Interdiction de discriminer et conflits internes à la liberté d’expression. Actualité de la jurisprudence Hurley v. Irish-American Gay, Lesbian and Bisexual Group of Boston (Cour suprême des États-Unis, 1995)
Par Gwénaële Calvès, Université de Cergy-Pontoise
Aux États-Unis, la quasi-totalité des États fédérés ont adopté des lois qui interdisent la discrimination dans l’offre et la fourniture de biens ou de services (public accommodations laws). Le champ d’application de ces lois est défini de manière plus ou moins large d’un État à l’autre, mais le principe est partout le même : la « race » d’un client ou d’un usager, son origine nationale, sa religion ou son sexe ne doivent pas l’exposer (sauf dérogations dûment encadrées) à être moins bien traité qu’un autre. À ce tronc commun de caractéristiques protégées – que l’on retrouve, à l’exception du sexe, dans les dispositions homologues du droit fédéral[1] – certains États ont notamment ajouté, à partir de la fin des années 1970, l’orientation sexuelle[2].
L’introduction de ce nouveau motif est à l’origine d’un problème de droit constitutionnel qui mobilise depuis des années les juridictions et la doctrine états-uniennes, et qui attend encore sa solution : l’invocation par un citoyen de son droit à la liberté d’expression garanti par le Ier Amendement à la Constitution fédérale lui permet-il, au nom de ce qu’on appellera ici par commodité de langage ses « convictions homophobes », de se soustraire, dans certaines circonstances, à l’obligation de non-discrimination qui lui est imposée par la loi de son État ?
La question a surgi dans le prétoire de la Cour suprême des États-Unis en 1995. Les organisateurs d’une parade célébrant à Boston, chaque année, l’évangélisateur de l’Irlande (Saint Patrick) et l’évacuation de la ville par les troupes britanniques (en 1776), avaient refusé d’intégrer dans le cortège un groupe qui entendait défiler derrière une banderole affichant simplement, sur fond de trèfles irlandais, son nom : Irish-American Gay, Lesbian and Bisexual Group of Boston. Les juges du Massachusetts, estimant que l’association organisatrice gérait une « public accommodation » au sens de la loi de cet État, avaient conclu à la discrimination fondée sur l’orientation sexuelle, et ordonné l’intégration du groupe. Mais la Cour suprême fédérale, dans un arrêt Hurley v. Irish-American Gay, Lesbian and Bisexual Group of Boston[3] rendu à l’unanimité de ses membres, a annulé leur décision. L’ordre d’intégration, selon elle, contraint l’association organisatrice de la parade à exprimer un message qu’elle n’a aucune intention d’exprimer, créant ainsi une situation de « discours imposé » (compelled speech), fermement proscrite par le Ier Amendement. Sa clause de Free Speech contient en effet une « règle fondamentale », que l’arrêt Hurley affirme avec une force inédite : « celui qui fait usage de sa liberté d’expression décide de manière autonome du contenu de son message » (a speaker has the autonomy to choose the content of his own message [Hurley, p. 573)].
Dans le prolongement de cette solution, des commerçants et prestataires de service réclament, depuis une quinzaine d’années, le droit de refuser de servir les clients homosexuels qui font appel à eux pour l’organisation de leurs noces : photographes, traiteurs, fleuristes, conducteurs de limousine ou coiffeurs, ils soutiennent que leur activité présente, comme la parade organisée à Boston, un caractère expressif, et que leur interdire de discriminer les contraint à formuler un message dont ils réprouvent le contenu. Obliger un pâtissier à préparer un gâteau pour le repas de noces d’un couple de même sexe reviendrait à «exiger de lui, à tout le moins, qu’il reconnaisse que ces noces sont des ‘noces’ et qu’elles méritent d’être fêtées, message qu’il juge absolument proscrit par sa religion. Or le Ier Amendement interdit à l’État du Colorado d’imposer [au pâtissier] de ‘porter témoignage de tels faits’ [citation de Hurley], ou d’exprimer une conviction qu’il désapprouve’ [nouvelle citation de Hurley]»[4].
Bien sûr, le pâtissier, comme les autres fournisseurs (wedding-vendors) homophobes, n’invoque sa liberté d’expression qu’à défaut de pouvoir opposer à la loi sa liberté de religion. En l’état actuel de la jurisprudence, le contraste est en effet saisissant entre la voie de la « dérogation religieuse » à l’obligation de respecter une loi d’application générale en vigueur dans un État fédéré (voie sans issue) et le véritable joker tiré du Ier Amendement : celui qui abat cette carte est presque assuré de l’emporter contre les intérêts ou les droits concurrents, au point qu’une part croissante de la législation socio-économique fait désormais l’objet d’offensives contentieuses astucieusement déployées sur le terrain de la liberté d’expression[5].
Le droit de la non-discrimination, lorsqu’il intègre le motif de l’orientation sexuelle, n’échappe pas à ce mouvement. Lui obéir, est-il argué, revient à cautionner l’homosexualité (c’est la version Hurley de l’argument), ou (version actuelle) le droit au mariage des couples de même sexe. La situation de « discours imposé » tiendrait à ce que le droit de la non-discrimination oblige à traiter une demande formulée par un homosexuel comme si elle était une demande « normale », alors qu’on voudrait pouvoir manifester qu’elle ne l’est pas. Sur la rive opposée de la controverse, des individus, des couples ou des groupes homosexuels attendraient de la loi qu’elle affirme leur égale citoyenneté, ou qu’elle leur permette d’exprimer publiquement leur identité. Il s’agirait donc d’un conflit interne à la liberté d’expression, puisque les revendications formulées de part et d’autre s’inscrivent dans le registre du « message », du « discours », de la « parole », c’est-à-dire du « speech » protégé par le Ier Amendement.
Cette formulation d’un conflit dont chacun sait bien qu’il oppose en réalité droit de discriminer et droit à la non-discrimination peut sembler aberrante. Elle l’est, évidemment. D’un côté, ce n’est pas le droit de parler qui est au cœur de la demande, mais le droit à l’égalité de traitement. De l’autre, la liberté d’expression est invoquée à des fins purement tactiques. Les tenants du droit de discriminer savent que, s’ils parviennent à faire reconnaître que le Ier Amendement est simplement applicable à leur situation, la dérogation qu’ils réclament leur sera automatiquement accordée.
Pour saisir le ressort d’une telle primauté accordée au droit à la liberté d’expression, il faut remonter à la source identifiée par l’arrêt Hurley : le principe de l’autonomie du locuteur (I), dont le caractère absolu fait obstacle à toute mise en balance des intérêts ou droits concurrents (II).
I. L’arrêt Hurley et le principe de l’autonomie du locuteur
Dans l’affaire Hurley, les juridictions du Massachusetts avaient jugé que les organisateurs de la parade n’étaient pas fondés à invoquer la protection du Ier Amendement, parce que rien ne traduisait, dans la structuration du défilé, une quelconque volonté d’exprimer quoi que ce soit. La parade, à leurs yeux, était simplement un évènement festif, dont la loi impose qu’il soit ouvert à tous. Pour la Cour suprême, au contraire, la parade de Boston est un acte expressif (A), et le Ier Amendement offre à ses organisateurs un véritable bouclier contre toute altération de leur message (B).
A. L’identification d’un discours protégé
La Cour suprême du Massachusetts, pour qualifier la parade de « public accommodation », avait mis l’accent sur l’impossibilité de discerner en elle un quelconque « message », mais elle avait aussi insisté sur le caractère très ouvert de la manifestation : à l’exception du Ku Klux Klan et d’une autre organisation raciste, aucun groupe désireux de participer au défilé ne s’était jamais heurté à un refus. Or cette absence de sélectivité est le critère distinctif d’une « public accommodation », qui propose un bien ou un service, indistinctement, à tous les acheteurs potentiels.
Les organisateurs de la parade, après avoir réclamé devant le juge du fond la mise en œuvre de la dérogation reconnue aux associations à visée expressive (voir infra), soutinrent en appel que la loi n’était tout simplement pas applicable à leur cas. La loi régit l’offre de biens et de services, et non l’usage que chacun peut faire de sa liberté d’expression. La Cour suprême fait droit à leur argument, en déclarant que soumettre l’accès à la parade aux prescriptions de la loi anti-discriminatoire « revient à déclarer que le discours même des organisateurs est une public accommodation […] ce qui viole la règle fondamentale de protection énoncée par le Ier Amendement, en vertu de laquelle celui qui fait usage de sa liberté d’expression décide de manière autonome du contenu de son message » [p. 573].
La caractérisation par la Cour de la parade comme un acte expressif protégé par la Constitution mérite qu’on s’y arrête, car elle illustre avec éclat une tendance amorcée dans les années 1970 et qui ne cesse de s’amplifier : la dilatation de la notion de « speech », au sens et pour l’application de la disposition du Ier Amendement qui protège la liberté de « parole », jusqu’à « inclure des actions et des situations qui, traditionnellement, auraient semblé très éloignées de toute conception plausible des fins poursuivies par le principe de la liberté d’expression »[6].
La Cour énonce en effet que la parade forme un « speech », alors même qu’elle n’a ni contenu spécifique ni auteur identifiable.
Pour parvenir à cette conclusion, la Cour commence par répudier partiellement sa jurisprudence relative à la notion de comportement expressif (expressive conduct). Jusqu’alors, la méthode retenue pour admettre qu’un comportement non verbal relevait de la « liberté de parole » protégée par la Constitution reposait sur deux piliers : son analyse devait mettre au jour une intention de communiquer un message spécifique (particularized), puis établir que ce message, dans les circonstances de l’espèce, serait probablement compris par ceux qui en sont les témoins[7]. Or la première condition, décide l’arrêt Hurley, n’est finalement pas requise : « si la protection accordée par la Constitution était réservée aux actes expressifs qui communiquent un ‘message spécifique’, elle n’atteindrait jamais les toiles – incontestablement protégées – de Jackson Pollock, la musique d’Arnold Schönberg, ou le poème ‘Jabberwocky’ de Lewis Carroll » [p. 569][8].
Une relecture de quelques grands arrêts relatifs aux comportements expressifs amène la Cour à soutenir que, tout compte fait, les comportements ainsi qualifiés n’exprimaient pas « un message bien délimité, et résumable en quelques mots » [p. 569]. L’affirmation peut surprendre, s’agissant du refus de saluer le drapeau des États-Unis pour obéir au commandement « tu ne feras point d’images gravées, tu ne te prosterneras point devant elles », de la présence d’un drapeau rouge lors d’un camp de jeunesse organisé par le parti communiste, du port d’un brassard pour protester contre la guerre du Vietnam, ou d’un défilé de militants du parti national socialiste d’Amérique en uniforme nazi[9]. Le message exprimé par les manifestations anti-ségrégationnistes réprimées dans le Sud des États-Unis au cours des années 1960 était, lui aussi, « résumable en quelques mots ». À l’époque, il avait été analysé par la Cour comme « reflétant, compte tenu des circonstances, l’exercice de droits constitutionnels élémentaires [liberté de parole, liberté de réunion, droit de pétition] dans leur forme la plus pure et la plus classique »[10]. Mais l’arrêt Hurley pose que ces arrêts ont affirmé une solution plus générale, abstraite et apolitique : « le fait de défiler revêt une dimension intrinsèquement expressive » [p. 568].
La parade de Boston est donc « intrinsèquement expressive ». Depuis toujours (la Cour se fonde ici sur un ouvrage d’anthropologie historique), les parades forment en effet « une manière de s’exprimer, et non simplement de se déplacer » [p. 568]. Leurs participants « disent quelque chose collectivement [are making some sort of collective point], à eux-mêmes et à ceux qui les regardent défiler » [ibid]. La parade parle, puisqu’elle parle à quelqu’un.
Il est vrai que le public massé sur les trottoirs ou assis derrière son poste de télévision perçoit une succession de messages hétéroclites. Certains groupes défilent derrière une banderole « Anglais, hors d’Irlande », d’autres affichent le slogan « Dites non à la drogue ». Mais les spectateurs, de même qu’ils savent que les tribunes publiées par un journal ont été sélectionnées par la rédaction, identifient, en amont de la parade, une sorte de « compositeur ». « Comme un compositeur, [l’organisateur de la parade] sélectionne des unités expressives à partir de l’ensemble des participants potentiels, et si leur addition ne produit peut-être pas de message spécifique, chacune d’entre elles fait écho, selon lui, à ce qui mérite d’être célébré ce jour-là » [p. 574]. Admettre un message au sein de la parade et en refuser un autre sont donc les deux facettes d’un même droit, « le droit d’une personne privée de s’exprimer à sa guise, en parlant d’une chose tout en restant silencieuse sur une autre » [p. 574].
L’ancrage de la liberté d’expression dans le principe d’autonomie du locuteur conduit ainsi à élargir le champ d’application du Ier Amendement. Il amène, surtout, à appréhender la garantie constitutionnelle sous un angle individualiste (personnes morales incluses), et foncièrement négatif, ou défensif[11] : alors que les finalités qui lui étaient classiquement assignées (contrôle des gouvernants, expérimentation démocratique, recherche de la vérité) pouvaient justifier des interventions de l’État dans différentes arènes discursives, elle apparaît désormais comme un bouclier (shield) qui protège, de manière quasi-absolue, des choix privés.
B. Le bouclier du Ier Amendement
L’ordre d’intégrer l’Irish-American Gay, Lesbian and Bisexual Group of Boston à la parade de la Saint-Patrick est inconstitutionnel, décide la Cour, parce qu’il aurait pour effet « d’en altérer le contenu expressif » [p. 572-3], en violation du principe de l’autonomie du locuteur. Ce principe est spécialement protégé par la théorie jurisprudentielle du « discours imposé » (compelled speech), complétée par celle de « l’association forcée » (compelled association), évoquée obiter par l’arrêt Hurley.
La théorie du « discours imposé » trouve son origine dans un arrêt de 1943, West Virginia State Board of Education v. Barnette[12]. Dans sa formulation initiale, elle entendait rappeler avec force qu’il n’existe pas, dans une démocratie, de vérité officielle : « aucun représentant de l’État, de rang élevé ou subalterne, ne peut imposer une quelconque orthodoxie dans le domaine de la politique, du patriotisme, de la religion, ou sur toute autre question qui est affaire d’opinion »[13]. L’État ne peut contraindre les citoyens à professer une doctrine à laquelle ils n’adhèrent pas, car dans un régime qui repose sur le consentement des gouvernés, « l’autorité doit être contrôlée par l’opinion publique, et non l’inverse »[14].
Mais la dimension politique de cette construction s’est estompée au fil du temps. Dans sa version contemporaine, la jurisprudence Barnette est surtout comprise comme affirmant la nécessité de protéger le for intérieur des individus, contre des atteintes dont il n’est plus requis d’identifier l’ampleur, ni les effets[15]. Le Ier Amendement, a ainsi déclaré le juge Kennedy dans un arrêt récent, interdit de manière générale à l’État « d’imposer aux individus d’exprimer un message qui contredit leurs croyances les plus intimes, qu’elles soient de nature philosophique, éthique, religieuse, ou tout ça à la fois »[16].
Deux autres évolutions ont marqué la jurisprudence Barnette. Elle a été étendue, d’une part, aux énoncés simplement factuels, dont il est de plus en plus difficile aux pouvoirs publics d’imposer la diffusion à des entités privées (une clinique, par exemple, ne saurait être contrainte de communiquer aux patientes le numéro de téléphone d’un service de planning familial[17]). Elle s’applique, d’autre part, à des situations où le « discours imposé » est celui d’une personne privée, qu’une autre personne privée est contrainte par l’État de relayer, ou de financer. Cette hypothèse se rencontre – pour s’en tenir à des exemples antérieurs à Hurley – lorsqu’un journal qui a attaqué un candidat à une fonction élective est légalement tenu de lui accorder un droit de réponse[18], ou lorsqu’une compagnie d’électricité se voit imposer d’envoyer à ses clients des documents produits par une association écologiste[19].
Au confluent de cette double ligne jurisprudentielle, l’arrêt Hurley affirme que « le droit d’un locuteur à façonner son propos comme il l’entend lui permet de s’opposer à l’expression [forcée] d’une valeur, d’une opinion ou d’une approbation, mais aussi d’un énoncé factuel qu’il préférerait éviter » [p. 573]. Or c’est ce qui arriverait si la parade était contrainte par les pouvoirs publics d’accueillir un contingent homosexuel. Sa présence est en effet porteuse d’un double message, même si la Cour souligne qu’il n’est pas parfaitement clair : elle témoigne, à tout le moins, de l’existence de gays, lesbiennes et bisexuels au sein de la communauté irlandaise, alors que les organisateurs de la parade – affirme la Cour sans ciller – croient peut-être que ces personnes n’existent pas (p. 574) ; elle suggère peut-être aussi que les homosexuels ont le droit d’être acceptés par la société sur le même pied que les hétérosexuels, message que les organisateurs de la parade peuvent évidemment désapprouver. Quelles que soient leurs raisons, conclut la Cour, « on en revient au principe selon lequel un locuteur est libre de ne pas développer un point de vue qu’il ne veut pas développer, et ce choix échappe à tout contrôle étatique » [p. 575].
Le raisonnement aurait pu s’arrêter là, mais la Cour développe un argument supplémentaire, qu’il lui arrive de mobiliser dans des cas où l’énonciation d’un discours est imposée à un locuteur « dont l’identité n’apparaît pas clairement »[20]. Personne ne peut se méprendre sur la situation de Témoins de Jéhovah contraints de saluer le drapeau des États-Unis ou d’arborer la devise « vivre libre ou mourir » sur leur plaque d’immatriculation[21] : la situation de discours imposé est manifeste. Mais dans d’autres cas, on peut s’y tromper, et croire que le discours imposé a été librement choisi par le locuteur. Le risque de confusion était réel dans l’affaire Hurley, compte tenu du statut assez flou du locuteur et de son discours (ce qu’il « dit » est la somme de discours tenus par d’autres, et s’il « parle », c’est uniquement parce que le public lui impute la responsabilité d’avoir sélectionné les discours en question).
La Cour est ainsi amenée à envisager l’atteinte à l’intégrité du discours des organisateurs de la parade sous l’angle de sa perception par les spectateurs. Ceux-ci, décide-t-elle, auraient nécessairement interprété la présence du contingent homosexuel comme exprimant un jugement de valeur de la part des organisateurs : « le contingent mérite d’être intégré, et son message doit être approuvé ». Les spectateurs perçoivent en effet « chaque composante de la parade comme une part indissociable de l’ensemble dans lequel elle s’insère » [p. 577].
L’arrêt Hurley reste à ce jour le seul exemple de situation où la Cour a admis que le risque d’imputation erronée (misattribution risk) était suffisamment sérieux pour caractériser une atteinte au principe de l’autonomie du locuteur[22]. Cela tient peut-être à l’impossibilité pour le locuteur principal de se dissocier du discours que la loi lui imposait d’héberger, par exemple en déclinant, par voie d’affichage, toute responsabilité pour les propos tenus, solution qui était praticable dans les précédentes affaires tranchées par la Cour[23] mais qui « serait vraiment étrange dans le cas d’une parade en mouvement » [p. 576-7]. La Cour aurait pu retenir une autre hypothèse, celle où le spectateur comprend que les organisateurs de la parade ont intégré le contingent homosexuel parce qu’ils y étaient tout simplement contraints. C’est le raisonnement qu’elle tiendra, en 2006, dans une affaire où des écoles de droit soutenaient qu’en accueillant un stand de l’armée dans leurs « forums des métiers », elles sembleraient approuver sa politique d’exclusion des candidats ouvertement homosexuels (et donc son message homophobe). L’argument avait été rejeté, au motif que les étudiants « ne confondent pas un discours promu et valorisé par l’université et un discours qu’elle autorise [dans ses locaux] parce qu’elle est tenue de le faire, en application d’une politique d’égal accès [imposée par une loi fédérale] »[24]. L’arrêt Hurley ne pouvait toutefois pas se placer dans une telle perspective, puisqu’il avait posé d’emblée que la loi qui garantit un accès non-discriminatoire aux biens et services n’était pas applicable à l’espèce, la parade devant s’analyser comme un acte expressif (pure speech) et non, comme l’avaient cru à tort les premiers juges, un évènement festif ouvert à tous.
Cette requalification rend inutile l’exploration d’une hypothèse moins radicale, qui aurait conduit, non pas à écarter l’application du droit de la non-discrimination, mais simplement à en moduler les effets. C’est l’hypothèse de la dérogation à la règle de non-discrimination, dérogation accordée, au cas par cas, pour garantir l’exercice collectif de la liberté d’expression (expressive association). En droit constitutionnel états-unien, « le droit de s’associer pour exprimer un message, protégé par le Ier Amendement », confère en effet à une organisation qui peut s’en réclamer une sorte de « laissez-passer (a pass), l’autorisant à se soustraire au droit de la non-discrimination, lorsque son application aurait pour effet d’affaiblir ou de brouiller son message »[25].
Curieusement, la Cour suprême décide d’examiner quand même cette hypothèse, hors sujet par définition puisque que la loi anti-discriminatoire, selon elle, ne s’applique pas à la parade. Obiter, donc, elle déclare que même si la loi avait été applicable, les organisateurs de la parade auraient eu gain de cause, « aussi facilement qu’un club privé qui refuse un candidat exprimant publiquement des idées qui entrent en contradiction avec une position défendue par les membres du club » [p. 581].
Formulé de manière très elliptique, ce passage de l’arrêt Hurley a été développé, cinq ans plus tard, par le spectaculaire arrêt Boy Scouts of America v. Dale[26]. Dans cette affaire, les juridictions du New Jersey, comme celles du Massachusetts dans le cas Hurley, avaient estimé que les Boy Scouts offraient un service, au sens de la public accommodations law de cet État, qui interdit la discrimination sur le fondement de l’orientation sexuelle. L’association, selon elles, ne pouvait pas se soustraire à la loi en invoquant son caractère « expressif », car la présence dans ses rangs de scouts homosexuels ne la contraignait pas à modifier le contenu de son discours. Elles avaient donc ordonné la réintégration de James Dale, exclu pour cause d’homosexualité affichée. La Cour suprême des États-Unis, à une courte majorité de 5 voix contre 4, a rejeté leur analyse, estimant que « la présence de Dale […] force l’organisation à adresser au moins un message à ses jeunes membres et au monde, message selon lequel elle admet que les pratiques homosexuelles sont des pratiques légitimes »[27].
L’arrêt Dale repose de part en part sur une analogie avec la parade de Boston : « bien que nous n’ayons pas explicitement qualifié la parade d’association expressive [c’est le moins qu’on puisse dire ! N.d A.], notre analyse dans l’affaire Hurley est similaire à celle que développons aujourd’hui »[28]. Mais Dale franchit, plus nettement que Hurley, une étape importante dans la portée accordée au principe d’autonomie du locuteur. Jusqu’alors, une association, pour pouvoir discriminer, devait prouver qu’elle exprimait un message (étape 1), que l’inclusion forcée de nouveaux membres aurait pour effet d’altérer le contenu de son message (étape 2) et que sa liberté d’expression l’emportait sur l’intérêt général poursuivi par l’interdiction de la discrimination (étape 3). Cette formule de contrôle, élaborée pour analyser le refus d’associations masculines d’accepter des femmes en leur sein, avait toujours été appliquée avec sévérité par la Cour, de sorte qu’aucune association n’avait obtenu gain de cause[29]. Or dans l’arrêt Dale, au nom d’une règle de déférence totalement inédite dans le contentieux des demandes d’exemption fondées sur la liberté d’association « expressive », la Cour s’est inclinée devant l’auto-définition, par l’association, du contenu de son propre message et des risques d’altération qu’il encourait. Elle s’est également abstenue de mettre en balance la liberté d’expression des Boy Scouts avec les objectifs poursuivis par le droit de la non-discrimination. Peut-être parce qu’elle estimait que « les homosexuels sont si différents du reste de la société que leur seule présence – contrairement à celle de n’importe quel autre individu – appelle un traitement spécial sur le terrain du Ier Amendement »[30].
II. Quels conflits internes à la liberté d’expression ?
Les organisateurs de la parade de Boston et les Boy Scouts of America ont été contraints, en violation de la Constitution, d’exprimer un message. Mais qui est l’auteur de ce message ? Les homosexuels exclus, lorsqu’ils exigent que soit simplement appliqué le droit de la non-discrimination (A) ? Le législateur (B) ? Aussi étonnant que cela puisse paraître, la Cour suprême laisse la question en suspens. Si la situation de « discours imposé » semble recouvrir un conflit entre deux locuteurs, celui des deux qui fait violence à l’autre, dans les arrêts relatifs à la « question homosexuelle », n’apparaît qu’en filigrane.
A. Le « message homosexuel »
En droit constitutionnel états-unien, il ne peut pas exister de situation où la liberté d’expression des uns entre directement en tension avec la liberté d’expression des autres. Divers conflits internes à la liberté d’expression peuvent bien sûr être identifiés sur un plan méta-juridique (liberté des locuteurs faibles contre liberté des locuteurs puissants, par exemple, ou liberté de recevoir des informations contre liberté de ne pas les communiquer). Mais sur le terrain contentieux, la formalisation de tels conflits – entre individus ou entre groupes – est bloquée par la doctrine de la state action, en vertu de laquelle le droit de s’exprimer librement est uniquement opposable à une action des pouvoirs publics.
Lorsque le message d’une association homosexuelle est censuré par un acteur privé – le Comité olympique des États-Unis par exemple, quand il s’oppose à l’organisation de « jeux olympiques gays »[31], ou bien sûr le comité d’organisation de la parade de Boston, quand il refuse le contingent homosexuel[32] – la protection constitutionnelle est tout bonnement indisponible. L’association peut tout au plus faire valoir l’intérêt que représente pour elle la diffusion de son message, intérêt dont on sait d’avance, dans le contexte actuel d’« absolutisation » de la protection offerte par le Ier Amendement, qu’il ne pèsera pas bien lourd dans la balance.
Deux types d’intérêt lésés par le « discours » du locuteur homophobe ont néanmoins pu être identifiés par la Cour, de manière souvent implicite.
Un intérêt expressif, d’abord (expressive interest). Dans l’affaire des Jeux olympiques gays comme dans l’affaire Hurley, les groupes exclus entendaient développer un message que la Cour pouvait saisir à partir du principe de l’autonomie du locuteur, pour développer un syllogisme implacable. Majeure : un acte expressif repose sur une activité de sélection d’éléments discursifs, que chacun est libre d’agencer à sa guise. Mineure : les militants qui avaient organisé les Jeux olympiques et le contingent gay de la parade proposaient un discours soigneusement élaboré, explicité d’ailleurs par des tracts et des interviews dans la presse. Conclusion : leur démarche traduit une volonté d’user de leur liberté d’expression, et ils doivent la mener à son terme en créant leur propre niche sur le « marché des idées », au lieu de chercher à s’imposer dans la niche d’autrui. Boston est une ville assez grande pour accueillir plusieurs parades.
Mais ce schéma conceptuel atteint ses limites avec le cas de James Dale, simple chef scout qui n’avait aucune intention de diffuser un quelconque message dans le cadre de ses fonctions. De même, il semble difficile de qualifier de « discours » le simple fait de commander une pièce montée pour un repas de noces. Si donc Dale ou les futurs mariés ont un « message » (que l’association scoute ou le pâtissier seraient contraints, en violation du Ier Amendement, de relayer), ce message tient à la simple affirmation publique de leur homosexualité, c’est-à-dire de leur identité, ou plus exactement d’une part de leur identité[33].
D’où la caractérisation d’un second intérêt lésé par le discours homophobe : l’intérêt que chacun trouve à être protégé contre les atteintes à sa dignité (dignitary harm). Dans le contentieux de la liberté d’expression, cet intérêt n’a évidemment aucune chance d’être pris en compte. L’objet même de la protection constitutionnelle, rappelle l’arrêt Hurley, est de protéger « des choix de contenus [expressifs] que certains peuvent juger malvenus, ou même blessants » [p. 574]. En 2011, dans une affaire où l’expression de l’homophobie se donnait libre cours de manière particulièrement abjecte[34], la Cour n’a pas manqué de citer ce passage de Hurley qui, à vrai dire, relève aux États-Unis du simple truisme. Le juge Thomas y reviendra en 2018 : « on voit mal en quoi les propos [d’un pâtissier qui refuse de réaliser un gâteau de noce pour un couple homosexuel] seraient pires que les propos racistes, humiliants et même menaçants que la jurisprudence de notre Cour a admis à l’égard des Noirs »[35].
Entre l’usage de la liberté d’expression et les conséquences dommageables qui peuvent en résulter pour les intérêts d’autrui, l’exercice de mise en balance est à peine esquissé. Dès lors qu’une des parties au litige peut valablement invoquer la protection du Ier Amendement, un atout a été tiré et la partie s’arrête.
B. Le message du législateur
Aux États-Unis comme partout, l’intérêt général poursuivi par la loi peut justifier une restriction à l’exercice de la liberté d’expression, s’il est établi que cet intérêt est important, et qu’il ne peut pas être atteint par des moyens moins attentatoires à la liberté. La spécificité du contrôle pratiqué par la Cour suprême tient à ce que l’opération de mise en balance est systématiquement fatale à une loi qui aurait pour objet d’interdire ou gêner la diffusion de certains messages, ou d’imposer aux citoyens de relayer un message dont le contenu est prédéterminé. « Au cœur du Ier Amendement gît le principe en vertu duquel chaque personne choisit les idées et les croyances qui méritent, selon elle, d’être exprimées, respectées et adoptées. Notre système politique et notre vie culturelle reposent sur cet idéal. Lorsque l’État sanctionne certains propos en raison de leur contenu, ou contraint les individus à exprimer un message qui a sa faveur, il porte atteinte à ce droit essentiel »[36].
Il est donc crucial de déterminer l’objectif poursuivi par une loi qui interdit la discrimination dans la fourniture de biens et services. Vise-t-elle à censurer l’expression de certains points de vue (« ces gens-là ne méritent pas d’être servis ») ? Entend-elle imposer à des particuliers de manifester leur adhésion à une doctrine officielle (« les Noirs/les athées/les femmes/les homosexuels sont des gens comme tout le monde ») ? La réponse apportée par la Cour, à propos du motif de l’orientation sexuelle et de lui seul, n’est jamais clairement affirmative, mais le spectre d’une « propagande officielle » hante sa jurisprudence. Ainsi l’arrêt Hurley, après avoir rappelé que l’État a le pouvoir d’adopter des public accommodations laws « lorsque le législateur a des raisons de penser qu’un groupe est la cible de discriminations » [p. 572], admet que ce type de loi, « de manière générale, ne contrevient pas au Ier Amendement » [ibid]. Mais un avertissement sévère est lancé à la fin de l’arrêt : ces lois ne peuvent pas se fixer pour objectif de « produire une société libérée de ses préjugés » [p. 578], et leur application ne doit pas conduire à « limiter la liberté d’expression au nom d’une orthodoxie » [p. 579].
La question est donc de savoir ce que « dit » le législateur lorsqu’il déclare illégal un refus de vente ou de service fondé sur un motif protégé, et plus spécifiquement sur l’orientation sexuelle. Trois réponses différentes sont couramment avancées.
Première réponse : il ne dit rien. La loi n’a pas de message, elle cherche simplement à rétablir le fonctionnement concurrentiel des transactions commerciales. Sur un marché « normal », le client mécontent peut toujours changer de fournisseur, ce qui incite l’ensemble des acteurs du marché à développer des offres compétitives. Si la liberté de choix d’une part importante des consommateurs se heurte – de jure ou de facto – à des refus de vente ou de service dépourvus de toute justification économique, le mécanisme se grippe. Des effets négatifs peuvent même se faire sentir sur le commerce entre les différents États, et c’est ce constat, comme on sait, qui a donné au Congrès des États-Unis une base juridique pour adopter le Titre II du Civil Rights Act de 1964[37]. Le fait que la discrimination institutionnelle ait pu par ailleurs lui apparaître comme une faute morale n’entache pas la loi d’inconstitutionnalité, dès lors qu’ont été produites des « preuves accablantes attestant des effets perturbateurs de la discrimination raciale sur les relations commerciales inter-étatiques »[38]. Les griefs tirés de l’atteinte au droit de propriété et à la liberté contractuelle sont rejetés, car l’imposition d’une règle de non-discrimination, sans dérogation possible, est l’unique moyen pour atteindre le but recherché : instaurer le libre jeu de l’offre et de la demande sur certains marchés précisément identifiés par le législateur fédéral.
Lorsque les marchés sont devenus concurrentiels, faut-il maintenir une position aussi stricte ? Dans le cas de l’interdiction de la discrimination raciale, nul ne propose de supprimer une règle dont la justification économique initiale a pourtant disparu, ni d’ouvrir aux acteurs du marché le droit à une éventuelle « objection de conscience ». Une telle proposition, compte tenu des enjeux symboliques associés à la « question noire », serait politiquement inaudible[39]. S’agissant en revanche du motif de l’orientation sexuelle, une coalition hétéroclite formée de libertariens, de défenseurs de la liberté religieuse et même de militants de la cause homosexuelle, soutient que le refus de toute dérogation à l’interdiction de discriminer dans l’offre de biens et services ne s’impose pas, puisque le marché, ici, est déjà concurrentiel, et peut donc s’autoréguler. Lorsqu’un commerçant refuse de servir un couple homosexuel, il suffit à celui-ci « d’ouvrir un annuaire ou de faire une recherche sur Google pour trouver un autre fournisseur »[40]. Andrew Koppelman, estimant que « le mouvement pour les droits des gays » – dont il a été un artisan majeur – « a triomphé et doit se montrer magnanime dans la victoire » [41], propose quant à lui que « les entreprises qui offrent des biens et des services, celles par exemple qui sont spécialisées dans les photographies de mariages, [soient] dispensées [de respecter la loi], à condition de rendre public leur refus discriminatoire, et d’en payer éventuellement le prix »[42]. Elles perdront peut-être des clients, mais c’est un risque auquel s’expose tout commerçant. En revanche, lorsque la loi exige des commerçants, pour éviter aux couples gays un simple désagrément, qu’ils trahissent leur foi, elle porte une atteinte disproportionnée à leur liberté de religion, ou à la libre expression de leurs convictions religieuses.
L’argument a été retenu par certains juges étatiques, qui ont par exemple admis qu’un commerçant refuse de floquer des tee-shirts pour une association gay, quand d’autres établissements offraient le même service au même prix[43]. D’autres juges l’ont au contraire rejeté, estimant que les clients refusés en raison de leur orientation sexuelle ne subissent pas « un simple désagrément », mais une humiliation, que le droit de la non-discrimination a précisément pour objectif de leur éviter.
Cette deuxième réponse à la question des finalités poursuivies par les public accommodations laws est défendue par quelques auteurs, qui s’appuient sur les choix rédactionnels de certaines lois étatiques. Le « message » du législateur serait un message d’égale dignité. Dans le Tennessee, par exemple, la loi énonce clairement qu’elle « protège la dignité des personnes contre l’humiliation »[44]. Dans le même esprit, celle de l’État du Washington définit le droit à la non-discrimination comme le droit « de ne pas être traité comme un client qui ne serait pas bienvenu, accepté, désiré ou invité »[45].
Mais le droit constitutionnel fédéral offre peu de prise, selon nous, à ce type de conceptualisation. Certains arrêts de la Cour suprême relatifs aux public accommodations laws admettent qu’elles puissent viser à garantir « une égalité d’accès à des biens et des services qui ne sont pas exclusivement matériels » – accès à des clubs où se construisent des réseaux professionnels, par exemple – mais sous réserve que le législateur étatique ait identifié « certains changements dans l’économie américaine, qui rendent importante, pour les individus et pour la société, la suppression des barrières qui entravent le développement économique et l’intégration sociale et politique de certains groupes historiquement désavantagés, comme les femmes »[46]. La discrimination dans l’offre de biens et services reste conçue comme un frein au bon fonctionnement des marchés.
Il est vrai que la Cour prend parfois acte ce qu’elle atteint aussi « la dignité personnelle des individus »[47], et on peut trouver de nombreuses références plus ou moins directes à cette notion dans sa jurisprudence relative aux distinctions fondées sur l’orientation sexuelle. Lorsqu’elle a invalidé une révision constitutionnelle qui privait les homosexuels (lato sensu) de toute protection contre la discrimination, elle a ainsi énoncé que la constitution fédérale interdit à un État « de désigner toute une catégorie de personnes comme étrangère à ses lois »[48]. Lorsqu’elle est revenue sur sa décision qui admettait qu’un État érige en délit les relations homosexuelles entre adultes consentants, elle a souligné que le maintien de sa jurisprudence aurait « dénigré la vie des personnes homosexuelles », compte tenu du « stigmate » que [la pénalisation] impose aux personnes inculpées »[49]. Dix ans plus tard, lorsqu’elle a imposé à l’État fédéral de reconnaître la validité des mariages entre personnes de même sexe autorisés dans certains États, elle a condamné une « ingérence [du Congrès] dans le pouvoir souverain des États de conférer une égale dignité à [ces] mariages »[50]. Enfin, lorsqu’elle a ouvert aux couples de même sexe le droit au mariage, elle a insisté sur le fait qu’« il est avilissant pour les gays et les lesbiennes d’être exclus d’une institution qui joue un rôle central dans [la] société [américaine] »[51].
Mais il faut souligner que ces formulations sont toutes issues de la même plume : celle du juge Kennedy. Avant son départ de la Cour, il a eu l’occasion de réaffirmer une approche dont l’idiosyncrasie a souvent été relevée. Selon lui, permettre à des magasins – comme l’avaient proposé Andrew Koppelman et d’autres après lui – d’afficher sur leur vitrine qu’aucune commande pour les noces d’un couple de même sexe ne sera acceptée, « stigmatiserait gravement les personnes gays »[52]. À quoi Koppelman avait par avance apporté une réponse qui, dans le contexte états-unien, nous semble imparable : si l’affiche est perçue comme une injure, « ce n’est pas un préjudice dont la loi peut ou doit protéger les personnes, dans un régime de liberté d’expression »[53].
D’après une troisième et dernière interprétation, le « message » de la public accommodations law qui a intégré le motif de l’orientation sexuelle est plus spécifiquement relatif à la morale sexuelle. La loi « ne dit pas nécessairement que ‘gay is good’ […] mais on ne peut pas [la] justifier sans se référer à un jugement moral qui pose, en amont, que l’homosexualité n’est peut-être pas moralement problématique au point que des personnes privées soient autorisées à discriminer ceux qui assument publiquement leur orientation homosexuelle »[54]. En sens inverse, l’État qui refuse explicitement de légiférer énonce, par ce refus même, que « certaines personnes peuvent légitimement considérer l’homosexualité comme moralement problématique »[55].
En arrière-plan de la sanction par le juge d’un « discours imposé » gît donc un conflit (franchement obscur pour qui ne vit pas dans une société saturée de valeurs religieuses) « entre ceux qui estiment que l’homosexualité est une forme saine et normale de la sexualité humaine, et ceux qui la jugent, en conscience, contre-nature et moralement condamnable »[56]. La loi développe une thèse, et contraint tous les citoyens à la relayer. Le conflit interne à la liberté expression opposerait ainsi une voix majoritaire (« les standards dominants du politiquement correct »[57]) à la voix étouffée de dissidents religieux, opprimés et stigmatisés « parce qu’ils refusent de se soumettre à la nouvelle orthodoxie »[58]. Comme jadis les Témoins de Jéhovah contraints de saluer le drapeau des États-Unis au mépris de leurs convictions les plus sincères, ces refuzniks doivent se voir reconnaitre, pour que leur liberté d’expression soit préservée, le droit de se soustraire à la loi.
Seules des opinions dissidentes ont formulé le conflit en des termes aussi crus. Dans les raisonnements qui ont recueilli l’assentiment d’une majorité de la Cour, la question du « message » de la loi est soigneusement éludée, et n’apparaît que sous la forme fantomatique d’un « discours imposé », dont le contenu n’est jamais spécifié[59]. On comprend simplement qu’il contrarie des valeurs religieuses, « familiales » ou « traditionnelles », sur lesquelles la Cour reste tout aussi discrète.
Le droit d’affirmer ces valeurs est-il opposable à la loi qui interdit de discriminer ? C’est la question qui est aujourd’hui pendante devant la Cour suprême des États-Unis. Si elle devait être explicitement tranchée sur le terrain du « message » de la loi (« égale dignité entre les citoyens » – exemption refusée ; « égale valeur de l’homosexualité et de l’hétérosexualité » – exemption accordée), cela créerait une rupture majeure dans la conception juridictionnelle de droit de la non-discrimination, qui ne « dit » rien car il se borne à régir des comportements extérieurs.
Il faut surtout espérer que la Cour suprême reformulera un problème qui, en réalité, n’a rien à voir avec la liberté d’expression, pour répondre au fond de la demande qui lui est adressée : une demande de dérogation, pour motifs religieux, à des lois d’application générale.
Cette recherche a été conduite dans le cadre du programme EGALIBEX, financé par l’Agence nationale de la recherche (ANR-18-CE41-0010-01)
[1] Le Titre II du Civil Rights Act de 1964 (42 U.S.C. § 2000a[b]), de portée plus restreinte, ne s’applique qu’à cinq catégories d’établissements, définis à partir de ce qu’ils proposent au public : un hébergement temporaire, un repas, du carburant, une expérience culturelle ou récréative. Les établissements d’enseignement, le domaine du logement (housing) et – tous domaines confondus – la question du handicap, relèvent d’autres pans du droit fédéral de la non-discrimination, et il en va de même dans la très grande majorité des États.
[2] Cette formule, en droit américain, s’intègre dans un ensemble où « orientation » (virtuelle), « comportement » (public), « pratiques » (sexuelles) et « relations » (sociales) homosexuelles ou bisexuelles sont soigneusement distinguées (pour des illustrations, v. infra notes 24 et 48). Nous l’utilisons ici en son sens européen, qui ne s’encombre pas de telles subtilités.
[3] 515 U.S. 557 (1995).
[4]Masterpiece Cakeshop, Ltd. v. Colorado Civil Rights Commission, 584 U.S.__ (2018), op. partiellement concourante du Juge Thomas. Dans cet arrêt, la Cour a trouvé une échappatoire pour ne pas examiner au fond le grief tiré de la violation de la liberté d’expression du pâtissier, dont l’État du Colorado estimait qu’il était tenu de préparer le gâteau de noces d’un couple homosexuel. Quatre ans plus tôt, elle avait déjà refusé le pourvoi d’une photographe qui formulait le même grief (Elane Photography v.Willock, pourvoi n° 13-585 rejeté le 7 avril 2014). La Cour est aujourd’hui saisie par une fleuriste, qui lui pose la même question (Arlene’s Flowers v. State of Washington, pourvoi n°19-333 enregistré le 12 septembre 2019). Compte tenu des conflits de sentence entre les juridictions inférieures dans ces Wedding-Vendor cases, il sera sans doute impossible à la Cour de refuser à nouveau d’examiner le problème, sauf si elle renverse d’ici là, comme il est probable, sa jurisprudence restrictive (à l’égard des lois fédérées) relative à l’octroi de dérogations religieuses.
[5] Pour une synthèse récente de la vaste littérature consacrée à ce phénomène d’instrumentalisation (ou de « weaponization », selon l’expression de la juge Kagan qui a fait florès), on peut se reporter à Amy J. Sepinwall, « Free Speech and Off-Label Rights », Georgia Law Review, vol. 54, 2020, pp. 463-522.
[6] Frederick Schauer, « The Politics and Incentives of First Amendment Coverage », William and Mary Law Review, 2015, p. 1617.
[7] Spence v. Washington, 418 U.S. 405 (1974), pp. 410-1. Pour un bilan récent de la jurisprudence Spence et ses possibles applications aux fournisseurs qui refusent de participer au mariage de couples de même sexe, v. Caroline Mala Corbin, « Speech or Conduct? The Free Speech Claims of the Wedding Vendors », Emory Law Journal, vol. 65, 2015, pp. 241-302.
[8] Pour un commentaire de cette affirmation (se demandant « pourquoi, exactement, les toiles de Pollock sont ‘incontestablement protégées’ par le Ier Amendement »), v. le bel article de Mark Tushnet, « Art and the First Amendment », Columbia Journal of Law & the Arts, vol. 35, 2012, pp. 169-220.
[9] Respectivement : West Virginia State Board of Education v. Barnette, 319 U.S. 624 (1943), Stromberg v. California, 283 U.S. 359 (1931), Tinker v. Des Moines Independent Community School District, 393 U.S. 503 (1969) et National Socialist Party of America v. Village of Skokie, 432 U.S. 43 (1977).
[10] Edwards v. South Carolina, 372 U.S. 229 (1963), p. 235. Le passage souligné par nous a été supprimé dans la citation qu’en donne l’arrêt Hurley, p. 568.
[11] Sur cette évolution, v. par ex Genevieve Lakier, « The First Amendement’s Real Lochner Problem », The University of Chicago Law Review, vol. 87, 2020, pp. 1241-1343.
[12] 319 U.S. 624 (1943).
[13] Barnette, préc., p. 642.
[14] Ibid., p. 641.
[15] En ce sens (explorant plusieurs hypothèses), Larry Alexander, « Compelled Speech », Constitutional Commentary, 2006, 147-161.
[16] National Institute of Family and Life Advocates v. Becerra, 585 U.S.__ (2018), op. conc., p. 1 (slip opinion).
[17] Becarra, préc. Les « informations purement factuelles et non controversées » dont les pouvoirs publics pouvaient traditionnellement imposer la diffusion pour éclairer les consommateurs (« viande d’origine mexicaine », « fumer tue », « l’abus de sucre nuit à la santé », etc.) tendent à être présentées comme « discutables » par un nombre croissant d’acteurs économiques. Sur le succès croissant, devant les tribunaux, de la théorie du « compelled commercial speech », v. le passionnant exemple analysé par Rebecca Tushnet, « COOL Story : Country of Origin and The First Amendment », Food and Drug Law Journal, vol. 70, 2015, pp. 25-37. Pour une présentation critique plus générale, v. Seana Valentine Shiffrin, « Compelled Speech and the Irrelevance of Controversy », Pepperdine Law Review, vol. 47, 2020, pp. 731-775.
[18] Miami Herald Publishing Co v. Tornillo, 418 U.S. 241 (1974). Loi invalidée en raison de son ingérence excessive dans l’exercice de la prise de décision éditoriale.
[19] Pacific Gas & Electric Co v. Public Utilities Commission of California, 475 U.S. 1 (1986). Loi invalidée au motif que la liberté d’expression de l’entreprise est protégée contre une ingérence étatique qui poursuit l’objectif (inconstitutionnel, en application de l’arrêt Buckley v. Valeo, 424 U.S. 49 [1976]) d’égaliser la capacité relative des individus et des groupes à intervenir sur le « marché des idées ».
[20] Abner S. Greene, « ‘Not in My Name’ Claims of Constitutional Right », Boston Law Review, vol. 98, 2018, p. 1526.
[21] Respectivement, Barnette, préc., et Wooley v. Maynard, 430 U.S. 705 (1977). Ce dernier arrêt n’est pas directement cité par la Cour dans l’arrêt Hurley, sans doute parce que le juge Rehnquist n’y avait pas souscrit, ou peut-être parce que le juge Souter, alors procureur général du New Hampshire, avait – vainement – plaidé devant la Cour suprême fédérale la cause des plaques d’immatriculation ornées de la devise révolutionnaire.
[22] Le juge Breyer a récemment invoqué Hurley pour faire reconnaître ce risque dans une affaire de compelled speech, mais sans succès (Agency for International Development v. Alliance for Open Society International, 591 U.S. _ (2020), op. diss.).
[23] PruneYard Shopping Center v. Robins, 447 U.S. 74 (1980) (une disposition de la Constitution californienne garantissant l’exercice du droit de pétition dans les centres commerciaux ne crée aucun risque d’imputation erronée, car il est loisible aux propriétaires d’afficher qu’ils n’ont pas de lien avec les militants présents dans leurs locaux) et Turner Broadcasting System, Inc. v. FCC,512 U. S. 622 (1994) (il est peu probable que les téléspectateurs imputent aux câblo-opérateurs les idées présentées sur les chaînes qu’ils hébergent, car ils ont pour habitude de récuser par avance toute identité de point de vue avec elles, par un message qui s’affiche sur l’écran).
[24] Rumsfeld v. Forum for Academic and Institutional Rights, Inc.,(FAIR), 547 U.S. 47 (2006), p. 65. La loi en question – le Solomon Amendment – avait été adoptée en 1996 pour imposer l’accès des recruteurs de l’armée dans les universités, qui lui refusaient parfois l’entrée pour faire connaître leur opposition à une mesure de compromis adoptée en 1993 : les homosexuels et bisexuels pouvaient être engagés, mais à condition de ne pas avoir de relations sexuelles avec une personne de même sexe (seule leur « orientation » était protégée), de ne pas révéler leur orientation sexuelle, et, bien sûr, de ne pas être mariée avec une personne de même sexe. Cette politique a été abandonnée en 2011.
[25] Hans Allhoff, « Membership and Messages: The (Il)logic of Expressive Association Doctrine », University of Pennsylvania Journal of Constitutional Law, 2013, p. 1455. Souligné par nous.
[26] 530 U.S. 640 (2000).
[27] Dale, préc., p. 653.
[28] Ibid., p. 659.
[29] Roberts v. United States Jaycees, 468 U.S. 609 (1984), Rotary International v. Rotary Club of Duarte, 481 U.S. 537 (1987), New York Club Association v. City of New York, 487 U.S. 1 (1988).
[30] Dale, préc. op. diss. du juge Stevens, p. 696. Le juge Stevens avait approuvé la solution dégagée dans Hurley en raison du caractère « intrinsèquement expressif » de la parade, et de la volonté manifeste du contingent gay d’exprimer un message. Mais aucun de ces deux éléments ne lui a semblé présents dans l’affaire du boy scout homosexuel.
[31] San Francisco Arts & Athletics, Inc. v. USOC, 483 U.S. 522 (1987). Deux opinions dissidentes, signées l’une et l’autre par deux juges, avaient tenté en vain de démontrer que la doctrine de la state action était mobilisable.
[32] Sur le refus des premiers juges d’appliquer la doctrine de la state action à l’organisation de la parade (comme à New York quelques années auparavant), v. not. Larry W. Yackle, « Parading Ourselves: Freedom of Speech at the Feast of St. Patrick », Boston University Law Review, vol. 73, 1993,pp. 791-871.
[33] Nan Hunter, « Expressive identity: Recuperating Dissent for Equality », Harvard Civil Rights-Civil Liberties Law Review, vol. 35, 2000, pp. 1-55.
[34] Snyder v. Phelps, 562 U.S. 443 (2011), décidant que le Ier Amendement protège contre toute action en réparation un groupe religieux qui, pour protester contre l’intégration des homosexuels dans les armées, organise des manifestations haineuses en marge des cérémonies d’inhumation de soldats morts au combat.
[35] Masterpiece, préc., op. conc. du juge Thomas, p. 13 (slip opinion).
[36] Turner Broadcasting System, préc., p. 641.
[37] Son contenu est brièvement présenté supra note 1.
[38] Heart of Atlanta Motel, Inc. v. United States, 379 U.S. 241 (1964), p. 257.
[39] En ce sens, Samuel R. Bagenstos, « The Unrelenting Libertarian Challenge to Public Accommodations Law », Stanford Law Review, vol. 66, 2014, not. pp. 1220 sq.
[40] Thomas C. Berg, «What Same-Sex-Marriage and Religious-Liberty Claims Have in Common », Northwestern Journal of Law and Social Policy, 2010, p. 229. Thomas C. Berg, par ses écrits et ses interventions devant les tribunaux, est un défenseur influent (avec Douglas Laycok ou Robert K. Vischer) du droit à l’exemption pour motifs religieux.
[41] Andrew Koppelman, « Gay Rights, Religious Accommodations, and the Purposes of Antidiscrimination Law», Southern California Law Review, vol. 88, 2015, p. 628.
[42] Ibid., p. 620.
[43] Affaire citée in Elizabeth Sepper, « Gays in the moralized marketplace», Alabama Civil Rights & Civil Liberties Law Review, 2014, p. 156.
[44] Cité in Elizabeth Sepper, « The Role of Religion in State Public Accommodations Laws », Saint Louis University Law Journal, vol. 60, 2016, p. 664.
[45] Ibid., p. 666.
[46] Roberts v. United States Jaycees, préc.,p. 626.
[47] Ibib. p. 625.
[48] Romer v. Evans, 517 U.S. 620 (1996), p. 635. Les personnes visées étaient définies, dans le texte soumis à l’approbation des électeurs, par « une orientation, un comportement, des pratiques ou des relations homosexuelles, lesbiennes ou bisexuelles ».
[49] Lawrence v. Texas, 539 U.S. 558 (2003), renversant Bowers v. Hardwick (478 U.S. 186 [1986]), p. 575.
[50] United States v. Windsor, 570 U.S. 744 (2013), p. 770.
[51] Obergefell v. Hodges, 576 U.S. 644 (2015), p. 17 de la slip opinion.
[52] Masterpiece, préc., p. 12 (slip opinion). Ce passage de l’opinion majoritaire est obiter.
[53] Andrew Koppelman, préc., p. 628.
[54] Chai R. Feldblum, « Moral Conflict and Liberty: Gay Rights and Religion », Brooklyn Law Review, vol. 72, 2006, pp. 85-86.
[55] Ibid., p. 86, souligné par nous.
[56] Michael W. McConnel, « The Problem of Singling out Religion », DePaul Law Review, vol. 50, 2000, p. 44, cité in Chai R. Feldblum, préc., p. 88.
[57] Christian Legal Society v. Martinez, 561 U.S. 661 (2010), op. diss du juge Alito à laquelle se joignent les juges Scalia et Thomas, ainsi que le président de la Cour, John Roberts, p. 706. Ces « standards du politiquement correct », dans la rhétorique des juges conservateurs, ont été imposés par une minorité active « qui dispose d’un énorme pouvoir d’influence sur la scène médiatique et politique américaine » (Scalia, diss. in Romer, préc. p. 652), ces « activistes homosexuels qui cherchent à annihiler la réprobation morale que suscitent traditionnellement les pratiques homosexuelles » (Scalia, diss. in Lawrence v. Texas, préc. p. 602).
[58] Obergefell, préc., op. diss. du juge Alito à laquelle se joignent les juges Scalia et Thomas, p. 6 (slip opinion).
[59] Nous n’avons trouvé qu’un seul arrêt où l’interdiction d’exclure les homosexuels a pu être présentée comme idéologiquement neutre (viewpoint neutral) et « dénuée de lien avec la suppression d’une idée » (unrelated to the suppression of ideas). Mais sa portée est limitée, puisqu’il autorisait simplement une université à retirer son soutien financier à une association religieuse qui refusait d’admettre des adhérents ouvertement homosexuels (Christian Legal Society v. Martinez, préc.).