Les tierces interventions de la Commission nationale consultative des droits de l’homme devant la Cour européenne des droits de l’homme
Par Magali Lafourcade, Secrétaire générale de la CNCDH
L’impact sur les personnes. Voilà l’objectif que s’est assigné la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH). L’Institution nationale française de promotion et de protection des droits de l’homme, accréditée de statut A auprès des Nations unies, s’attache à l’effectivité la plus concrète des droits les plus fondamentaux de la personne humaine. Consultative, elle a su développer tout au long de ses sept décennies d’existence trois leviers majeurs d’influence pour parvenir à améliorer la concrétisation des droits humains. D’abord, le levier de la société civile qui, du fait de sa composition pluraliste et de son fonctionnement purement collégial, concourt à l’élaboration de ses avis et leur donne un large écho. Ensuite, le levier de l’expertise, en particulier au travers de ses mandats thématiques, comme le mandat de Rapporteur national indépendant sur la lutte contre toutes les formes de racisme. La CNCDH est alors perçue par les administrations et ministères concernés comme une institution ressource sur laquelle s’appuyer pour bâtir des politiques publiques efficaces. Enfin, et surtout, le levier de la reconnaissance internationale.
Le terrain de prédilection de la CNCDH est, par nature, les Nations unies. Elle y jouit d’une reconnaissance et d’une crédibilité particulièrement étendue. Elle a ainsi pour mission de contribuer au contrôle qui y est mené du respect par la France de ses engagements internationaux en matière de droits de l’homme. Les experts des organes de traités, les diplomates dans le cadre de l’Examen périodique universel, comme les Rapporteurs spéciaux des Nations unies reprennent largement, à leur compte, les diagnostics et recommandations émis par la CNCDH.
S’agissant du Conseil de l’Europe, la CNCDH a dû bâtir différemment son action pour s’inscrire comme institution ressource. Elle a tissé des liens nombreux avec les différents organes, en particulier l’ECRI du fait de son mandat thématique sur le racisme, avec le GRETA en raison de son mandat de rapporteur national indépendant sur la traite des êtres humains. Ses échanges avec la Commissaire aux droits de l’homme sont riches et féconds. Mais s’agissant de la Cour européenne des droits de l’homme, la CNCDH a pensé ses actions en les intégrant à une stratégie plus globale.
Ainsi, les tierce-interventions qu’elle adresse à la Cour ont deux objectifs principaux. Le premier est de servir de levier pour la concrétisation des droits en France. Il demande de mener une analyse détaillée des requêtes sur lesquelles formuler des observations. Le second vise à positionner la CNCDH comme un acteur de référence.
C’est en 2013 que la CNCDH a adressé sa première tierce intervention à la Cour. Depuis, elle a élaboré neuf tierce interventions en son nom, et contribué à plusieurs autres adressées au nom du réseau européen des Institutions nationales des droits de l’homme, dans le but de fournir à la Cour des informations de nature différente. Qu’il s’agisse d’informer la Cour sur une situation, comme celle des migrants à Calais et ses environs (affaire Khan n°12267/16, introduite le 3 mars 2017) ou celle des enfants français retenus dans les camps en Syrie (affaire HF et MF, n° 24384/19, introduites le 6 mai 2019), que son regard porte sur des pratiques administratives, comme le rattachement fictif de mineurs à des adultes qui ne sont pas leurs parents, pour pouvoir les expulser de Mayotte (affaire Moustahi n° 9347/14, introduite le 20 janvier 2014), ou sur l’effectivité du droit, pour pointer l’ineffectivité des recours contre les conditions de détention indigne (affaire JMB et F.R. n° 9671/15 et 12792/15, introduites le 20 février 2015) ou l’insuffisance des garanties légales en France pour empêcher le renvoi vers un pays d’origine où le demandeur d’asile est exposé à des risques de torture (affaire AA n° 26735/15, introduite le 3 juin 2015 et IO n° 40132/15 I.O. introduite le 13 août 2015), la CNCDH s’emploie toujours à éclairer la Cour sur l’état de la jurisprudence française sur un sujet donné. Ses observations figurent après les arguments des requérants et du gouvernement, dans l’examen au fond de la violation d’un article de la Convention.
De façon très concrète, il importe de rappeler qu’à l’occasion de toute affaire, l’article 36 de la Convention permet au Président de la Cour européenne d’inviter « toute personne intéressée autre que le requérant à présenter des observations écrites ou à prendre part aux audiences ». L’article 44 du règlement prend soin de compléter cette disposition en ajoutant que le président de la chambre concernée peut aussi « autoriser » une personne intéressée à soumettre des observations écrites. A chaque fois que la CNCDH a sollicité l’autorisation de transmettre des observations, elle a obtenu l’accord de la Cour.
S’agissant du contenu des tierces interventions, le courrier de la Cour qui autorise la CNCDH à intervenir prend toujours le soin de préciser que les observations transmises ne doivent renfermer « aucun commentaire sur les faits ou le bien-fondé de l’affaire ». Elles sont donc exclusivement destinées à informer la Cour sur l’état du droit positif, sur la situation nationale concernant tel ou tel sujet, à travers le prisme des droits fondamentaux.
La première affaire dans laquelle la CNCDH est intervenue pour présenter ses observations date de 2013. Il s’agissait de l’affaire Yengo contre France (n° 50494/12, introduite le 20 juillet 2012). La CNCDH avait proposé au Contrôleur Général des Lieux de Privation de Liberté (CGLPL) de se joindre à elle pour transmettre à la Cour les critiques formulées dans ses avis sur le problème endémique de la surpopulation carcérale. Il importe d’indiquer que ce qui a commandé ce choix stratégique tient au fait qu’en janvier 2013, la Cour avait rendu un arrêt pilote par lequel elle constatait une violation de l’article 3 de la Convention par l’Italie, et pointait l’existence de problèmes structurels à l’origine des violations constatées et précisait les mesures ou actions particulières que les autorités italiennes devraient prendre pour y remédier.
La CNCDH et le CGLPL souhaitaient alors obtenir, de la même manière, un arrêt pilote sur le sujet, en attirant l’attention de la Cour sur la surpopulation carcérale en France et sur l’absence de recours effectif pour prévenir des violations de l’article 3 de la Convention.
La Cour a constaté à l’unanimité une violation de l’article 13, relevant l’absence de recours effectif pour faire cesser des conditions de détention indignes. Mais elle n’est pas allée jusqu’à l’adoption d’un arrêt pilote.
Dans l’affaire JMB et autres c/ France précitée, la CNCDH est à nouveau intervenu avec le CGLPL. Dans son arrêt de janvier 2020, la CEDH a constaté une violation de l’article 3 et de l’article 13. S’il ne s’agit pas encore là non plus, à proprement parler, d’un arrêt pilote, la Cour enjoint toutefois aux autorités Française de prendre un certain nombre de mesures générales. Elle précise en ce sens : « D’une part, de telles mesures devraient être prises afin de garantir aux détenus des conditions de détention conformes à l’article 3 de la Convention. Cette mise en conformité devrait comporter la résorption définitive de la surpopulation carcérale. Ces mesures pourraient concerner la refonte du mode de calcul de la capacité des établissements pénitentiaires et l’amélioration du respect de cette capacité d’accueil. (…) Par ailleurs, devrait être établi un recours préventif permettant aux détenus, de manière effective, en combinaison avec le recours indemnitaire, de redresser la situation dont ils sont victimes et d’empêcher la continuation d’une violation alléguée » (§ 360 de l’arrêt J.M.B).
Dans l’affaire Moustahi précitée, l’éclairage apporté par la CNCDH visait à permettre à la Cour de mieux appréhender ce qui se passe sur le terrain. La pratique administrative visant à rattacher les enfants à des adultes qui ne sont pas leurs parents, afin de les expulser ensuite avec ces adultes, était un élément au cœur de la requête introduite par un père au nom de ses deux enfants qui avaient été renvoyés vers les Comores. Lorsque la Cour examine si la France a violé l’article 3 de la Convention, elle examine d’abord la question de savoir si les enfants étaient ou non accompagnés. C’est évidemment très difficile pour les juges européens d’apprécier ce point. Mais c’est très important dans la mesure où les obligations de l’État quant au traitement de migrants mineurs peuvent être différenciés selon qu’ils sont ou non accompagnés. Confrontée à ce type de question épineuse, la Cour rappelle qu’elle prend en compte un faisceau d’indices et souligne la vigilance particulière dont doivent faire preuve les autorités lorsqu’il s’agit d’enfants susceptibles d’être exposés à des traitements inhumains et dégradants. Dans le cas d’espèce, elle relève que les autorités n’ont pas fait preuve de la rigueur requise pour l’examen du lien entre les enfants et l’adulte auquel ils ont été rattachés. Mais, surtout, elle va mettre en perspective ces faits propres aux requérants avec les observations de la CNCDH sur les pratiques de rattachement fictif fréquemment observées à Mayotte, rappelées également par la tierce intervention portée par plusieurs ONG (« à la lumière des observations unanimes sur ce point des tiers intervenants »), pour considérer les requérants comme non accompagnés, et plus encore leur rattachement à un adulte comme arbitraire.
Pour la CNCDH, le choix des requêtes sur lesquelles formuler des observations est évidemment stratégique. L’objectif d’une tierce intervention est toujours de restituer le ou les problèmes d’ordre systémique, d’ordre structurel, dont les requêtes individuelles ne sont qu’une illustration. Cette mise en évidence des difficultés d’ordre structurel soulevés par des requêtes individuelles permet ensuite d’orienter l’exécution des arrêts, tant devant le Ministère de l’Europe et des affaires étrangères que dans le cadre de la procédure de surveillance de l’exécution des arrêts par le Comité des Ministres du Conseil de l’Europe.
Mais il importe aussi d’indiquer que la CNCDH, du fait de sa composition de 64 membres et de son mode de fonctionnement purement collégial, présente les défauts de ses qualités. L’institution tient à rester agile, malgré un fonctionnement articulé autour d’un processus de validation par l’assemblée plénière comportant tous ses membres, et qui se réunit une fois par mois. C’est pourquoi elle ne s’autorise à formuler des observations que sur des positions déjà formulées dans un ou plusieurs avis antérieurs à la requête.
Les tierces interventions représentent ainsi pour la CNCDH un levier d’action pour partager nos constats sur la situation des droits humains en France au-delà de nos canaux d’intervention habituels. Les thématiques concernées sont d’ailleurs principalement le droit des étrangers, des demandeurs d’asile et les prisons, qui sont autant de thématiques récurrentes dans les travaux de l’institution.
Ces tierce-interventions s’inscrive aussi dans une stratégie d’impulsion.
La CNCDH a été à l’origine de la création du groupe européen des Institutions nationales des droits de l’homme, devenu par la suite ENNHRI (European Network of National Human Rights Institutions). Dans ce groupe, qui réunit plus d’une quarantaine d’institutions européennes, la CNCDH participe très activement au Legal Working Group, enceinte dans laquelle elle partage son expérience en matière de tierce interventions et d’exécution des arrêts européens. La CNCDH a ainsi incité ses homologues à intégrer la pratique des tierces interventions dans leur stratégie institutionnelle globale.
Plus encore, les Institutions européennes ont décidé de rédiger à plusieurs, sous la bannière d’ENNHRI, plusieurs tierces interventions dans des affaires qui présentaient les mêmes problématiques structurelles rencontrées dans leur contexte national.
Ainsi, la CNCDH a-t-elle contribué à l’élaboration de plusieurs tierces interventions d’ENNHRI. Ce fut le cas en 2019, dans le cadre d’une affaire jugée en grande chambre, initiée par des journalistes et des organisations de défense des droits au sujet de trois régimes de surveillance au Royaume-Uni, notamment l’interception massive de communications. La CNCDH a également contribué à une tierce intervention dans une affaire portant sur le partage de renseignements avec des États étrangers et l’obtention de données de communication auprès de fournisseurs de services de communication.
Très récemment, la CNCDH a contribué à une tierce intervention d’ENNHRI dans l’affaire Carême c/ France (n° 7189/21), qui met en cause l’inaction climatique des pouvoirs publics. Compte tenu de la richesse de ses avis sur l’urgence climatique, la CNCDH comptait intervenir dans cette affaire mais ENNHRI avait déjà produit des observations dans des affaires soulevant le même type de questions, en particulier celle des retraités suisses qui dénonçaient les conséquences du réchauffement climatique sur leur santé. La CNCDH a donc préféré travailler dans le cadre concerté d’ENNHRI pour intervenir devant la Cour dans cette affaire.
Mais comme la boussole qui la guide est l’impact sur les personnes, la CNCDH se doit de mesurer l’effet de ses tierce-interventions. Celles-ci ont-elles pu peser sur le raisonnement du juge européen ? Cette question doit être analysé à un double niveau.
D’abord dans le cadre de chacune des affaires. Mais, il est d’autant plus difficile de trancher que d’autres acteurs, en particulier associatifs, ont aussi formulé des tierces interventions.
Ensuite, au-delà des cas d’espèce, les tierces interventions réalisées depuis une dizaine d’années devant la Cour ont-elles favorisé la reconnaissance par le juge européen de la CNCDH comme une institution de référence dans le système européen de protection des droits humains ?
Ses avis, même quand ils n’ont pas été transmis à la Cour par le truchement d’une tierce intervention, sont en effet pris en compte dans l’examen des requêtes. Dans plusieurs arrêts, ils figurent en effet dans la partie consacrée au « cadre juridique interne pertinent ». Ainsi, s’agissant de la rétention administrative des mineurs, dans un arrêt de juillet 2021, MD et AD c/ France, dans la partie consacrée au cadre juridique interne pertinent, après avoir cité les articles du CESEDA relatifs à la rétention administrative des mineurs, la Cour évoque l’avis de la CNCDH du 24 septembre 2020 relatif à la proposition de loi visant à encadrer strictement la rétention des familles avec mineurs (Avis sur la protection de l’enfance et le respect de la vie privée et familiale), et précise que la Commission y recommande, au nom de l’intérêt supérieur de l’enfant, d’interdire purement et simplement la rétention des mineurs, et de privilégier des alternatives. Dans la suite de l’arrêt, la Cour ne fait toutefois plus référence à l’avis de la CNCDH. Sans doute parce que sa jurisprudence en la matière ne rejette pas, par principe, la rétention administrative des mineurs. Elle apprécie en effet l’existence d’une violation de l’article 3 de la Convention en mobilisant plusieurs facteurs, tels que : l’âge des enfants mineurs, le caractère adapté ou non des locaux au regard de leurs besoins spécifiques et la durée de leur rétention…
Sur la condamnation d’une militante Femen pour exhibition sexuelle (aff. Bouton c/ France, 13 oct. 2022, n°22636/19), la requérante mettait en cause notamment le défaut de clarté et de précision du délit d’exhibition sexuelle. Quand la Cour évoque le « cadre juridique interne pertinent », elle mentionne l’article 222-32 du code pénal, la jurisprudence judiciaire et ajoute, au titre des « autres documents » l’avis de la CNCDH relatif aux violences sexuelles (Avis de la CNCDH sur la lutte contre les violences sexuelles). Elle fait référence aux éléments de l’avis qui mettent en cause le défaut de précision et de lisibilité de ce délit. Il est à noter que la CNCDH envisageait d’ailleurs dans son avis expressément le cas des Femen lorsqu’elle s’interrogeait en ces termes : « le fait de dénuder sa poitrine a-t-il toujours une connotation sexuelle ? » (§ 41 de l’avis).
Ici, les juges vont plus loin dans la place qu’ils accordent à la CNCDH. Lorsqu’ils procèdent à l’examen de l’affaire, au regard de l’article 10 de la Convention, ils admettent que l’avis de la CNCDH contribue à faire peser un doute sur la qualité de la loi au sens de la jurisprudence de la Cour… Même si finalement, ils estiment que ces éléments ne vont toutefois pas jusqu’à remettre en cause la prévisibilité des poursuites pénales à l’encontre de la requérante.
Il est intéressant de voir ici la place accordée par la Cour à la CNCDH : la position de l’INDH française est évoquée par le juge européen et prend une part significative dans son appréciation de la conventionalité de la loi française.
Si la pratique des tierces interventions est désormais bien établie, il revient désormais à la CNCDH de développer ses interventions au regard des manquements dans l’exécution par la France des arrêts de constat de violation. A cet égard, la CNCDH est intégrée dans le circuit de l’exécution des arrêts de la Cour et reçoit systématiquement les plans et les bilans d’action émis par la direction juridique du Ministère de l’Europe et des affaires étrangères.
Il lui reste encore à développer une pratique des tierces interventions dans le cadre des communications individuelles devant les organes de traités des Nations unies. Ce serait un moyen de limiter les risques de fragmentation de l’ordre juridique en facilitant la compréhension des positions prises antérieurement par différents organes saisis de sujets connexes. A n’en pas douter, la CNCDH ferait œuvre utile en diffusant, auprès des organes des Nations unies, les analyses de la Cour européenne.