Interdiction de parler aux détenus. À propos de l’article 434-35 du Code pénal et de son inconstitutionnalité
La loi française interdit d’adresser la parole à un détenu « en dehors des cas prévus par les règlements ». Cette disposition semble difficilement justifiable, et le Conseil constitutionnel aura bientôt l’occasion de le constater au moyen d’une décision qui devrait lui permettre d’amorcer l’amélioration annoncée de la motivation de ses décisions.
Thomas Hochmann est Professeur de droit public à l’Université de Reims, Directeur adjoint du CRDT 1
La plupart des normes qui limitent la liberté d’expression interdisent de communiquer certains messages, ou de provoquer certaines conséquences au moyen d’une expression. Ainsi, on interdira de faire l’apologie du terrorisme, de nier un génocide, d’inciter à la violence, de porter atteinte à l’honneur d’un individu, etc. Il est beaucoup plus rare que l’expression interdite soit définie sans égard à son contenu ou à ses effets. On peut difficilement la décrire par une simple référence au locuteur : une telle interdiction générale faite à un individu de s’exprimer paraît difficilement justifiable. Il est en revanche envisageable de définir l’expression interdite uniquement par son destinataire : il sera alors défendu de s’adresser à quelqu’un. Ainsi, sur certaines lignes de bus, interdiction est faite aux usagers de parler au conducteur. Ainsi, en France, est-il en principe interdit à quiconque d’adresser la parole à un détenu.
En vertu de l’article 434-35 du code pénal, « Est puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 € d’amende le fait, en quelque lieu qu’il se produise, de remettre ou de faire parvenir à un détenu, ou de recevoir de lui et de transmettre des sommes d’argent, correspondances, objets ou substances quelconques ainsi que de communiquer par tout moyen avec une personne détenue, en dehors des cas autorisés par les règlements ». Le passage en italique a été inséré dans cet article par la loi du 18 mars 2003 sur la sécurité intérieure, sur la proposition des députés Fenech et Garraud, auteurs d’un amendement en ce sens.
Le 19 octobre 2016, la Cour de cassation a renvoyé au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité relative à ce fragment de l’article 434-35. On peut s’attendre à ce que le Conseil constitutionnel déclare inconstitutionnelle cette disposition. Mais, à l’heure où le président du Conseil constitutionnel ne cesse d’annoncer une amélioration de la motivation des décisions 2, on peut surtout espérer que le Conseil profite de cette saisine pour rendre une décision argumentée de manière quelque peu détaillée 3. L’occasion est belle, tant la disposition litigieuse présente de nombreux problèmes de conformité à la Constitution.
Pour examiner la conformité d’une norme avec un droit garanti par la Constitution, trois étapes sont nécessaires. Elles ont été formalisées par la doctrine et la jurisprudence allemandes, et le Conseil constitutionnel a pu en prendre connaissance lors des récents échanges avec la Cour de Karlsruhe 4. Il convient de préciser le droit fondamental qui couvre le comportement visé, d’établir si la mesure litigieuse constitue une atteinte à ce droit, et enfin de juger si cette atteinte est justifiée. Les deux premières questions ne posent aucun problème en l’espèce, et le Conseil n’aura guère besoin de s’y attarder. La communication entre individus est évidemment un comportement protégé par la liberté d’expression, et l’interdiction de communiquer avec une personne détenue est bien sûr une restriction de ce droit. Elle limite en effet la liberté d’émettre des expressions, mais également celle d’en recevoir 5. Les détenus demeurent bénéficiaires de leurs droits fondamentaux, même si de plus amples restrictions sont permises à leur égard. L’article 434-35 constitue donc bien une atteinte à la liberté d’expression des détenus et de ceux qui seraient susceptibles de communiquer avec eux.
Il reviendra donc au Conseil constitutionnel d’examiner si cette atteinte est justifiée. Comme il a déjà eu l’occasion de l’expliquer, une atteinte à la liberté d’expression est justifiée si elle est « nécessaire, adaptée et proportionnée à l’objectif poursuivi » 6. Un tel contrôle, cela va sans dire, présuppose de déterminer quel est cet objectif poursuivi. Sans cette première étape, il n’est pas possible d’examiner si la mesure litigieuse est nécessaire, adaptée ou proportionnée. Ce dernier critère, celui de la « proportionnalité au sens strict », est le plus controversé : il implique en effet de comparer les « bénéfices » de la restriction à son « coût », de confronter l’« importance » de de la limitation du droit fondamental au « poids » de l’intérêt qui la justifie. Or, pour certains auteurs, cette évaluation relève essentiellement de l’estimation du législateur, et il n’est pas certain que le juge constitutionnel soit compétent pour faire prévaloir sa propre appréciation 7. Fort heureusement, le Conseil constitutionnel n’aura pas besoin de s’aventurer sur ce terrain pour juger inconstitutionnel le passage litigieux de l’article 434-35. Après avoir déterminé l’« objectif » poursuivi par la disposition (I), il pourra douter de son caractère adapté (II) et ne pourra qu’écarter sa nécessité (III). Enfin, la violation de l’exigence de prévisibilité de la loi pénale permettra éventuellement d’enterrer définitivement l’article 434-35 (IV).
I Détermination de l’objectif poursuivi
La détermination de l’objectif poursuivi par la loi examinée peut conduire à conclure immédiatement à la censure : la Constitution n’autorise en effet le législateur à limiter les libertés que dans certains cas. Ceux-ci sont néanmoins très largement définis, raison pour laquelle ce critère est rarement décisif. En vertu de l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, le législateur peut ainsi définir les « abus » de la liberté d’expression. Tout juste est-il précisé à l’article 5 que ne peuvent être incriminées que « les actions nuisibles à la société ». Il n’est donc permis de limiter une expression que dans les cas où elle semble susceptible de provoquer des conséquences néfastes.
Déterminer l’« objectif » poursuivi revient donc à imaginer quelles sont les effets préjudiciables que la mesure litigieuse permet raisonnablement d’éviter. Il est aisé de répondre à cette question pour les restrictions de la liberté d’expression qui définissent les propos visés par leurs conséquences. Ainsi, on peut sans difficulté identifier l’objectif poursuivi par l’interdiction d’inciter à la violence, ou de porter atteinte à la réputation d’autrui. Il s’agit d’éviter la violence dans le premier cas, de protéger la réputation d’autrui dans le second.
En revanche, l’« intérêt protégé », l’« objectif poursuivi » ne ressort pas clairement de l’interdiction de communiquer par tout moyen avec un détenu. Puisque les membres du Conseil s’autorisent désormais à poser des questions aux parties lors des audiences QPC 8, l’un d’entre eux formulera peut-être sa perplexité de la même manière que le juge Breyer lors d’une récente audience de la Cour suprême des Etats-Unis : « I would just wonder, were I from Mars, what’s the point of such a statute? » 9. S’agit-il de lutter contre les évasions, comme le suggère l’insertion de cet article dans un paragraphe consacré à ce délit ? À en croire le ministère de la justice, il s’agit d’incriminer les « parloirs sauvages » 10. Martine Herzog-Evans donne davantage de précisions : « Spécialement dans les maisons d’arrêt, où les visites sont de très courte durée et les communications téléphoniques prohibées, familles et détenus tentent d’échanger par des voies supplémentaires. C’est ainsi que des proches se rendent souvent à proximité des établissements pénitentiaires, quand ils ne résident ou ne s’installent pas en face de ceux-ci, et crient sous les fenêtres, ou échangent par signes, des messages qui sont nécessairement assez peu complexes » 11. Il serait donc tentant de considérer que le passage litigieux de l’article 434-35 vise de tels « parloirs sauvages », et on peut accepter qu’une telle mesure poursuive un objectif relatif à la sécurité.
Néanmoins, il faut bien reconnaître que la loi litigieuse ne se contente pas d’interdire les parloirs sauvages. Elle n’est pas limitée à la communication entre un détenu et une personne libre placée à « proximité auditive » 12 d’un établissement pénitentiaire. L’article 434-35 interdit de « communiquer par tout moyen avec une personne détenue, en dehors des cas autorisés par les règlements ». Les comportements visés par cette norme sont donc beaucoup plus larges que les seuls parloirs sauvages, et c’est l’intérêt protégé par cette interdiction qui doit être identifié par le Conseil constitutionnel. Par ailleurs, l’« intention du législateur » ne lie pas le juge constitutionnel dès lors qu’elle n’apparaît pas dans la loi. De même, l’éventuel objectif avancé par le gouvernement au cas où il décide de défendre cette disposition ne s’imposera pas au Conseil. Le juge peut parfaitement identifier un « objectif » auquel le législateur n’avait pas pensé 13. C’est au juge qu’il revient d’examiner quel peut être rationnellement l’objectif, l’effet bénéfique de la mesure.
Il n’est pas exclu que le Conseil constitutionnel constate que le simple fait de communiquer avec un détenu ne constitue pas une action nuisible à la société, et déclare dès ce stade l’inconstitutionnalité de l’article 434-35. Néanmoins, un tel scénario est assez improbable. Les juges tendent en effet à être assez conciliants lors de cette première étape, et rechignent à déclarer que la mesure litigieuse ne poursuit raisonnablement aucun objectif permis par la Constitution 14. Le Conseil constitutionnel s’efforcera donc sans doute d’identifier un tel objectif. Il pourra par exemple estimer que la disposition s’efforce de protéger la sécurité dans les prisons. Le fait qu’il soit assez difficile de deviner quel peut raisonnablement être l’effet bénéfique de l’interdiction de communiquer avec les détenus ne sera donc pas forcément fatal à cette disposition. Le couperet risque en revanche de tomber à l’étape suivante.
II L’aptitude de la mesure à atteindre l’objectif
La vérification de l’aptitude de la mesure à atteindre son objectif est étroitement liée à la détermination de cet objectif. En effet, après avoir déduit raisonnablement l’« objectif » de la norme à partir de son contenu, le juge constitutionnel examine si cette norme est raisonnablement susceptible d’atteindre cet objectif. Pour cette raison, il est rare que l’aptitude soit déniée : dès lors que le juge constitutionnel est parvenu à identifier un « intérêt protégé » par la norme, un effet bénéfique poursuivi par elle, l’estimation attribuée de la sorte au législateur a de fortes chances d’être jugée rationnelle.
Il n’en va néanmoins pas forcément ainsi dans les cas où, comme en l’espèce, l’identification raisonnable de l’objectif n’était guère aisée. Cette situation peut être illustrée par un arrêt d’une juridiction canadienne à propos d’une norme qui n’était pas sans point commun avec l’article 434-35 du code pénal français. Cette disposition interdisait au « personnel du détenteur d’un permis de bar ainsi qu’à toute personne qui participe à un spectacle dans un bar, de se mêler aux clients, de boire ou de danser avec eux, ou de prendre place à la même table ou au même comptoir qu’eux ». Comme l’article 434-35, cette loi ne définissait pas l’expression visée par sa signification ou par ses conséquences. À la différence de la loi française, elle ne la désignait pas seulement par son récepteur, mais également par son auteur et son lieu : il était interdit à certaines personnes de s’adresser à certaines autres dans un certain endroit. Cette disposition fut attaquée en justice, notamment comme une restriction de la liberté d’expression contraire à la Charte des droits et libertés, en ce qu’elle interdisait les « bavardages amicaux » et la « fraternisation ». Avec une certaine difficulté, la cour d’appel du Québec parvint à identifier un « objectif » poursuivi par la loi : il s’agissait vraisemblablement d’éviter que des « entraîneuses » poussent les clients à la consommation d’alcool. La cour jugea néanmoins que la mesure litigieuse n’était pas raisonnablement adaptée à la poursuite de cet objectif : « autoriser le personnel du bar à fraterniser avec les clients ou à se mêler à eux n’implique pas logiquement une manipulation des consommateurs ». Une telle conséquence, ajouta la cour, n’était pas du tout impliquée par le « sens commun » 15.
Dès lors qu’il est difficile d’identifier quel objectif peut raisonnablement être poursuivi par le législateur avec l’article 434-35, il est loin d’être exclu que le Conseil constitutionnel considère que la disposition n’est pas adaptée à la poursuite de l’objectif qu’il aura malgré tout décelé. Par exemple, interdire toute communication avec un détenu ne semble guère susceptible de promouvoir la sécurité au sein des prisons. Il n’est toutefois pas impossible de considérer, avec une parfaite bienveillance envers le législateur, qu’un détenu auquel nul ne peut s’adresser en dehors des cas prévus par les règlements aura moins de chance d’organiser son évasion. L’article 434-35 ne pourra néanmoins pas survivre à la condition suivante.
III La nécessité de la mesure
La restriction d’un droit fondamental est nécessaire lorsqu’il ne semble pas possible d’atteindre aussi efficacement le but recherché au moyen d’une limitation moins importante. Quel que soit l’objectif identifié par le Conseil constitutionnel, on voit mal comment le passage litigieux de l’article 434-35 pourrait satisfaire cette condition.
Pour interdire les parloirs sauvages, il suffit d’interdire à une personne libre de se placer à proximité auditive de la prison pour communiquer avec le détenu. Il n’est nullement nécessaire d’interdire toute communication avec un détenu en dehors des cas prévus par les règlements. Cette disposition n’est par ailleurs pas limitée aux cas où la communication provoquerait des « troubles », comme le montre la circulaire par laquelle le ministre de la justice appelait les magistrats du parquet à « apprécier avec circonspection l’opportunité d’engager des poursuites lorsqu’une communication non autorisée réalisée dans les locaux de la juridiction n’a pas causé de trouble » 16. Cet appel à la « circonspection » des autorités de poursuite démontre l’aspect excessivement large (overbreadth, dans la jurisprudence américaine) de la restriction, c’est-à-dire son caractère non nécessaire. On peut certes admettre qu’une norme soit susceptible de s’appliquer à des cas exceptionnels qui ne correspondent pas à l’objectif visé, sans que cette situation entraîne son inconstitutionnalité. La restriction n’a pas besoin d’être parfaitement calquée sur les comportements répréhensibles pour être jugée nécessaire 17. Mais il en va différemment ici, à moins de considérer que, sauf situation exceptionnelle, toute communication avec un détenu en dehors des cas prévus par les règlements crée des troubles, menace la sécurité, ou provoque d’autres conséquences préjudiciables. Pour percevoir combien une telle appréciation est déraisonnable, il convient de rechercher un peu plus précisément le contenu de l’interdiction posée à l’article 434-35.
Quels sont les « cas autorisés par les règlements », qui permettent exceptionnellement de communiquer avec un détenu ? Certaines règles sont aisées à identifier, qu’il s’agisse des correspondances 18, des parloirs et des visites 19, ou encore des téléphones fixes contrôlés par l’administration pénitentiaire 20. D’autres dérogations à l’interdiction de principe peuvent être déduites de règlements qui n’ont pas directement la communication pour objet. Les détenus sont ainsi autorisés à suivre des enseignements 21, et le professeur a donc la permission de leur parler. Ils peuvent rencontrer un futur employeur 22, et celui-ci peut sans doute leur poser des questions. Un médecin peut aborder avec eux des questions relatives à leur santé 23. Un détenu qui obtient une permission de sortie en vue du maintien des liens familiaux 24 a vraisemblablement le droit de s’attendre à ce que sa famille puisse lui adresser la parole. Un détenu peut se marier 25, ce qui autorise l’officier de l’état civil à demander aux intéressés s’il a été fait un contrat de mariage, et s’ils souhaitent se prendre pour époux. Cette liste pourrait sans doute être poursuivie, mais on pressent que tous les cas dans lesquels une communication avec un détenu ne présente pas le moindre danger ne sont pas explicitement autorisés par un règlement. La règle posée à l’article 434-35 souffre du défaut des interdictions de principe, selon lesquelles tout ce qui n’est pas autorisé est défendu.
Par exemple, des règlements autorisent-ils les détenus à communiquer entre eux ? Il est prévu que « les personnes détenues soient réunies pour le travail, les activités physiques et sportives, l’enseignement, la formation professionnelle ou les activités religieuses, culturelles ou de loisirs » 26. Mais on peut difficilement déduire de cette norme une autorisation générale de communiquer librement lors de ces activités. Il est permis à un détenu qui travaille de parler avec ses collègues, dès lors que « l’organisation, les méthodes et les rémunérations du travail doivent se rapprocher autant que possible de celles des activités professionnelles extérieures afin notamment de préparer les détenus aux conditions normales du travail libre » 27. Mais, dans les autres cas, ces activités collectives impliquent seulement les communications qui leur sont nécessaires. Jouer au football implique de communiquer pour demander le ballon, mais pas d’en profiter pour commenter le menu de la cantine. Une activité religieuse implique des conversations limitées à certains thèmes. Lors de l’enseignement, deux cancres qui discutent au fond de la classe de sujets qui n’ont rien à voir avec le cours commettent sans le savoir un délit.
L’interdiction générale de communiquer concerne également les détenus qui se trouvent hors de prison. Un règlement le précise à propos du placement à l’extérieur sous surveillance du personne pénitentiaire 28, mais aucune disposition ne vient autoriser la communication avec les détenus placés à l’extérieur sans surveillance, ou sous surveillance électronique. De même, il est interdit de communiquer avec une personne présentée au juge à l’issue d’une garde à vue 29. En vertu de l’article 434-35, quiconque croise un détenu et, connaissant sa situation 30, lui adresse la parole, s’expose à une peine d’un an d’emprisonnement et à une amende de 15 000 €. Que le policier qui accompagne le détenu se garde bien de bavarder avec lui : c’est le triple de cette peine qui l’attend 31.
Bien entendu, toutes ces violations de la loi pénale semblent absurdes, et l’on peut fortement douter que quiconque soit jamais poursuivi pour avoir échangé quelques mots avec un détenu. Mais le fait qu’il faille compter sur la « circonspection » des magistrats du parquet est justement un problème. L’article 434-35 inclut dans son champ d’application de nombreux comportements qui ne semblent nullement nuisibles à la société. À supposer que l’on puisse identifier un objectif poursuivi par le législateur, une si large restriction de la liberté d’expression n’est pas nécessaire pour l’atteindre.
IV Précision de la restriction
Les développements précédents mettent au jour un défaut majeur de l’article 434-35. En interdisant de communiquer avec un détenu dans les cas qui ne sont pas autorisés par un règlement, cette disposition rend peu évidente la perception du comportement interdit, tant il est difficile de savoir quels sont les cas autorisés par les règlements. Le Conseil constitutionnel pourrait sanctionner là une incompétence négative du législateur : c’est en effet à lui qu’il revient de définir les éléments constitutifs des infractions. À cet égard, compétence du législateur et exigence de prévisibilité de la loi sont étroitement liées, comme l’indique le Conseil lui-même : « le législateur tient de l’article 34 de la Constitution, ainsi que du principe de la légalité des délits et des peines qui résulte de l’article 8 de la Déclaration de 1789, l’obligation de fixer lui-même le champ d’application de la loi pénale et de définir les crimes et délits en termes suffisamment clairs et précis » 32.
La technique de l’incrimination par renvoi n’est pas constitutionnellement répréhensible en soi 33, et le législateur peut sans doute décider de pénaliser la violation de certains règlements. Mais encore faut-il qu’un individu puisse raisonnablement prévoir quels sont les comportements interdits. Il est difficile de considérer que le passage litigieux de l’article 434-35 satisfait cette exigence. La raison en est simple : les règlements qui autorisent la communication ne le font que de manière incidente. Et même si un règlement affirmait directement qu’il était permis de s’adresser à un détenu pour aborder certains sujets dans certaines situations, de multiples exceptions supplémentaires pourraient vraisemblablement être déduites d’autres dispositions. Or, l’incrimination par renvoi n’est conforme à l’exigence de prévisibilité qu’à la condition que le justiciable puisse savoir quelles sont les dispositions qui définissent le comportement pénalement répréhensible. La Cour constitutionnelle allemande l’a récemment rappelé, un mois avant la visite que lui ont rendue les membres du Conseil constitutionnel, dans une sombre affaire d’étiquetage de viande de bœuf 34.
La communication est un comportement permanent, inhérent aux interactions humaines. Sans doute le législateur a-t-il la possibilité de lui apporter certaines restrictions spécifiques lorsqu’un détenu est concerné. Mais la disposition prévue à l’article 434-35 du code pénal semble contraire à chacune des exigences qu’impose la Constitution. Il revient au législateur de définir plus précisément et plus étroitement les types de communication qui lui semblent mériter une incrimination, et il incombe au Conseil constitutionnel de le lui rappeler.
Notes:
- Merci à Martine Herzog-Evans pour ses lumières. ↩
- Cf. par exemple L. Fabius, « Discours à l’occasion de la rentrée solennelle de l’École de droit de Sciences Po-Paris », 14 septembre 2016, www.conseil-constitutionnel.fr ↩
- Cf. le plaidoyer récent de Valérie Goesel-Le Bihan, « Le Conseil constitutionnel, la théorie des droits fondamentaux et la doctrine », AJDA, 2016 (à paraître). ↩
- Cf. http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/francais/actualites/2016/deplacement-a-la-cour-constitutionnelle-de-karlsruhe.148023.html. ↩
- Cf. Conseil constitutionnel, décision n° 84-191 DC du 11 octobre 1984, cons. 38 : « les lecteurs […] sont au nombre des destinataires essentiels de la liberté proclamée par l’article 11 de la Déclaration de 1789 ». ↩
- Cf. notamment les décisions n° 2009-580 DC du 10 juin 2009 ; n° 2011-131 QPC du 20 mai 2011 ; n° 2012-647 QPC du 28 février 2012. ↩
- Cf. en particulier Bernhard Schlink, « Der Grundsatz der Verhältnismäßigkeit », in Peter Badura et Horst Dreier (dir.), Festschrift 50 Jahre Bundesverfassungsgericht, Tome 2, Tübingen, Mohr Siebeck, 2001, pp. 461 s. ↩
- Cf. Mathieu Disant, « L’audience interactive devant le Conseil constitutionnel », JCP G, n° 26, 27 juin 2016, p. 1298. ↩
- Cf. la retranscription de l’audience du 7 novembre 2016 dans l’affaire National Labor Relations Board v. SW General, Inc., p. 32, accessible à https://www.supremecourt.gov/oral_arguments/argument_transcripts/2016/15-1251_q86b.pdf. ↩
- Circulaire CRIM n° 2003-07 E8 du 3 juin 2003 : « L’article 73 de la loi a complété l’article 434-35 du code pénal réprimant la remise illicite de sommes d’argent, de correspondance ou d’objets quelconques à un détenu, afin que soit puni des mêmes peines le fait de communiquer par tout moyen avec une personne détenue, hors les cas autorisés par les règlements, ce qui permet ainsi d’incriminer les “parloirs sauvages“, notamment aux abords des établissements pénitentiaires, ou à l’occasion de la conduite d’un détenu dans les locaux de la juridiction ». ↩
- Martine Herzog-Evans, « Deux ans de réformes législatives du droit pénitentiaire ou l’urgence à codifier un droit « patchwork » », Recueil Dalloz, 2005, p. 679. L’auteur poursuit : « Ces comportements, le plus souvent anodins, tombent désormais sous le coup de l’article 434-35 et font encourir une peine d’un an d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende. Il faut regretter que le législateur perde du temps et de l’énergie à propos d’actes aussi véniels, alors qu’il y aurait tant à faire en matière pénitentiaire. ». ↩
- Patrick Beau, « Évasion » in Répertoire de droit pénal et de procédure pénale, n° 165. ↩
- Cf. Otto Lagodny, « Das materielle Strafrecht ald Prüfstein der Verfassungsdogmatik », in Roland Hedendehl, Andrew von Hirsch et Wolfgang Wohlers (dir.), Die Rechtsgutstheorie, Legitimationsbasis des Strafrechts oder dogmatisches Glasperlenspiel ?, Baden-Baden, Nomos, 2003, p. 85. ↩
- Cf. en ce sens les hésitations de la Cour européenne des droits de l’homme dans Dink c. Turquie, 14 septembre 2010, § 118 ; et la réaction du juge Sajó dans son opinion concordante. ↩
- Cour d’appel, Drapeau c. la Reine, 1er juin 1999. ↩
- Circulaire CRIM n° 2003-07 E8 du 3 juin 2003. ↩
- Cf. en ce sens l’arrêt par lequel la Cour constitutionnelle allemande confirmait l’incrimination de l’inceste entre frère et sœur, infraction qui permettait selon elle de protéger l’ordre familial, la personne dominée dans une relation incestueuse, et d’éviter les maladies génétiques de la descendance. Certes, remarque la Cour, dès lors que les effets préjudiciables ne figurent pas dans la description du comportement incriminé, la loi permet également de condamner un frère et une sœur qui se rencontrent pour la première fois à un âge avancé, tombent amoureux l’un de l’autre et ont recours à la contraception. Néanmoins, la loi demeure conforme à la Constitution. Il revient simplement au juge de ne pas prononcer de condamnation dans de telles situations exceptionnelles. BVerfGE 120, 224, pp. 252 s. Cf. néanmoins l’opinion du juge Hassemer, selon lequel la correction devrait venir du législateur, et non du juge. BVerfGE 120, 224, p. 272. ↩
- Articles R58-8-16 et suivants du Code de procédure pénale (CPP). ↩
- Articles R57-8-13, R57-8-14, R57-8-15 CPP. ↩
- Article R57-8-21 CPP. ↩
- Article D436 CPP. ↩
- Article D143-4 CPP. ↩
- Par exemple article D362 CPP. ↩
- Article D143 CPP. ↩
- Article D424 CPP. ↩
- Article D 95 CPP. ↩
- Article D433 CPP. ↩
- Article D130 alinéa 2 CPP : « Les détenus placés à l’extérieur demeurent soumis à la surveillance effective du personnel pénitentiaire. Celui-ci a la charge d’appliquer les prescriptions et règlements relatifs au régime disciplinaire, notamment en ce qui concerne les communications avec les tiers ». ↩
- Article R434-28 du Code pénal. ↩
- L’élément intentionnel exige que l’agent ait conscience de commettre les éléments matériels de l’infraction. ↩
- Article 434-35 alinéa 2 du Code pénal. ↩
- Décision n° 2013-676 DC du 9 octobre 2013, cons. 27. ↩
- Cf. par exemple la décision n° 82-145 DC du 10 novembre 1982, cons. 3 : « aucun principe ou règle de valeur constitutionnelle n’interdit au législateur d’ériger en infractions le manquement à des obligations qui ne résultent pas directement de la loi elle-même ». ↩
- BVerfG, 21 septembre 2016, 2 BvL 1/15, paragraphe 42. Cf. Maximilian Steinbeis, « Rindfleisch in Karsruhe: Was er kriminalisieren will, muss uns der Staat schon sagen », Verfassungsblog, 3 novembre 2016, www.verfassungsblog.de. ↩