Recension de l’ouvrage de Laurence Burgorgue-Larsen, Les 3 Cours régionales des droits de l’homme in context, La justice qui n’allait pas de soi (Pedone, Paris, 2020)
Par Aurélia Schahmaneche, Professeure de droit public à l’Université Lumière Lyon 2
« A l’Europe qui m’a vue naître, à l’Afrique où j’ai grandi, aux Amériques qui m’ont affranchie », tels sont les mots de la dédicace que Laurence Burgorgue-Larsen a placée en tête de son ouvrage. Il faut dire que l’ensemble de son parcours explique en même temps qu’il exprime « son goût naturel et spontané pour les Ailleurs » (p. 21). Née à Strasbourg, elle a d’abord passé une partie de son enfance en Afrique. Titulaire d’un premier DEA en Etudes ibériques et ibérico-américaines, d’un second en Droit international économique et communautaire et d’un doctorat en droit public obtenu grâce à une thèse sur L’Espagne et la Communauté européenne. L’Etat des Autonomies et le processus d’intégration européenne, elle n’a par la suite eu de cesse d’aiguiser son esprit d’ouverture. Sa carrière professionnelle est en effet ponctuée de choix révélant sa volonté de développer sa connaissance du droit international des droits de l’homme mais aussi de différents droits internes : qu’il s’agisse de ses fonctions universitaires (à l’occasion desquelles elle s’est imposée en tant que grande spécialiste des droits européen et interaméricain des droits de l’homme mais aussi de la protection constitutionnelle des droits fondamentaux) ou de ses fonctions contentieuse et consultative (elle a notamment été juge au Tribunal constitutionnel d’Andorre et membre de la Commission supérieure du Conseil d’Etat français).
La carrière professionnelle de Laurence Burgorgue-Larsen étant marquée par la richesse, il n’est guère surprenant que sa comparaison de la Cour européenne, de la Cour interaméricaine et de la Cour africaine des droits de l’homme n’ait pas donné lieu à une analyse froide, lisse ou encore détachée de tous les déterminants historiques, (géo)politiques, sociologiques… de chacun des systèmes auquel ces Cours appartiennent. Aussi les 7 chapitres de sa démonstration permettent-ils de comprendre le contexte dans lequel tel ou tel pan de la protection régionale des droits de l’homme s’inscrit. Au delà, chaque chapitre exprime clairement les appréciations que Laurence Burgorgue-Larsen porte sur telle ou telle pratique et les valeurs qu’elle défend : comme par exemple ses préoccupations quant aux « replis nationalistes » (p. 127), « l’illibéralisme » (p. 127), aux « Etats autoritaires » (p. 238 et p. 492) ou encore aux « stratégies d’affaiblissements et/ou d’instrumentalisation » des Cours liées à la valorisation de la subsidiarité (p. 485). A l’inverse, sont notamment loués le « combat pour la liberté » et l’indépendance des pays africains (p. 36), l’accès à la justice (p. 128 et s.), l’engagement en faveur des droits économiques et sociaux (p. 176 et s.) et la diplomatie civique (p. 409 et s.). De même, il n’est guère anodin que le concept de vulnérabilité et le principe de non-discrimination – sur lesquelles l’auteure a déjà écrit[1] – aient été choisis pour illustrer les convergences ou divergences des jurisprudences des 3 Cours. Un examen conduit à partir de tel ou tel droit conventionnel n’aurait sans doute pas permis de mettre en exergue avec autant de vigueur l’idéal de lutte et de prévention des injustices et de l’insécurité auquel chaque système régional est attaché et doit œuvrer.
Aussi personnelle soit-elle, l’analyse n’en reste pas moins menée avec une rigoureuse honnêteté scientifique. Fortement documenté (comment en attestent les 34 pages de bibliographie non exhaustive), le résultat présenté est à n’en pas douter important. Il l’est d’autant plus que du propre aveu de l’auteure, la décision de s’essayer à une comparaison « contextualisée » des 3 systèmes régionaux représente une « gageure » (p. 21). D’abord, parce que cette décision impliquait non seulement de remettre en cohérence des textes et pratiques issus de traditions et cultures différents mais aussi d’ouvrir l’analyse et surtout de maitriser des considérations relevant d’autres disciplines telles que la science politique, la géopolitique, la sociologie ou encore l’histoire. Ensuite, parce qu’il est difficile de saisir pleinement le fonctionnement des 3 Cours lorsqu’on a le statut d’ « outsider européen » (p. 21). Que le lecteur soit néanmoins rassuré. Grâce au combo « appétence pour les Ailleurs / connaissances des Amériques et de l’Afrique / spécialisation en droit international des droits de l’homme / expérience en tant que juge constitutionnel / rencontres régulières et répétées avec des juges nationaux et internationaux, avocats, ONG, universitaires… », Laurence Burgorgue-Larsen transforme parfaitement l’essai. Elle le transforme d’autant mieux qu’il conduit à un résultat inédit. Sauf erreur de notre part, la doctrine n’a produit jusqu’ici que des ouvrages visant à saisir le droit international des droits de l’homme dans sa globalité[2] (ce qui conduit à l’étude de l’ensemble de ses acteurs) ou, à l’inverse, dans un de ces aspects particuliers (thématique ciblée et/ou comparaison de seulement deux systèmes régionaux)[3].
Bien qu’il soit substantiel (588 pages dont 486 de texte), l’ouvrage ne vise pas à l’exhaustivité. Il ne s’agit pas d’une somme d’informations visant à traiter de l’entièreté du fonctionnement des 3 Cours mais plutôt de questions choisies, éclairées par une analyse juridique intégrant des éléments extra-juridiques sur la protection régionale des droits de l’homme. En d’autres mots, d’un véritable essai plus que d’un manuel.
On l’aura donc compris, l’ouvrage de Laurence Burgorgue-Larsen se caractérise tout autant par sa pédagogie que par son engagement. L’ajout du sous-titre « La justice qui n’allait pas de soi » oriente d’ailleurs sur ce qui revient ensuite comme un leitmotiv : soyons conscient du chemin parcouru depuis 1945 malgré « l’irréductible souveraineté » (p. 158)[4] des Etats mais ne relâchons pas l’attention et les efforts. Relâchons-les d’autant moins que « la raison d’Etat » (p. 13) ressurgit depuis quelques années avec une force particulière sous l’effet du « cercle des intellectuels conservateurs et des universitaires critiques » à l’égard de la protection des droits de l’homme (p. 494) mais aussi d’un « climat politique général (…) marqué par un reflux à l’endroit » de leur promotion(p. 159) et de la démocratie libérale. Cette prise de conscience quant à la difficulté – qui irrigue l’ensemble de son propos – de concilier « la Souveraineté des Etats (…) avec l’obligation de protéger la Majesté des droits » (p. 22), Laurence Burgorgue-Larsen entend progressivement la susciter.
Après un Chapitre préliminaire consacré à la « création » des 3 Cours où l’auteure insiste sur l’influence de la géopolitique et de la diplomatie juridique propre à chaque continent en plus d’identifier les différences et similitudes qui les caractérisent, l’ouvrage débute par un Titre 1 consacré aux évolutions – tantôt « cataclysmiques » tantôt « doucement révolutionnaires » (p. 77) – qu’ont connues les 3 systèmes. A propos de ces transformations, Laurence Burgorgue-Larsen traite des difficultés à conclure à la pleine efficacité de la Justice des droits de l’homme dans lesdits systèmes – quand bien même ces derniers ont fait preuve d’une importante capacité d’adaptation – dès lors que les Etats « n’ont eu de cesse de jouer savamment avec les ressorts de leur souveraine volonté afin de rester en marge des obligations créées par les textes » (p. 80) (chapitre 1) mais aussi de sa légitimité aléatoire compte tenu d’un encadrement de la procédure d’élection des juges au sein des 3 Cours et d’un enrichissement normatif de leur texte de référence également soumis aux manoeuvres politiques des Etats (chapitre 2).
On retiendra de ce premier titre, l’analyse comparative menée à propos de l’appréhension du double mouvement d’universalisation et de juridictionnalisation qui éclaire de façon opportune l’impact du « contexte » sur la protection régionale des droits de l’homme (ce mouvement étant devenu évident dans le cadre du fonctionnement du Conseil de l’Europe alors qu’il pose encore question au sein des Amériques et de l’Afrique).
On suivra également sans mal les développements consacrés aux réformes qui ont jalonné l’histoire du système de la CEDH même s’il est vrai que l’analyse visant à mettre en lumière le fait que ce système reste « au milieu du gué » en ne « tranch[ant] pas, pour les années à venir, la question de sa nature » (p. 124) aurait pu conduire l’auteure à se positionner plus franchement sur la direction que ce système devrait prendre. Est-il ainsi temps pour la Cour européenne de privilégier sa fonction (quasi)constitutionnelle[5] ?
On appréciera par ailleurs la démarche originale de Laurence Burgorgue-Larsen concernant la mesure de la légitimité des systèmes régionaux qui – sur la base de l’approche contextualisée proposée par l’ouvrage Legitimacy and International Court publié en 2018[6] – consiste à appréhender ladite légitimité à l’aune de l’examen des droits qui y sont consacrés (en veillant à bien identifier les domaines dans lesquels les Etats souhaitent s’engager) mais aussi « de la conception des choix relatifs au fonctionnement des Cours » (p. 163) (ce qui renvoie aux choix de leurs juges). Sur ces questions, l’on relèvera avec intérêt la mise en exergue de la défiance européenne vis-à-vis de l’inclusion des droits économiques et sociaux ou encore des droits des femmes alors que l’engagement latino-américain à l’endroit de ces deux catégories de droits, et l’ambition africaine concernant les seconds, sont tout à fait évidents. On relèvera avec intérêt les propos particulièrement sévères et incisifs concernant la manière dont les Etats européens – dont au premier chef la France – gèrent leurs procédures de sélection des candidats à l’élection des juges de Strasbourg. Sur cette question, Laurence Burgorgue-Larsen apporte une contribution importante. Elle fait longuement la lumière sur des pratiques qui, à l’inverse de celles qui se déploient au sein de l’OEA et de l’UE sous le regard acéré et motivant de la société civile, souffrent d’une grande opacité (p. 210) et relèvent davantage d’une (déplorable) tradition – celle de France résidant par exemple dans le refus de faire figurer sur la liste de candidats à l’élection des juges internationaux des universitaires – que d’un fondement juridique clair animé par la volonté de désigner les personnes disposant de la compétence la plus grande pour le poste à pourvoir.
Continuant à polariser son analyse sur l’irrémédiable survivance de la souveraineté étatique et ses effets (plus ou moins problématiques) sur l’amplitude de la protection régionale des droits de l’homme, le Titre 2 traite de « l’interprétation » développée par les 3 juridictions étudiées.
S’inscrivant dans la lignée de la théorie des contraintes juridiques, Laurence Burgorgue-Larsen met l’analyse comparée des différentes techniques d’interprétation de ces Cours au service de la démonstration selon laquelle le « décloisonnement [des sources] est leur grammaire commune » (p. 285) (chapitre 3). Une « grammaire commune » qui ne saurait une nouvelle fois masquée l’existence de spécificités d’un système à l’autre. L’auteure explique par exemple que si le rapport aux juges internes est important au sein des Amériques et en Europe, il est inexistant en Afrique. En revanche, c’est bien la Cour africaine qui « dispose d’une compétence ratione materiae la plus compréhensive au monde » (p. 287). Quant aux effets concrets du décloisonnement (chapitre 4), il est au cœur de l’analyse – qui traverse également l’ensemble de l’ouvrage – relative à la remise en cause de l’autorité des systèmes régionaux de protection des droits de l’homme. On mettra ainsi en exergue que l’accroissement significatif de la protection conventionnelle (1e effet concret identifié) et l’augmentation des obligations imposées aux Etats (2e effet concret) ont donné du grain à moudre aux Etats pour « s’insurg[er] contre l’imposante liberté prétorienne » des Cours (p. 289). Sur cette question, l’on peut éventuellement regretter que Laurence Burgorgue-Larsen n’accorde pas davantage de place aux errements de la motivation des décisions de justice des 3 Cours (comme par exemple l’instrumentalisation de telle ou telle technique d’interprétation ou d’argumentation, le manque de clarté, l’arbitraire, l’affirmation plutôt que la démonstration…) dont on sait qu’ils participent tout autant que l’accroissement de la protection conventionnelle et l’augmentation des obligations étatiques au développement de la méfiance et des contestations à leur égard.
Le Titre 3 est logiquement consacré – dans une approche compréhensive consistant à étudier l’action de « donner effet » à une règle de droit – à l’ « application » de la norme jurisprudentielle. En se penchant plus précisément sur « l’analyse des conditions d’une application effective de la jurisprudence » (p. 365) des 3 Cours, il s’agit pour l’auteure d’aborder le dernier aspect du fonctionnement de ces dernières et de démontrer par là-même qu’« un arrêt (…) n’est pas une fin en soi : il est la promesse d’un changement pour l’avenir, le début d’un processus qui doit permettre aux droits et liberté d’entrer dans la voie de l’effectivité »[7]. Tout l’intérêt de l’approche de Laurence Burgorgue-Larsen – par ailleurs étroitement liée à sa démonstration de la conciliation délicate entre souveraineté des Etats et développement de la protection régionale des droits de l’homme – est d’aborder la question de l’application de la norme en prenant en compte « l’indispensable synergie qui se déploie entre une multitude d’acteurs [i.e les institutions maitresses des 3 systèmes, les pouvoirs constitués des Etats, les Institutions nationales de protection des droits de l’homme et les acteurs de la société civile] pour obtenir le graal de l’application effective » (p. 365). Fixant d’abord son analyse sur deux des synergies mises en place pour inciter les Etats à respecter leurs obligations conventionnelles (chapitre 5), Laurence Burgorgue-Larsen fait une nouvelle fois la démonstration des rapprochements et différences entre les systèmes. Elle explique par exemple que s’il est difficile de « nier les singularités des textes et des pratiques comme les disruptions temporelles » (p. 389), il est tout aussi « impossible de ne pas constater un mouvement général en faveur d’une reconnaissance [constitutionnelle] de l’importance et de la fonction interprétative du droit international des droits de l’homme » (p. 390) ni même de ne pas relever que « les effets de cette vague constitutionnelle sur l’exécution des arrêts et l’application des standards conventionnels furent mitigés » (p. 438) et ne peuvent à eux seuls « expliquer le degré d’adhésion aux droits protégés par les textes régionaux » (p. 389). Quant à la remise en cohérence de ce melting-pot d’acteurs autour de l’étude des synergies mises en œuvre pour contrôler et cordonner l’exécution des arrêts rendus par chacune des Cours (chapitre 6), l’on retiendra qu’en dehors de la convergence des systèmes européens et américains pour considérer « l’exigence de transparence afin que le degré d’exécution des arrêts des Cours soit connu de tous » (p. 466), les écarts sont majeurs. Laurence Burgorgue-Larsen notant en effet que si les organes politiques du COE prennent très au sérieux la question de l’exécution des arrêts, ceux de l’OEA et davantage encore de l’UA sont largement plus « désinvoltes » (p. 483).
A n’en pas douter, cette « immersion dans le passé créateur et la déclinaison du présent » (p. 485) fera référence. Servie par un style clair et dynamique, un angle d’analyse singulier et une volonté certaine d’alerter sur ce qui a menacé et menace encore la protection régionale des droits de l’homme, elle ne peut en tout cas laisser indifférent. Dans une période toute récente marquée par l’assassinat en France d’un professeur d’histoire-géographie ayant évoqué avec ses élèves des caricatures du prophète Mahomet, des restrictions de plus en plus grande du droit à l’avortement jugées constitutionnelles en Pologne, les tensions au Karabakh, les possibles crimes contre l’humanité au Venezuela ou au Burundu dénoncés par un l’ONU, l’on aimerait en tout cas que l’appel aussi lucide qu’optimiste de Laurence Burgorgue-Larsen à « l’indispensable vigilance [et] la nécessaire résistance » (p. 494) des 3 Cours pour a minima maintenir le niveau de protection des droits de l’homme auquel elles sont parvenues avec le temps soit entendu…
[1] V. not. L. Burgorgue-Larsen (dir.), La vulnérabilité saisie par les juges en Europe, Paris, Pedone, 2014, 246 p. (Col. Cahiers européens, n°7) ; L. Burgorgue-Larsen, « Le principe d’égalité et de non-discrimination dans la jurisprudence interaméricaine des droits des l’homme », Le droit à la non-discrimination au sens de la Convention européenne des droits de l’homme, F. Sudre, H. Surrel (dir.), Bruylant, Bruxelles, 2008, pp. 242-247 ; pp. 266-268 ; pp. 282-287 ; pp. 291-293. ; p. 309 ; pp. 319-323.
[2] V. par ex. H. Tigroudja, et L. Hennebel, Traité international des droits de l’homme, Pedone, 2018, 1720 p.
[3] Par exemple les méthodes d’interprétation (v. not. M. Rota, L’interprétation des Conventions américaine et européenne des droits de l’homme. Analyse comparée de la jurisprudence des Cours européenne et interaméricaine des droits de l’homme, LGDJ, 2018, 558 p.), l’exécution des arrêts (v. A-C. Fortas, La surveillance de l’exécution des arrêts et décisions des Cours européenne et interaméricaine des droits de l’homme. Contribution à l’étude du droit du contentieux international, Pedone, 2015, 644 p.).
[4] L’expression est empruntée à A. Pellet, Le droit international entre souveraineté et communauté, Pedone, 2014, 362 p.
[5] Sur cette position, v. par ex. A. Stone Sweet, « Sur la constitutionnalisation de la CEDH : cinquante ans après son installation, la Cour européenne des droits de l’homme conçue comme une cour constitutionnelle », Rtdh, 2009, n° 80, pp. 923-944 ; R. A.C. White et I. Boussiakou, « Voices from the European court of human rights », Netherlands Quarterly of Human Rights, 2009, 27(2), pp. 167-189 ; V. aussi l’opinion concordante du juge Jambrek jointe à l’arrêt de la Cour EDH, 26 avril 1995, Fischer c/ Autriche,.
[6] N. Grossman, H-G. Cohen, A. Follesdam, G. Ulfstein (eds.), Legitimacy and International Court, Cambridge, CUP, 2018, 387 p.
[7] F. Tulkens, « L’exécution et les effets des arrêts de la Cour EDH », in Dialogues entre juges, Strasbourg, Conseil de l’Europe, 2006, pp. 9-15, p. 12.