Affaire Célestin. Quand le « temps perdu ne se rattrape plus »… [Commentaire]
Dans un arrêt du 25 novembre 2014, très largement médiatisé, la Cour d’appel de Rennes a refusé la restitution d’un enfant né sous X à son père biologique. Les juges ont, en effet, décidé qu’il n’était pas dans l’intérêt de cet enfant de se voir confier à cet homme.
Anne-Sophie Brun-Wauthier et Géraldine Vial sont Maîtres de conférences à la Faculté de droit de Grenoble, Université Grenoble-Alpes
L’affaire Célestin a d’ores et déjà fait couler beaucoup d’encre dans la presse. Son analyse juridique requiert, devant la complexité des faits de l’espèce, de revenir sur leur chronologie précise. En juin 2012, le père prétendu 1 bénéficie d’un parloir en unité de vie familiale avec sa compagne. Il apprend, par la suite, qu’elle attend un enfant. Quelques temps plus tard, celle-ci met fin à leur relation. Dès le 14 décembre 2012, cet homme entreprend des démarches auprès du service de l’état civil de Nantes en vue de reconnaître l’enfant. Le Procureur est alors sollicité pour avis et, en avril, autorise le service de l’état civil à procéder à l’enregistrement de la reconnaissance. Pour autant, cet enregistrement ne semble pas avoir été effectué puisque le père prétendu procède de nouveau à la reconnaissance de cet enfant le 2 mai 2013. Entre temps, le 30 avril 2013, la mère donne naissance à l’enfant de manière anonyme et le bébé est remis aux services de l’Aide Sociale à l’Enfance. Il est alors admis en tant que pupille de l’État à titre provisoire, par un arrêté rendu non contradictoirement prévoyant qu’en l’absence de reprise de l’enfant dans un délai de deux mois, celui-ci serait automatiquement admis pupille de l’État à titre définitif. En juin 2013, le père saisit sur requête le juge aux affaires familiales afin d’obtenir une copie intégrale de l’acte de naissance de l’enfant. Le 1er juillet, le délai de deux mois s’étant écoulé, l’enfant est, par l’effet de l’arrêté du 30 avril, automatiquement admis en tant que pupille de l’État à titre définitif. Le 3 juillet, le conseil de famille autorise le placement de l’enfant. Le 12 juillet, le procureur est saisi par le père sur le fondement de l’article 62-1 du Code civil pour retrouver l’enfant. Ce même jour, le conseil du père envoie un fax au Conseil général pour l’informer de cette saisie du procureur, tout en précisant que le père dispose déjà d’éléments d’identification de l’enfant (date et lieu de naissance). Dans ce fax, le père demande, corrélativement, au Conseil général de surseoir à statuer à tout placement en vue de l’adoption. Toutefois, ce placement vient d’avoir lieu, quelques heures plus tôt. Le procureur ne donnera l’ordre de mentionner la reconnaissance du père dans l’acte de naissance de l’enfant retrouvé qu’en octobre, soit trois mois plus tard. Le 17 octobre, le conseil du père informe le conseil général de la mention en marge et sollicite la restitution de l’enfant. Quelques jours plus tard, le Conseil général rejette cette demande. Le 13 janvier 2014, le conseil de famille donne son accord à l’adoption de l’enfant. Le même jour, le père de l’enfant saisit le Tribunal de grande instance pour contester l’arrêté d’admission de l’enfant en qualité de pupille de l’État et se voir restituer l’enfant. Dans une décision du 24 avril, les premiers juges déclarent recevable son action, annulent l’arrêté d’admission de l’enfant et ordonnent sa restitution au demandeur. Sur appel du Conseil général et du parquet, la Cour d’appel de Rennes infirme le jugement dans l’arrêt du 25 novembre dernier 2. Tout en admettant la recevabilité de l’action du père, les juges décident de valider l’admission de l’enfant en tant que pupille de l’État au nom de l’intérêt de l’enfant. Il serait, en effet, contraire à l’intérêt de Célestin de se voir confier à son père.
De cette chronologie des faits ressort un enchaînement malheureux d’irrégularités et maladresses ayant conduit au placement prématuré de Célestin. Reste que, paradoxalement, ce sont ces violations procédurales qui ont autorisé la recevabilité de l’action, pourtant bien tardive, du père prétendu (I). Amenée ainsi, quinze mois après le placement de l’enfant, à statuer sur son adoptabilité, la Cour d’appel a légitimement pu, au nom de l’intérêt de l’enfant, refuser la restitution de Célestin à sa famille biologique (II).
I. La recevabilité de l’action autorisée par le non-respect de la procédure
Le processus conduisant à l’adoptabilité de Célestin est entaché de graves irrégularités : l’arrêté admettant l’enfant à titre définitif n’a jamais été pris et la notification de cette admission n’a jamais pu être faite à son père. Mais, paradoxalement, ce sont ces irrégularités qui ont permis au demandeur de pouvoir exercer son action en contestation.
Absence d’arrêté admettant l’enfant à titre définitif. Lorsqu’un enfant naît d’une mère ayant accouché anonymement, il est le plus souvent immédiatement recueilli par l’ASE en tant qu’« enfant dont la filiation n’est pas établie ou est inconnue » (CASF, art. L. 244-4, 1°). Un procès-verbal est alors dressé, qui constate le recueil et déclare l’enfant pupille de l’État à titre provisoire (CASF, art. L. 224-6, al. 1er). Durant deux mois, l’article L. 224-6, al. 2, CASF permet au parent qui a remis l’enfant de le reprendre librement. Il s’agit là d’un délai de rétractation, distinct du délai de recours contre l’admission définitive en qualité de pupille de l’État qui sera évoqué ultérieurement. L’article précité est interprété largement : n’importe lequel des parents de l’enfant peut établir sa filiation et demander la restitution de l’enfant 3. A l’issue de ce délai de deux mois, le président du Conseil général doit prendre un arrêté dans lequel l’enfant est déclaré pupille de l’État à titre définitif (CASF, art. L. 224-8, al. 1er).
Première liberté avec la procédure prise par le Conseil général en l’espèce : il n’y a pas eu un PV et, deux mois plus tard, un arrêté du président du Conseil général mais un seul acte. Dans une sorte de deux-en-un procédural, le président du Conseil général a pris un arrêté le jour de la naissance de l’enfant admettant ce dernier, à titre provisoire, en qualité de pupille de l’État et dont l’article 2 précisait que « si l’enfant n’est pas repris avant cette date [le 30 juin, soit deux mois après] il sera admis en qualité de pupille de l’État à titre définitif à compter du 30 juin 2013 ». D’aucuns plaideront qu’il s’agit d’une pratique courante au sein des conseils généraux. C’est du reste ce que souligne la Cour d’appel. Cette pratique est pourtant critiquable. En ne respectant pas scrupuleusement la procédure, elle vient fragiliser le processus d’adoption de l’enfant. Aujourd’hui, ce risque ne devrait toutefois plus se rencontrer car, en imposant la notification de l’admission définitive de l’enfant en qualité de pupille de l’État, le législateur a implicitement condamné cette pratique.
Absence de notification de l’admission définitive de Célestin en qualité de pupille de l’État. L’admission d’un enfant en qualité de pupille de l’État peut faire l’objet d’un recours. Le régime de celui-ci est précisé dans l’article L. 224-8, al. 1er, du CASF. Dans sa version alors applicable, l’article disposait que « L’admission en qualité de pupille de l’État peut faire l’objet d’un recours, formé dans le délai de 30 jours suivant la date de l’arrêté du président du conseil général devant le tribunal de grande instance, par les parents en l’absence d’une déclaration judiciaire d’abandon ou d’un retrait de l’autorité parentale (…) ». Le point de départ du délai de 30 jours n’avait pas été fixé par le législateur mais il semblait admis qu’il était constitué par l’admission de l’enfant, à titre définitif, en qualité de pupille de l’État 4. En l’absence d’arrêté définitif ici, deux solutions étaient donc envisageables. Soit l’on décidait que l’enfant avait été admis définitivement à l’expiration des deux mois suivant l’admission provisoire (conformément aux stipulations de l’arrêté d’admission provisoire), c’est-à-dire le 1er juillet, auquel cas le délai de 30 jours pour contester cette admission avait couru jusqu’au 30 juillet. Soit l’on considérait qu’en l’absence d’arrêté définitif, il n’existait pas de point de départ et que, par conséquent, le délai n’avait jamais commencé à courir.
Dans un cas comme dans l’autre, pour que ce recours en contestation de l’admission comme pupille de l’État soit effectif, encore faut-il que les personnes titulaires du droit aient connaissance de la décision d’admission. Or, dans sa version applicable à l’époque de Célestin, l’article L. 224-8, al. 1er, ne prévoyait pas que la décision d’admission soit notifiée aux titulaires de l’action. Depuis lors, le texte a été abrogé par le Conseil constitutionnel pour méconnaissance du droit à un recours juridictionnel effectif garanti par l’article 16 de la DDHC 5. Ultérieurement, la Cour de cassation a jugé que le recours contre la décision d’admission comme pupille de l’État ne respecte pas le droit au procès équitable : un délai de recours ne peut commencer à courir lorsqu’une décision est prise non contradictoirement et que n’est pas assurée l’information des personnes admises à la contester 6. Dans sa rédaction actuelle, issue d’une loi du 17 mai 2013, le père de naissance, s’il a manifesté un intérêt pour l’enfant auprès de l’ASE, doit se faire notifier l’arrêté ; la réception de la notification permet alors de faire courir le délai de 30 jours pour contester l’admission en qualité de pupille de l’État 7.
Dans notre cas d’espèce, il aurait toutefois été bien difficile de notifier un arrêté pris deux mois auparavant admettant l’enfant provisoirement en qualité de pupille de l’État, devenu définitif par le truchement d’une stipulation du même arrêté provisoire. De fait, pour que la décision puisse être notifiée, il sera désormais nécessaire de prendre un véritable arrêté. C’est dire que la pratique de l’arrêté unique adoptée par certains conseils généraux, comme le Conseil général de Loire Atlantique ici, est aujourd’hui condamnée.
L’absence d’arrêté définitif d’admission en qualité de pupille de l’État, ainsi que l’absence de notification du même acte, auraient pu concourir à caractériser la violation, par le Conseil général, du droit à un recours effectif du père biologique de Célestin. L’argument avait, du reste, été développé par le TGI au soutien de sa décision. Cependant, ces irrégularités ont paradoxalement permis la recevabilité de l’action engagée par le père biologique plus de six mois après l’admission définitive de son fils en qualité de pupille de l’État. In fine, le père biologique de Célestin a bel et bien eu accès au juge, de sorte que l’on ne peut observer de violation de son droit à un recours effectif. Reste que le fait d’être recevable n’impliquait pas que l’action du père biologique de Célestin soit bien fondée car il appartenait aux juges de statuer au nom de l’intérêt de l’enfant.
II. La restitution de Célestin refusée au nom de son intérêt
L’intérêt de l’enfant est au cœur de la décision de la Cour d’appel. Dans cet arrêt, les juges ont, en effet, clairement affirmé qu’il n’est pas dans « l’intérêt de Célestin » de se voir confier à son père. Si les juges étaient effectivement appelés à utiliser le critère de l’intérêt de l’enfant sur le fondement de l’article L. 224-8 CASF in fine, leur appréciation de l’intérêt de Célestin peut néanmoins être discutée.
La mobilisation du critère de l’intérêt concret de l’enfant. Le concept d’intérêt de l’enfant est une notion intrinsèquement floue, subjective et mouvante 8. Son caractère insaisissable a suscité les foudres de la doctrine à bon nombre de reprises 9. Pour autant, ce standard peut également être envisagé sous l’angle d’un facteur d’adaptabilité du droit, d’un instrument de mesure autorisant une souplesse fonctionnelle pouvant se révéler précieuse dans la résolution de certains litiges. Ce concept fait, en jurisprudence, l’objet de deux approches 10. Il peut, d’une part, être envisagé de manière abstraite. Il s’agit alors de l’intérêt abstrait ou général de l’enfant, correspondant à « une vérité objective transposable à tout enfant » 11. Il peut, d’autre part, être analysé de manière concrète, appréciée au regard d’une situation donnée. On parle alors de l’intérêt concret de l’enfant. L’étude de la jurisprudence révèle que cette approche concrète de l’intérêt de l’enfant est utilisée par les juges du fond dans les conflits opposant différents intérêts individuels 12. Tel était bien le cas en l’espèce.
Dans l’affaire Célestin, les juges ont, en effet, été saisis sur le fondement de l’article L. 224-8 du CASF. Or, ce texte énonce que « s’il juge [le recours contre l’arrêté d’admission de l’enfant en tant que pupille de l’État] conforme à l’intérêt de l’enfant, le tribunal confie sa garde au demandeur, à charge pour ce dernier de requérir l’organisation de la tutelle, lui délègue les droits de l’autorité parentale et prononce l’annulation de l’arrêté d’admission ». Les juges de la Cour d’appel de Rennes ont ainsi mis en œuvre le critère de l’intérêt de Célestin pour trancher le conflit entre l’intérêt de l’homme qui l’avait reconnu et celui des candidats à l’adoption.
C’est ainsi sans surprise que la Cour d’appel a utilisé cette approche concrète de la notion d’intérêt de l’enfant. Dans cette perspective, les juges ne parlent pas de « l’intérêt de l’enfant » mais de « l’intérêt de Célestin ».
L’appréciation souveraine de l’intérêt de l’enfant. Lorsque l’intérêt de l’enfant constitue le critère d’application de la règle de droit, la Cour de cassation laisse le soin aux juges du fond d’apprécier souverainement le contenu de la notion d’intérêt concret de l’enfant. Ces derniers sont donc libres de décider au cas par cas quel est l’intérêt de tel enfant. Il en est ainsi en matière d’autorité parentale mais, également, en matière de filiation, d’adoption, d’assistance éducative, de déplacement illicite d’enfant ou encore de choix du prénom ou du nom de l’enfant 13. Le standard de l’intérêt de l’enfant opère alors en tant que guide pour le juge du fond dans l’application de la règle à une situation donnée. L’intérêt de l’enfant doit donc être envisagé de manière concrète, excluant ainsi tout contrôle de la Cour de cassation sur son bien-fondé. Tel est bien le cas en l’espèce. L’intérêt de l’enfant constitue, selon l’article L. 224-8 CASF in fine, le critère de l’appréciation du bien-fondé du recours contre l’arrêté d’admission de l’enfant en tant que pupille de l’État. Les juges de la Cour d’appel ont donc souverainement pu déterminer quel était l’intérêt de Célestin.
L’appréciation de l’intérêt de l’enfant guidée par l’écoulement du temps. Alors que les juges de première instance avaient estimé que l’intérêt de Célestin était de « connaître son père et de vivre avec lui au sein de sa famille paternelle », les juges d’appel ont considéré, à l’inverse, qu’il n’est pas dans son intérêt d’être confié à son père. Leur décision se fonde sur les différents rapports de pédopsychiatres attestant des dangers d’une nouvelle séparation pour l’enfant. Au moment où la Cour statue, l’enfant est, en effet, placé depuis quinze mois. Dans cette perspective, il est difficile de contester que Célestin a besoin de stabilité et que l’arracher aujourd’hui aux personnes qu’il considère comme ses parents engendrerait un nouveau traumatisme pour ce petit garçon. Pour la Cour d’appel, l’écoulement du temps a ainsi permis de dessiner plus précisément les contours de l’intérêt de Célestin et a abouti, ici, à refuser de le séparer de la famille qui l’a accueilli depuis son plus jeune âge.
Le couple candidat à l’adoption avait, en effet, insisté sur le caractère tardif de la demande du père de naissance. Il est reproché à ce dernier d’avoir tardé dans ses démarches et, en particulier, d’avoir attendu le 13 janvier 2014 pour contester l’arrêté d’admission en qualité de pupille de l’État et solliciter la restitution de l’enfant. Toutefois, l’action introduite en janvier 2014 n’est que le dernier maillon de la très longue série de démarches entreprises par cet homme. L’écoulement du temps ne peut donc pas lui être imputé.
Ce temps perdu pourrait, en revanche, être attribué au Conseil général ayant placé l’enfant de manière prématurée. Si le temps écoulé depuis le placement a pu consolider la situation de Célestin et conforter l’idée qu’il n’est plus dans son intérêt d’en changer, c’est parce que son placement est intervenu trop rapidement. Le Conseil général a, en effet, décidé de placer Célestin le 12 juillet, c’est-à-dire durant une période au cours de laquelle le recours de 30 jours pouvait encore être exercé. Or, ce placement prématuré est problématique à deux égards. En théorie, si le recours est exercé par le père et qu’il aboutit, l’admission de l’enfant en qualité de pupille de l’Etat sera remise en cause et l’enfant sera restitué au demandeur. Il s’agira donc pour l’enfant de vivre une troisième séparation : après la séparation d’avec sa mère biologique, puis celle d’avec la famille l’ayant accueilli pendant les mois précédant son placement, interviendra la séparation d’avec les personnes candidates à l’adoption qui se sont donc, par définition, investies dans la relation. Mais, en pratique, le placement prématuré peut avoir l’effet inverse : il voue à l’échec la demande de restitution de l’enfant car celle-ci apparaît alors contraire à l’intérêt de l’enfant. Les juges de la Cour d’appel se sont ainsi trouvés placés devant le fait accompli : l’enfant est placé depuis trop longtemps pour qu’il soit dans son intérêt d’être restitué à son père.
Les hésitations sur ce que pourrait être la position de la Cour EDH. Si l’affaire devait être portée devant la Cour européenne des droits de l’homme, rien ne dit que la France serait condamnée. D’un côté, en effet, la Cour a rappelé à plusieurs reprises le principe selon lequel le respect effectif de la vie familiale exige que les liens futurs entre parents et enfants ne soient pas déterminés par le simple écoulement du temps 14. La Cour insiste également très fortement sur le nécessaire respect de la vie privée de l’enfant, celui-ci pouvant exiger, au nom de son droit à l’identité, de pouvoir établir sa filiation conformément à la vérité biologique 15. Tout récemment, la Cour a ainsi affirmé, dans l’arrêt Ménnesson, que l’« on ne saurait prétendre qu’il est conforme à l’intérêt d’un enfant de le priver d’un lien juridique de cette nature alors que la réalité biologique de ce lien est établie et que l’enfant et le parent concerné revendiquent sa pleine reconnaissance » 16. D’un autre côté, cependant, restituer l’enfant à son père biologique pourrait constituer une violation de la vie familiale unissant l’enfant au couple l’ayant accueilli. Les deux critères d’une vie familiale semblent en effet caractérisés. La cohabitation depuis plus de quinze mois suffit à admettre que le critère de l’effectivité des relations est rempli et, si la parenté n’est pas établie, c’est bien contre la volonté de la famille candidate à l’adoption de Célestin, dont la requête a été suspendue. La vie familiale étant constituée, l’État a l’obligation d’intégrer juridiquement l’enfant dans sa famille, en d’autres termes d’établir sa filiation. La protection de la vie familiale unissant Célestin et le couple candidat à son adoption obligerait ainsi la France à établir un lien de filiation entre eux. Toutefois, il existe également une vie familiale entre Célestin et son père biologique. L’image est en quelque sorte inversée par rapport à la précédente : la parenté est établie et l’effectivité est contrariée (puisque c’est précisément ce que revendique le père de l’enfant). La protection de cette vie familiale implique également que l’enfant soit juridiquement lié à son père de naissance et que la filiation actuellement sur le papier puisse être vécue. Le Professeur Murat l’avait annoncé il y a longtemps : « A trop qualifier de vie familiale des situations les plus diverses pour les attirer sous l’empire de l’article 8, il devient nécessaire de faire un tri entre celles qui donnent droit à l’application du principe d’intégration de l’enfant dans sa famille et celles qui ne le provoquent pas » 17. Vie familiale contre vie familiale, laquelle privilégier ? C’est là où entre en considération LE critère : celui de l’intérêt supérieur de l’enfant apprécié in concreto, utilisé par la Cour d’appel de Rennes, pour refuser la restitution de Célestin à son père biologique.
Le malaise ressenti à la lecture de l’arrêt n’en est pas dissipé pour autant, peut-être parce que l’on perçoit que de multiples facteurs ont conduit à la construction d’une famille au mépris de des droits fondamentaux du père de naissance et que l’on ne parvient pas à se convaincre que tel était bien l’intérêt de Célestin.
Les remèdes à envisager. Concernant Célestin en particulier, il conviendrait a minima d’octroyer un droit de visite à son père biologique dont on ne peut douter de la volonté d’établir des liens avec son enfant. Dans l’idéal, on songe à l’épilogue heureux dans l’affaire Benjamin, dont le père biologique qui avait obtenu sa restitution avait consenti à son adoption simple par le couple qui l’avait accueilli et élevé comme leur enfant jusqu’à la décision de la Cour de cassation 18. Pour les autres enfants qui, à l’avenir, pourraient être dans le cas de Célestin, plusieurs remèdes sont envisageables. La loi du 17 mai 2013 a déjà imposé la notification de l’arrêté d’admission à titre définitif de l’enfant en qualité de pupille de l’État au père de l’enfant qui s’est manifesté, afin de prévenir le risque d’un recours tardif en annulation de l’arrêté. Cette première avancée pourrait toutefois être utilement complétée par d’autres mesures.
Certes, le père désirant retrouver et établir un lien de filiation envers son enfant a la possibilité de le reconnaître dès avant sa naissance 19. Si cette reconnaissance a été faite régulièrement et avant le placement de l’enfant en vue de l’adoption, aucun placement ne devrait pouvoir être ordonné et l’article 352 du Code civil devrait être écarté dans l’hypothèse d’une reconnaissance paternelle prénatale. Néanmoins, l’efficacité du système suppose, en premier lieu, que les auteurs d’une reconnaissance prénatale soient systématiquement informés des dispositions de l’article 62-1 du Code civil, afin de pouvoir saisir au plus tôt le ministère public en cas de difficulté de transcription de l’acte de reconnaissance. L’efficacité de la reconnaissance prénatale implique, en second lieu, que sa publicité soit garantie. Pour cela, un registre national des reconnaissances visant les enfants nés ou à naître pourrait être créé. Ce registre pourrait être interrogeable par les services de l’ASE et permettrait de vérifier, avant tout placement, que l’enfant n’a pas fait l’objet d’une reconnaissance paternelle. Il permettrait ainsi de retrouver le père de l’enfant né sous X pour obtenir, le cas échéant, son consentement à l’adoption 20. Ce rapprochement entre l’auteur de la reconnaissance prénatale et l’enfant né sous X pourrait encore être facilité par le recours aux empreintes génétiques. Un prélèvement de matériel biologique pourrait ainsi être réalisé sur tous les enfants nés sous X ; un autre pourrait être effectué à la demande de toute personne saisissant le procureur de la République sur le fondement de l’article 62-1 du Code civil. La comparaison de l’ADN de l’homme avec celui des enfants permettrait d’établir le lien biologique les unissant. Ces différentes mesures pourraient, à l’avenir, préserver l’enfant de tout ce temps perdu…
Notes:
- Il convient de préciser que toute considération biologique est hors de propos en l’espèce. La réalité biologique de la filiation entre cet homme et l’enfant est, en effet, sans incidence dans cette action qui oppose une reconnaissance paternelle à une demande d’adoption. Rien ne permet, par ailleurs, d’affirmer que cet homme, emprisonné pendant la période légale de conception et n’ayant, au vu des faits relatés, bénéficié d’une rencontre avec sa compagne en unité de vie familiale qu’en juin 2012, soit 10 mois avant la naissance de l’enfant, est bien le père biologique de cet enfant ↩
- CA Rennes, 25 novembre 2014, JurisData 2014-028241 ↩
- P. Salvage, Droit de la famille, ss dir. P. Murat, Dalloz Action 2014-2015, n°221-161 ↩
- V. P. Salvage-Gerest, obs. sous Cass. civ. 1ère 9 avril 2013, AJ Fam. 2013, 308 ↩
- Cons. Constit. 27 juillet 2012, n°2012-268 QPC, Dr. Fam. 2012, 143, note C. Neirinck ↩
- Cass. 1re civ. 9 avril 2013, Dr. Fam. 2013, comm. 89, note C. Neirinck ↩
- CASF, art. L. 224-8 IV : « Le recours contre l’arrêté mentionné au I est formé, à peine de forclusion, devant le tribunal de grande instance dans un délai de trente jours à compter de la date de la réception de sa notification » ↩
- Voir not. : H. Fulchiron « Les droits de l’enfant à la mesure de l’intérêt de l’enfant », GP 2009, n°242, p.15 ↩
- Selon le Professeur Hauser, l’intérêt de l’enfant serait ainsi « plus un rituel commode et décoratif qu’une notion opérationnelle » (J. Hauser, « Le statut de l’enfant depuis la Convention internationale relative aux droits de l’enfant : rapport de synthèse », Revue Lamy Droit civil 2011, p.87) ↩
- Voir not. sur ce point : A. Gouttenoire, « Le domaine de l’article 3-1 de la Convention internationale des droits de l’enfant : la mise en œuvre du principe de primauté de l’intérêt supérieur de l’enfant », LPA 7 oct. 2010, p.24 et J.-L. Renchon, « Peut-on déterminer l’intérêt de l’enfant ? », LPA 7 oct. 2010, p.29 ↩
- J.-L. Renchon, « Peut-on déterminer l’intérêt de l’enfant ? », précit ↩
- Voir not. : G. Vial, « La mise en œuvre jurisprudentielle du standard de l’intérêt de l’enfant : entre intérêt concret et intérêt général », in Lien familial, lien obligationnel, lien social, Livre II, ss dir. E. Putman, J.-Ph. Agresti et C. Siffrein-Blanc, PUAM, 2014, p.123-131 ↩
- A. Gouttenoire, « Le contrôle exercé par la Cour de cassation sur l’intérêt supérieur de l’enfant », Mélanges en l’honneur du Professeur Dekeuwer-Défossez, Montchrestien, 2013 et G. Vial, « La mise en œuvre jurisprudentielle du standard de l’intérêt de l’enfant : entre intérêt concret et intérêt général », précit. ↩
- Voir par ex. Cour EDH 26 février 2004, Görgülü c/ Allemagne, n°74969/01 ↩
- Voir par ex. Cour EDH, 4e Sect. 6 juillet 2010, Grönmark c/ Finlande et Backlund c/ Finlande, n°17038/04 et 36498/05 ↩
- Cour EDH, 5e sect., 26 juin 2014, Mennesson c/ France, n° 65192/11 ↩
- « Filiation et vie familiale » in Le droit au respect de la vie familiale au sens de la Convention européenne des droits de l’homme, ss dir. F. Sudre, Bruylant 2002, p. 162 ↩
- CA Reims, 12 déc. 2006, Defr. 2007, 38595, n°46, obs. J. Massip ↩
- Les développements qui suivent impliquent que le père biologique sache ou se doute que la mère de l’enfant envisage d’accoucher sous X. Or, dans une étude remise en juin 2010, l’INED observe que, s’agissant des « pères », seulement 42 % d’entre eux connaissent la date prévue de l’accouchement et/ou la décision de la femme d’accoucher anonymement et que, dans cette hypothèse, la décision de remettre l’enfant aux services sociaux est une fois sur deux une décision commune (http://www.cnaop.gouv.fr/IMG/pdf/CNAOP_Etude_meres_de_naissance.pdf ) ↩
- Voir par ex. P. Murat, note ss CA Grenoble, 9 juillet 2004, Dr. Fam. 2004, comm. n°141 ; Rapport Barèges http://www.ladocumentationfrancaise.fr/rapports-publics/114000057 ↩