Crise sanitaire et contrats administratifs : quand l’urgence fragilise le droit. À propos de l’ordonnance n° 2020-319
Hicham Rassafi-Guibal, Docteur en droit public
La crise sanitaire liée à la pandémie du coronavirus Covid-19 est inédite dans la forme qu’elle prend. La dureté de la situation ne tient pas tant au virus lui-même (les épisodes des grippes dites « espagnole », « asiatique » ou encore « de Hong-Kong » ont pu présenter une mortalité extrêmement élevée comme une situation de contagiosité aussi étendue à l’échelle mondiale) qu’aux conséquences des décisions prises pour l’enrayer. Une grande partie du monde subit un ralentissement massif de l’activité économique et, s’agissant de la France, l’INSEE a estimé dans sa note de conjoncture du 26 mars 2020 que « Comptablement, un confinement d’un mois aurait un impact de l’ordre d’une douzaine de points de PIB trimestriel en moins (soit 3 points de PIB annuel) ».
La réaction des autorités s’est faite par à-coups. Une recherche plein-texte dans le moteur de recherche de Légifrance avec l’entrée « covid-19 » donne 293 occurrences (au 22 avril 2020). Parmi les actes normatifs adoptés, se trouvent 3 lois, 41 ordonnances et 78 décrets. D’un point de vue structurel, la France s’est dotée d’un régime ad hoc d’état d’urgence sanitaire (Loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19), dont l’article 11, I, 1°, f), autorise le Gouvernement à adopter par ordonnances des mesures « adaptant les règles de passation, de délais de paiement, d’exécution et de résiliation, notamment celles relatives aux pénalités contractuelles, prévues par le code de la commande publique ainsi que les stipulations des contrats publics ayant un tel objet ». Sur ce fondement, le Gouvernement a adopté l’ordonnance n° 2020-319 du 25 mars 2020, publiée au JORF du 26 mars 2020.
L’objectif de cette ordonnance, tel qu’il est exposé dans le rapport au Président de la République est d’ériger des « mesures nécessaires à l’assouplissement des règles applicables à l’exécution des contrats publics qui serait compromise du fait de l’épidémie de covid-19, afin de ne pas pénaliser les opérateurs économiques et de permettre la continuité de ces contrats ». En d’autres termes, l’objectif est d’assurer une stabilisation des relations contractuelles et, par conséquent, de limiter les effets économiques de la crise sanitaire.
Il faut toutefois souligner que la situation sanitaire actuelle, dont la mesure la plus symbolique est le confinement de la population, présente des effets d’une ampleur assez hétérogène selon les secteurs d’activité. L’INSEE estime, dans sa note de conjoncture précitée, que si la perte d’activité du secteur de la construction par rapport à une situation « normale » (les guillemets sont utilisées par l’INSEE) est de l’ordre de 89%, et de 52% pour l’industrie, elle n’est que de 4% pour le secteur de l’agriculture, 36% pour les services marchands et 14% pour les services non marchands.
Conformément à l’objectif qui lui était assignée, l’ordonnance n° 2020-319 entend protéger les cocontractants de l’administration, en premier lieu en assouplissant les règles de passation, en deuxième lieu, en autorisant le maintien des contrats en cours, et en troisième lieu, en organisant les conditions d’un soutien financier public des autorités contractantes aux titulaires des contrats. Elle entend également, mais manifestement dans une moindre mesure, prémunir les autorités contractantes de l’impossibilité d’assumer leurs missions ainsi que de certains risques contentieux.
Sur le plan de la méthode, l’ordonnance n° 2020-319 procède d’abord, explicitement ou implicitement, par adaptation de certaines dispositions du Code de la commande publique. Plus intéressant est le constat qu’elle puise matériellement ses sources dans les théories classiques du droit des contrats administratifs, et en particulier, dans la théorie du fait du Prince, de l’imprévision ou encore dans le principe commun aux droits privé et public de la force majeure. Le droit écrit de crise des contrats publics entretient une filiation certaine avec le droit prétorien.
Sur le fond, il apparait clairement que l’urgence de sa rédaction traduisait la prégnance d’un objectif économique. En ce sens, l’ordonnance n° 2020-319 exprime une instrumentalisation du droit des contrats administratifs comme outil de soutien économique aux entreprises mais également comme vecteur de communication politique, toutefois juridiquement fragile (I.).
Pour le moment, le principal effet de l’ordonnance n° 2020-319 consiste à reporter dans le temps les conséquences de la crise sanitaire, « d’aplatir la courbe », d’éviter les « pics », comme l’imposent, en définitive, les mesures sanitaires . L’efficacité de l’ordonnance n’est pourtant pas assurée. Le droit des contrats administratifs en général, et le droit de la commande publique en particulier, semblaient déjà pourvus de suffisamment de mécanismes propres, destinés à assurer la continuité des contrats et fournir des réponses adaptées aux situations de crise. L’articulation entre ces théories jurisprudentielles, d’un côté, et les dispositions spécifiques du Code de la commande publique, d’un autre côté, n’était déjà pas évidente. En réécrivant certaines de ces théories et en adaptant certaines dispositions particulières dans l’urgence, l’ordonnance n° 2020-319 ne fait au final que brouiller un peu plus un tableau déjà complexe. Elle ne prodigue au final que des palliatifs temporaires (mais pouvait-il en être autrement ?), au détriment de la sécurité juridique, de la cohérence et de la systématique. Après la crise, il est évident qu’une législation de transition, qui reste encore à façonner, tendant au rétablissement de la légalité de droit commun, devra être adoptée (II.).
I. L’instrumentalisation du droit des contrats administratifs
L’ordonnance n° 2020-319 traduit indéniablement une instrumentalisation économique du droit des contrats administratifs (A.). Elle peut également être lue comme un instrument de communication politique, toutefois juridiquement fragile : l’ordonnance porte en elle l’inadéquation des mots politiques aux mots juridiques (B.).
A. L’instrumentalisation économique du droit des contrats administratifs
En un mot, l’ordonnance n° 2020-319 n’innove pas. Elle puise dans le droit positif écrit et les solutions prétoriennes les adaptations qui ont parues nécessaires au Gouvernement pour atténuer les effets directs de la crise. Ces adaptations traduisent en première intention une volonté de mobiliser les mécanismes du droit des contrats administratifs (et plus précisément des contrats soumis au Code de la commande publique, bien que l’ordonnance s’applique également aux « contrats publics qui n’en relèvent pas ») afin d’assurer une stabilisation des relations contractuelles (1.) et la possibilité d’un soutien économique public (2.)
1. L’instrumentalisation en vue d’assurer la stabilisation des relations contractuelles
Dès lors la crise sanitaire et les mesures prises pour lutter contre elle modifient très substantiellement le cadre général d’exercice des activités économiques (décret n° 2020-293 du 23 mars 2020, actuellement en vigueur), les conditions d’exécution des contrats publics sont nécessairement modifiées. L’ordonnance n° 2020-319 entend garantir la possibilité, préserver, voire stabiliser, les relations contractuelles, avant même leur naissance, pendant leur exécution et encadrer les modalités de leur fin. L’objectif s’entend : il s’agit de conférer aux autorités publiques la possibilité de continuer à satisfaire ceux des besoins d’intérêt général qu’elles auront décidé (ou seront tenues) d’assumer durant la crise.
Ces dispositions spécifiques sont concentrées aux articles 2 à 4 de l’ordonnance.
L’article 2 dispose ainsi que :
(…) les délais de réception des candidatures et des offres dans les procédures en cours sont prolongés d’une durée suffisante, fixée par l’autorité contractante, pour permettre aux opérateurs économiques de présenter leur candidature ou de soumissionner.
Telle que formulée, cette disposition conduit à prolonger, sauf exception, toutes les procédures en cours depuis le 12 mars 2020 et, en application de l’article 1er, toutes celles à venir jusqu’à 2 mois après la fin de l’état d’urgence sanitaire. Il s’agit donc d’une modification de toutes les dispositions relatives aux délais prévus par le code de la commande publique (CCP). Les dispositions auxquelles il est dérogé ne sont pas explicitement visées, non plus que le contenu exact de la dérogation autorisée, qui n’est pas déterminé a priori.
Dans la même optique d’assurer la possibilité de conclure de nouveaux contrats, et suivant la même méthode d’adaptation par une nouvelle disposition à la portée exacte indéterminable, l’article 3 dispose :
Lorsque les modalités de la mise en concurrence prévues en application du code de la commande publique dans les documents de la consultation des entreprises ne peuvent être respectées par l’autorité contractante, celle-ci peut les aménager en cours de procédure dans le respect du principe d’égalité de traitement des candidats.
Il appartiendra en conséquence aux autorités contractantes d’apprécier, au cas par cas, d’une part la réunion des conditions d’application de ces dispositions, et, d’autre part, les modalités de leur mise en œuvre.
Les articles 2 et 3 ne visent aucune disposition particulière du Code de la commande publique à laquelle il serait dérogé. Ils ne précisent non plus aucunement l’étendue exacte des dérogations qu’ils autorisent.
Du point de vue de la rédaction comme du point de vue du fond, l’article 4 se distingue des articles 2 et 3. L’article 4 permet la prolongation des contrats en cours arrivant à échéance entre le 12 mars 2020 et une période de deux mois succédant à la fin de l’état d’urgence sanitaire, sans mise en concurrence préalable. Sans le viser, expressément, l’article 4, alinéa 1er, ajoute en réalité aux dérogations permises par les articles L. 2194-1, et L. 3135-1 CCP. Probablement dans le but d’éviter toute ambigüité, le cas particulier des accords-cadres fait l’objet d’une précision à l’alinéa 2, qui dispose que la durée maximale prévue aux articles L. 2125-1 et 2325-1 CCP peut être dépassée. Le 3e alinéa se contente de rendre inapplicable l’article L. 3114-8 CCP, c’est-à-dire de dispenser d’examen préalable par l’État le renouvellement au-delà de 20 ans de certaines concessions conclues dans le secteur de l’eau, de l’assainissement, des ordures ménagères et autres déchets. Par la précision de cette dérogation, extrêmement ciblée, l’alinéa 3° tranche avec le reste de l’ordonnance, d’autant que cette modalité d’avis obligatoire préalable n’est pas explicitement prescrite à peine de nullité par l’article L. 3114-8 CCP précité.
La prolongation autorisée s’étend au-delà du champ d’application temporel prévu à l’article 1er, puisqu’elle est calculée par rapport à « la période prévue à l’article 1er, augmentée de la durée nécessaire à la remise en concurrence à l’issue de son expiration ».
2. L’instrumentalisation en vue de permettre un soutien économique public d’urgence
Les articles 5 et 6 démontrent la volonté du Gouvernement de faire du droit de la commande publique en particulier, un instrument de soutien économique public d’urgence, notamment par un déblocage de trésorerie.
L’article 5 est entièrement dédié à l’assouplissement des règles régissant les avances dans les contrats soumis au Code de la commande publique. Il dispose :
Les acheteurs peuvent, par avenant, modifier les conditions de versement de l’avance. Son taux peut être porté à un montant supérieur à 60 % du montant du marché ou du bon de commande.
Ils ne sont pas tenus d’exiger la constitution d’une garantie à première demande pour les avances supérieures à 30 % du montant du marché.
On regrettera, encore une fois, que l’article 5 ne vise pas explicitement les dispositions auxquelles il autorise de déroger. Dans son principe, l’article 5 de l’ordonnance permet aux parties de ses soustraire à l’application de l’article L. 2191-3 CCP, qui interdit les modifications des clauses des marchés relatives aux avances en cours d’exécution. Techniquement, il permet de déroger à l’article R. 2191-7 CCP relatif au calcul du montant maximal de l’avance, de même que l’alinéa 2 doit être lu comme visant précisément l’article R. 2191-8 CCP, établissant l’obligation de constituer une garantie pour une avance allant jusqu’à 60% du marché. La lacune rédactionnelle de l’article 5 empêche cependant de tirer une quelconque conclusion quant à son articulation avec l’article R. 2191-5 CCP, qui prévoit que « Le titulaire du marché peut refuser le versement de l’avance ». Si l’article 5 de l’ordonnance permet une modification en cours des « modifications des conditions de versement de l’avance », il reste cependant muet sur la modification relative au principe même d’une avance.
Enfin, l’article 6 de l’ordonnance, disposition la plus substantielle, établit une liste de mécanismes qui peuvent être appliqués « en cas de difficultés d’exécution du contrat (…) nonobstant toute stipulation contraire, à l’exception des stipulations qui se trouveraient être plus favorables au titulaire du contrat ». Cette disposition présente deux séries de mécanismes destinées à assurer un soutien public d’urgence aux opérateurs économiques : des mécanismes de neutralisation et des mécanismes d’indemnisation.
Parmi les mécanismes de neutralisation, le point 1° permet de prolonger le délai d’un contrat en cours « lorsque le titulaire ne peut pas respecter le délai d’exécution d’une ou plusieurs obligations du contrat ou que cette exécution en temps et en heure nécessiterait des moyens dont la mobilisation ferait peser sur le titulaire une charge manifestement excessive ». Cette situation diffère a priori de l’hypothèse visée à l’article 4 qui, lui, n’envisage comme condition objective d’application que l’échéance du terme du contrat durant la période de l’état d’urgence sanitaire augmentée de 2 mois. Le point 1° institue un droit (« sur demande du titulaire ») à la prolongation. Il s’agit de ne pas préjudicier à l’opérateur économique par la disparition d’une commande impossible à exécuter en en reportant l’exécution dans le temps. Cette mesure préserve les carnets de commande des opérateurs économiques. Le 2° neutralise toute possibilité de sanction suite à « l’impossibilité d’exécuter » par manque de « moyens suffisants » ou lorsque « leur mobilisation ferait peser sur (le cocontractant) une charge manifestement excessive ». Cette neutralisation touche également les « pénalités contractuelles » et interdit d’engager la « responsabilité contractuelle » des cocontractants de l’administration. Le point b) du 2° vise également à interdire la conclusion d’un marché de substitution aux frais et risques du titulaire initial, privant ainsi d’effet toute mise en régie. Ce faisant, la neutralisation des sanctions entraîne mécaniquement la disparition corrélative d’une créance virtuelle au profit de l’autorité contractante. Quant à l’article 6, 7°, issu de l’ordonnance n° 2020-460 du 22 avril 2020, il évoque plus particulièrement le cas des contrat qui « emporte[nt] » occupation du domaine public et érige un droit à la suspension des redevances dues pour cette occupation, lorsque « les conditions d’exploitation de l’activité de l’occupant sont dégradées dans des proportions manifestement excessives au regard de sa situation financière ».
Les mécanismes d’indemnisation, quant à eux, se traduisent par une prise en charge des préjudices subis par l’opérateur économique. Les points 3° et 4° s’appliquent aux marchés, tandis que les points 5° et 6° visent plus spécifiquement les concessions. Trois cas spécifiques sont envisagés. En premier lieu, l’annulation d’un bon de commande ou la résiliation d’un marché en conséquence de la gestion de la pandémie entraîne l’obligation d’indemnisation par l’autorité contractante des « dépenses engagées lorsqu’elles sont directement imputables à l’exécution » de l’instrument annulé ou suspendu. En deuxième lieu, la suspension d’un marché à prix forfaitaires (4°) ou d’une concession (5°) entraîne, respectivement, l’obligation de régler les sommes dues, ou la suspension des sommes du concessionnaire vers le concédant. Le point 5° prévoit également la possibilité de prévoir une avance du concédant vers le concessionnaire, symétriquement à l’article 5, puisque cette possibilité n’y était prévue que pour les marchés et les bons de commande. En dernier lieu, l’exécution d’une concession en cours donne droit à l’indemnisation du surcoût qui en résulte.
B. Un instrument juridiquement fragile de communication politique
La délimitation du champ d’application, tant substantiel que temporel, soulève de nombreuses interrogations. En premier lieu l’ordonnance s’applique aux contrats soumis au Code de la commande publique et « aux contrats publics qui n’en relèvent pas ». L’expression « contrats publics » n’est pas une notion du droit de la commande publique et dépasse largement la notion de contrats administratifs. Le concept même de « contrat public » ne renvoie en réalité à aucun régime juridique propre, alors qu’il englobe tant les contrats soumis au droit administratif que les contrats de droit privé (J.-Cl. Ricci et F. Lombard, Droit administratif des obligations, Paris, Sirey, coll. Université, 2018, pp. 42-43). Or, la quasi-totalité des dispositions de l’ordonnance ne concerne que les contrats de la commande publique, soit que les dispositions renvoient explicitement aux Code de la commande publique (art. 2 ; 3 ; 4, al. 2 et 3), soit que les notions mobilisées fassent référence à une situation spécifique du droit de la commande publique (art. 4, al. 1er, qui évoque la mise en concurrence obligatoire; art. 5, qui vise le « montant du marché ou du bon de commande » ; art. 6, qui fait systématiquement référence au « titulaire » pour évoquer le cocontractant de la personne publique, et plus spécifiquement, les références faites à des notions spécifiques : al. 3 « marché » et « bon de commande » ; al. 4 « marché à prix forfaitaire » ; al. 5 et 6 « concédant » et « concession »). L’introduction d’un point 7° à l’article 6, par l’effet de l’ordonnance n°2020-460 du 22 avril 2020 qui les contrats « emport[ant] » occupation du domaine public laisse perplexe : est-il applicable aux contrats dont l’objet principal est l’occupation du domaine public ? Ou n’envisage-t-il que ceux qui, par effet accessoire, « emporte[nt] » occupation du domaine ?
Au final, seuls les alinéas 1er et 2 de l’article 6 pourraient trouver à s’appliquer aux « contrats publics » non soumis au droit de la commande publique ni même, plus largement au droit administratif (c’est-à-dire, ceux des contrats publics soumis au droit privé) si l’on accepte, toutefois, de faire abstraction du sens que le Code de commande publique confère aux notions de « titulaire » et d’« acheteur », largement mobilisées. L’inadéquation entre les termes de l’article 1er et les dispositions plus substantielles de l’ordonnance la rend ineffective, dans ce sens qu’elle ne trouvera à s’appliquer à aucune situation, sinon inefficace, parce que, appliquée, elle n’atteindra pas l’objectif qui lui est assigné. Une obligation de renégocier, par exemple, les stipulations des contrats publics, y compris de droit privé, régissant les avances, aurait pu avoir un effet démultiplicateur de soutien à l’économie.
En second lieu, le second alinéa de l’article 1er n’imprime pas plus de clarté aux conditions de son application. Il y est en effet disposé que :
Elles [les dispositions de la présente ordonnance] ne sont mises en œuvre que dans la mesure où elles sont nécessaires pour faire face aux conséquences, dans la passation et l’exécution de ces contrats, de la propagation de l’épidémie de covid-19 et des mesures prises pour limiter cette propagation.
Cette disposition établit la nécessité de prouver un lien de causalité (ou plus précisément un lien de nécessité) entre l’application des dispositions de l’ordonnance à un cas d’espèce, d’une part, et les « conséquences (…) de la propagation de l’épidémie (…) et des mesures prises pour limiter cette propagation », d’autre part. La stabilisation des relations contractuelles visée par l’ordonnance dépendra en grande partie de l’attitude du juge. S’agissant d’une qualification qui repose essentiellement sur une appréciation des faits de chaque espèce, aucune ligne de conduite ne peut être dessinée a priori.
À noter que la Direction des affaires juridiques du Ministère de l’économie et des finances (DAJ) semble être parfaitement consciente des lacunes rédactionnelles du texte et des incertitudes qu’elles produisent. Dans sa fiche technique du 6 avril 2020, la DAJ mobilise cet alinéa 2 de l’article 1er de l’ordonnance pour atténuer des formulations pourtant claires de l’ordonnance tel que le point 1° de l’article 6, qui institue un droit à la prolongation du contrat en cas de difficultés particulières d’exécution, pour « une durée au moins équivalente à celle mentionnée à l’article 1er » et au sujet duquel la DAJ explique que :
Toutefois, compte tenu de la règle énoncée à l’article 1er, elle ne s’oppose pas à ce que les parties s’accordent sur un délai inférieur si celui énoncé par l’ordonnance n’est pas nécessaire
L’interprétation retenue par la DAJ est fragile et il n’est pas du tout certain que l’alinéa 2 de l’article 1er puisse utilement servir de clef de lecture à l’intégralité des dispositions d’adaptation.
Enfin, une interrogation plus générale nait quant à la compatibilité des dérogations qu’introduit l’ordonnance (ou plus précisément, qu’elle autorise sans les préciser) avec les directives 2014/23 à 25. L’ordonnance autorise en effet, par ses articles 3, 4, 6 4° et 6°, pour les contrats dont le montant est supérieur aux seuils européens, des dérogations à certaines dispositions de ces directives. Sauf erreur ou omission, l’Union n’est pas intervenue d’elle-même pour suspendre tout ou partie des directives relatives à la commande publique. La Communication de la Commission du 13 mars 2020 « Coordinated economic response to the COVID-19 Outbreak » (COM(2020) 112 Final) n’aborde pas la question. Quant aux « Orientations de la Commission européenne sur l’utilisation des marchés publics dans la situation d’urgence liée à la crise de la COVID-19 » publiée au JOUE le 1er avril 2020 (2020/C 108 I/01), elles auraient plutôt tendance à souligner la souplesse qu’autorise déjà le droit de l’Union face à la pandémie. Une telle lecture conduirait alors à lire ces orientations comme une réponse aux initiatives nationales unilatérales et non coordonnées, dont l’ordonnance n° 2020-319.
L’imprécision de l’ordonnance et la variété des situations envisagées interdit de viser particulièrement l’une ou l’autre des dispositions des directives. En outre, il est possible que les dispositions de l’ordonnance n° 2020-319 se révèlent au final superfétatoires, dans la mesure où telle situation particulière aura pu bénéficier de la souplesse permise par ces même directives (notamment, pour les marchés publics, dans les situations d’urgence impérieuse visée à l’article 32 de la directive 2014/24).
Quoiqu’il en soit, en l’absence de possibilité prévue par les directives 2014/23 à 25 de déroger temporairement à certaines de leurs dispositions, la notification de l’ordonnance à la Commission européenne s’avère être une mesure prudentielle nécessaire, soit sur le fondement de l’article 114, paragraphe 5, TFUE, soit, plus sûrement, sur le fondement de l’article 90, paragraphe 7, de la directive 2014/24 (et/ou des articles 51, paragraphe 2, de la directive 2014/23 et 106, paragraphe 3, de la directive 2014/25).
II. Une articulation inaboutie avec le droit existant
Bien que les solutions retenues par le Gouvernement dans l’ordonnance n° 2020-319 laissent transparaitre assez clairement un lien de filiation avec des solutions anciennes, il n’est pas du tout acquis qu’elles puissent s’avérer juridiquement efficaces. Sans être particulièrement animé d’un mauvais esprit, la lecture de l’ordonnance n° 2020-319 exprime dans presque toutes ses dispositions, des contradictions ou incertitudes soit externes, parce qu’elles s’articulent mal avec les règles écrites ou prétoriennes préexistantes, soit internes, parce que leur formulation recèle des vices. Ce résultat provient certainement de l’urgence de la rédaction et de la difficulté à isoler une ou plusieurs situations types pour lesquelles une adaptation des règles en vigueur se serait avérée utile ou nécessaire. Néanmoins, en procédant à une juxtaposition désordonnée de nouvelles normes à des normes préexistantes, sans soigneusement penser leur articulation, l’ordonnance n° 2020-319 ne peut assurer qu’une solution temporaire.
Il ne s’agit pas d’être exhaustif dans la critique. L’efficacité de l’ordonnance n’est pas assurée. Les mesures d’urgence s’articulent mal avec le régime existant. Elles établissent une concurrence souvent inutile dont les effets dans le temps risquent de dépasser la période de vigueur de l’ordonnance. Quelques exemples suffiront à situer le problème, tant au regard des dispositions du CCP (A) que des théories jurisprudentielles (B).
A. Une inutile concurrence avec le Code de la commande publique
L’article 2 de l’ordonnance, précité, semble imposer un assouplissement des délais (« les délais (…) sont prolongés d’une durée suffisante »). Cette conclusion est renforcée par l’existence d’une exception (« sauf lorsque les prestations objet du contrat ne peuvent souffrir aucun retard ») et confirmée par la DAJ (FAQ, préc, « l’ordonnance prévoit une dérogation à cette obligation de prolongation lorsque les prestations ne peuvent souffrir d’aucun retard »). L’article 2 est donc indéniablement pensé comme devant bénéficier aux éventuels candidats ou soumissionnaires et doit même être considéré comme d’application automatique. L’ordonnance n’a cependant pas prévu de dérogation à l’article R. 2151-5 CCP qui conduit à l’élimination automatique des offres reçues hors délais. Une telle dérogation aurait pu s’avérer utile, sous réserve, par exemple, que le soumissionnaire en retard supporte la charge de la preuve des difficultés qu’il a rencontrées.
L’incertitude de la portée de l’article 2 se concentre dans les modalités concrètes du prolongement « d’une durée suffisante, fixée par l’autorité contractante, pour permettre aux opérateurs économiques de présenter leur candidature ou de soumissionner ». Une première réflexion pratique est qu’en faisant porter sur l’autorité administrative la charge de définir le délai nécessaire, elle la place dans une situation inconfortable : l’autorité administrative n’est pas nécessairement en mesure de connaître les conditions concrètes d’exercice de leurs activités par les opérateurs économiques potentiellement intéressés. Comment le juge sera-t-il amené à juger, en cas de contentieux, l’appréciation portée par l’autorité administrative sur les éventuelles difficultés rencontrées par les opérateurs économiques ? Un contrôle trop rigide de ce que l’autorité administrative aurait dû savoir aura pour effet de fragiliser la mise en œuvre de cette obligation. Au contraire, une appréciation trop souple conduira à priver d’effet utile cette disposition.
Il y a, du reste, quelque chose de contradictoire à imposer, d’un côté, une prolongation des délais tout en laissant, d’un autre côté, le soin à l’autorité contractante d’en décider l’ampleur en en déterminant le caractère « suffisant ». Si l’autorité contractante, eu égard aux circonstances de temps et de lieu, estime qu’aucune prolongation n’est nécessaire, peut-elle renoncer à une telle prolongation ? Il aurait été beaucoup plus sûr d’établir une possibilité (et non une obligation) pour l’autorité contractante de prolonger les délais. La contradiction peut toutefois être dépassée si l’on se souvient que l’alinéa 2 de l’article 1er prévoit une limitation générale des dispositions de l’ordonnance aux seuls cas dans lesquels « elles sont nécessaires pour faire face aux conséquences (…) des mesures prises », mais cette circonstance n’est pas non plus de nature à assurer une application efficace – sinon effective – de l’article 2 et ne résulte pas non plus de la doctrine de la DAJ.
Au surplus les impératifs du Code la commande publique sont généralement des impératifs de délais minimaux (par exemple art. R. 2161-2 CCP) et il appartient déjà à l’acheteur de fixer les délais de façon proportionnée « à la complexité du marché [a]u temps nécessaire aux opérateurs économiques pour préparer leur candidature » (art. R. 2143-1 CCP), sans même évoquer le cas des marchés passés selon une procédure adaptée, dont les procédures sont, par définition, adaptées par le pouvoir adjudicateur (art. R. 2131-12 CCP). Et même si l’article R. 2151-4 CCP impose une prolongation des délais dans certaines situations, rien n’empêche l’autorité publique de prolonger les délais de réception des candidatures ou des offres dans d’autres circonstances, sous réserve de respecter les principes fondamentaux de la commande publique.
Enfin, l’article 2 ne traite pas des conséquences à tirer lorsque certaines offres auront déjà été reçues avant la décision de prolongation. L’égalité de traitement semblerait dans ce cas imposer que le pouvoir adjudicateur propose au soumissionnaire prévoyant – celui qui a déposé sa candidature ou son offre en avance – de bénéficier de la prolongation pour revoir sa candidature ou son offre et, le cas échéant, d’en proposer une nouvelle adaptée à la nouvelle situation économique.
En conséquence, l’article 2 de l’ordonnance du 25 mars 2020 pourrait éventuellement s’avérer utile, dans certaines situations très spécifiques, sans toutefois offrir de véritable sécurité juridique, ni à l’opérateur économique, ni au pouvoir adjudicateur. Quant aux situations dans lesquelles il pourrait présenter un avantage, ces hypothèses n’apparaissent pas d’évidence, et nous n’en voyons a priori aucune. Si le Gouvernement visait une hypothèse particulière, la précision dans le texte même de l’ordonnance n° 2020-319 n’aurait pas été superflue.
La portée exacte et l’effectivité de l’article 3, relatif à la possibilité d’aménager les modalités de mise en concurrence, est incertaine. La disposition est a priori superfétatoire. La modification en cours de procédure des modalités de mise en concurrence n’est pas en soi contraire aux principes de la commande publique, ni aux directives européennes. Le 81e considérant de la directive 2014/24 apporte déjà les précisions utiles quant aux exigences à respecter en cas de modification en cours des directives.
Si, toutefois, l’utilité d’une telle disposition était avérée, elle demeurerait toujours doublement inaboutie. D’abord, le seul intérêt d’un rappel d’une possibilité déjà admise en droit aurait résidé dans la réitération de l’exigence de respect des principes fondamentaux de la commande publique, ce que l’article 3 ne fait pas. La possibilité de modifier en cours de procédure les modalités de concurrence ne peut être admise qu’à la condition d’informer l’ensemble des opérateurs économiques. Or cette précision a minima manque dans l’ordonnance. Ensuite, la précision selon laquelle l’aménagement peut avoir lieu « en cours de procédure » laisse supposer que cette disposition est pensée pour permettre d’adapter aux circonstances les procédures déjà engagées au moment de l’entrée en vigueur de l’ordonnance et non les contrats dont la procédure est engagée après l’entrée en vigueur de l’ordonnance. On comprend mal pourquoi les rédacteurs de l’ordonnance n’ont pas prévu plus explicitement la possibilité de déroger ab initio aux modalités de mise en concurrence. Cette précision aurait permis d’atténuer les obligations prévues pour les procédures formalisées (la procédure adaptée autorisant déjà la souplesse nécessaire à l’adaptation des modalités aux circonstances actuelles).
Surtout, par leur formulation générale, les articles 2 et 3 ne précisent pas leur articulation avec les dispositions (non explicitement visées) auxquelles elles dérogent, ni, a fortiori, avec les dispositions qui pourraient leur être concurrentes. En effet, aucune subsidiarité de ces dispositions par rapport, par exemple, à l’article L. 2122-1 CCP (qui autorise dans certaines circonstances la passation de marchés sans publicité ni mise en concurrence préalables) non plus qu’avec l’article R. 2122-1 CCP (qui transpose en droit interne la possibilité de passer un marché sans publicité ni mise en concurrence préalables en cas d’urgence impérieuse) n’est prévue. Sans articuler ces nouvelles dispositions avec les dispositions préexistantes du Code de la commande publique, l’ordonnance commentée procède par juxtaposition, par ajout, sans prise en compte des effets d’une éventuelle concurrence normative entre elles.
La dernière proposition du point b), du 2° de l’article 6, suspend la possibilité de mise en régie du contrat au frais et risques de son titulaire. On se souvient que la mise en régie est un mécanisme par lequel la personne publique peut faire exécuter le contrat par une autre personne que son titulaire défaillant. Il s’agit là d’un pouvoir exorbitant des personnes publiques, applicable même sans texte (CE Ass., 9 novembre 2016, société Fosmax LNG, req. n° 388806).
L’ordonnance autorise donc la conclusion de marché de substitution (toujours dans l’hypothèse où le cocontractant est dans l’impossibilité d’exécuter le contrat que cette exécution le place face à des « charges manifestement excessives ») pour la satisfaction de ceux des besoins de la personne publique « qui ne peuvent souffrir aucun retard ». Elle protège également la personne publique dont la responsabilité contractuelle ne peut être recherchée « pour ce motif ».
La précision selon laquelle « le titulaire du marché initial ne p[eut] engager, pour ce motif, la responsabilité contractuelle de l’acheteur » doit-elle être lue comme rendant irrecevable tout recours contre la décision de conclure un marché de substitution, alors que le Conseil d’État juge que « sous réserve que le contentieux soit lié, le cocontractant dont le marché a été résilié à ses frais et risques saisisse le juge du contrat afin de faire constater l’irrégularité ou le caractère infondé de cette résiliation et demander, de ce fait, le règlement des sommes qui lui sont dues » (CE, 15 novembre 2012, société Axima Concept, req. n° 356832 ; CE, 26 février 2020, société Iveco France, req. n° 428344, pour une application au cas particulier des marchés de substitution du recours issu de CE, 21 mars 2011, Commune de Béziers (Béziers II), req. n° 304806) ?
Le texte de l’ordonnance ne prévoit pas non plus explicitement que la conclusion du marché de substitution doive être précédée ni entraîner automatiquement la résiliation du marché initial. Quelle articulation faudra-t-il prévoir avec, par exemple, l’article 48 du CCAG travaux, qui autorise le cocontractant résilié à suivre l’exécution du marché de substitution, afin de préserver ses droits ? S’il est exact que l’application du point b) du 2° de l’article 6 de l’ordonnance précise que le titulaire du marché initial n’a pas à supporter les coûts résultant de l’exécution du marché de substitution, il n’est pas pour autant certain qu’il n’ait aucun intérêt à en suivre l’exécution, ne serait-ce que pour se préserver d’un éventuel recours en responsabilité en cas de réserves, malfaçons ou vices consécutives à l’exécution du marché de substitution.
Enfin, mentionnons que le point 5° de l’article 6, relatif aux effets d’une suspension de l’exécution d’un contrat de concession a fait l’objet d’une réécriture par l’article 20 de l’ordonnance n° 2020-460 du 22 avril 2020. Il autorise, comme dans sa version initiale, d’une part la suspension du versement des sommes dues par le concessionnaire à l’autorité concédante et d’autre part le versement d’avances par l’autorité concédante au concessionnaire. L’ordonnance du 22 avril 2020 précise deux choses. La première est que la suspension peut être subjective, décidée par le concédant, ou objective, résultant d’une mesure de police administrative. La seconde est qu’il est désormais prévu qu’à « l’issue de cette suspension, un avenant détermine, le cas échéant, les modifications du contrat apparues nécessaires ».
Là encore, cette disposition concurrence le Code de la commande publique. La suspension d’une concession de façon unilatérale par le concédant s’analyse en une modification unilatérale du contrat. L’article L.6, 4° CCP transcrit en droit écrit cette solution prétorienne ancienne (CE 10 janvier 1902, Compagnie nouvelle du gaz de Déville- lès-Rouen, req. n° 94624 ; CE 11 mars 1910, Compagnie générale française des tramways, req. n° 16178), mais ajoute que toute modification se réalise « dans les conditions prévues par le présent code, sans en bouleverser l’équilibre [de la concession]». L’article 6, 5°, nouveau de l’ordonnance n° 2020-319 omet de préciser cette exigence et ne renvoie pas aux règles générales du CCP. De la même façon, la nécessité désormais établie de conclure un avenant « à l’issue de la période de suspension » afin de « détermine[r] (…) les modifications du contrat devenues nécessaires » n’est pas encadrée dans les limites fixées par l’article L. 3135-1 CCP.
B. Une réécriture inachevée des théories prétoriennes
Les solutions retenues par le Gouvernement ne sont pas plus claires s’agissant de leurs relations avec les théories jurisprudentielles. L’adaptation annoncée par l’intitulé de l’ordonnance aurait conduit, selon notre lecture, le Gouvernement à remodeler la force majeure administrative, le fait du Prince et l’imprévision aux circonstances actuelles. Agissant ainsi, en modifiant le périmètre des théories prétoriennes, sans toutefois les priver d’effet, l’ordonnance n° 2020-319 se révèle au mieux inutile, car superfétatoire, au pire incertaine quant à sa portée, et donc source d’insécurité.
En disposant que « le titulaire ne peut pas être sanctionné, ni se voir appliquer les pénalités contractuelles, ni voir sa responsabilité contractuelle engagée » lorsqu’il est dans l’impossibilité d’exécuter le marché, le b) du 2° de l’article 6 s’ajoute au mécanisme d’exonération de responsabilité contractuelle qu’est la force majeure. La « force majeure administrative » du droit des contrats administratifs se distingue de la force majeure du Code civil dans la mesure où la condition d’irrésistibilité est appréciée plus souplement : « il n’est pas exigé que l’exécution soit rendue impossible : à force d’efforts financiers, le cocontractant pourrait encore la poursuivre » (L. Richer F. Lichère, Droit des contrats administratifs, Paris, LGDJ, coll. Manuel, 2019, 11e éd., p. 270). Les conditions prévues par le b) du 2° de l’article 6 n’exigent justement pas qu’une impossibilité soit démontrée. L’ « impossibilité » dont il s’agit est plus large puisqu’elle résulte « notamment » de l’absence de « moyens suffisants » ou de la circonstance que « leur mobilisation ferait peser sur (l’opérateur économique) une charge manifestement excessive ». Ce qui est visé est le bouleversement de l’économie générale du contrat, c’est-à-dire le cas où « les conditions économiques nouvelles ont créé une situation définitive qui ne permet plus au concessionnaire d’équilibrer ses dépenses avec les ressources dont il dispose » (CE, 9 décembre 1932, Compagnie des tramways de Cherbourg, req. n° 89655, rec. 510).
Le point 3° de l’article 6 établit une mécanisme d’indemnisation en cas d’annulation d’un bon de commande ou la résiliation d’un marché par l’acheteur en « conséquence des mesures prises par les autorités administratives compétentes dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire ». Cette disposition adapte la théorie du fait du Prince. Une lecture attentive de ses conditions d’application est cependant révélatrice du fait que l’ordonnance dépasse la jurisprudence qui refuse l’application de la théorie dans le cas où l’autorité publique auteur de l’acte unilatéral n’est pas la personne publique contractante (CE, 20 octobre 1971, Cie du chemin de fer de Bayonne à Biarritz, rec. 624). En effet, le débiteur de l’indemnisation dans cette disposition est « l’acheteur » et non « les autorités administratives compétentes dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire ». La conséquence directe de cette formulation est que les autorités contractantes autres que l’État devront assumer financièrement les conséquences de la gestion de la crise sanitaire par l’État.
En outre, l’effet essentiel du point 3°est de garantir l’indemnisation du cocontractant, là où la théorie interdit en principe l’indemnisation des mesures à portée générale (CE, 19 novembre 1909, Cie générale transatlantique, rec. p. 891). La raison en est qu’il s’agit d’une responsabilité sans faute, qui appelle nécessairement une spécialité du dommage CE, 30 novembre 1923, Couitéas, req. n° 38284 ; CE, Ass, 22 octobre 2010, Mme Bleitrach, req. n° 301572). Pour que l’indemnisation du fait du Prince joue, il faut encore qu’elle porte atteinte à un élément essentiel du contrat, « à raison de la nature particulière » de la décision unilatérale (CE, 20 mai 1904, Compagnie marseillaise de navigation à vapeur, rec. 429).
C’est au final une solution en demi-teinte qu’a retenue le Gouvernement. Si le principe de l’indemnisation est acquis, pour peu que le lien de causalité entre la mesure de gestion de la crise, d’une part, et la décision de résiliation ou d’annulation, d’autre part, soit démontré, elle est en revanche limitée dans son contenu. L’indemnisation ne peut, en effet, que couvrir les « dépenses engagées lorsqu’elles sont directement imputables à l’exécution d’un bon de commande annulé ou d’un marché résilié ». Les perspectives de gain résultant de l’exécution du contrat disparaissent alors en l’absence d’un commencement d’exécution. En ce sens, le gain manqué disparaît avec le contrat. En outre il faut encore que le contrat ait reçu, avant la décision d’annulation, un début d’exécution, de sorte que le cocontractant ait exposé des frais. Autrement, aucune indemnisation n’est à prévoir.
Le point 6° de l’article 6 constitue une application très claire de la théorie prétorienne de l’imprévision (CE, 30 mars 1916, Cie générale d’éclairage de Bordeaux, req. n° 59928 A). On peut simplement s’interroger quant à la pertinence d’une telle disposition dès lors que le 3) de l’article L. 6 CCP prévoit déjà que :
Lorsque survient un évènement extérieur aux parties, imprévisible et bouleversant temporairement l’équilibre du contrat, le cocontractant, qui en poursuit l’exécution, a droit à une indemnité.
sinon que le 6° de l’article 6 de l’ordonnance 2020-319 définit avec plus de précision les conditions d’application. La DAJ voit dans cette dernière disposition une modalité particulière de mise en œuvre de l’article L. 6 CCP ( DAJ, Fiche technique, préc.). Cette lecture ne résulte pas de l’évidence. L’article L. 6 CCP étant une traduction législative d’une solution prétorienne (voir not. voir F. Llorens et P. Soler-Couteaux, La théorie de l’imprévision est-elle dépassée ? , Rev. CMP 2018. Repère 3), rien ne laissait supposer qu’une disposition en précisant les modalités d’exécution était nécessaire. L’article L. 6 CCP n’ayant encore jamais fait l’objet d’une application par le juge administratif (la décision la plus récente, épilogue d’un contentieux engagé avant l’entrée en vigueur du Code de la commande publique ne fait pas application de l’article L. 6 mais de la théorie jurisprudentielle : CE, 21 octobre 2019, Société Alliance, req. n° 419155 ), la question restera pour le moment en suspens, bien qu’on puisse douter que l’interprétation de la DAJ doive être admise en dehors du strict champ de l’ordonnance n° 2020-319. A contrario, suivre la DAJ reviendrait tout simplement à priver d’effet l’article L. 6 CCP pour tous les marchés publics, puisque le 6° de l’article 6 de l’ordonnance ne vise que les concessions et qu’aucune autre disposition ne « précise les modalités de mise œuvre » de l’article L. 6 CCP aux autres contrats soumis au CCP.