Retour sur la décision de la Cour EDH de maintenir en vie Vincent Lambert [observations]
Le 24 juin 2014, la Cour EDH a demandé au gouvernement français, « en application de l’article 39 du règlement de la Cour, dans l’intérêt des parties et du bon déroulement de la procédure devant elle », de faire suspendre l’exécution de l’arrêt rendu par le Conseil d’État dans l’affaire Lambert pour la durée de la procédure devant la Cour. L’auteure revient sur la pratique de la Cour en matière de mesures provisoires.
Emilie Cuq est ancienne juriste à la CEDH
Rares sont les mesures provisoires appliquées par la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) qui défraient autant la chronique que celle indiquée par la Cour à la France, le 24 juin 2014. Dans cette affaire, les parents de M. Vincent Lambert, l’une de ses sœurs et un demi-frère avaient, la veille de la décision rendue par le Conseil d’Etat dans l’affaire, saisi par anticipation la CEDH en vertu de l’article 39 du Règlement de la Cour, sollicitant, d’une part, la suspension de l’exécution de la décision du Conseil d’État prévue pour le 24 juin au cas où celle-ci autoriserait l’arrêt de l’alimentation et de l’hydratation de M. Vincent Lambert et, d’autre part, de le faire transférer dans une unité de soins à Oberhausbergen ou, à tout le moins, d’interdire sa sortie du territoire national.
Le 24 juin, le Conseil d’Etat, statuant notamment au vu des résultats de l’expertise médicale qu’il avait ordonnée, jugea légale la décision prise en janvier 2014 par le médecin en charge de M. Vincent Lambert de mettre fin à son alimentation et son hydratation artificielles.
Quelques heures plus tard, la CEDH, ayant pris connaissance de l’arrêt rendu par le Conseil d’État décida de demander au gouvernement français que, dans l’intérêt des parties et du bon déroulement de la procédure devant elle, l’exécution de l’arrêt rendu par le Conseil d’État soit suspendue pour la durée de la procédure devant la Cour. La Cour précisa que cette mesure provisoire implique que M. Vincent Lambert ne soit pas déplacé avec le but d’interrompre le maintien de son alimentation et de son hydratation.
Si cette mesure provisoire, largement relayée par les medias dans une affaire ayant occupé la Une durant de nombreuses semaines, donne l’impression que la CEDH a invalidé la « douloureuse » décision du Conseil d’Etat, selon les mots de Jean-Marc Sauvé, vice-président de la Haute juridiction, il n’en est rien d’un point de vue juridique.
Petit rappel sur la finalité des mesures provisoires devant la CEDH
La Cour, en vertu de l’article 39 de son Règlement, peut indiquer des mesures provisoires à tout Etat Partie à la Convention. Cette disposition permet à la Cour d’intervenir en urgence et ne s’applique qu’en cas de risque imminent de dommage irréparable (voir l’arrêt de Grande Chambre Mamatkulov et Askarov c. Turquie [GC], n° 46827/99 et 46951/99, § 104).
Il est notable que l’article 39 n’est pas une disposition de nature conventionnelle mais règlementaire, les Etats signataires de la Convention n’ont donc jamais décidé d’inclure cette mesure dans le champ de compétence de la CEDH. Bien au contraire, cette possibilité avait été discutée puis rejetée à l’époque de la rédaction de la Convention EDH. C’est la Cour, de sa propre initiative, et en vertu de son Règlement, qui a inclus ce mécanisme. Ceci expliquant sans doute en partie l’incompréhension des Etats face à cette mesure souvent jugée intrusive et empiétant trop largement sur la souveraineté.
L’affaire Lambert ne déroge pas à ce sentiment.
Les mesures provisoires ont deux finalités : l’une substantielle, protéger l’intérêt des parties ; l’autre procédurale, sauvegarder le déroulement de la procédure devant la Cour. Si l’on attendrait d’une Cour dédiée à la défense des droits de l’Homme qu’elle fasse primer la première finalité sur la seconde, la pratique montre en fait que l’article 39 permet avant tout à la Cour d’assurer sa mission de règlement judiciaire. Le but ouvertement admis par la Cour est de faire cesser ou prévenir une violation plutôt que de la constater a posteriori et ne pas avoir la possibilité de la réparer adéquatement. Ainsi, si une réparation est impossible, l’article 39 perd toute utilité et la Cour, invariablement, lèvera la mesure. Au-delà de la protection effective et efficace des droits de requérants, c’est surtout pour sauvegarder l’objet du litige et sauvegarder l’ « exercice efficace » du droit de recours individuel au sens de l’article 34 de la Convention que la Cour impose des mesures provisoires aux Etats membres.
Ainsi, dans une très large majorité, les mesures provisoires sont appliquées – cantonnées – au contentieux spécifique des migrants. Plus précisément les étrangers en instance d’expulsion ou d’extradition, c’est-à-dire dans des situations de dommage potentiellement irréparable, impliquant généralement la vie ou l’intégrité physique des requérants. Si l’application de mesures provisoires dans le cas d’étrangers risquant un traitement contraire aux articles 2 ou 3 semble évidente à la Cour, il est surprenant qu’elle soit si frileuse à étendre le champ d’application de cette disposition à d’autres cas de violations potentielles comme pour la destruction programmée d’une mosquée (Islamskaya Religioznaya Orgnizatsiya ‘Mechet’NO.34 c. Russie, n° 40482/06, communiquée en septembre 2007). Elle fut cependant notablement ambitieuse dans certains cas spécifiques et appliqua l’article 39 dans les cas suivants : afin que des embryons congelés soient conservés (Evans c. RU, n°6339/05), afin d’empêcher le transfert d’un détenu d’un hôpital spécialisé vers un autre hôpital où il ne pourrait recevoir le traitement médical nécessaire (Paladi c. Moldova, n°39806/05) ou encore pour indiquer au Gouvernement italien de verser une indemnité due par l’Etat à un requérant dans les meilleurs délais afin qu’il puisse sortir d’une situation d’indigence sérieuse (Guidi c. Italie, n°18177/10).
L’application de l’article 39 dans l’affaire Lambert fait donc figure de rare mais prometteuse extension du champ matériel de cette disposition. En effet, en 2008, dans une affaire similaire concernant l’interruption de l’alimentation et l’hydratation artificielle d’une jeune femme en état végétatif depuis un accident de voiture, la Cour avait refusé l’octroi de mesures provisoires qui auraient permis de suspendre l’arrêt des traitements. Elle n’avait toutefois pas été saisie par les proches de la jeune femme mais par des tiers, parents d’enfants en état tétraplégique ou associations (voir Ada Rossi et autres c. Italie, n°55185/08, communiqué de presse concernant l’article 39 du 20 novembre 2008 ; décision sur la recevabilité du 16 décembre 2008).
Qu’en est-il pour Vincent Lambert ?
Loin de clore les débats, la décision d’ordonner la suspension de l’exécution de l’arrêt du Conseil d’Etat a uniquement pour objet de donner à la CEDH le temps nécessaire pour examiner le processus juridique employé pour mener à cette décision et s’assurer qu’il est conforme à la Convention européenne des droits de l’Homme.
La Cour, ayant accordé la priorité à l’affaire en vertu de l’article 41 de son Règlement, va en principe examiner la recevabilité et le fond conjointement dans les prochaines semaines, à moins que les juges de la cinquième chambre, estimant que le litige devant eux pose une « question grave relative à l’interprétation de la Convention » (article 72 du Règlement) ne choisissent de se dessaisir au profit de la Grande Chambre.
Rappelons à toutes fins utiles que la Cour ne tranchera pas le problème de l’euthanasie ou de la fin de vie en général mais statuera dans les limites de la saisine de la famille Lambert. Si la Cour décide que la procédure interne était bien conforme à la Convention, l’arrêt du Conseil d’Etat pourra s’exécuter ; si la Cour trouve une inconventionnalité, elle sera sans nul doute très vigilante à circonscrire la violation au cas d’espèce. Sans entraîner nécessairement de modification de la législation française, un arrêt Vincent Lambert relancera inévitablement le débat en matière de fin de vie en France.