Rien ne sert de courir ? A propos de CE, 22 mars 2020, Demande de confinement total
Rien ne sert de courir ? A propos de CE, 22 mars 2020, req. n° 439674, Syndicat Jeunes Médecins
Par le Joggeur Unijambiste
On savait certains conseillers d’Etat rompus aux jeux de mots, à la lecture de l’ordonnance rendue le 22 mars 2020 sur la demande de confinement total[1], on en découvre d’autres, rétifs aux jeux de jambes, puisque le jogging pourrait bien ne plus être considéré comme un « déplacement bref, à proximité du domicile, lié à l’activité physique individuelle des personnes ». En effet, si la Haute Assemblée rejette la demande de confinement total, pour la raison principale que l’Etat n’est pas en mesure d’éviter une dénutrition qui serait fatale aux personnes confinées, elle enjoint au Premier ministre et au Ministre de la Santé, de, notamment :
– réexaminer le maintien de la dérogation pour « déplacements brefs à proximité du domicile » compte tenu des enjeux majeurs de santé publique et de la consigne de confinement ;
On sera bref sur le contexte de cette injonction, plus personne ne pouvant ignorer depuis le Décret n° 2020-260 du 16 mars 2020 qu’à l’extérieur de son domicile elle est tenue de présenter aux forces de l’ordre une attestation de déplacement indiquant précisément le motif pour lequel elle exerce sa liberté d’aller et de venir. Parmi ces motifs figure le déplacement bref, à proximité du domicile, lié à l’activité physique individuelle. Et le Conseil d’Etat de préciser que ce motif dérogatoire « apparaît trop large, notamment en rendant possible des pratiques sportives individuelles comme le jogging ». La pratique d’une activité physique individuelle demeurant à ce jour et, pour une durée indéterminée, le seul motif de sortie de son domicile par lequel les personnes exercent leur liberté d’aller et venir sans y être contraintes par l’un des sept motifs relevant de la satisfaction de l’intérêt général ou d’un intérêt particulier supérieur au leur prévu par le Décret, il aurait été judicieux que cette injonction à interdire le jogging soit soigneusement motivée. Il n’en est rien.
Du point de vue de la motivation strictement juridique, sans doute devenue accessoire par les temps qui courent, on relèvera que seules la Constitution et la Convention européenne des droits de l’homme sont visées et que le considérant 3 rappelle que la sauvegarde de la santé de la population peut conduire les autorités à prendre « des disposition de nature à limiter les droits et libertés fondamentaux dont la liberté d’aller et de venir ». On ne s’attardera pas sur l’exégèse de la disposition si ce n’est pour relever que si la liberté d’aller et venir ne peut être exercée pour un motif strictement individuel et égoïste comme le jogging, il ne s’agit plus que d’une obligation d’aller et de venir. Mais sans doute faut-il l’accepter, au nom de la sauvegarde du droit à la vie du reste de la population. Les heures sombres que nous traversons requièrent peut-être que le principe de la limitation de certaines libertés soit d’interprétation large et que la liberté d’aller et de venir subisse telle restriction qu’elle en perde toute substance.
En effet, à lire à la décision, la carence de l’Etat dans la mise en œuvre des mesures actuelles de confinement pourrait créer un danger imminent et caractérisé pour la vie des personnes car les dispositions en cause sont « inexactement interprétées et leur non-respect inégalement ou insuffisamment sanctionné. » Sur l’insuffisance de sanction, on sera rassuré au vu des déclarations faites à l’audience (considérant 14) : « des dispositions pénales plus sévères, pouvant aller jusqu’à des peines délictuelles, sont en cours d’adoption ». Il apparaît évident qu’une peine délictuelle d’emprisonnement, si c’est de cela dont il s’agit, au vu de la surpopulation carcérale et de ce que l’on sait des conditions d’hygiène des lieux de détention a de quoi dissuader les joggeurs les plus intrépides. Quoiqu’il en soit, il apparaît évident qu’à ce stade de l’épidémie, il n’est plus temps de se demander pourquoi les consignes de confinement ne sont, semble-t-il, pas unanimement respectées[2], il est bien plus urgent, semble-t-il, de les sanctionner encore plus durement. Heureusement, il semblerait que l’on puisse encore être d’un avis contraire.
Sur l’interprétation inexacte des dispositions, en guise de justification, on se contentera de l’incise précitée : le motif dérogatoire « apparaît trop large, notamment en rendant possible des pratiques sportives individuelles comme le jogging ». En temps d’urgence sanitaire, l’exercice par exception d’une liberté doit donc s’interpréter strictement.
Sans doute la motivation de cette injonction à interdire le jogging relève-t-elle de considérations autrement plus fondamentales, qui tiennent à la santé publique, et à la survie de la population : en somme, la motivation serait prophylactique. Faute du moindre élément dans la décision permettant de comprendre en quoi le fait de courir seul à proximité de son domicile exposerait ses voisin.e.s ou davantage encore les soignant.e.s ainsi que semble le suggérer le Syndicat Jeunes Médecins, on se contentera ici de quelques considérations factuelles. Le coronavirus n’étant pas porté par le vent, on ne voit pas en quoi un bref jogging en solitaire à proximité de son domicile aggraverait la propagation de l’épidémie. Si tel était funestement le cas, les chiens tenus en laisse nous semblant, vus de notre fenêtre, plus nombreux que les adeptes de jogging, peut-être faudrait-il réfléchir promptement à un nouvel équilibre entre la satisfaction des besoins naturels des animaux domestiques et la sauvegarde du droit à la vie de ceux qui les préfèrent en liberté. Et quitte à mettre en place des mesures encore plus drastiques, peut-être faudra-t-il aussi prévoir que la nature des achats de première nécessité réalisés dans le cadre du motif de sortie prévu par le 2° de l’article 1 du Décret n°260-2020 du 16 mars 2020 fasse l’objet d’un contrôle précis et que les contrevenant.e.s subissent des peines délictuelles dissuasives. On ne doute pas en effet que les forces de l’ordre chargées des contrôles seront à même de déterminer la nature idéale du régime alimentaire pandémique et si les rayonnages des commerces essentiels sont trop garnis en biens de consommation futiles. On espère bien évidemment, si une très brève sortie de son domicile pour convenance personnelle égoïste demeurait envisageable, que l’autorisation dépendra tout de même de la surface dudit domicile et de l’accessibilité des fenêtres. Grâce à toutes ces mesures radicales, l’Etat français pourra s’enorgueillir d’avoir fait preuve d’une efficacité à juguler l’épidémie Covid-19 comparable à celle dont a fait preuve la République populaire de Chine.
Lorsque ces mesures ne seront plus nécessaires, ce que tout un chacun appelle de ses vœux les chers, on ne doute pas que le Conseil d’Etat sera aussi soucieux d’éviter toute carence de l’Etat et des autorités publiques lorsqu’il lui reviendra d’examiner les projets de loi relatifs à la santé publique et au financement de la sécurité sociale.
Le joggeur unijambiste
[1] Conseil d’Etat, 22 mars 2020, Syndicat Jeunes médecins, Req. n° 439674.