Covid-19 et libertés : du collectif vers l’intime
Par Stéphanie Renard, Maître de conférences HDR en droit public – Université Bretagne Sud – Lab-LEX (UR 7480)
Depuis un mois, la France découvre, non sans stupeur, la somme des libertés fondamentales susceptibles d’être limitées au titre de l’urgence sanitaire et pour la protection de la santé publique. À ce niveau, l’examen en urgence d’un projet de loi instituant un nouveau régime d’exception – désigné comme « état d’urgence sanitaire » – présente au moins le mérite d’introduire dans le code de la santé publique une liste, plus ou moins précise, des mesures à la disposition des autorités de police.
La vigilance reste toutefois de mise. Car l’on aurait bien tort de croire qu’une telle liste épuise l’arsenal des mesures pouvant être ordonnées, à titre collectif ou individuel, sur tout ou partie du territoire français. S’il introduit de nouvelles dispositions d’exception, le texte ne revient pas en effet sur le dispositif actuellement en vigueur, quoiqu’il semble en réviser le champ d’application temporel[1]. L’alinéa 1er de l’article L. 3131-1 du code de la santé publique, désormais bien connu, reste plus que jamais d’actualité : « En cas de menace sanitaire grave appelant des mesures d’urgence, notamment en cas de menace d’épidémie, le ministre chargé de la santé peut, par arrêté motivé, prescrire dans l’intérêt de la santé publique toute mesure proportionnée aux risques courus et appropriée aux circonstances de temps et de lieu afin de prévenir et de limiter les conséquences des menaces possibles sur la santé de la population ».
« « Toute mesure ». C’est extraordinairement large », signalait Didier Truchet en 2007. « La liste des droits et libertés potentiellement affectés est impressionnante, et presque sans limite ! »[2]
La « guerre »[3] livrée par les pouvoirs publics contre cet « ennemi invisible »[4] qu’est le Covid-19 l’a confirmé : liberté de réunion, liberté d’entreprendre, liberté d’aller-et-venir, droit de mener une vie familiale normale, droit à l’instruction, etc., de nombreuses libertés ont déjà été touchées. Une attention particulière doit désormais être accordée aux droits à la protection de la santé et à la libre disposition de soi qui pourraient être au cœur des prochaines batailles.
Le droit à la protection de la santé, consacré comme droit fondamental par la loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé, est défini à l’article L. 1110-1 du code de la santé publique. « Mis en œuvre par tous moyens disponibles au bénéfice de toute personne »[5], il englobe l’accès de chacun à la prévention ainsi qu’aux « soins nécessités par son état de santé » et à « la meilleure sécurité sanitaire possible ». Cette exigence de sécurité sanitaire, entendue comme un impératif de sécurité pour la santé des personnes[6], fonde notamment la police du médicament, laquelle subordonne l’autorisation de mise sur le marché d’une spécialité pharmaceutique ou de toute autre médicament à une stricte évaluation de son rapport bénéfices/risques[7].
Il ressort toutefois de l’article L. 3131-3 du code de la santé publique que l’urgence sanitaire permet au ministre de la Santé de déroger aux règles normales de sécurité sanitaire en décidant, soit de la prescription d’un médicament « en dehors des indications thérapeutiques ou des conditions normales d’utilisation prévues par son autorisation de mise sur le marché ou son autorisation temporaire d’utilisation », soit de l’administration « d’un médicament ne faisant l’objet d’aucune de ces autorisations ». De telles dérogations, indique le texte, peuvent être recommandées par le ministre ; il peut aussi les exiger, nonobstant la liberté thérapeutique des médecins.
Dans les deux cas, les professionnels de santé sont dégagés de toute responsabilité pour la réparation des dommages résultant de leurs prescriptions, à la condition toutefois que « leur intervention [ait été] rendue nécessaire par l’existence d’une menace sanitaire grave ». La même exonération de responsabilité est prévue pour le fabricant du produit qui « ne peut davantage être tenu pour responsable des dommages résultant de l’utilisation d’un médicament en dehors des indications thérapeutiques ou des conditions normales d’utilisation prévues par son autorisation de mise sur le marché ou son autorisation temporaire d’utilisation, ou bien de celle d’un médicament ne faisant l’objet d’aucune de ces autorisations, lorsque cette utilisation a été recommandée ou exigée par le ministre chargé de la santé en application de l’article L. 3131-1. » Au vrai, ces dommages n’engagent pas plus la responsabilité de l’État, auteur des décisions d’emploi dérogatoire. Non sans logique, leur réparation relève en effet de la solidarité nationale. Suivant les articles L. 3131-4 et L. 3131-5 du code de la santé publique, c’est donc l’Office national d’indemnisation des accidents médicaux qui, par la voie d’un fonds de financement spécifique, assure la réparation intégrale des accidents médicaux, affections iatrogènes et infections nosocomiales résultant de mesures adoptées au titre de la police de l’urgence sanitaire (et bientôt de l’état d’urgence sanitaire)[8].
Ce régime assurantiel s’étend à la réparation des dommages résultant de mesures restrictives du droit au respect de l’intégrité physique et de la liberté corporelle.
Le droit au respect de l’intégrité physique, indétachable de la libre disposition de soi, suppose, on le sait, que toute personne puisse refuser un traitement ou un soin même nécessaire à sa survie[9]. Ce droit, qui n’est pas absolu, doit toutefois être concilié avec les impératifs de la santé publique qui, dans certains cas, peuvent conduire à de véritables « obligations à la santé »[10] destinées à empêcher ou à faire cesser un danger pour la collectivité.
Même en temps ordinaires, l’ordre public sanitaire fonde de la sorte un certain nombre de mesures prophylactiques portant directement atteinte au droit à disposer librement de son corps : dépistages, vaccinations ou traitements contraints qui, selon le Conseil d’État, n’ont pour effet que « de porter une atteinte limitée aux principes d’inviolabilité et d’intégrité du corps humain ».[11].
Il faut considérer que la police de l’urgence sanitaire donne au ministre la possibilité d’imposer de telles obligations que ce soit à titre individuel ou collectif. Car c’est bien « toute mesure » que peut ordonner le ministre chargé de la Santé, y compris en restreignant « la liberté que l’on a de ne pas se soigner »[12].
Pour que de telles mesures puissent être ordonnées, encore faut-il qu’elles soient scientifiquement fondées par un avantage réel apporté à la sécurité collective. De même doivent-elles être « proportionnées aux risques courus et appropriées aux circonstances de temps et de lieu », formule qui, semble-t-il, renvoie au triple test de proportionnalité auquel sont soumises les décisions de police administrative.
L’ampleur de la crise sanitaire que nous traversons les rend néanmoins envisageables, sinon probables, que ce soit dans un avenir proche pour l’« éradication de l’épidémie »[13] ou dans un futur plus lointain « pour assurer la disparition durable de la situation »[14]. Elles le sont d’autant plus que la lutte contre les maladies et les fléaux calamiteux est un domaine propice à l’assimilation de la nécessité d’une mesure de police sanitaire à son efficacité, a fortiori dans un contexte de crise.
Cette confusion entre nécessité et efficacité de l’action apparait notamment dans les travaux préparatoires de la loi n° 2004-806 du 9 août 2004 à l’occasion desquels « l’exigence de la nécessaire proportionnalité des mesures de police [sanitaire] » a pu être comparée à « l’évaluation du ratio bénéfices/risques » appliquée, par exemple, dans le domaine du médicament[15]. Il existe pourtant des différences fondamentales entre ces deux méthodes d’analyse, le rapport bénéfices/risques ignorant totalement la question des libertés pour mettre l’accent sur l’efficacité pratique et la performance du dispositif. Cette méthodologie, entièrement dédiée à la sécurité sanitaire, fonde en effet l’analyse des aspects positifs et négatifs de l’action par référence à une valeur unique : la sécurité qui, dans le domaine de la santé, correspond à un objectif d’élimination des risques.
C’est donc uniquement au regard des intérêts de la sécurité, et non au regard des sacrifices consentis pour les libertés qu’est appréciée la nécessité de la décision, dans l’idée que « si une maladie peut être combattue grâce à une réglementation, il faut prendre celle-ci sans tarder »[16]. Dans un tel schéma, la fin (la santé publique) prime clairement sur les moyens (l’atteinte portée aux libertés). Se pose alors la question de savoir ce qu’il reste de la proportionnalité.
[1] Sans que l’on comprenne encore très bien son articulation avec l’état d’urgence sanitaire. Selon les travaux préparatoires, la police de l’urgence sanitaire aurait vocation à être mise en œuvre en amont et en aval de l’état d’urgence sanitaire, soit, pour reprendre les mots du Conseil d’État, avant et après la « catastrophe sanitaire », dans une logique de gradation. Il reste que certaines mesures, actuellement accessibles au ministre de la Santé, ne sont pas reprises par la liste contenue par le projet. Est-ce à dire, mais le texte est sur ce point des plus abscons et ambigu, que la déclaration de l’état d’urgence sanitaire emporterait un transfert de ces pouvoirs au Premier ministre ?
[2] D. Truchet, « L’urgence sanitaire », RDSS 2007, p. 411.
[3] E. Macron, Adresse aux français du 16 mars 2020 (https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2020/03/16/adresse-aux-francais-covid19).
[4] L’expression est sans doute empruntée à Carlo M. Cipolla : Contre un ennemi invisible. Épidémies et structures sanitaires en Italie de la Renaissance au XVIIe siècle, Balland, 1992, 357 p.
[5] CSP, art. L1110-1 : « Le droit fondamental à la protection de la santé doit être mis en œuvre par tous moyens disponibles au bénéfice de toute personne. Les professionnels, les établissements et réseaux de santé, les organismes d’assurance maladie ou tous autres organismes participant à la prévention et aux soins, et les autorités sanitaires contribuent, avec les usagers, à développer la prévention, garantir l’égal accès de chaque personne aux soins nécessités par son état de santé et assurer la continuité des soins et la meilleure sécurité sanitaire possible. »
[6] Voir not. D. Tabuteau, La Sécurité sanitaire, 1ère éd., Berger-Levrault, 1994, 152 p. et S. Renard, L’ordre public sanitaire. Étude de droit public interne, Th. Rennes 1, 2008 (HAL : https://hal.archives-ouvertes.fr/tel-01525379/document).
[7] CSP, art. L. 5121-1 et s.
[8] Ce texte a notamment fondé l’indemnisation des dommages causés par la vaccination contre la grippe A/H1N1 dont la campagne avait été lancée dans le cadre de la police de l’urgence sanitaire. Sa mise en œuvre a suscité un contentieux qui, peu abondant, a néanmoins permis d’en tracer les contours : CE, 27 mai 2016, n° 391149, AJDA 2016, p. 1096.
[9] C. civ., art. 16 et CSP, art. L. 1111-4.
[10] J.-M. Auby, « L’obligation à la santé », Annales de la Faculté de Droit de l’Université de Bordeaux, Série juridique, 1955, n° 1, p. 7-19.
[11] CE, 26 nov. 2001, ALIS et a., nos 222741, 223639, 224342, 224358, 224384 et 224428, RFDA 2002, p. 65, concl. S. Boissard ; RDSS 2002, p. 471, comm. J.-S. Cayla ; Jurisprudence de la santé 2001-2002, p. 64.
[12] D. Truchet, « L’urgence sanitaire », loc. cit.
[13] Elles seraient alors imposées au titre de l’état d’urgence sanitaire, en application de l’article L. 3131-23 nouveau du code de la santé publique.
[14] Selon le texte actuellement discuté, cette décision reviendrait au ministre chargé de la Santé en application de l’article L. 3131-1 modifié du code de la santé publique : « Le ministre peut également prendre de telles mesures après la fin de l’état d’urgence sanitaire prévu au chapitre Ier bis du présent titre, afin d’assurer la disparition durable de la situation de crise sanitaire. » (version adoptée par la commission des lois de l’Assemblée nationale le 21 mars 2020).
[15] J.-M. Dubernard, Rapport n° 1092 sur le projet de loi n° 877 relatif à la politique de santé publique, présenté au nom de la commission des affaires culturelles, familiales et sociales de l’Assemblée nationale, 25 sept. 2003 (XIIe législature), JOAN (doc. annexes), 2e partie : « Ces mesures doivent être « proportionnées aux risques courus ». Il est à noter que l’exigence de la nécessaire proportionnalité des mesures de police a été posée par un arrêt du Conseil d’État de 1933. Comme l’indiquait alors le commissaire du gouvernement, suivant une formule souvent reprise, « la liberté est la règle, la restriction de police l’exception. » D’un point de vue de santé publique, cette notion de proportionnalité, proche de l’évaluation du ratio bénéfices/risques, est souvent utilisée en matière de réglementation en santé publique, notamment dans le domaine de l’évaluation des médicaments. En l’espèce, elle pourrait conduire le ministre, en cas d’une attaque bioterroriste, à recommander la prescription d’un médicament à grande échelle, par exemple un certain type d’antibiotiques ».
[16] M. Le Guen, 1ère séance de débats à l’Assemblée nationale du 2 oct. 2003.
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