[Commentaire] Commentaire de la décision M. Czabaj rendue par le Conseil d’Etat le 13 juillet 2016 : une décision apparemment juste et réellement utile
La décision M. rendue par l’Assemblée du contentieux le 13 juillet 2016 constitue indéniablement un grand arrêt du contentieux administratif. Son dispositif opère d’une part un revirement de jurisprudence en ce qu’il prive le requérant du bénéfice de la jurisprudence dite Griesmar. Dépassant d’autre part le seul cas d’espèce, ses motifs restreignent considérablement le délai de recours contre certaines décisions administratives, au terme d’une appréciation moins juste qu’utile.
Hakim Daïmallah est Docteur en droit public, GERJC-ILF (Aix-Marseille Université) et Avocat au barreau de Marseille
Menée sous l’étendard de la sécurité juridique, l’évolution du contentieux administratif se poursuit, et l’étoile du recours pour excès de pouvoir continue de pâlir, éclipsée tantôt par le pouvoir réglementaire – à l’origine notamment de la restriction de l’intérêt donnant qualité à agir en matière d’urbanisme -, tantôt par le pouvoir juridictionnel – à l’origine notamment de la fermeture du recours pour excès de pouvoir contre les actes détachables du contrat, « compensée » par l’ouverture d’un recours direct de pleine juridiction contre ce dernier, à des conditions pour le moins restrictives. La décision M. Czabaj rendue par l’assemblée du contentieux le 13 juillet dernier s’inscrit indéniablement dans la continuité de ce mouvement 1.
Par arrêté en date du 26 septembre 1991, notifié le 24 juin 1991, le ministre de l’économie et des finances concède à un ancien brigadier de police une pension de retraite. Celle-ci omettant la bonification pour enfants prévue par l’article L. 12 b) du Code des pensions civiles et militaires, le destinataire de l’arrêté saisit la juridiction administrative, ici le Tribunal administratif de Lille, aux fins d’annulation et d’injonction au ministre de procéder à une nouvelle liquidation de la pension. Par ordonnance en date du 2 décembre 2014, le Tribunal administratif de Lille rejette la demande eu égard à sa tardiveté, l’enregistrement de la requête étant intervenu plus de vingt-deux ans après l’arrêté attaqué. Saisi d’un pourvoi en cassation, le Conseil d’Etat commence par le considérer bien-fondé : faute de mention dans la décision contestée de la juridiction compétente pour statuer sur un éventuel litige, le délai de recours contentieux s’avère en effet inopposable au requérant, en vertu de l’article R. 104 du Code des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel, repris par l’article R. 421-5 du Code de justice administrative. Réglant l’affaire au fond, le juge décide alors d’annuler l’ordonnance attaquée et de rejeter la demande au motif que « il résulte de ce qui précède que le recours dont M. Czabaj a saisi le tribunal administratif de Lille plus de vingt-deux ans après la notification de l’arrêté contesté excédait le délai raisonnable durant lequel il pouvait être exercé ».
Le dispositif de la décision ne manque pas d’interroger en ce qu’il prive le requérant de l’application de la jurisprudence Griesmar 2, résultant de la réponse de la CJCE saisie à titre préjudiciel 3, et considérant illégal le refus d’attribuer aux hommes la bonification pour enfants. La motivation retenue – le « ce qui précède » – interpelle encore davantage, au terme d’une appréciation objective du raisonnement exposé, c’est-à-dire ni critique ni apologique mais synthétique du revirement de jurisprudence opéré. A condition d’entendre la justice comme « la quête d’une fin (…) sans posséder au préalable un critère du juste » 4, la décision se révèle juste seulement en apparence, dès lors qu’une jurislation succède à une conciliation (I). A condition d’entendre l’utilité comme « la quête (…) d’un but (…) fixé par le cerveau de l’homme », la décision se révèle en réalité utile, dès lors qu’une instrumentalisation succède à une universalisation (II).
I. Une décision apparemment juste : de la conciliation à la jurislation
L’antépénultième considérant de la décision s’avère remarquable en ce qu’il illustre la dualité du juge administratif, exerçant une fonction classique de garant d’une juste application des normes en vigueur, et une fonction plus singulière de créateur des normes applicables. Le Conseil d’Etat opère d’abord une conciliation entre deux principes juridiques fondamentaux, la sécurité juridique et le droit au recours (A). Loin de s’en contenter, il se fait ensuite jurislateur, en ce qu’il édicte une règle procédurale générale et impersonnelle sans fondement textuel (B).
A. La conciliation : la sécurité juridique et le droit au recours
Le Conseil d’Etat s’efforce en l’espèce de concilier deux principes juridiques applicables 5, c’est-à-dire d’en optimiser l’effectivité en dépit d’une contradiction avérée quoique latente 6, en l’occurrence la sécurité juridique au sens de la stabilité des normes juridiques (1) et le droit au recours au sens de la sanction des normes juridiques (2).
- La sécurité juridique ou la stabilité des normes
Se livrant à un exercice de dogmatique juridique, le Conseil d’Etat estime que « le principe de sécurité juridique (…) implique que ne puissent être remises en cause sans condition de délai des situations consolidées par l’effet du temps ». Alors que la conceptualisation de la notion relève de la gageure 7, il opte ainsi pour l’une des portées généralement conférées au principe de sécurité juridique, celui de la stabilité, et en délaisse opportunément bien d’autres 8. En effet, la sécurité juridique implique aussi la prévisibilité, notamment celle « du juge, de ses attitudes et raisonnements, ainsi que du corpus de règles qu’il adoptera pour trancher un litige » 9.
Menant à terme son raisonnement, le Conseil d’Etat considère alors que le principe de sécurité juridique implique que « le destinataire de la décision [administrative individuelle dépourvue de la mention des voies et délais de recours] ne peut exercer de recours juridictionnel au-delà d’un délai raisonnable ». A cet égard, si l’efficacité de l’action publique impose de limiter en tout état de cause le délai de recours contentieux, cette exigence crée elle-même « un risque pour la sécurité des justiciable, – la forclusion pouvant être rapidement encourue et sans possibilité de régularisation » 10.
- Le droit au recours ou la sanction des normes
Il ne fait guère de doute que le Conseil d’Etat concilie le principe de sécurité juridique avec le droit au recours, dès lors qu’il considère que ledit principe « fait obstacle à ce que puisse être contestée indéfiniment une décision administrative individuelle qui a été notifiée à son destinataire, ou dont il est établi, à défaut d’une telle notification, que celui-ci a eu connaissance ». Confirmant notamment le renouveau de la théorie de la connaissance acquise 11, il annonce ainsi un remarquable revirement de jurisprudence, en l’occurrence celle selon laquelle « le non-respect de l’obligation d’informer l’intéressé sur les voies et les délais de recours, ou l’absence de preuve qu’une telle information a bien été fournie, ne permet pas que lui soient opposés les délais de recours fixés par le code de justice administrative », et permet l’exercice d’un recours sans limite de durée à compter de l’édiction de la décision administrative individuelle litigieuse 12.
Jusque-là, le juge accomplit simplement son office, qui ne consiste pas à appliquer mécaniquement les textes, mais à appliquer justement les textes. Que des principes dits fondamentaux, en raison de la valeur supra législative de leur support textuel, influent sur l’application de règles dotées d’une valeur juridique inférieure ne doit pas surprendre. Il s’agit d’une de leurs fonctions, lentement mais sûrement construite, en l’occurrence celle de référence pour un contrôle concret du droit en vigueur, c’est-à-dire pour un contrôle de son application conforme auxdits principes, lequel conduit le cas échéant à la flexibilité des lois et règlements. En tant que personnes juridiques, les personnes publiques et les personnes privées bénéficient de la sécurité juridique 13 et du droit au recours, principes rattachables à l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme de 1789.
B. La jurislation : l’édiction d’une règle sans fondement textuel
La lecture de la décision étonne surtout en raison du dépassement de fonction effectué par le Conseil d’Etat, qui passe de la conciliation à la jurislation. La décision s’approche de l’arrêt de règlement en ce que le juge édicte une véritable règle générale et impersonnelle (1), dépourvue de tout support textuel (2).
- L’édiction d’une règle jurisprudentielle
Le Conseil d’Etat considère « qu’en règle générale et sauf circonstances particulières dont se prévaudrait le requérant, ce délai ne saurait, sous réserve de l’exercice de recours administratifs pour lesquels les textes prévoient des délais particuliers, excéder un an à compter de la date à laquelle une décision expresse lui a été notifiée ou de la date à laquelle il est établi qu’il en a eu connaissance ». Il pose ainsi une règle, c’est-dire une norme qui – à la différence d’un principe – dicte « des résultats quoiqu’il en advienne » 14, assortie de dérogations qui constituent autant de règles distinctes.
A bien y songer, la décision du Conseil d’Etat se rapproche d’une décision abondamment commentée rendue par la Cour de cassation le 4 décembre 2013 15. La juridiction suprême de l’ordre judiciaire se prononce alors sur le sort à réserver au mariage célébré plus de vingt ans auparavant, entre un homme et son ancienne bru (l’ex-épouse de son fils), en dépit de la prohibition posée par l’article 161 du Code civil et invocable dans un délai de trente ans (art. 184). La première chambre civile casse l’arrêt de Cour d’appel qui annule le mariage, en raison d’une violation du droit au respect de la vie privée et familiale garanti par l’article 8 de la Convention européenne, tout en se gardant d’indiquer une durée au-delà de laquelle le juge judiciaire refuserait désormais de sanctionner un mariage entaché d’une nullité d’ordre public. Et pour ceux tentés d’en douter, un communiqué de la Cour de cassation précise que « la portée de cette décision est limitée au cas particulier examiné. Le principe de la prohibition du mariage entre alliés n’est pas remis en question ».
- L’absence de fondement textuel
La règle consacrée par le Conseil d’Etat ne manque pas d’interroger. A l’instar du Professeur Delvolvé dans son commentaire relatif à la décision dite Ternon 16, on se demande de quel texte il tire ce délai d’un an. Quant à la dérogation liée à des circonstances particulières, elle se distingue par une imprécision à tout le moins curieuse, dans le contexte d’une décision faisant la part belle à la sécurité juridique. La Haute juridiction semble ainsi ménager un moyen pour échapper à la rigueur du délai qu’elle vient elle-même de consacrer 17.
La question de l’utilité même de l’édiction de cette règle jurisprudentielle se pose finalement dans le contexte de l’espèce. A l’instar d’autres 18, le juge administratif pouvait en faire l’économie 19, et simplement rejeter la requête au motif que vingt-deux années ne constituent pas un délai raisonnable pour contester une décision administrative individuelle, fusse-t-elle dénuée de la mention des voies et délais de recours, eu égard aux circonstances. Elle s’en tenait ainsi à sa fonction juridictionnelle – rendre la justice -, laissant ainsi les « faiseurs de système » à leur fonction dogmatique et doctrinale – disserter et échanger sur la notion de délai raisonnable -, et le cas échéant la loi ou le règlement à sa fonction normative – déterminer un délai de recours contentieux.
II. Une décision réellement utile : de l’universalisation à l’instrumentalisation
Le pénultième considérant de la décision révèle finalement les véritables desseins du Conseil d’Etat. Se positionnant sur l’applicabilité de la règle qu’il vient de consacrer, il décide son applicabilité immédiate à l’espèce et sa rétroactivité. Il universalise ainsi la règle nouvelle en refusant de moduler son applicabilité dans le temps (A). Ce faisant, le Conseil d’Etat dévoile la finalité poursuivie par son action normative, c’est-à-dire l’instrumentalisation de la règle nouvelle, laquelle doit profiter à l’intérêt général, au détriment des intérêts particuliers (B).
A. L’universalisation de la règle ou l’absence de modulation dans le temps de son effet
Dans le sillage des travaux de Roger Bonnard 20, la doctrine distingue l’effet du motif d’un acte juridique : le premier désigne le résultat immédiat de l’activité normative tandis que le second désigne la raison avancée par l’autorité normative pour justifier l’édiction de la norme. Pour motiver l’absence de modulation dans le temps de la règle qu’il consacre, le Conseil d’Etat précise qu’elle porte une atteinte au droit au recours (1), justifiée par la mise en œuvre de la sécurité juridique (2).
- L’effet de la règle nouvelle : l’atteinte au droit au recours
La règle prétorienne nouvelle s’applique en principe rétroactivement : il s’agit d’une rétroactivité par « essence » 21 ou par « nature » 22. Dans l’ordre administratif, il s’agit également d’une rétroactivité légitime : orientée vers le perfectionnement de l’Etat de droit, la norme jurisprudentielle favorise généralement le contrôle juridictionnel des actes de l’autorité publique à l’initiative des administrés-justiciables 23. A la suite de la juridiction judiciaire 24, la juridiction administrative déroge cependant à la rétroactivité de la norme jurisprudentielle dans deux cas, lorsque cette rétroactivité méconnaît le droit au recours 25 ou la sécurité juridique 26. Le juge module alors dans le temps les effets de sa règle.
En l’espèce, le Conseil d’Etat estime que la règle consacrée « ne porte pas atteinte à la substance du droit au recours ». Il convient ici de relever l’évolution de la formulation usitée, notamment par rapport à celle de la décision dite Tarn-et-Garonne. Le Conseil d’Etat y considère en effet que les nouvelles règles du contentieux des contrats administratifs « n’apportent pas de limitation au droit fondamental qu’est le droit au recours » 27, alors même qu’elles restreignent considérablement la possibilité pour un administré d’obtenir l’annulation d’un contrat public illégal.
Aussi, en constatant explicitement l’absence d’atteinte à la substance du droit au recours, le juge du Palais Royal semble – à tout le moins implicitement – constater une atteinte à la marge du droit au recours. La règle nouvelle porte certes atteinte au droit au recours, mais elle en préserve le noyau dur. Bref, si la juridiction ôte quelques feuilles, elle ne touche pas au cœur, selon l’image de l’artichaut chère au Doyen Favoreu.
- Le motif de la règle nouvelle : la mise en œuvre de la sécurité juridique
Le contrôle d’une atteinte à une liberté fondamentale s’effectue d’abord à l’aune de sa justification. A l’égard du droit au recours, le Conseil d’Etat considère que la règle consacrée « tend seulement à éviter que son exercice, au-delà d’un délai raisonnable, ne mette en péril la stabilité des situations juridiques et la bonne administration de la justice, en exposant les défendeurs potentiels à des recours excessivement tardifs ». La référence à la stabilité des situations juridiques ne surprend guère – quoiqu’elle intéresse aussi celles illégalement constituées -, dès lors que la Haute juridiction la présente comme le corollaire du principe de sécurité juridique : celui-ci motive l’ingérence dans le droit au recours des justiciables incarnée par la règle jurisprudentielle édictée.
La référence à la bonne administration de la justice surprend davantage. C’est que la réduction pour le moins drastique du délai de recours contentieux, c’est-à-dire de la possibilité d’annulation juridictionnelle d’un acte illégal, est moins juste qu’utile. Le désengorgement des prétoires relève de l’utilité, non de la justice, sauf à considérer que nier un litige contribue à le résoudre. En diminuant les hypothèses d’intervention du juge administratif, la règle nouvelle diminue le contrôle du caractère juste des actes administratifs. Le Conseil d’Etat ne s’en cache pas du reste, puisqu’il considère que le régime antérieur exposait « les défendeurs potentiels » – les auteurs des décisions administratives individuelles – « à des recours excessivement tardifs ».
B. L’instrumentalisation de la règle : la promotion de l’intérêt général au détriment des intérêts particuliers
Le contrôle d’une atteinte à une liberté fondamentale s’effectue aussi à l’aune de son intensité rapportée à sa finalité. Il s’agit d’un contrôle de proportionnalité de l’ingérence au regard du but qu’elle poursuit. L’effet et le motif d’un acte juridique se distinguent ainsi de son but, entendu comme le résultat médiat de l’activité normative, la finalité métajuridique poursuivie par l’autorité normative. Le Conseil d’Etat considère à ce titre que la règle qu’il consacre « a pour seul objet de borner dans le temps les conséquences de la sanction attachée au défaut de mention des voies et délais de recours ». Elle vise dès lors à renforcer la préservation de l’intérêt général (1), et conduit en conséquence à un affaiblissement de celle des intérêts particuliers (2).
- Le renforcement de la protection de l’intérêt général
Le Conseil d’Etat fixe ad nutum à un an la durée de vulnérabilité à une requête contentieuse de la décision administrative individuelle, connue de son destinataire mais dépourvue de la mention des voies et délais de recours. Il met ainsi immédiatement à l’abri de l’annulation juridictionnelle une quantité non négligeable d’actes juridiques défavorables aux administrés et potentiellement illégaux. Il préserve dès lors la finalité recherchée par lesdits actes, présumant sans doute le caractère général de l’intérêt qu’ils poursuivent. Dans la mesure où le recours pour excès de pouvoir se veut d’utilité publique, l’existence d’un délai de recours contentieux relativement court peut se justifier. Encore faut-il que la décision en cause comporte les éléments nécessaires à l’introduction prompte d’une requête, c’est-à-dire propres à mettre le destinataire en mesure d’exercer son droit au recours avec célérité.
La Haute Instance réduit surtout la responsabilité des émetteurs de ces actes dans l’insécurité juridique identifiée, alors même que celle-ci résulte d’abord du défaut de mention des voies et délais de recours dans la décision en cause, ainsi que de son illégalité. En déresponsabilisant partiellement les autorités en charge de l’action publique, le Conseil d’Etat semble se concentrer moins sur la pathologie – au mieux la négligence, au pire la perfidie, des autorités – que sur ses symptômes, en l’occurrence l’instabilité des normes administratives.
- L’affaiblissement de la protection des intérêts particuliers
La règle jurisprudentielle nouvelle et son applicabilité rétroactive altèrent la préservation des intérêts particuliers. Le juge administratif lèse en effet immédiatement un nombre important d’administrés, privés du pouvoir d’obtenir l’annulation de décisions individuelles défavorables illégales. Autrement dit, la norme nouvelle procède à une promotion de l’intérêt de tous, au détriment des intérêts de chacun.
Le Conseil d’Etat assimile ainsi tous les justiciables à des agents pathogènes, en leur imputant l’insécurité juridique constatée, alors que seuls les plus négligents – à moins qu’ils ne subissent simplement qu’un manque d’informations – participent à l’insécurité juridique identifiée, à supposer évidemment que l’administration n’en constitue pas la seule cause. Jusqu’à présent, l’administration assumait l’entière responsabilité de la précarité de ses propres décisions. Tous les administrés se voient désormais contraints de redoubler de vigilance – et de diligences – s’ils souhaitent bénéficier de la résolution juridictionnelle du litige né d’une décision dénuée de mention des voies et délais de recours. La déresponsabilisation de l’administration s’accompagne en définitive d’une responsabilisation des administrés.
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A condition de s’écarter un instant de la neutralité, et de porter un jugement de valeur, la décision du Conseil d’Etat suscite notamment trois observations. D’abord, l’absence de délai pour contester une décision administrative individuelle, à défaut de mention des voies et délais de recours, pouvait certes apparaître comme une durée excessivement longue. Elle pouvait cependant apparaître comme la juste contrepartie de l’exercice imparfait d’une prérogative exorbitante du droit commun – imposer unilatéralement sa volonté à peine de sanction -, c’est-à-dire comme une sujétion exorbitante du droit commun, somme toute juste.
La décision se rapproche ensuite d’un arrêt de règlement –la juridiction ne semble s’en cacher du reste 28 – donc d’une violation des articles 5 du Code civil prohibant de tels arrêts, et L.9 du Code de justice administrative imposant la motivation juridictionnelle. La règle édictée dans les motifs d’une décision souffre en effet elle-même d’un défaut de justification. Aussi la légitimité du juge pour édicter une telle règle interroge nécessairement, au regard du principe de séparation des pouvoirs.
La décision pose enfin la question du contrôle juridictionnel de l’action publique : si celle-ci vise la satisfaction de l’intérêt général, et que la juridiction administrative veille à son efficacité, qui s’assure de sa justice, c’est-à-dire de « l’équilibre de la balance » entre tous les intérêts 29, le général et les particuliers ?
Notes:
- CE Ass., 13 juillet 2016, M. Czabaj, n°387763, Leb. ↩
- CE 6/4 SSR, 29 juillet 2002, M. Griesmar, n°41112, Leb. ↩
- CJCE, 29 novembre 2001, Griesmar, C-366/99. ↩
- M. VILLEY, « Préface historique », APD. Tome 26, 1981, p. 10. ↩
- ZAGREBELSKY (G.), Le droit en douceur, Paris / Aix-en-Provence, Economica / PUAM, coll. « Droit public positif », 2000, p. 105 : « des critères pour prendre position face à des situations a priori indéterminées, quand elles viennent à se présenter effectivement (…) leur signification n’est pas déterminable dans l’abstrait, mais seulement dans le concret, et c’est dans le concret seulement qu’on peut en saisir la portée ». ↩
- DWORKIN (R.), Prendre les droits au sérieux, 1977, tr. fr. par ROSSIGNOL (M.-J.) et LIMARE (F.) de Taking rights seriously, Paris, PUF, coll. « Léviathan », 1995, p. 84-85 : « Les principes ont une dimension dont sont dépourvues les règles : celle du poids ou de l’importance. Quand deux principes entrent en conflit (…) celui qui est chargé de résoudre le litige doit prendre en considération le poids relatif de chacun d’eux ». ↩
- BOISSARD (S.), « Comment garantir la stabilité des situations juridiques individuelles sans priver l’autorité administrative de tous moyens d’action et sans transiger sur le respect du principe de légalité ? Le dilemme du juge administratif », CCC, n°11, 2001, p. 79 : « la notion de sécurité juridique est un concept si général que l’on peut lui faire dire ce que l’on veut ». ↩
- DEVOLVE (P.), « Contrats publics et sécurité juridique », in Rapport public du Conseil d’Etat, Le contrat, mode d’action publique et de production de normes, Paris, La Documentation française, coll. « EDCE », 2008, p. 329 : « la sûreté ; l’intelligibilité et la clarté du droit ; les libertés ; la non-rétroactivité ; le respect des droits acquis ; les droits de la défense ; la légalité ; la stabilité ; la rédaction des textes ; la responsabilité pour promesses non tenues, pour renseignements erronés, pour changement de législation ou de réglementation ; l’obligation de ne pas appliquer un règlement illégal ; la limitation des effets d’une annulation, d’un changement de jurisprudence ; l’autorité de la chose jugée ; les garanties légales des exigences constitutionnelles ; le droit au juge ; les délais de recours ; les délais de forclusion ; on pourrait dire aussi tout simplement le respect du droit et le respect du juge ». ↩
- BOULOUIS (N.), « Regards d’un rapporteur public du côté du droit privé des contrats », AJDA, 2009, p. 921. ↩
- CHAPUS (R.), Droit du contentieux administratif, Paris, Monchrestien, coll. « Domat droit public », 12ème éd., 2006, n°688. ↩
- CE 7/2 SSR, 11 décembre 2013, Mme N’Dre Regnault, n°365361, Leb. ; CE 6/1 SSR, 15 avril 2016, M. D., n°375132, Leb. ↩
- Cf. CE Sect., 13 mars 1998, Assistance publique – Hôpitaux de Paris, n° 175199-180306, Leb. ; CE 9/10 SSR, 15 novembre 2006, M. Toquet, n°264636, Leb. T. ↩
- CE Sect., 5 décembre 2005, Mme Tassius, n°278183, Leb. T. ↩
- DWORKIN (R.), Prendre les droits au sérieux, op. cit., p. 96 : « Seules les règles dictent des résultats quoiqu’il en advienne. Quand un résultat contraire est obtenu, c’est que la règle a été abandonnée ou changée. Les principes ne fonctionnent pas de la sorte : ils font pencher la décision dans un sens, quoique de façon non décisive, et ils demeurent intacts quand ils n’ont pas prévalu ». ↩
- Civ. 1ère, 4 décembre 2013, n°12-26066, Bull. n°234. ↩
- CE Ass., 26 octobre 2001, Ternon, n°197018, Leb. ; DEVOLVE (P.), « Le découplage du retrait et du recours », RFDA, 2002, p. 88 et s. ↩
- L. DUTHEILLET DE LAMOTHE et G. ODINET, « Délai de recours : point trop n’en faut », AJDA, 2016, p. 1633 : « quand bien même le délai d’un an constituera la référence appropriée, des circonstances particulières pourront conduire à le modifier à la marge, en fonction notamment de l’enjeu du litige, de la complexité de la situation, de la vulnérabilité des parties… ». ↩
- Cf. CJUE, 28 février 2013, Arango Jaramillo e.a. c. BEI, C-334/12. ↩
- CE Ass., 28 juin 2002, Ministre de la justice c. Magiera, n°239575, Leb. ; CE 6/1 SSR, 9 mai 2012, Commune de Tomino, n°341259, Leb. T. ↩
- BONNARD (R.), « Le pouvoir discrétionnaire des autorités administratives et le recours pour excès de pouvoir », RDP, 1923, p. 363 et s. ↩
- RIVERO (J.), « Sur la rétroactivité de la règle jurisprudentielle », AJDA, 1968, p. 15 et s. ↩
- CARBONNIER (J.), Droit civil. Introduction, Paris, PUF, coll. « Thémis droit privé », 27ème édition, 2002, n°144. ↩
- Cf. GUYOMAR (M.) et SEILLER (B.), Contentieux administratif, Paris, Dalloz, coll. « HyperCours », 3ème éd., 2014, n°1059/1077. ↩
- Ass. plén., 21 décembre 2006, SA La Provence venant aux droits de société Le Provençal et autre contre Véronique D., n°00-20493, Bull. n°15. ↩
- CE Sect., 6 juin 2008, Conseil départemental de l’ordre des chirurgiens-dentistes de Paris, n°283141, Leb. ↩
- CE Ass., 16 juillet 2007, Société Tropic Travaux Signalisation, n°291545, Leb. ↩
- CE Ass., 4 avril 2014, Département de Tarn-et-Garonne, n°358994, Leb., cons. 5. ↩
- L. DUTHEILLET DE LAMOTHE et G. ODINET, « Délai de recours : point trop n’en faut », op. cit., p. 1632 : « les conclusions du rapporteur public témoignent d’une volonté de dégager une solution générale au problème de la possibilité de recours perpétuelle ». ↩
- VILLEY (M.), « Contre l’humanisme juridique », APD. Tome 13, 1968, p. 205. ↩