Enquêtes sur des acteurs de la protection de l’environnement, Déméter trahie !
La Revue des droits et libertés fondamentaux relaie une tribune de la Société Française pour le Droit de l’environnement (SFDE) rédigée par Bernard Drobenko au sujet des dérives de la « Cellule nationale de suivi des atteintes au monde agricole » (DEMETER). Sous couvert de lutte contre un supposé « Agri-bashing », elle est devenue un instrument de contrôle et d’intimidation des acteurs de la société civile et de restrictions à l’exercice de la liberté d’expression et du droit d’alerte des défenseurs de l’environnement.
Par Bernard DROBENKO, Professeur Émérite des Universités – ULCO, Membre associé du CRIDEAU Limoges, Membre de la SFDE, Consultant Laboratoire TVES (EA 4477) ULCO/Lille 1, COMUE Lille Nord de France
en soutien à Antoine GATET, juriste de l’environnement et correspondant de la SFDE au sein de France Nature Environnement
Des faits
Tout commence par un banal reportage de télévision régionale (Nouvelle Aquitaine). Un projet de ferme industrielle (tomates hors sol) est en cours de création à Rosiers d’Egletons (Haute-Corrèze). Sa réalisation conduit à la destruction de 5 ha de zones humides. Malgré les réserves de la Mission régionale d’autorité environnementale de la région Nouvelle-Aquitaine, le 29 décembre 2017, les avis défavorables du Conseil National pour la Protection de la Nature (CNPN), le 10 mars 2018, et de l’Office Français de la Biodiversité (OFB) le 22 décembre 2017, réitéré le 26 janvier 2018, le préfet autorise le projet. Plusieurs associations s’opposent à ce projet en raison de son impact sur l’environnement. Dans ce contexte, Antoine Gatet (porte-parole de l’association Sources et Rivières du Limousin, administrateur de la fédération France Nature Environnement) répond en janvier 2020 à une interview de France 3 NA. L’un des trois exploitants est présent et interrogé aussi, de même qu’un représentant de la Confédération Paysanne qui dénonce le projet aux côtés des associations. Un gendarme d’Egletons ayant visionné le reportage fait un simple signalement.
Le samedi 30 mai, à la sortie du déconfinement, les gendarmes rendent visite à M. Gatet à son domicile (Haute-Vienne). Il est informé qu’une enquête est diligentée par le parquet de Tulle. Il sera convoqué dans les semaines à venir pour être entendu (l’enquête ne concerne que lui). Elle porterait sur une « violation de domicile », alors que le reportage a eu lieu sur un remblai, hors l’espace privatif clôturé des serres industrielles. Aucune plainte sur ce motif n’a été déposée et ne sera déposée.
Cette situation a fait réagir vivement les associations environnementales agréées pour la protection de l’environnement (Sources et Rivières du Limousin, Corrèze Environnement, Limousin Nature Environnement, France Nature Environnement Nouvelle-Aquitaine, France Nature Environnement, la LPO, etc.) au travers de communiqués rappelant leurs demandes de suppression de l’instrument « Demeter » (cf. infra).
De plus la rédaction de Fr3 NA a aussi interpellé l’opinion publique par un article en ligne le 6 juin 2020, en s’étonnant de cette convocation, car elle-même partie prenante et a pu interroger l’un des propriétaires, mais n’a pas été visée (https://france3-regions.francetvinfo.fr/nouvelle-aquitaine/juriste-france-nature-environnement-convoque-gendarmerie-apres-reportage-france-3-limousin-1838078.html ; https://france3-regions.francetvinfo.fr/nouvelle-aquitaine/juriste-france-nature-environnement-convoque-gendarmerie-apres-reportage-france-3-limousin-1838078.html).
Ces faits ne sont pas isolés
Depuis janvier 2020 plusieurs militants associatifs, des élus (auteurs d’arrêtés anti-pesticides), des riverains de zones d’épandage souhaitant préserver leurs vies (notamment dans le cadre du mouvement « Nous voulons des Coquelicots » ont ainsi été visités par les forces de police puis convoqués pour être entendus) (cf. Le Monde 07/08- 05-2020, S. Foucart, « Faire taire »). La liste des « inquiétés » est assez longue.
Ces acteurs agissent pour préserver la santé et l’environnement, dans l’intérêt général (art. L.110-1, II C. env.), leurs actions reposent sur une triple logique, celle des lanceurs d’alertes, celles de l’information ou de la formation et celle de l’action associative pour faire respecter le droit en vigueur. Antoine Gatet dispose, à ce titre, d’un agrément du Ministère de la Justice lui permettant d’exercer sa profession d’avocat dans le cadre désintéressé associatif.
Un dispositif sans fondement
À l’origine de ces faits, une opération d’envergure fondée sur deux éléments opposés, mais conjugués ici opportunément, avec d’une part une prétendue augmentation de la délinquance en milieu rural (vols de matériaux et/ou d’animaux) qu’aucune statistique ne vient étayer, et, d’autre part, ce qui est dénommé « l’agri-bashing », dont aucune définition ne permet de caractériser le contenu et la portée. En fait sont ainsi qualifiées selon un processus « marketing » fort utile, les dénonciations des effets sur l’environnement et la santé de l’agriculture industrielle. L’amalgame très politique de ces deux éléments conduit à la création en octobre 2019 par le Ministère de l’Intérieur, au sein de la direction générale de la gendarmerie nationale (corps militaire), de la « Cellule nationale de suivi des atteintes au monde agricole » (dite DEMETER). Inaugurée par le Ministre de l’Intérieur, à grand renfort de communication le 13 décembre 2019, ce dernier précisant alors, que le périmètre de la cellule intéresse entre autres « des actions de nature idéologique, qu’il s’agisse de simples actions symboliques de dénigrement du milieu agricole ou d’actions dures ayant des répercussions matérielles ou physiques ». La notion « d’actions de nature idéologique », ne masque-t-elle pas une forme de criminalisation de l’opinion, ne conduit-elle pas à organiser une « police politique » ?
Les moyens dévolus à la cellule visent entre autres (https://www.interieur.gouv.fr/Le-ministre/Dossiers-de-presse/Presentation-de-DEMETER-la-cellule-nationale-de-suivi-des-atteintes-au-monde-agricole) :
– la recherche et l’analyse du renseignement en vue de réaliser une cartographie évolutive de la menace et détecter l’émergence de nouveaux phénomènes et/ou groupuscules ;
– le traitement judiciaire des atteintes visant le monde agricole par une exploitation centralisée du renseignement judiciaire, un partage ciblé de l’information et une coordination des investigations le nécessitant (SDPJ).
De ce fait des moyens substantiels lui sont dévolus, en termes humains et matériels. De plus la réalisation des objectifs s’appuie sur une convention particulière dite de « partenariat » signée entre le Ministère de l’Intérieur/gendarmerie nationale et la FNSEA/jeunes agriculteurs de ce syndicat. Au niveau local, ce partenariat se traduit par une réunion de lancement sous l’égide du Préfet, et associant les seuls acteurs agricoles visés.
Or, aucun texte, législatif ou règlementaire, aucune circulaire ne permet d’identifier juridiquement ce dispositif, ni d’en déterminer les conditions de mise en œuvre et de contrôle. Par ailleurs, la loi de finances ne permet pas de situer les affectations financières qui lui sont dévolues.
Voilà donc une cellule nationale créée avec des moyens substantiels, alors même que les polices de l’environnement sont insuffisamment dotées, les moyens dévolus constamment insuffisants et inadaptés. Même si nul ne peut ignorer que des faits de délinquance peuvent affecter le monde agricole comme d’autres secteurs, le droit en vigueur (Code pénal, Code rural et de la pêche maritime, Code civil au moins) comporte un arsenal de dispositions permettant des enquêtes et poursuites et des sanctions.
Le récent rapport de la mission interministérielle d’inspection (environnement et justice) remis en octobre 2019 (http://www.justice.gouv.fr/art_pix/rapport_justice_pour_environnement.pdf) démontre par contre que les faits de délinquance environnementale sont peu poursuivis et insuffisamment sanctionnés faute de moyens alloués aux services de police (…), FNE était représentée par Antoine Gatet dans les travaux de cette commission…
Dans un contexte juridique qui interroge
Cette évolution significative d’un contrôle renforcé, voire d’une intimidation sur les acteurs de la société civile dont l’objet associatif est d’informer, de former, de prévenir et au besoin de saisir la justice, doit être située dans un cadre plus général. En effet, force est de constater que si les discours se veulent « écologisés » pour la communication, l’état du droit révèle une évolution caractérisée par au moins trois éléments :
- Une succession de régressions : réformes réduisant la portée de l’évaluation environnementale, de la participation (enquêtes publiques) et des nomenclatures dont les seuils de contrôle ne cessent d’être relevés ;
- La systématisation de la dérogation, si le préfet disposait déjà du pouvoir de dispense (évaluation, participation liée au régime de l’enregistrement), il peut désormais déroger au droit en vigueur, notamment dans les domaines majeurs de l’environnement et de l’urbanisme (décret n° 2020-412 du 8 avril 2020) ;
- La validation en avril 2020 d’une charte de la FNSEA réduisant les zones de protection envers les riverains dans l’usage des pesticides par le préfet de Bretagne.
Dans une décision récente, le Conseil Constitutionnel donne la mesure des perspectives en se prononçant sur l’opposabilité des dispositions d’une ordonnance (CC Décision n° 2020-843 QPC du 28 mai 2020, JO du 29 mai 2020)
Une procédure au mépris du Droit
Au-delà du droit de l’environnement lui-même, force est de constater que ces pratiques, ce dispositif interpellent au regard des fondamentaux de l’État de droit, des règles et principes qui le régissent. Que l’on en juge :
- Les interventions de cette cellule reposent sur une convention (non communiquée) entre un syndicat agricole, la FNSEA/jeunes agriculteurs et le Ministère de l’Intérieur (gendarmerie nationale). Quelle est la nature de ce contrat dit de « partenariat » ? En réalité, cette convention révèle un parti pris significatif avec le choix exclusif d’un syndicat agricole parmi d’autres. Mais pas n’importe lequel, car il est le défenseur constant d’une agriculture « productiviste ». Cette situation révèle une triple interrogation. Elle instaure d’abord une rupture factuelle d’égalité de traitement, maintes fois condamnée par les juridictions entre acteurs d’un secteur, en privilégiant de facto l’un d’entre eux (cf. entre autres CE, 20 février 2018, req. 404446, ASA de Saint-Andiol). Ensuite elle conduit à engager, sans base légale mais en appui d’un engagement contractuel, un pouvoir de police caractérisé alors même qu’il y a interdiction des délégations unilatérales et contractuelles de ce pouvoir à des personnes privées (cf. CE, 17 juin1932, Ville de Castelnaudary… ; J. Moreau, « De l’interdiction faite à l’autorité de police d’utiliser une technique d’ordre contractuel. Contribution à l’étude des rapports entre police administrative et contrat », AJDA 1965 ; CC., 25 février 1992, décision numéro 92-307 DC.). Enfin elle permet un partage des informations entre ces acteurs privés et des autorités de police, ce qui suppose la constitution de fichiers informatiques en support, sans base légale et sans que la CNIL ait été saisie. Pourrait-il s’agir d’informateurs au sens de l’article R. 434-22 du Code de la sécurité intérieure ?
- La politique répressive peut aussi être interpellée. Quelles orientations, quel rôle pour les parquets en matière d’environnement ? La démarche de la procureure de Tulle s’inscrit-elle dans une logique globale ? Enfin la question du secret de l’instruction peut aussi intervenir, jusqu’où y a-t-il partage des informations et lesquelles ?
- L’application de la procédure interroge aussi sur la proportion entre les faits (une banale interview) et les mesures mises en œuvre (police, parquet). En l’espèce la mission des associations interrogées par un média officiel est simplement de contribuer à la connaissance d’informations en matière d’environnement. Alors même que les divers acteurs publics sont susceptibles d’être mobilisés, en période de crise environnementale (dérèglement climatique, perte de biodiversité, pollutions) et d’urgence sanitaire (COVID), où est la proportionnalité des mesures ainsi mises en œuvre, quelle est l’urgence de la situation ? (cf. CE, 6 février 2015, req. 387726, Commune de Cournon d’Auvergne, CE, 15 novembre 2017, requête numéro 403275, Ligue des droits de l’homme : adm. 2018, 15, note Eveillard)
- Liberté, libertés ??? Les associations de protection de l’environnement, pourtant reconnues « représentatives » subiraient-elles ainsi quelques intimidations et seraient-elles condamnées à ne plus informer ? La mise en œuvre de la Convention d’Aarhus impose que des règles et procédures garantissent leurs interventions et l’exercice de leurs droits (CJUE, 29 juillet 2019, Question préjudicielle Cour constitutionnelle (Belgique), Affaire C‑411/1, pt. 18 et s.). De plus dans une décision remarquée, la CEDH précise que « pour mener sa tâche à bien, une association doit pouvoir divulguer des faits de nature à intéresser le public, à leur donner une appréciation et contribuer ainsi à la transparence des activités des autorités publiques « (CEDH, 17 mai 2004, VAK c /Lettonie Requête, n° 57829/00, point 42). Il est loisible par ailleurs de s’interroger sur l’impact d’une telle procédure sur le droit de l’information, car les médias ne seraient-ils pas ainsi visés indirectement par cette approche discriminatoire (CEDH, Worm c. Autriche, arrêt du 29 août 1997, Recueil 1997-V, § 47, CJUE du 25 juillet 1991, Stichting Collectieve Antennevoorziening Gouda e.a., C-288/89, p. I-4007) ?
Les pratiques développées en France avec ce dispositif, dont le cas « Antoine Gatet » est une illustration, s’inscrivent dans un contexte peu favorable au droit de l’environnement. Elles conduisent à instaurer un contrôle politique sur l’opinion de citoyen.ne.s engagé.e.s dans la protection de l’environnement, qui ne relève pas de « l’idéologie » mais de la mise en œuvre de principes constitutionnels inscrits dans la Charte de l’environnement. De nombreux acteurs, y compris des syndicats agricoles et producteurs, ont demandé le démantèlement de la cellule Demeter (Reporterre, Tribune du 15 janvier 2020 des « défenseurs de l’agriculture paysanne et biologique » soit 34 organisations ; Communiqué de presse de FNE et 27 associations et lettre au premier Ministre le 27 février 2020 »). Ce cas, non isolé révèle la nature et la disproportion des moyens dévolus à des situations où le rôle des ONG n’a jamais été aussi nécessaire dans nos sociétés.
Ainsi, Déméter la déesse de la Terre cultivée et féconde, meurtrie par l’agriculture industrielle, trahie par un mode de production qui la rend stérile et polluée voit sa nature même usurpée par un dispositif révélant de réelles dérives.
Dans ce contexte, face aux enjeux majeurs auxquels nos sociétés doivent répondre, face à la complexité des problématiques dont le monde agricole n’est qu’un aspect, les mesures simplistes, de court terme, attentatoires aux libertés, la mise sous tutelle de ces acteurs majeurs que sont les associations de protection de l’environnement et de la santé par le biais des mesures d’intimidation de leur représentants ne sauraient constituer une politique publique légitime puisque sans fondement juridique, non transparente et construite au mépris des trois axes de la Convention internationale d’Aarhus relative à la démocratie environnementale (information, participation, accès à la contestation).