L’expression collective des militaires : vers une (r)évolution ? (A propos de CEDH, 2 octobre 2014, Matelly c/ France et ADEFDROMIL c/ France)
La condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l’homme a ouvert la voie à une évolution des dispositifs d’expression collective des militaires. Le rapport Pêcheur, remis au Président de la République le 18 décembre 2014, montre qu’il est possible de libérer la parole tout en sauvegardant les intérêts de l’institution. Parce que l’obéissance n’est pas l’asservissement et que l’expression n’est pas la contestation systématique, l’heure est désormais au changement.
Alexia Gardin est Professeure à l’Université de Lorraine et membre du CERIT-IFG
« Les militaires ne revendiquent pas, ils obéissent ! ». Cette affirmation 1, qui oppose revendication et discipline, résume parfaitement la position du droit français relative à la liberté d’expression collective des militaires. Se trouve en effet affirmée à l’article L 4121-4, alinéa 2, du Code de la défense une véritable incompatibilité du droit syndical et de l’ordre militaire 2, dont la justification traditionnellement avancée réside dans l’entrave possible au bon fonctionnement du service et la nécessaire obéissance des militaires au gouvernement. A en croire les défenseurs de la règle, dont la continuité historique n’est guère contestable 3, introduire un syndicalisme dans l’armée conduirait à remettre en cause son unité et sa neutralité et ferait courir un risque permanent de remise en cause de la discipline. Mais la règle compte aussi des adversaires qui, depuis plus de 15 ans, s’attachent à mettre et remettre la question sur le devant de la scène juridique et judiciaire, avec, jusqu’alors, fort peu de succès. Deux arguments juridiques sont généralement avancés.
En premier lieu, le Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 qui énonce, en son alinéa 6, que « Tout homme peut défendre ses droits et ses intérêts par l’action syndicale et adhérer au syndicat de son choix », ce qui assure à la liberté syndicale une protection constitutionnelle. Le combat judiciaire n’a cependant pas été porté sur le terrain de la constitutionnalité de l’article L 4121-4, alinéa 2 qui demeure à ce jour non tranchée 4. Il n’est du reste pas certain que l’argument aurait pu prospérer, tant l’exclusion des militaires en activité du droit syndical semble bien établie au regard du droit interne 5. On rappellera que dès 1949, le Conseil d’Etat était d’avis que les constituants de 1946 n’avaient en vue que la protection des travailleurs, de sorte qu’en proclamant « le droit de tous les citoyens d’assurer la défense de leurs intérêts professionnels en adhérant à des formations syndicales, ils n’ont pas entendu accorder le droit syndical aux militaires en activité » 6 et que la loi du 13 juillet 1972 7, qui a donné naissance à l’article L 4121-4, s’est inscrite dans la droite ligne de cet avis ayant conclu à une véritable incompatibilité. Par ailleurs et plus près de nous, l’exigence constitutionnelle de « nécessaire libre disposition de la force armée » 8 pourrait bien offrir au Conseil constitutionnel une justification supplémentaire à l’exclusion du droit syndical des militaires 9.
Plus prometteuse pouvait sembler la contestation fondée sur le droit européen, en particulier sur l’article 11 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (Conv. EDH). Ce texte énonce en effet, en son paragraphe 1, que « Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts » ; avant d’ajouter, en son paragraphe 2 que « L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sureté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui » et que « Le présent article n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’Etat ». Certes, cette dernière incise peut être comprise comme autorisant une restriction de la liberté syndicale lorsqu’il s’agit de militaires, sous réserve d’une justification légitime. C’est au demeurant le sens que lui a donné le Conseil d’Etat dans son arrêt Association de défense des droits des militaires du 11 décembre 2008 10. En effet, pour considérer que la législation française ne méconnaissait pas l’article 11 de la Conv. EDH, la haute juridiction administrative s’est appuyée sur les « exigences qui découlent de la discipline militaire et des contraintes inhérentes à l’exercice de leur mission par les forces armées ». Ainsi, la particularité de la situation professionnelle des soldats – qui ne peuvent être considérés comme des travailleurs comme les autres en raison de leur statut et de l’objet même de l’armée – justifieraient pleinement la restriction portée à la liberté syndicale 11.
Toute autre est la position de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) qui, dans deux arrêts en date du 2 octobre 2014 12, condamne la France pour violation de l’article 11 en s’appuyant sur un raisonnement assez classique en matière de liberté syndicale. Un rapprochement des militaires et des travailleurs est incontestablement à l’œuvre, témoignant d’un changement de regard sur la place des militaires dans la société (I). Il semble dès lors qu’il ne soit plus possible de faire l’économie d’une évolution des dispositifs d’expression collective des militaires permettant de libérer leur parole. Ouvrant la voie vers le changement, un rapport a été tout récemment remis au Président de la République par Bernard Pêcheur, président de section au Conseil d’Etat 13. Particulièrement étayées, ses recommandations méritent tout particulièrement l’attention (II).
I. Les militaires, des travailleurs (presque) comme les autres
Des hommes au combat
Les deux affaires jugées par la Cour européenne méritent d’être rapidement évoquées car elles permettent de mieux saisir la position adoptée, mais aussi de voir que derrière une avancée des droits et libertés fondamentaux, il y a parfois (souvent ?) des combats de longue haleine que seul un esprit persévérant peut permettre de mener à terme.
L’affaire Matelly c. France met, en effet, en lumière un homme, le lieutenant Matelly, gendarme en activité et donc militaire de son état. Son nom ne sera sans doute pas inconnu de ceux qui ont suivi les débats et controverses ayant précédé l’adoption de la loi du 3 août 2009 qui a placé les force de gendarmerie sous l’autorité du ministre de l’intérieur. L’intéressé avait, à cette occasion, cosigné un article publié sur un site d’information, critiquant avec virulence le projet, et participé à une émission de radio sur le sujet. Il fut poursuivi disciplinairement pour manquement à son obligation de réserve, ce qui lui valut une révocation. S’ensuivit un premier combat judiciaire 14 qui aboutit à une annulation de la sanction par le Conseil d’Etat aux motifs de son caractère manifestement disproportionné 15. Mais l’affaire comportait un second volet. En effet, M. Matelly fut, sur la même période, l’un des fondateurs de l’association Forum Gendarmes et Citoyens, ouverte aux gendarmes en activité. Estimant que ladite association poursuivait un but de défense professionnelle, son supérieur hiérarchique lui intima l’ordre d’en démissionner sous peine de poursuites disciplinaires. S’il se plia à l’injonction, il introduisit en parallèle un recours hiérarchique, puis un recours en annulation devant le Conseil d’Etat. Sa requête ayant été rejetée 16, c’est vers la CEDH que l’intéressé finit par se tourner.
Ce volet de l’affaire Matelly la rapproche de la seconde affaire jugée par la Cour européenne qui mettait en jeu une association créée par deux militaires avec pour objet « l’étude et la défense des droits, des intérêts matériels, professionnels et moraux, collectifs ou individuels des militaires, de leurs familles et de leurs ayants-droit et ayants-cause ». Dénommée ADEFDROMIL, l’association compta rapidement de nombreuses adhésions d’actifs. Là encore, injonction leur fut faite de quitter l’association, considérée comme ayant un objet syndical et la Cour de Strasbourg fut saisie une fois épuisées les contestations hiérarchiques et judiciaires.
Une juridiction à l’offensive
C’est peu dire que la position de la juridiction européenne était attendue. Saisie sur le fondement de l’article 11 de la Conv. EDH, il lui appartenait donc de déterminer si le deuxième paragraphe de la disposition autorisait une « restriction » consistant en une interdiction pure et simple de constituer ou d’adhérer à une association professionnelle de nature syndicale. La réponse est négative et elle ne surprendra pas les observateurs de la jurisprudence de la Cour en matière de liberté syndicale. En effet, pour parvenir au constat d’une ingérence dans l’exercice des droits garantis par l’article 11, le juge européen s’appuie sur son arrêt Demir et Baykara c. Turquie 17 qui demeure encore aujourd’hui la décision phare de son action sur le terrain des droits collectifs de l’homme au travail 18. Si cette décision est surtout connue pour avoir enrichi le contenu de la liberté syndicale du droit de mener des négociations collectives, elle comportait également une clarification bienvenue sur la faculté de restriction ouverte au paragraphe 2 que la Cour reprend ici à l’identique. Pour cette dernière, la disposition doit faire l’objet d’une interprétation stricte qui implique que la limitation ne peut concerner que « l’exercice » des droits tirés de la liberté syndicale et non son essence même. Elle ne saurait dès lors accepter de restrictions qui videraient le contenu de la liberté syndicale de sa substance, ce qui est manifestement le cas d’une interdiction pure et simple de constituer ou d’adhérer à une association professionnelle. Pour parfaire sa démonstration, la Cour s’appuie encore sur sa jurisprudence classique en matière d’ingérence dans l’exercice de la liberté d’association qui n’est licite que pour autant qu’elle soit prévue par la loi, qu’elle poursuive un but légitime et qu’elle soit nécessaire dans une société démocratique. Procédant au contrôle de ces conditions dans les affaires qui lui étaient soumises, elle tient la première pour remplie, dès lors que l’interdiction opposée aux militaires figure dans l’article L 4121-4 du Code de la défense. Le but légitime de l’ingérence est également admis en raison « de la spécificité des missions incombant aux forces armées ». Mais si celle-ci « exige une adaptation de l’activité syndicale qui, par son objet, peut révéler l’existence de points de vue critiques sur certaines décisions affectant la situation morale et matérielle des militaires », l’interdiction pure et simple de constituer ou d’adhérer à un groupement professionnel apparait totalement disproportionnée, de sorte qu’elle ne saurait être considérée comme « nécessaire dans une société démocratique ».
La démonstration est implacable et elle s’inscrit en rupture avec la position retenue par d’autres instances européennes, en particulier le Comité européen des droits sociaux qui avait considéré, dans une décision du 4 décembre 2000, que « les Etats sont autorisés [par la Charte sociale européenne] à apporter n’importe quelle limitation et même [à supprimer intégralement] la liberté syndicale des membres des forces armées » 19. L’avis avait, du reste, été mobilisé en défense par le gouvernement français mais la Cour de Strasbourg n’en fit aucun cas, dès lors qu’elle ne nourrissait aucun doute dans l’interprétation de la convention. Reste à savoir si le comité européen des droits sociaux se rangera à la position de la CEDH. La réponse devrait arriver prochainement puisque le comité a dernièrement déclaré recevable une réclamation portée contre la France par le conseil européen des syndicats de police en raison de l’exclusion de tout droit syndical pour les fonctionnaires de la gendarmerie nationale 20. Après la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales, la Charte sociale européenne pourrait bien venir au renfort de la liberté d’association professionnelle des militaires 21.
La victoire de l’expression collective professionnelle
La portée des arrêts du 2 octobre 2014 doit être pleinement mesurée car elle commande les options juridiques désormais ouvertes à la France. Comme le relève le rapport Pêcheur, ceux-ci « impliquent nécessairement de permettre aux militaires de créer et d’adhérer à des groupements ayant pour objet la protection de leurs droits et de leurs intérêts matériels et moraux (…). En revanche, ils n’impliquent pas nécessairement de qualifier ces organismes de « syndicats » au sens de l’article L. 2121-1 du code du travail et de leur reconnaître les mêmes prérogatives ». En effet, contrairement au droit français 22, le droit européen fait de la liberté syndicale une composante de la liberté d’association. La première est dérivée de la seconde et toutes deux se caractérisent par l’objet défini à l’article 11 de la Conv. EDH, à savoir la défense des intérêts par l’action collective. Dès lors, ce qui importe pour la CEDH, c’est que la législation nationale permette une telle action, quelle que soit la forme qu’elle prend. L’heure n’est donc pas forcément à l’introduction d’un syndicalisme « à la française » dans l’armée.
En revanche, c’est l’ensemble des « éléments essentiels de la liberté syndicale » au sens du droit européen qui devront être garantis, à savoir le droit pour les militaires de fonder un groupement ayant pour objet la défense de leurs intérêts professionnels, le droit d’adhérer ou de ne pas adhérer au groupement de leur choix mais aussi le droit à l’action collective entendu comme « le droit de chercher à persuader l’employeur d’écouter ce qu’il a à dire au nom de ses membres » 23 ou encore le droit à la négociation collective 24. De même, sera-t-il nécessaire d’assurer une protection contre la discrimination fondée sur l’appartenance syndicale puisque selon la CEDH, cette dernière constitue une des violations les plus graves de la liberté syndicale puisqu’elle peut compromettre l’existence même des syndicats » 25.
Reste que dans la définition des modalités d’exercice de toutes ces prérogatives, la France disposera d’une marge de manœuvre lui permettant de poser des restrictions 26, dès lors qu’elles répondent aux prévisions du §2 de l’article 11, à savoir être prévues par la loi, être justifiées par un but légitime et être nécessaires dans une société démocratique. Ces impératifs commandent les restrictions pouvant être apportées à la liberté syndicale des membres des forces armées comme pour tous les travailleurs. Là est sans doute l’enseignement principal des arrêts du 2 octobre 2014 : il n’y a plus lieu de distinguer la situation des militaires de celle des autres travailleurs lors de la définition des conditions de la restriction 27. C’est lors de l’application de ces conditions, en particulier lors du contrôle de finalité et de proportionnalité, que les particularismes liés à leur statut pourront être pris en compte et conduire à ce que des restrictions plus étendues soient admises au nom de l’ordre et des devoirs et responsabilités spécifiques des forces armées.
L’heure est donc venue de redéfinir l’équilibre des droits et devoirs des militaires, de penser « le cadre d’une réforme de fond qui permettrait de renforcer le dialogue au sein de la communauté militaire sans affaiblir [les] forces armées ni dénaturer l’état militaire ». Telle est l’ambition du rapport Pêcheur 28 qui tente d’opérer le juste compromis.
II. Du silence à la parole
Un rapport destiné à guider l’action législative
Il est des rapports appelés à rester dans les cartons des ministères. D’autres, en revanche, peuvent se targuer d’orienter réellement l’action politique. C’est bien, semble-t-il, à cette seconde catégorie qu’appartient le rapport Pêcheur puisque quelques jours à peine après sa remise, il est suivi dans deux de ses préconisations : le non renvoi des arrêts du 2 octobre 2014 en Grande chambre et la préparation d’un projet de loi s’appuyant sur les conclusions du rapport.
On ne reviendra pas ici sur la décision du Président de la République de ne pas déposer une demande de renvoi. La sagesse commandait sans nul doute pareil positionnement. Outre des chances de succès particulièrement tenues, un renvoi devant la Grande chambre aurait eu des effets désastreux sur la communauté militaire qui n’aurait pas manqué de souligner, à raison, le fossé toujours plus grand qui la sépare des pouvoirs publics.
L’annonce d’un futur projet de loi relatif au « droit d’association professionnelle des militaires » mérite autrement plus l’attention car, avec elle, se trouve actée une évolution prochaine de la législation française permettant de libérer la parole collective des militaires. Le message envoyé de Strasbourg a donc bien été entendu à Paris. Elle appelle également une lecture attentive du rapport Pêcheur puisque le ministre de la Défense et le ministre de l’Intérieur se trouvent désormais chargés « de mettre en œuvre toutes les conclusions du rapport » 29. La feuille de route est donc toute tracée et elle est incontestablement à placer sous le signe du compromis et de la conciliation des intérêts. En témoigne tout particulièrement le choix de la forme juridique permettant l’expression collective, à savoir « des associations professionnelles soumises à un régime législatif particulier ». Se trouve ainsi clairement écartée l’option syndicale au profit d’une formule associative « sur mesure ».
Le rejet de l’option syndicale
Une fois affirmé le principe d’une expression collective professionnelle des militaires, la question essentielle à régler est celle du cadre juridique pouvant lui servir de support. La France connaissant un système dualiste où coexistent deux types de structures juridiquement distinctes, les syndicats et les associations professionnelles, plusieurs options étaient ouvertes. Invoquant des raisons tant juridiques qu’opérationnelles, le rapport Pêcheur se prononce clairement en défaveur de la reconnaissance du droit syndical dans les forces armées et préconise le maintien de l’interdiction 30. Deux justifications méritent tout particulièrement d’être relevées. La première a trait au risque de censure constitutionnelle si la loi reconnaissait aux militaires un droit syndical sans limitation appropriée aux spécificités de la mission qui leur est dévolue. Des exigences constitutionnelles, telles que la préservation des intérêts fondamentaux de la Nation, les impératifs de la défense nationale, la sauvegarde de l’ordre public ou encore la nécessaire libre disposition de la force armée pourraient constituer des « contraintes juridiques radicales » 31. Poser des restrictions serait tout aussi périlleux avec un possible grief de dénaturation du droit syndical. La seconde raison avancée est d’une toute autre nature. Elle tient aux doutes de l’auteur quant à la compréhension et à l’acceptabilité de la réforme. Parce qu’il faudrait assortir la reconnaissance du droit syndical dans l’armée de restrictions, une brèche serait ouverte dans l’unicité du statut des syndicats au sens du droit du travail qui pourrait susciter des interrogations, notamment des partenaires sociaux. Par ailleurs, la connotation plutôt négative qui accompagne le syndicalisme dans une partie de la communauté militaire peut laisser à penser que cette dernière peinera à s’approprier la réforme. L’argumentation est convaincante en ce qu’elle révèle l’existence d’exigences juridiques contradictoires et intègre la question de l’opportunité. La proposition a de surcroit le mérite de s’inscrire dans la continuité puisque dès 2011, la reconnaissance d’associations professionnelles, à l’exclusion des syndicats, a été préconisée 32. L’on comprend dès lors la faveur donnée à l’option associative, d’autant qu’elle apparait parfaitement conforme au droit européen qui fait dériver la liberté syndicale de la liberté d’association 33.
Une formule associative sur mesure
C’est donc en s’appuyant sur la formule associative que devrait être autorisée l’expression collective des militaires. Mais le rapport Pêcheur préconise une formule sur mesure combinant dispositions générales de la loi du 1er juillet 1901 et dispositions spécifiques, afin de tenir compte du particularisme de l’état militaire. Pour l’auteur, « la stratégie de défense et les missions des forces françaises imposent de conserver un outil militaire robuste, disponible et cohérent, et de disposer de militaires disciplinés, aptes à intervenir dans toutes les conditions et capables d’exécuter les missions de combat qui leur sont assignées ». L’introduction d’organismes de défense des intérêts professionnels dans l’armée ne saurait porter atteinte ni « à la cohésion et à l’unité des forces armées », ni « à l’unité et à l’intégrité de l’état militaire ». Partant de là, c’est une liberté d’association assortie de restrictions qui devrait être reconnue aux membres des forces armées. Deux préconisations méritent tout particulièrement l’attention.
La première tient à la définition de l’objet légal qui permet de tracer la frontière entre les associations qui seront autorisées et celles qui ne le seront pas 34. Après avoir écarté une formulation du champ matériel d’intervention inspirée de celle qui prévaut pour les syndicats professionnels 35 au motif qu’elle était trop large et inadaptée aux spécificités de l’institution militaire 36, le rapport propose de s’appuyer sur la notion de « condition militaire » qui serait définie par la loi 37 comme couvrant « l’ensemble des obligations et des sujétions propres à l’état militaire, ainsi que les garanties et les compensations apportées par la Nation aux militaires ». Celle-ci inclurait « les aspects statutaires, économiques, sociaux et culturels susceptibles d’avoir une influence sur l’attractivité de la profession et des parcours professionnels, le moral et les conditions de vie des militaires et de leurs ayants droit, la situation et l’environnement professionnels des militaires, le soutien aux blessés et aux familles, ainsi que les conditions de départ des armées et d’emploi après l’exercice du métier militaire ». Le moins que l’on puisse dire est que la définition se veut précise et que la terminologie emprunte fort peu à celle usitée pour la généralité des travailleurs. Ainsi n’est-il nullement question des « conditions de travail » qui se trouvent écartées au profit d’une référence à « la situation et à l’environnement professionnel ». Derrière ce choix terminologique, se trouve une raison parfaitement assumée par l’auteur du rapport : il s’agit d’« éviter que les associations ne discutent de l’opportunité des décisions de gestion et d’organisation des forces armées, comme la restructuration d’une base de défense ou le vote du budget de la défense nationale ». Nul doute que pareille exclusion ne satisfera pas ceux qui s’engagent dans la défense des droits et intérêts collectifs 38. Le débat ne manquera sans doute pas de s’ouvrir sur ce point.
La seconde se rapporte aux moyens et modalités d’action ouverts aux nouvelles associations professionnelles de militaires. Le droit européen doit ici guider la plume du législateur français puisqu’il s’agit de donner corps à la liberté d’association/syndicale au sens de l’article 11 de la Conv. EDH. Ses « éléments essentiels » doivent donc être garantis dans leur principe, même si des restrictions à leur exercice peuvent être posées afin d’assurer la conciliation avec les obligations fondamentales s’imposant à tout militaire.
C’est ainsi que doit, en premier lieu, être reconnu aux associations professionnelles de militaires le droit d’ester en justice réaffirmé par l’arrêt ADEFDROMIL comme un élément essentiel de la liberté syndicale 39. Le rapport Pêcheur se prononce en ce sens en posant deux exclusions : la contestation des mesures d’organisation des services ne portant pas atteinte aux droits et prérogatives des militaires et celle des mesures individuelles n’affectant pas les intérêts collectifs. Si la seconde restriction est classique, dès lors qu’elle est de longue date opposée aux syndicats de fonctionnaires par le Conseil d’Etat 40, la première apparait spécifique à la situation des militaires puisque se trouve écartée la jurisprudence administrative admettant la possibilité de contester une décision d’organisation du service affectant les conditions d’emploi ou de travail. L’on retrouve ici le même objectif que celui poursuivi lors de la définition de l’objet légal : éviter que les associations professionnelles ne demandent l’annulation de décisions de fermeture d’un régiment ou d’une base, ce qui, pour l’auteur du rapport, « serait un grave facteur de désordre au sein de l’institution » 41. Reste à savoir si la restriction passerait l’épreuve du contrôle conventionnel. Le fait que les mesures d’accompagnement des décisions en cause pourront faire l’objet d’un contentieux collectif puisqu’elles touchent directement aux droits et prérogatives des militaires devrait permettre de tenir la restriction pour conforme.
Le rapport s’attache, en second lieu, à déterminer les modalités permettant de concrétiser le droit des associations professionnelles de se faire entendre, ce qui amène dans le débat la liberté d’expression reconnue par l’article 10 de la conv. EDH. En matière d’expression syndicale, la jurisprudence de la CEDH se montre particulièrement tolérante, du moins lorsque l’on se situe dans le cadre de l’entreprise ou de l’institution, y compris militaire 42. Aussi, est-il préconisé de soumettre l’expression interne, dans son contenu comme dans ses modalités 43, à un cadre relativement souple. La liberté d’expression sur la condition militaire 44 serait soumise à deux bornes des plus classiques : la discipline militaire et le bon fonctionnement du service. En revanche, l’expression publique serait plus strictement encadrée avec l’interdiction des manifestations publiques et des pétitions. Le but poursuivi est ici « la préservation de la confiance du public dans l’action des armées et de la gendarmerie » 45, ce qui apparait, sans nul doute, légitime. La proportionnalité de la mesure semble également peu discutable dès lors que subsistent d’autres possibilités d’expression publique et que dans une approche globale, le juge européen pourrait être sensible aux progrès accomplis sur le terrain de l’expression interne.
Reste un dernier élément essentiel de la liberté syndicale au sens du droit européen : le droit de mener des négociations collectives, entendu comme le droit de nouer un dialogue avec l’institution militaire 46. Sur ce point, l’exercice de conciliation est particulièrement délicat dès lors que des instances de concertation existent déjà au sein de l’institution militaire 47. Le rapport se prononce clairement en faveur d’une intégration des associations professionnelles au sein de ces instances, ce qui « contribuerait à ajouter de la substance au droit syndical au sens européen du terme, donc à consolider le dispositif sur le plan juridique » 48. Ne seraient toutefois concernées que les associations professionnelles reconnues « représentatives ». Seules ces dernières seraient également appelées à participer à l’administration d’institutions intéressant la condition militaire, telle la Caisse nationale de sécurité sociale des militaires 49. Ainsi, accéder à la représentativité constituera pour les futures associations professionnelles de militaires un véritable enjeu, d’autant que de cette qualification devrait également dépendre les moyens accordés 50. L’idée se défend sans mal dès lors que la représentativité n’est rien d’autre que l’aptitude reconnue à une organisation d’être le porte-parole de ceux dont il prétend défendre et promouvoir les intérêts. De surcroit, la mise en place d’un système de représentativité est parfaitement conforme au droit européen qui laisse les Etats libres de l’organiser 51. Reste alors à s’intéresser aux règles de mesure préconisées. S’inspirant directement des règles qui prévalent dans le secteur privé, en particulier de celles qui président la représentativité des organisations patronales 52, le rapport propose de subordonner la représentativité au respect de conditions touchant à la transparence financière, à l’ancienneté (1 an), à l’influence et à l’audience, appréciée au regard des effectifs et de la diversité des adhérents (moyennant une vérification par la commission de contrôle) et du niveau des cotisations. La mesure de l’influence et de l’audience constituera sans nul doute la principale difficulté. Aussi, à l’instar de ce qui existe pour la détermination de l’audience des organisations patronales 53, l’instauration de seuils permettant d’asseoir l’objectivité est envisagée. Une différence notable peut toutefois être relevée. Alors que pour les organisations patronales, le seuil de représentativité se détermine en fonction des seules entreprises qui adhèrent à une organisation patronale et non de l’ensemble des entreprises susceptibles de le faire, l’audience exigée des associations professionnelles de militaires serait dépendante des effectifs militaires global et catégoriel. On comprend dès lors, l’appel à la prudence de l’auteur du rapport sur le quantum à adopter 54 puisque la dynamique associative, à ce jour incertaine, est appelée à jouer un rôle important dans la mesure de la représentativité. L’alternative d’une référence à l’ensemble des militaires ayant adhéré à une association professionnelle mérite sans doute d’être envisagée.
En définitive, le rapport Pêcheur est incontestablement de ceux qui méritent d’éclairer l’action du législateur. Au-delà de quelques « réglages » mineurs que le travail parlementaire devrait permettre de réaliser, les équilibres dessinés paraissent propres à libérer la parole collective des militaires tout en sauvegardant les intérêts de l’institution. La condamnation de la France par la Cour européenne des droits de l’homme a été saisie pour ce qu’elle devait être : une formidable opportunité de rapprocher l’institution et la communauté militaires.
Notes:
- Inspirée d’une autre (« les militaires ne pensent pas, ils obéissent ») empruntée à Mme Sourbier-Pinter Line qui s’interrogeait dans son ouvrage paru en 2003 (Les militaires, coll. Idées reçues, n° 54, éd. Cavalier bleu) sur le bien-fondé et la pérennité de comportements fréquemment attribués aux militaires ↩
- Ce texte énonce que « L’existence de groupements professionnels militaires à caractère syndical ainsi que l’adhésion des militaires en activité de service à des groupements professionnels sont incompatibles avec les règles de la discipline militaire » ↩
- V. l’entretien avec D. Roman, « La France va devoir organiser la liberté syndicale dans l’armée », Sem. soc. Lamy 27 octobre 2014, n° 1649, p. 11 ↩
- Le moyen tiré de l’inconstitutionnalité de la disposition légale a bien été présenté au Conseil d’Etat lors du recours initié en 2008 par l’Association de défense des droits des militaires, mais les dispositions relatives à la question prioritaire de constitutionnalité n’étaient pas encore en vigueur. Le Conseil d’Etat a, dès lors, écarté toute possibilité de contestation de la conformité de la loi à la Constitution. V. CE 11 décembre 2008, Association de défense des droits des militaires, n° 306962 ↩
- En ce sens : C. Demesy, « La liberté syndicale et le droit de négociation collective des militaires », RFDA 2003, p. 546 ; M. Ciavaldini, J. Millet, « Liberté d’expression collective des militaires : état du droit et développements jurisprudentiels récents », AJDA 2009, p. 961 ↩
- Avis du Conseil d’Etat en date du 1er juin 1949 incorporé à une circulaire du 21 juin 1949, BOPP 1949, p. 2400, (cité dans les deux articles précités) ↩
- Loi portant statut général des militaires qui a accordé aux militaires les droits civils et politiques reconnus aux citoyens sous réserves des restrictions et limitations qu’elle a posées ↩
- V. Cons. const. 28 novembre 2014, n° 2014-432 QPC qui a tiré des articles 5, 15, 20 et 21 de la Constitution une exigence constitutionnelle de « nécessaire libre disposition de la force armée », à laquelle l’exercice de mandats électoraux ou fonctions électives par des militaires en activité ne saurait porter atteinte ↩
- En ce sens, B. Pêcheur, op. cit., p. 20 ↩
- CE 11 décembre 2008, précit. ↩
- D. Roman, op. cit. ↩
- CEDH 2 octobre 2014, Matelly c. France (n° 10609/10) et ADEFDROMIL c/ France (n° 32191/09) ↩
- B. Pêcheur (avec le concours d’A. Lallet), Le droit d’association professionnelle des militaires, Rapport à Monsieur le Président de la République, 18 décembre 2014, disponible sur le site de l’Elysée. On signalera également la note de recherche stratégique n° 14 de l’IRSEM rédigée par le lieutenant-colonel A. Planiol sur L’expression professionnelle collective des militaires, sortie en décembre 2014 (disponible sur le site du Ministère de la défense) ↩
- Dont l’intéressé tira un livre. V. J-H. Matelly, L’affaire Matelly, JCG éditions, 2010 ↩
- CE 11 janvier 2011, n° 338461 ↩
- CE 26 février 2010, n° 322176 ↩
- CEDH 12 novembre 2008, Demir et Baykara c. Turquie, n°34503/97 ↩
- V. N. Hervieu, « La Cour européenne des droits de l’homme, alchimiste de la liberté syndicale », RDT 2009, p. 288 ↩
- V. pour un commentaire critique : C. Demesy, op. cit., p. 546 ↩
- Réclamation n° 101/2013 enregistrée le 10 juin 2013, consultable sur https://www.coe.int/t/dghl/monitoring/socialcharter/Complaints/CC101CaseDoc1_fr.pdf ↩
- En ce sens, D. Roman, op. cit. p. 12 ↩
- Le droit français connait quant à lui une séparation nette de la liberté d’association et de la liberté syndicale. Cette autonomie trouve son origine dans l’histoire de leur consécration. Alors que la liberté syndicale a vu le jour avec la loi du 21 mars 1884, la liberté d’association n’a été garantie qu’avec la loi du 1er juillet 1901. La séparation a ultérieurement reçu une assise constitutionnelle avec le Préambule de 1946 qui affirme que « tout homme peut défendre ses droits et libertés par l’action syndicale et adhérer au syndicat de son choix » et ne fait aucunement référence à la liberté d’association. ↩
- CEDH 2 juillet 2002, Wilson, National Union of Journalists et autres c. Royaume-Uni, n° 30668/96, 30671/96 et 30678/96, §44 ↩
- CEDH 12 novembre 2008, Demir et Baykara c. Turquie, précit., §154. Le droit à la « négociation collective » n’est toutefois pas entendu comme le droit de conclure des conventions collectives avec une obligation pour les Etats de permettre la conclusion de telles conventions. V. CEDH, 8 avril 2014, National Union of Rail, maritime and transport workers c/ Royaume-Uni, n° 31045/10, §85 ↩
- CEDH, 30 juillet 2009, Danilenkov et autres c/ Russie, n° 67336/01, § 123 ↩
- La marge de manœuvre se retrouve également dans la définition des mesures permettant la jouissance effective des prérogatives reconnues, comme par exemple les moyens matériels accordés ↩
- L’article 11 §2 ne doit plus être entendu comme posant deux types de restriction possibles : l’un pour l’ensemble des travailleurs et l’autre pour les « membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’Etat » ↩
- Op. cit., spéc. p. 35 et s. ↩
- Annonce de F. Hollande le 19 décembre 2014 ↩
- Sauf lorsque le militaire est détaché dans la fonction publique civile ↩
- V. rapport Pêcheur, p. 43 ↩
- G. Le Bris et E. Mourrut, Le dialogue social dans les armées, Rapport d’information n° 4069 de la commission de la défense nationale et des forces armées de l’Assemblée nationale, 13 décembre 2011 ↩
- Voir supra ↩
- Mais aussi les moyens et modalités d’action qui se trouvent bornés par l’objet de l’association. V. infra ↩
- C. trav. art. L 2131-1 qui vise « l’étude et la défense des droits ainsi que des intérêts matériels et moraux tant collectifs qu’individuels des personnes mentionnées dans leurs statuts » ↩
- Le rapport juge inadapté l’emploi du terme « défense » trop marqué par une connotation belliciste et surtout considère qu’il il convient de prévenir toute immixtion des associations professionnelles non seulement dans des débats politiques, mais aussi dans la définition de la stratégie nationale de défense et de la politique de défense, ce qui couvre, notamment la définition des buts à atteindre, l’approbation des plans correspondants, la répartition générale des forces entre les commandants en chef ou interarmées et les mesures destinées à pourvoir aux besoins des forces. V. spéc. p. 44 et 45 ↩
- Cf. Art. 1 de l’avant-projet de loi qui doterait l’article L 4111-1 du Code de la défense d’un nouvel alinéa ↩
- Voir déjà la réaction de l’association Gendarmes et citoyens qui qualifie la restriction « d’inconcevable » (consultable sur le site Lecolonel.net) ↩
- CEDH 2 octobre 2014, précit. ↩
- CE 28 décembre 1906, Syndicat des patrons-coiffeurs de Limoges, n° 25521 ; CE 22 janvier 2007, Union Fédérale Equipement – CFDT, n° 288568 ;CE 18 janvier 2013, Syndicat de la magistrature, n° 354218 ↩
- V. p. 58 ↩
- Voir la jurisprudence citée dans le rapport, spéc. p. 60 ↩
- Le rapport envisage toutes les modalités concrètes de diffusion de l’information en interne : affichage sur des panneaux dédiés, accès à l’intranet, à des forums de discussion, distribution de documents papier ou numériques. Les propositions sont très clairement inspirées du secteur privé et des règles du droit du travail. V. spéc. p. 61 et s. ↩
- Telle que définie par la loi, ce qui montre toute l’importance des discussions sur l’objet. V. supra. ↩
- V. p. 61 ↩
- Et non de conclure des conventions collectives. Il est du reste totalement exclu d’instaurer dans les armées un mécanisme de négociation collective, fut-ce par le biais d’accords collectifs dépourvus de force contraignante, comme dans la fonction publique ↩
- Instance de concertation nationale, le Conseil Supérieur de la Fonction Militaire (CSFM) a été créé en 1969. Selon l’article L 4121-1, il constitue « le cadre institutionnel dans lequel sont examinés les éléments constitutifs de la condition de l’ensemble des militaires ». En 1990, sept Conseils de la Fonction militaire ont été créés pour assister le CSFM dans sa mission d’exprimer « son avis sur les questions de caractère général relatives à la condition et au statut des militaires ». Au niveau local, existent également des présidents de catégorie élus, chargés de représenter les officiers, sous-officiers, militaires du rang auprès du commandement de l’unité et des commissions participatives locales, permettant de participer à la prise de décisions concernant la vie courante des formations. ↩
- V. p. 64 ↩
- Le rapport liste 6 institutions pouvant être concernées. Cf. p. 66 ↩
- Droit de disposer d’un local en propre, de bénéficier, pour son président, d’un crédit de temps majoré, de faire bénéficier ses adhérents du crédit d’impôt sur le revenu à raison des cotisations qu’ils versent ↩
- V. CEDH 12 novembre 2008, Demir et Baykara c/ Turquie, précit. qui considère que « les Etats demeurent libres d’organiser leur système de manière à reconnaître, le cas échéant, un statut spécial aux syndicats représentatifs » (§ 154) ↩
- C. trav. L 2151-1 ↩
- C. trav. art. L 2152-1 et L 2152-4 qui vise un seuil de 8% des entreprises adhérant à des organisations professionnelles d’employeurs ↩
- Deux seuils sont « suggérés » : 5% de l’effectif militaire global et 2% de l’effectif militaire de chaque catégorie ↩