyens et de contredire les constations médicales et sociales invoquées en faveur de sa détention »[17]. D’autre part, la Cour n’impose pas l’automaticité du contrôle juridictionnel, qu’il s’agisse de la décision initiale d’internement ou du contrôle périodique de la nécessité de maintenir la détention. Si la législation nationale n’impose pas la saisine automatique de l’organe juridictionnel, la personne détenue doit avoir la possibilité d’introduire des recours à intervalles réguliers contre son internement[18].
Dès 1979, le principe d’un contrôle juridictionnel est donc posé par la Cour européenne des droits de l’homme. Il est réaffirmé et précisé en 1981 par l’arrêt X c. Royaume-Uni[19]. Il faudra cependant, attendre deux condamnations de la France par la Cour européenne des droits de l’homme en 2010[20] et 2012[21] et les QPC du 26 novembre 2010[22] et du 9 juin 2011[23] pour que le législateur instaure un contrôle juridictionnel systématique, attribuant au juge judiciaire la compétence du contrôle des soins psychiatriques sans consentement[24]. Cette unification partielle du contentieux n’a cependant pas épuisé les questionnements suscités par le dualisme juridictionnel français[25].
Le contrôle de la régularité de la détention est donc essentiellement formaliste et procédural. Il permet de vérifier l’existence d’une évaluation médicale dans le processus d’internement. Au-delà, la subsidiarité du contrôle opéré la Cour européenne des droits de l’homme joue à plein. L’appréciation du contenu de l’expertise médicale relève des juridictions internes qui ont à cet égard une marge d’appréciation importante. L’autorité médicale apparaît, par sa simple présence, comme la garante de l’absence d’arbitraire. Le contrôle de la régularité de la détention n’est donc pas, à proprement parler, un contrôle de la psychiatrie. D’ailleurs, sa finalité initiale n’était pas tant de protéger les patients en psychiatrie que de protéger les personnes considérées comme saines d’esprit contre un usage abusif de la psychiatrie. Ce qu’il advenait du patient, une fois que celui-ci avait régulièrement franchi les portes d’un établissement psychiatrique, est demeuré pendant longtemps un point aveugle de la jurisprudence de la Cour[26].
Ce n’est que de manière secondaire et bien plus tardivement que la juridiction strasbourgeoise, à l’instar de l’évolution de la pensée juridique[27], s’est intéressée aux droits des patients dans les établissements psychiatriques.
II. Le contrôle des conditions de vie en établissement psychiatrique
Le contrôle des conditions de vie en établissement psychiatrique a été l’occasion pour la Cour d’élargir les fondements de son contrôle. Celui-ci s’est en effet développé récemment, essentiellement sur le fondement de l’article 3 de la Convention. Si l’article 8 est parfois invoqué par les requérants, au motif que le régime de leur détention porte une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée[28], la Cour retient rarement ces griefs, privilégiant systématiquement un examen sur le fondement de l’article 3. Dans l’emblématique arrêt Stanev c. Bulgarie, rendu en 2012, la Cour retient ainsi une violation de l’article 3 dans son volet matériel constatant, dans l’établissement où était traité le requérant, des conditions particulièrement déplorables. En l’espèce, « la nourriture n’était pas suffisante et de mauvaise qualité. Le bâtiment n’était pas suffisamment chauffé et, en hiver, le requérant devait se coucher avec son manteau. Il pouvait prendre une douche une fois par semaine dans une salle de bain insalubre et délabrée. Les toilettes étaient dans un état déplorable […] »[29].
Plus rarement, la Cour a pu exercer son contrôle sur le fondement de l’article 2 de la Convention. Dans l’arrêt Centre de ressources juridiques c. Roumanie, les conditions de vie « épouvantables »[30] dans l’établissement, caractérisées par « de graves défaillances […] relativement à l’alimentation des patients, au manque de chauffage et à des conditions de vie globalement difficiles qui avaient entraîné une dégradation progressive de la santé des patients, en particulier des plus vulnérables »[31] conjuguées à des manquements dans la fourniture de soins à une personne atteinte du VIH, ont permis de conclure à la violation de l’article 2.
Pour examiner les conditions de vie en établissement psychiatrique sous l’angle de l’article 3, la Cour a progressivement assoupli ses exigences probatoires. En effet, elle exigeait initialement que le requérant puisse prouver un lien de causalité entre les conditions de sa détention et la dégradation de son état mental, preuve qui était particulièrement difficile, voire impossible à apporter pour des personnes souffrant de troubles mentaux dont l’état est par nature fluctuant. Ainsi, en 1998, dans l’arrêt Aerts c. Belgique[32], la Cour conclut à la non-violation de l’article 3, le requérant n’ayant pas pu rapporter la preuve du lien de causalité entre son état de santé mentale et les conditions inadéquates de l’établissement dans lequel il était traité. Pourtant, dans cette affaire, le Comité européen de prévention de la torture avait visité l’établissement pendant la période de détention du requérant et dénonçait dans plusieurs rapports les piètres conditions matérielles[33]. Cette jurisprudence de la Cour privait les personnes souffrant de troubles mentaux d’une protection effective concernant leurs conditions de détention.
L’arrêt Keenan c. Royaume Uni, rendu en 2001[34], va fort heureusement marquer une évolution. En l’espèce, le fils de la requérante, qui souffrait de troubles mentaux, s’était suicidé dans un établissement pénitentiaire. Plutôt que de considérer les troubles mentaux comme un obstacle probatoire, la Cour prend au contraire en compte la particulière vulnérabilité des individus concernés et estime que cette vulnérabilité appelle une attention accrue de sa part[35]. Reprenant l’analyse de la Commission selon laquelle « il n’est pas possible de discerner avec certitude dans quelle mesure ses symptômes à cette époque, ou même sa mort, ont résulté des conditions de détention qui lui ont été imposées par les autorités pénitentiaires »[36], la Cour admet « que cette difficulté n’est pas déterminante » et que « le traitement infligé à un malade mental peut se trouver incompatible avec les normes imposées par l’article 3 s’agissant de la protection de la dignité humaine, même si cette personne n’est pas en mesure, ou pas capable, d’indiquer des effets néfastes précis »[37]. En l’espèce, ce ne sont pas les conditions matérielles de détention qui permettent à la Cour de conclure à la violation de l’article 3 mais l’absence de suivi psychiatrique adéquat ainsi que l’imposition d’une lourde sanction disciplinaire à Mark Keenan quelques jours avant sa libération. Cet arrêt permet néanmoins à la Cour d’examiner de manière objective le contexte de la détention, quels que soient les effets que celui-ci peut produire sur l’état mental des individus. Comme le souligne Françoise Tulkens, « la prise en compte des effets de la mesure, pourtant en principe déterminante dans l’appréciation du seuil de gravité dans d’autres situations, s’efface »[38].
Cette objectivation du contrôle, qui a prospéré dans le contexte de prisonniers souffrant de troubles mentaux[39], a également pu s’appliquer aux conditions matérielles de détention en établissements psychiatriques[40]. La Cour se réfère maintenant à des éléments objectifs supportant les allégations des requérants et notamment, lorsqu’ils existent, aux rapports de visites du Comité européen pour la prévention de la torture. Une telle objectivation du contrôle semble relever d’une démarche plus générale de la Cour concernant la mise en œuvre de l’article 3. En effet, dans l’arrêt Bouyid c. Belgique[41], portant sur l’usage de la force par des personnes publiques, la Cour a établi le principe selon lequel « toute conduite des forces de l’ordre à l’encontre d’une personne qui porte atteinte à la dignité humaine constitue une violation de l’article 3 de la Convention. Il en va en particulier ainsi de l’utilisation par elles de la force physique à l’égard d’un individu alors que cela n’est pas rendu strictement nécessaire par son comportement, quel que soit l’impact que cela a eu par ailleurs sur l’intéressé »[42]. Il s’agit là cependant d’une forme d’objectivation du contentieux distincte du contrôle in abstracto qui se développe dans la jurisprudence de la Cour et qui a été par ailleurs observé par la doctrine[43]. Dans le cas qui nous concerne, le contrôle opéré par la Cour porte bien sur la situation concrète du requérant, mais appréciée d’un point de vue objectif et extérieur à ce dernier, sans accorder un poids déterminant à son ressenti subjectif.
Ainsi, la mobilisation de l’article 3 a permis à la Cour d’élargir son contrôle aux conditions de vie dans les établissements psychiatriques. Cependant, force est de constater que la qualification de traitements inhumains ou dégradants exige un seuil de gravité élevé. De ce fait, la sanction de la Cour est nécessairement limitée à des situations où le contexte dans lequel sont prodigués les soins est particulièrement déplorable[44]. Les condamnations prononcées par la Cour concernent pour l’instant des pays de l’Est. Pour ce qui est de la France, les juridictions internes semblent remplir leur office, les juridictions administratives étant compétentes pour apprécier la conventionnalité des conditions matérielles dans lesquelles se déroulent les soins psychiatriques[45].
Le contrôle de la Cour évoqué jusqu’à maintenant, qui porte à la fois sur l’enfermement et sur les conditions matérielles d’hospitalisation, laisse de côté le cœur de l’activité psychiatrique, à savoir les soins prodigués aux patients. Ce dernier aspect est certainement le plus délicat à traiter pour la juridiction Strasbourgeoise confrontée à la question de l’expertise médicale.
III. Le contrôle de la qualité des soins prodigués
Sur ce terrain également, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme a fait l’objet d’évolutions importantes à la faveur d’un renforcement du contrôle, bien que celui-ci demeure très prudent.
Ici encore, l’article 3 de la Convention constitue le principal fondement du contrôle de la Cour, ouvert en 1992 par l’arrêt Herczegfalvy c. Autriche[46]. Dans cette affaire, le requérant, décrit comme quérulent[47], avait entamé une grève de la faim pour protester contre sa détention. En réponse, une alimentation forcée avait été ordonnée et M. Herczegfalvy, refusant toute intervention médicale, avait été attaché à son lit pendant plusieurs semaines et s’était vu administrer de force des sédatifs et des neuroleptiques. La Commission avait alors conclu à la violation de l’article 3, considérant que le traitement avait été administré de manière violente et prolongée ce qui avait contribué à aggraver l’état du patient[48]. La Cour ne suit pas ce raisonnement, faisant preuve d’une déférence bien plus grande à l’égard des experts psychiatres en charge de malades qui sont, selon ses termes, « entièrement incapables d’autodétermination »[49]. Elle pose alors le principe selon lequel « ne saurait en général, passer pour inhumaine et dégradante, une mesure dictée par une nécessité thérapeutique. Il incombe pourtant à la Cour de s’assurer que celle-ci a été démontrée de manière convaincante »[50]. La nécessité thérapeutique fait donc obstacle au constat de violation de l’article 3. Ce raisonnement est jusqu’à présent maintenu et réaffirmé par la Cour. Ainsi, dans l’arrêt Naoumenko c. Ukraine, elle précise qu’« il appartient aux autorités médicales de décider – sur la base des règles reconnues de leur science – des moyens thérapeutiques à employer, au besoin de force, pour préserver la santé physique et mentale de tels détenus. Les conceptions médicales établies sont en principe décisives en pareil cas : une mesure dictée par une nécessité thérapeutique, si désagréable soit-elle à l’intéressé, ne saurait, en principe, passer pour “inhumaine” ou “dégradante” »[51].
Il est donc particulièrement difficile de remettre en cause le comportement des autorités médicales sur le fondement de l’article 3 dès lors qu’un traitement est mis en œuvre, fût-ce de manière particulièrement musclée. La seule possibilité pour le requérant est de démontrer qu’il n’a tout bonnement pas reçu de soins. Deux arrêts au moins concluent à des condamnations. Dans l’arrêt Koutcherouk c. Ukraine[52], le requérant n’avait pas reçu, lors d’un séjour dans le pavillon psychiatrique d’un établissement hospitalier, « un suivi médical adéquat et raisonnable », n’ayant pas été transféré dans un établissement psychiatrique spécialisé. Dans l’arrêt Rooman c. Belgique[53], la mise en œuvre d’un traitement s’était heurtée à un obstacle linguistique, le requérant ne pouvant bénéficier d’un suivi en langue allemande, seule langue qu’il parlait.
Plus récemment, la Cour a ouvert le contrôle des soins prodigués sur le fondement de l’article 5§1 de la Convention. Cette possibilité avait pourtant initialement été écartée dans l’arrêt Winterwerp, bien que le moyen eu été soulevé par le requérant. Selon les termes de l’arrêt, celui-ci avançait « que l’article 5 par. 1 e) (art. 5-1-e) implique, pour un individu interné comme « aliéné », le droit à un traitement adéquat l’assurant de ne pas demeurer détenu au-delà du strict nécessaire. Or, dans son propre cas, les rencontres avec un psychiatre auraient été trop rares et brèves et les médicaments administrés auraient consisté outre mesure en tranquillisants […] ». La Cour, tout comme la Commission, a répondu lapidairement que « le droit d’un patient à un traitement adapté à son état ne saurait se déduire en tant que tel de l’article 5 par. 1 e) (art. 5-1-e) »[54].
En 2019, l’arrêt Rooman c. Belgique, a conduit à un infléchissement de la jurisprudence de la Cour. La juridiction s’est en effet interrogée sur la question de savoir si « l’article 5§1 e, parallèlement à sa fonction de protection de la société, comporte une fonction thérapeutique afin de réaliser le but de l’internement » et « s’il pèse ou non sur les autorités une obligation de fournir des soins psychiatriques et psychologiques à la personne internée, et dans l’affirmative, de délimiter la portée du contrôle de la Cour sur les soins en question »[55]. Se posent ainsi deux questions, l’existence d’une obligation de fournir un traitement à une personne détenue sur le fondement de l’article 5§1 e), d’une part, et la portée du contrôle de la Cour sur la thérapeutique mise en œuvre, d’autre part. Concernant la première question, la Cour répond par l’affirmative. Les autorités ont une obligation « d’assurer une prise en charge appropriée et individualisée, sur la base des spécificités de l’internement, telle que les conditions du régime, les soins proposés ou encore la durée de la détention »[56]. La Cour se montre ainsi plus ferme à l’égard des autorités médicales qui se doivent d’engager un traitement, alors même qu’elle considérait dans sa jurisprudence antérieure que le cadre hospitalier pouvait en lui-même être thérapeutique[57].
La portée du contrôle demeure, quant à elle, très limitée, la subsidiarité de la démarche de la Cour et la marge nationale d’appréciation resurgissant à ce stade. En effet, la Cour estime que son rôle n’est pas « d’analyser le contenu des soins proposés et administrés » et que les autorités conservent « une certaine marge de manœuvre à la fois pour la forme et pour le contenu de la prise en charge thérapeutique ou du parcours médical en question »[58]. Le rôle de la Cour se limite à « vérifier l’existence d’un parcours individualisé tenant compte des spécificités de l’état de santé mentale de la personne internée dans l’objectif de préparer celle-ci à une éventuelle future réinsertion ». Dans l’arrêt Rooman, la Cour conclut non seulement à une violation de l’article 3 mais également à une violation de l’article 5§1 du fait de l’absence de suivi psychiatrique ou psychologique en langue allemande pendant une partie de la détention du requérant, seule langue que celui-ci parlait. Cependant, pour la seconde partie de la détention du requérant examinée par la Cour, le constat de violation de l’article 5§1 est écarté en raison de l’abstention du requérant de solliciter le suivi psychologique désormais disponible. Or, comme le souligne très justement Céline Ruet, « reprocher à l’intéressé un défaut d’initiative est une manière de concevoir l’autonomie de la personne qui semble peu compatible avec la vulnérabilité d’une personne atteinte de graves troubles mentaux, de surcroît détenue depuis fort longtemps »[59]. Le fondement utilisé est donc différent, mais la conclusion est identique. Le contrôle demeure particulièrement limité et seule l’absence de traitement permet de conclure à une violation de la Convention.
Si aujourd’hui, le contrôle opéré par la Cour européenne des droits de l’homme a franchi la porte des établissements psychiatriques, il demeure un contrôle essentiellement formaliste de l’activité psychiatrique. La juridiction strasbourgeoise, confrontée aux limites de ses compétences face à l’expertise médicale, se borne à vérifier l’existence d’une intervention du médecin psychiatre. Ce dernier intervient, à travers l’exigence d’un certificat médical au stade de la procédure d’internement et, par la suite, à travers la mise en place d’un parcours de soins individualisé. L’on peut tout de même se demander si cette dernière notion, « le parcours de soins individualisé », n’ouvre par la voie à un contrôle plus resserré de la Cour sur le cœur de l’activité psychiatrique, la qualité des soins dispensés au malade.
[1] Rome, 4 novembre 1950, STE no 5.
[2] Même s’il peut concerner plus exceptionnellement des hospitalisations volontaires. Voir par exemple, Cour EDH [GC], Fernandes de Oliveira c. Portugal, no 78103/14, 31 janvier 2019.
[3] Convention européenne pour la prévention de la torture et des peines ou traitements inhumains ou dégradants, 26 novembre 1987, STE no 126.
[4] À titre d’exemple, voir le Rapport du CPT relatif à la visite effectuée en France du 4 au 8 décembre 2019, CPT/inf (2021)14, 24 juin 2021, spécifiquement les paragraphes 126 à 132 sur les traitements et prises en charges.
[5] Cour EDH [GC], Rooman c. Belgique, no 18052/11, 31 janvier 2019, §147.
[6] Cour EDH, Winterwerp c. Pays-Bas, no 6301/73, 24 octobre 1979.
[7] Ibid.
[8] Ibid., §39.
[9] Le terme « expertise » utilisé par la Cour ne doit pas être entendu dans le sens d’une expertise judiciaire, mais de manière plus large comme une évaluation de l’état du malade, attesté par un document probant (certificat, rapport, avis, etc.).
[10] Selon J.-M. Dauchy, « le certificat médical devient alors la cheville ouvrière du système de placement » : J.-M. Dauchy, « Le contrôle de la Cour européenne des droits de l’homme des décisions administratives d’internement psychiatrique », RDSS 2001, p. 474.
[11] P. Véron, « Les limites du contrôle du juge des libertés et de la détention sur les décisions d’admission en soins psychiatriques sans consentement », RDSS, 2018, p. 125.
[12] Civ. 1ère, 11 juillet 2019, FS-P+B, no 19-14.672, Dalloz actualité, 3 septembre 2019 note. M. Cottet ; RDSS 2019, p. 1132, obs. P. Curier-Roche ; Civ. 1ère, 5 décembre 2019, FS-P+B+I, n° 19-22.930, Dalloz actualité, 20 décembre 2019, note N. Peterka.
[13] Voir à titre d’exemple, CA Versailles, 20e chambre, 30 novembre 2023, no 23/07823, « S’il est exact que ces certificats médicaux sont quasiment les mêmes et que d’une manière générale la technique du copier-coller est à proscrire, l’état médical stable du patient peut justifier des conclusions médicales identiques si ces dernières sont circonstanciées, ce qui est le cas en l’espèce. » ; CA Aix en Provence, Chambre 1-11 HO, 15 décembre 2023, no 23/00180, « Quant au fait que les avis et certificats médicaux reprennent, il est vrai, certains mêmes faits et certaines mêmes analyses des troubles de madame [Y] [E], il ne suffit pas plus à remettre en cause la validité de la procédure dans la mesure où ces pièces médicales exposent une réalité qui évolue peu et une pathologie existante et connue depuis 2008 […] ». A contrario, les juridictions du fond ont pu sanctionner une motivation fondée sur un certificat médical contestant une formule générale type : CA Versailles, 1er juillet 2016, no 16/04702.
[14] À titre d’exemple, voir Cour EDH, Zadigulina c. Russie, no 11737/06, 2 mai 2013, §. 65 « This conclusion obviates the need for the Court to examine whether the national authorities met the substantive requirement for the applicant’s involuntary hospitalisation by proving that her mental condition had necessitated the deprivation of her liberty ».
[15] Cour EDH, Winterwerp c. Pays-Bas, précité, §60.
[16] Cour EDH, X c. Royaume-Uni, no 7215/75, 5 novembre 1981, §§52-53.
[17] Cour EDH, Winterwerp c. Pays-Bas, précité, §58.
[18] Cour EDH, X c. Royaume-Uni, précité, §52.
[19] Ibid.
[20] Cour EDH, Baudoin c. France, no 35935/03, 18 novembre 2010.
[21] Cour EDH, Patoux c. France, no 35079/06, 14 avril 2011.
[22] Conseil constitutionnel, Décision no 2010-71 QPC du 26 novembre 2010, Melle Danielle S.
[23] Conseil constitutionnel, Décision no 2011-135/140 QPC du 9 juin 2011, M. Abdellatif B. et autre.
[24] Loi n° 2011-803 du 5 juillet 2011 relative aux droits et à la protection des personnes faisant l’objet de soins psychiatriques et aux modalités de leur prise en charge., JORF no 155 du 6 juillet 2011.
[25] C. Castaing, « Des ordres dans le contentieux des décisions relatives aux soins psychiatriques sans consentement », RDSS, 2023, p. 89.
[26] J. Callewaert, « L’affaire Herczegfalvy ou le traitement psychiatrique à l’épreuve de l’article 3 », RTDH, 1993, p. 434.
[27] M. Saulier, « L’enfermement comme une évidence ? Réflexion sur la privation de liberté des personnes hospitalisées sans leur consentement », Revue juridique personnes et familles, no10, octobre 2019, p. 20.
[28] Voir par exemple, Cour EDH, Stanev c. Bulgarie, no 36760/06, 17 janvier 2012, §. 249-252.
[29] Ibid., § 209.
[30] Nous reprenons ici les termes de la Cour.
[31] Cour EDH [GC], Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie, no 47848/08, 17 juillet 2024, §141.
[32] Cour EDH, Aerts c. Belgique, no 61/1997/845/1051, 30 juillet 1998.
[33] Ibid., §§ 28-30 de l’arrêt.
[34] Cour EDH, Keenan c. Royaume Uni, no 27229/95, 3 avril 2001.
[35] Cour EDH, Parascineti c. Roumanie, no 32060/05, 13 mars 2012.
[36] Cour EDH, Keenan c. Royaume Uni, précité, §112.
[37] Ibid., §113.
[38] F. Tulkens et C. Dubois-Hamdi, « Prison et santé mentale : La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme », Criminologie, 2015, vol. 48, no 1, p. 81.
[39] Ibid., p. 77-99.
[40] Cour EDH, Stanev c. Bulgarie, précité ; Cour EDH, Parascineti c. Roumanie, précité ; Cour EDH, Stefan Stankov c. Bulgarie, no 25820/07, 17 mars 2015.
[41] Cour EDH [GC], Bouyid c. Belgique, no 23380/09, 28 septembre 2015, RSC, 2016, p. 117, note D. Roets ; AJ Pénal 2016, p. 222, note S. Lavric ; RTDH, 2016 no 106, pp. 541-552 note F. Sudre.
[42] Ibid., § 101 (nous soulignons).
[43] M. Afroukh, « Plaidoyer pour une objectivation du contrôle assumée » Civitas Europa, 2022, vol.2, n° 49, pp. 55-69 ; M. Afroukh, « Le contrôle de conventionnalité in concreto est-il vraiment “dicté” par la Convention européenne des droits de l’homme », RDLF, 2019, chron. no 4 ; M. Afroukh, « L’identification d’une tendance réente à l’objectivation du contentieux dans le contrôle de la Cour européenne des droits de l’homme », RDP, 2015, p.1357 ; M. Afroukh, « L’objectivisation du contrôle juridictionnel », in S. Touzé, J. Andriantsimbazovina, L. Burgorgue-Larsen (dir.), La protection des droits de l’homme par les Cours supranationales, Pedone, 2016, pp. 107-132 ; S. Touzé, « Intérêt de la victime et ordre public européen », in J. Arlettaz et J. Bonnet (dir.), L’objectivisation du contentieux des droits et libertés – Du juge des droits au juge du droit ?, Pedone, 2015, pp. 61-76.
[44] À titre d’exemple, le seul de gravité n’est pas atteint dans un cas où le requérant se plaignait de ne pas bénéficier de casier pour stocker ses affaires personnelles, de prendre des douches collectives sous la supervision d’une personne de sexe opposé et de ne pas bénéficier d’aménagements en raison de son handicap, Cour EDH, Dvoracek c. République Tchèque, no 12927/13, 6 novembre 2014.
[45] CAA Marseille, 21 mai 2015, n° 13MA03115, Inédit au recueil Lebon ; TA Nice (ord.) 26 juill. 2024, n° 2403207.
[46] Cour EDH, Herczegfalvy c. Autriche, no 10533/83, 24 septembre 1992.
[47] Sur cette notion, voir S. Guillemard et B. Lévy, La quérulence. Quand le droit et la psychiatrie se rencontrent, Presses de l’Université de Laval, 2023.
[48] Cour EDH, Herczegfalvy c. Autriche, précité, § 80.
[49] Ibid., § 82.
[50] Ibid.
[51] Cour EDH, Gennadi Naoumenko c. Ukraine, no 42023/98, 10 février 2004, § 112.
[52] Cour EDH, Koutcherouk c. Ukraine, no 2570/04, 6 septembre 2007.
[53] Cour EDH [GC], Rooman c. Belgique, précité.
[54] Cour EDH, Winterwerp c. Pays-Bas, précité, §51.
[55] Ibid., §188.
[56] Ibid., §205.
[57] Cour EDH, Hutchison c. Royaume-Uni, no 50272/99.
[58] Cour EDH [GC], Rooman c. Belgique, précité, §209.
[59] C. Ruet, « Quelle autonomie pour les personnes atteintes de troubles mentaux ? Réflexions relatives à quelques arrêts récents de la Cour européenne des droits de l’homme », RTDH, 2020, vol. 2, no 122, p. 62.