L’évolution de l’office du juge administratif dans les contentieux sociaux à l’aune de l’autopsie d’une audience coronavirale
L’office du juge des contentieux sociaux, qu’il soit juge de plein contentieux ou simple juge d’excès de pouvoir, vise à faire preuve de bienveillance vis-à-vis de requérants censés ne pas disposer des armes suffisantes pour obtenir gain de cause sans un petit coup de pouce. Quatre affaires de l’audience « Juge unique » du 13 mars 2020 illustrent la portée et les limites de cette bienveillance.
Par Pierre Monnier, Vice-président du Tribunal administratif de Bastia
Lorsqu’à l’automne 2018, le président Chemin a désiré se décharger des contentieux sociaux qui relevaient jusque-là du domaine réservé des présidents du tribunal administratif de Bastia, j’avoue n’avoir eu aucun mal à cacher ma joie. « Ce n’est pas du droit », telle est en effet la réputation peu flatteuse dont ce contentieux se trouve en général affublé. Après 18 mois d’expérience, j’ai appris à apprécier ce droit qui, si je devais le qualifier d’un adjectif, serait celui de « bienveillant ». Je vais essayer d’expliquer pourquoi.
Tout le droit administratif est innervé par le principe du privilège du préalable. Pour prendre une métaphore échiquéenne, l’administration y a toujours les blancs. Pour gagner, le requérant, avec les noirs, devra surmonter moult obstacles tels que produire la décision attaquée, la contester dans les délais, motiver sa requête, etc… L’administration possède en outre des armes redoutables : par exemple, elle peut, si elle s’aperçoit que la partie est mal engagée, demander à la recommencer en invoquant une substitution de motif. Le juge lui-même peut à sa place faire échec et mat aux noirs par une substitution de base légale… Bref, le droit administratif, de par son histoire ou par la sociologie de ceux qui l’exercent, est plutôt bienveillant vis-à-vis de l’administration. Ce n’est pas une mauvaise chose en soi si on considère que l’administration ne fait qu’appliquer des textes qui ont été édictés dans l’intérêt général. Mais cette légitimité tient-elle encore lorsque les noirs sont d’un niveau si faible qu’ils connaissent à peine les règles de déplacement des pièces ? Face à un joueur si faible, ne serait-il pas opportun, selon la célèbre déclaration de Morphy, de donner un pion ou le trait à son adversaire ?
La révolution copernicienne d’interversion des couleurs a été faite avec la loi du 5 mars 2007 instituant le droit au logement opposable (DALO) dont la procédure est codifiée, s’agissant du code de justice administrative, à l’article L. 778-1 et aux articles R. 778-1 à R. 778-8. Le requérant ne demande plus au juge d’annuler une décision mais d’enjoindre à l’administration d’appliquer ses propres décisions ! En outre, les articles du code de justice administrative énoncent un certain nombre de dispositions tels que la communication du dossier par l’administration ou la clôture de l’instruction après l’audience, qui inspireront les rédacteurs de l’article 6 du décret du 13 août 2013 introduisant au sein du code de justice administrative une chapitre 2 bis intitulé : « Les contentieux sociaux », comprenant les articles R. 772-5 à R. 772-9. Dans le cas des contentieux sociaux, si on est loin de la révolution copernicienne du contentieux « DALO », reste la volonté de donner quelques pions supplémentaires au requérant afin qu’il augmente ses chances de gain bien qu’il ait toujours les noirs.
Le meilleur exemple de bienveillance se trouve sans doute dans la réponse aux problèmes toujours aigus de compétence entre juridictions administrative et judiciaire. La règle générale veut qu’un ordre de juridiction se borne à déclarer qu’il est incompétent. Au requérant ensuite de saisir le bon juge. Toutefois, l’article 32 du décret du 27 février 2015 relatif au Tribunal des conflits et aux questions préjudicielles a introduit une exception à cette règle s’agissant des contentieux relatifs à l’admission à l’aide sociale pour lesquels le juge incompétemment saisi doit transmettre le dossier à la juridiction de l’autre ordre de juridiction qu’il estime compétent. Le requérant n’a plus rien à faire.
Mais, il est surtout intéressant de constater que cette bienveillance des textes vis-à-vis des noirs s’est trouvée amplifiée par l’interprétation qu’en a fait la jurisprudence. La bienveillance du juge pourrait bien avoir changé de camp.
C’est ce que je voudrais montrer au travers de mon audience « coronavirale » du 13 mars 2020 dont l’étude vise à décrire dans quel état d’esprit il les aborde. Cet état d’esprit est-il trop ou pas assez bienveillant ? A chacun de se faire son opinion.
Le 13 mars 2020, aucune partie ne s’est présentée à l’audience et aucune requête ne souffrait d’une insuffisance de motivation au sens de l’article R. 772-6 du code de justice administrative. La problématique, comme souvent en matière de contentieux sociaux, s’est surtout cristallisée autour de la question de la preuve. Certes, comme en témoignent par exemple les arrêts Barel et Cordière, ce problème de la preuve n’est pas propre aux contentieux sociaux mais il s’y trouve biaisé du fait qu’en vertu de l’article R. 722‑8 du code de justice administrative, l’administration défenderesse est tenue de communiquer au tribunal administratif l’ensemble du dossier constitué par l’instruction de la demande tendant à l’attribution de la prestation ou de l’allocation ou à la reconnaissance du droit, objet de la requête.
Nous allons voir dans une première partie ce qu’il se passe lorsque l’administration obéit à cette injonction avant d’examiner ensuite le cas où elle ne communique pas le dossier et ne daigne même pas répondre à la requête malgré une mise en demeure.
I. Juge de plein contentieux ou d’excès de pouvoir
S’agissant des affaires pour lesquelles l’administration a produit le dossier et un mémoire en défense, l’audience du 13 mars montre que s’il existe encore une frontière entre juge de plein contentieux et juge d’excès de pouvoir, cette frontière est de plus en plus poreuse.
A. Le juge de plein contentieux
Par trois arrêts de Section du 3 juin 2019, le Conseil d’État a synthétisé et complété sa jurisprudence antérieure qui fait basculer une grande partie des contentieux sociaux dans le giron du plein contentieux. Il a ainsi jugé que Lorsqu’il statue sur un recours dirigé contre une décision par laquelle l’administration, sans remettre en cause des versements déjà effectués, détermine les droits d’une personne en matière d’aide ou d’action sociale, de logement ou au titre des dispositions en faveur des travailleurs privés d’emploi, et sous réserve du contentieux du droit au logement opposable, il appartient au juge administratif, eu égard tant à la finalité de son intervention qu’à sa qualité de juge de plein contentieux, non de se prononcer sur les éventuels vices propres de la décision attaquée, mais d’examiner les droits de l’intéressé, en tenant compte de l’ensemble des circonstances de fait qui résultent de l’instruction et, notamment, du dossier qui lui est communiqué en application de l’article R. 772-8 du code de justice administrative. Au vu de ces éléments, il lui appartient d’annuler ou de réformer, s’il y a lieu, cette décision, en fixant alors lui-même tout ou partie des droits de l’intéressé et en le renvoyant, au besoin, devant l’administration afin qu’elle procède à cette fixation pour le surplus, sur la base des motifs de son jugement.
Dans le cas particulier de l’arrêt Z. (422873), le Conseil d’État a en outre jugé que Dans le cas d’un contentieux portant sur une demande de carte de stationnement pour personnes handicapées ou de carte « mobilité inclusion » mention « stationnement pour personnes handicapées », c’est au regard des dispositions applicables et de la situation de fait existant à la date à laquelle il rend sa propre décision que le juge doit statuer.
Le cas de Mme S. s’inscrivait dans le cas de la jurisprudence Z. En l’espèce, la requérante contestait la décision par laquelle la collectivité de Corse avait rejeté sa demande de la mention stationnement de la carte mobilité inclusion. Cette carte permet notamment de garer son véhicule sur les places « handicapées ».
Dans sa requête, enregistrée le 13 novembre 2018, Mme S. se prévalait de ses nombreuses pathologies et affirmait surtout qu’elle avait besoin d’une canne depuis deux mois. Or, une personne qui a systématiquement besoin d’une canne a droit à la carte. À l’appui de cette affirmation, elle produisait une attestation de son médecin généraliste, en date du 31 octobre 2018, certifiant que son état l’empêchait de marcher.
D’autre part, dans son mémoire en défense, la collectivité de Corse soutenait que Mme S. ne présentait aucune difficulté grave pour marcher ou se déplacer à l’intérieur, et qu’elle se déplaçait à l’extérieur avec difficulté mais sans avoir recours à aucune aide qu’elle soit humaine ou technique. En effet, si le rapport d’expertise communiqué par la collectivité de Corse sur le fondement de l’article R. 772-8 faisait état de nombreuses pathologies, notamment d’une gonalgie droite et d’une lombalgie, aboutissant à un taux d’invalidité globale de 50 %, il signalait que la requérante pouvait marcher sans difficulté. Toutefois, l’expertise avait été réalisée le 10 septembre 2018, soit plus de deux mois avant la requête.
Que faire ?
L’idéal serait évidemment de recourir à une expertise judiciaire pour savoir si oui ou non Mme S. a besoin d’une canne pour se déplacer. Mais s’agissant d’une demande de carte faite en juillet 2018, cela n’était guère envisageable. Malheureusement, l’encombrement de son prétoire rend la théorie de moins en moins compatible avec la pratique du juge administratif. En outre, en admettant même qu’une expertise judiciaire constate que Mme S. n’a pas besoin de canne pour se déplacer, la jurisprudence Z et les dispositions de l’article R. 772‑9 du code de justice administrative permettraient à cette dernière de venir à l’audience post-expertise avec une canne et d’affirmer qu’elle en avait désormais besoin. Le cas m’était arrivé à une audience précédente. Heureusement, l’agent chargé de l’accueil m’avait sorti de ma perplexité en me signalant que l’intéressé gambadait comme un lapin à sa sortie du tribunal.
Ce n’est donc pas sans quelque hésitation que j’ai finalement donné raison à Mme S. en annulant la décision du 1er octobre 2018 et en enjoignant à l’administration de lui délivrer la carte sollicitée (n° 1801171, voir ANNEXES)
B. Le juge de l’excès de pouvoir
S’il ne fait guère de doute que le juge DALO de l’exécution de la décision de la commission de médiation dont nous avons parlé en introduction est un juge de pleine juridiction, la nature du contentieux contestant la décision de la commission de médiation reconnaissant ou non le caractère prioritaire d’une demande de logement est plus douteux. Après quelques hésitations, dont témoignent notamment les conclusions de M. Struillou sur l’avis Mme I. du 22 juin 2009 (324809), le Conseil d’État a finalement jugé qu’il s’agissait d’un recours pour excès de pouvoir dans son arrêt Ministre de l’écologie du 26 novembre 2012 (325420)
Or, l’un des traits qui permet de distinguer les contentieux de l’excès de pouvoir et de pleine juridiction est la date à laquelle le juge doit se placer : la date de la décision attaquée dans celui-là, la date à laquelle il statue pour celui-ci.
Le cas de Mme B. montre combien cette différence peut être pénalisante. Cette dernière avait présenté une demande pour se voir reconnaître prioritaire pour un logement en arguant du fait que l’appartement qu’elle occupait devait faire l’objet d’une reprise pour vente par son bailleur. Par des décisions des 19 juillet et 27 septembre 2018, la commission de médiation avait successivement rejeté tant sa demande que son recours gracieux au motif qu’il n’y avait pas de procédure d’expulsion entamée. L’article R. 441-14-1 du code de la construction et de l’habitation prévoit en effet que peuvent être désignées par la commission comme prioritaires et devant être logées d’urgence les personnes qui, parmi d’autres conditions, sont dépourvues de logement ou font l’objet d’une décision de justice prononçant l’expulsion de leur logement. Tel ne semblait pas être le cas de la requérante qui disposait encore d’un logement lorsque la commission de médiation avait pris ses décisions. À l’appui de sa requête, Mme B. faisait valoir que tel n’était plus le cas depuis le 22 octobre 2018 et qu’elle était désormais hébergée par une amie dans une caravane.
Elle remplissait donc la condition pour obtenir gain de cause mais, malheureusement pour elle, ce changement, postérieur aux décisions attaquées, ne pouvait pas être pris en compte par le juge de l’excès de pouvoir. Dura Lex sed Lex. Sauf à infirmer la jurisprudence du Conseil d’État en m’estimant juge de pleine juridiction, je n’ai eu d’autre choix que de rejeter sa requête (n° 1801141, voir ANNEXES)
Le cas de Mme A. que nous allons maintenant examiner montre toutefois que le juge s’autorise parfois des libertés pour pousser les frontières de l’excès de pouvoir à la limite du plein contentieux.
C. Une frontière poreuse entre excès de pouvoir et plein contentieux
Tant la demande « DALO » que le recours gracieux de Mme A. avaient été rejetés au motif que la seule circonstance dont elle faisait état, à savoir que le délai de 83 mois d’attente était anormalement long au regard des 45 mois nécessaires en Corse-du-Sud, ne la rendait pas éligible au DALO. Coup de tonnerre : Mme A. faisait valoir dans sa requête que son logement n’était plus adapté depuis qu’elle avait donné naissance à un nouvel enfant. Sa famille était en effet désormais composée de cinq personnes, ce qui rendait sont logement trop petit au regard de la surface minimale de 43 m² prévue dans ce cas par le code de la construction et de l’habitation alors que son logement d’une surface de 38 m² était, avant la naissance de son enfant, d’une taille suffisante puisque le code de la construction et de l’habitation impose un seuil de 34 m² pour quatre personnes.
Le moyen n’était en outre pas inopérant dès lors que le Conseil d’État a institué, dans son arrêt Ministre du logement du 4 mai 2017 (396062), la possibilité de faire ce que je qualifierais volontiers de « demande de substitution de base légale inversée » à l’avantage des demandeurs de DALO.
Il a ainsi jugé que le demandeur qui forme un recours pour excès de pouvoir contre la décision par laquelle la commission de médiation a refusé de le déclarer prioritaire et devant être relogé en urgence peut utilement faire valoir qu’à la date de cette décision, il remplissait les conditions pour être déclaré prioritaire sur le fondement d’un autre alinéa du II de l’article L. 441-2-3 que celui qu’il avait invoqué devant la commission de médiation. Il peut également présenter pour la première fois devant le juge de l’excès de pouvoir des éléments de fait ou des justificatifs qu’il n’avait pas soumis à la commission, sous réserve que ces éléments tendent à établir qu’à la date de la décision attaquée, il se trouvait dans l’une des situations lui permettant d’être reconnu comme prioritaire et devant être relogé en urgence.
Restait toutefois à surmonter un problème. Le bébé de Mme A. était en effet né le 8 mai 2018, dans l’intervalle séparant la décision initiale du 26 février 2018 et le rejet de son recours gracieux en date du 21 juin 2018. On notera qu’à cette dernière date la commission de médiation ignorait probablement tout de cette naissance puisque le recours gracieux avait été enregistré le 19 avril 2018.
Or, l’autorité saisie d’un recours, qu’il soit gracieux ou hiérarchique, doit se placer, dès lors qu’il ne s’agit pas d’un recours préalable obligatoire, à la date à laquelle l’acte initial critiqué a été pris. Cela n’interdit pas de tenir compte d’éléments d’appréciation qu’ignorait l’auteur de l’acte initial mais cette autorité ne peut pas fonder la décision prise sur recours sur des éléments postérieurs à la décision initiale ainsi que l’a jugé le Conseil d’État dans son arrêt CFEM du 11 juin 1982 (21114 ; 21943).
En toute rigueur, j’aurais donc dû, en application de la jurisprudence CFEM, rejeter la requête de Mme A. puisque la naissance de son enfant était postérieure à la décision initiale.
J’ai estimé qu’on pouvait, dans le cas particulier du recours contre un DALO, s’affranchir de la jurisprudence CFEM et j’ai donné raison à la requérante en annulant le rejet du recours gracieux du 21 juin 2018 et en enjoignant la commission de médiation de reconnaître le caractère prioritaire de la demande de Mme A (n° 1800913, voir ANNEXES).
La même décision aurait-elle été prise en formation collégiale avec rapporteur public et possibilité d’appel ? Je n’en suis pas certain. Le juge des contentieux sociaux est un peu comme Saint-Louis sous son arbre. Il peut, par bienveillance comme je l’ai fait dans le cas de Mme A., pousser un peu les murs de la jurisprudence en sachant qu’il est peu probable que son jugement soit frappé d’un pourvoi en cassation et en priant, si tel est le cas, pour que le Conseil d’État fasse évoluer sa jurisprudence vers le plein contentieux, ce qui me semblerait plus humain.
Nous allons voir maintenant que le rôle du juge des contentieux sociaux se complique encore davantage lorsqu’il est confronté à une administration défaillante.
II. Le juge des contentieux sociaux confronté à une administration défaillante
Face à une administration défaillante, le juge administratif dispose essentiellement de deux armes : la mise en demeure et la clôture de l’instruction. Au début de ma carrière, j’utilisais l’une puis, le cas échéant, l’autre. Mais cela fait belle lurette que les administrations ne se laissent plus impressionner par les mises en demeure. Pour provoquer un mémoire de l’administration, je fais donc désormais directement des clôtures. Le hic est qu’en matière de contentieux sociaux, l’article R. 772-9 du code de justice administrative interdit de clôturer l’instruction avant la fin de l’audience. Et comme les administrations n’y viennent jamais… Le problème est d’autant plus aigu que l’administration défenderesse est censée, en vertu des dispositions de l’article R. 772-8 déjà mentionné, communiquer le dossier du requérant.
Face à une administration défaillante, je suis donc obligé de revenir à ma vieille pratique de mises en demeure auxquelles, malheureusement, les administrations défenderesses restent systématiquement inertes.
L’absence de mémoire en défense après mise en demeure trouve dans le code de la justice administrative sa sanction à travers le mécanisme d’acquiescement aux faits prévu à l’article R. 612-6. Mais quid de la méconnaissance de l’obligation de communication du dossier prévue à l’article R. 772-8 ? Le code de justice administrative reste muet sur cette question. Cette lacune est d’autant plus dommageable que les arrêts de section du 3 juin 2019 ont insisté, nous l’avons vu, sur l’importance du dossier pour que le juge de plein contentieux forge sa conviction.
La jurisprudence est toutefois venue pallier cette lacune du code de justice administrative. Dans son arrêt Mme M. du 18 février 2019 (414022), le Conseil d’État a jugé que, Sauf dans le cas où sa décision est fondée sur un motif sur lequel son contenu ne peut avoir d’incidence, le tribunal ne peut régulièrement rejeter les conclusions dont il est saisi sans disposer des éléments pertinents de ce dossier.
Mais on va voir à travers l’exemple de Mme P que les choses ne sont pas si simples que cela.
Mme P. recevait la prime d’activité. S’apercevant que sa situation avait changé et qu’elle avait perçu à tort la somme de 2 718,58 euros au titre de cette prime, la caisse d’allocations familiales lui a demandé de rembourser cette somme. Mme P a demandé une remise de dette à laquelle la caisse d’allocations familiales n’a fait droit qu’à hauteur d’une somme de 815,57 euros. Dans sa requête, Mme P. faisait valoir, d’une part, que sa dette était imputable à un retard par l’administration de la prise en compte de la déclaration de sa situation alors qu’elle avait déclaré le changement dès le mois d’octobre 2017 et, d’autre part, que sa situation familiale ne lui permettait plus de rembourser sa dette dès lors qu’elle avait un nouveau-né depuis le mois de mai 2018, qu’elle devait payer un crédit d’appartement, qu’elle avait été en maladie entre les mois de novembre 2017 et mars 2018, puis en congés de maternité jusqu’au mois d’août 2018 avant d’être de nouveau en arrêt de maladie pathologie. Elle se prévalait ainsi des deux conditions prévues à l’article L. 845-3 du code de la sécurité sociale pour une remise de dette : la bonne foi et la situation de précarité. Or, contrairement à ce que pourrait laisser penser une lecture rapide de cet article, ces deux conditions sont cumulatives.
La question de la bonne foi de la requérante ne posait guère de problèmes dans la mesure où la caisse d’allocations familiales, qui devait être regardée comme ayant acquiescé aux faits, ne contestait pas que la requérante avait déclaré en temps utiles son changement de situation et que sa dette n’était imputable qu’à un retard des services à prendre en compte cette déclaration. Le fait que la décision attaquée mentionnait que c’était la requérante qui avait fait une déclaration tardive supérieure à six mois ne faisait pas obstacle à ce que je fasse jouer l’acquiescement aux faits. En outre, l’administration n’avait-elle pas admis implicitement la bonne foi de l’intéressée en lui consentant une remise partielle de sa dette ?
Mais il ne suffit pas que l’indu soit imputable à un retard de la caisse d’allocations familiales pour que le bénéficiaire obtienne une remise de sa dette. Encore faut-il, si le bénéficiaire a perçu à tort la somme, qu’il se trouve dans l’impossibilité de la rembourser.
J’avoue que j’avais beaucoup plus de doute concernant la situation de précarité de la requérante. En effet son argumentation n’en attestait pas vraiment. Le fait d’être en congés de maternité ou de maladie ne va pas dans ce sens puisque le bénéficiaire est censé bénéficier d’un revenu de remplacement. Autre exemple, le fait que Mme P. devait payer un crédit d’appartement attestait qu’elle était propriétaire, ce qui n’est en général pas le cas des gens impécunieux. Tout cela était corroboré par la mention, non sérieusement contestée, de la décision attaquée, selon laquelle Mme P. avait un quotient familial de 675 euros calculé en tenant compte de ses ressources, de ses charges et de la composition de son foyer.
Dans un autre contentieux comparable, comme par exemple les remises gracieuses de dette fiscale, j’aurais sans doute rejeté la requête. Mais je ne pouvais le faire dans le cas de la requérante sans méconnaître la jurisprudence Mme M.. Le dossier aurait pu par exemple m’indiquer les éléments sur lesquelles s’était fondée la caisse d’allocations familiales pour calculer le quotient familial de Mme P..
La solution aurait même sans doute été inversée si la caisse d’allocations familiales s’était bornée à communiquer le dossier sans même produire de mémoire en défense. Le Conseil d’État a par exemple jugé dans le cas proche d’une requérante contestant le rejet de sa demande de remise gracieuse pour la récupération de prestations de revenu de solidarité active indûment versées, que si cette dernière faisait valoir dans ses écritures devant le tribunal administratif la situation financière difficile dans laquelle elle se trouvait, elle ne produisait aucun justificatif permettant d’apprécier la situation de son foyer, qui avait évolué par rapport à celle dont l’administration avait pu avoir connaissance. Dans ces conditions, le tribunal n’avait pas entaché son jugement d’erreur de droit en rejetant ses conclusions sans l’inviter préalablement à produire les pièces nécessaires pour établir la précarité de sa situation (4 décembre 2019, 420655, Mme P.).
Bref, au vu des éléments dont je disposais, de l’absence de mémoire en défense et, surtout, de communication du dossier prévu à l’article R. 772-8, j’ai estimé que je n’avais d’autre choix que d’annuler la décision de la caisse d’allocations familiales et d’accorder une remise gracieuse de la totalité de la dette de Mme P. (n° 1800912, voir ANNEXES).
Ainsi se termine notre tour d’horizon de l’audience coronavirale du 13 mars 2020.
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Deux remarques en guise de conclusion.
La première, qui me frappe alors que l’audience se tenait juste après les festivités du 8 mars, c’est que toutes les requêtes de cette audience « contentieux sociaux » du 13 mars 2020 émanent de femmes. Sans doute ces dernières, qui assument parfois seules la garde des enfants alors qu’elles disposent souvent de faibles revenus, sont-elles les premières bénéficiaires des mesures bienveillantes mises en place pour les contentieux sociaux. Mais force est de constater que la plupart d’entre elles fait preuve de pugnacité en se défendant avec des arguments de bon sens qui font souvent mouche.
Mais pour qu’il y ait un débat, encore faut-il être deux. Or, on a parfois l’impression que si le chapitre 2 bis introduit par l’article 6 du décret du 13 août 2013 a pris en compte à juste titre l’état de faiblesse dans lequel se trouve certains requérants dans les contentieux sociaux, il a sans doute sous-estimé l’état de déliquescence de certaines administrations défenderesses qui place un juge, déjà débordé, dans des situations parfois inextricables.