Libre propos sur les propos misogynes ordinaires dans les facultés de droit
Par Nathalie Droin, Maître de Conférences HDR en droit Public à l’Université de Bourgogne, CREDESPO
Les affaires ne manquent pas pour illustrer ce phénomène à nouveau mis en lumière au travers de « supposés » propos (soyons prudente) tenus à l’Université de Paris 2 par plusieurs Universitaires.
Les exemples, de fait, ne manquent pas non plus… Qu’il nous soit permis de citer le dernier en date : « Je dis canon, il y a de la bombasse qui s’excite. Je ne sais même pas si c’est une bombasse qui s’excite parce que je n’ai pas vu qui a gloussé. Glousser… Thanksgiving approche, les dindes se manifestent. Préparez les marrons, on va fourrer » ; propos dont on appréciera la « finesse » d’esprit, mais qui ne sauraient faire oublier ceux de ce professeur qui a proposé à une de ces étudiantes de lui faire une fellation, ou encore, ceux-là tenus dans une autre faculté, lors d’un cours d’histoire des idées politiques : « C’est comme les femmes, il faut taper deux fois pour qu’elles comprennent » … À cette énumération joyeuse, on pourrait ajouter les propos de ce professeur, appelé à comparaitre devant le tribunal correctionnel, qui, lorsque ses étudiantes allaient aux toilettes, n’hésitait pas à s’exclamer « ce devait être pour se vider puisqu’elles venaient de passer dans [mon] bureau », ou qui a précisé « mesdames, n’hésitez surtout pas à participer », tandis qu’il invitait ses étudiants à montrer leurs fesses « pour obtenir des places gratuites de gala ».
Qu’ils soient avérés ou supposés, ces propos offrent le témoignage que certains de nos collègues semblent ne pas hésiter à animaliser les femmes, banaliser la violence qui leur est faite, et, très souvent, les humilier par le biais d’allusions sexuelles ou sexistes.
On s’insurge à juste titre contre les agressions sexuelles, mais aujourd’hui encore trop de propos sexistes ou plutôt misogynes – non que le sexisme ne puisse concerner le sexe masculin, mais force est de reconnaitre que le propos outrageant vise davantage celui qu’on a longtemps désigné comme « le sexe faible » – continuent d’être banalisés, alors que ces remarques, soi-disant présentées sur le ton de l’humour, constituent bel et bien des attaques sexistes voire, pour certaines, du harcèlement sexiste et sexuel, et ont un impact considérable sur la santé mentale des personnes concernées, avec pour effet de l’anxiété, de la dépression voire l’abandon des études. À un autre niveau, au-delà de la situation intimidante ou offensante qu’elles créent pour les victimes directes, elles peuvent inciter à des comportements inappropriés à l’égard des femmes mais aussi pénalement répréhensibles dès lors que lesdits propos contiennent des invitations à adopter des comportements pouvant être qualifiés d’agressions sexuelles.
De quoi ces propos sont-ils le témoignage ? Tout d’abord sans doute qu’un niveau d’étude supérieure n’exclut ni la bêtise, ni « l’humour », tantôt déplacé, tantôt grivois, misogyne évidemment… C’est là le second enseignement, un niveau d’étude supérieure n’exclut pas non plus la misogynie. En outre, ils manifestent aussi sans doute autre chose, d’encore plus contextuel. Ces propos apparaissent en effet comme le refus de voir l’évolution de la société, la place des femmes dans celle-ci et plus spécifiquement au sein de nos facultés. En ce sens, ils sont le témoignage d’un passé qui ignore le présent, à l’instar des fresques des internats de médecine, là encore témoignage d’un autre temps, d’un humour carabin porté sur le sexe, stigmates d’une culture sexuelle, et dont on se demande s’il faut ou non les conserver.
Peut-être pourra-t-on lire, ici et là, qu’il existe une sacro-sainte liberté d’expression des universitaires. Toutefois, celle qui est régulièrement invoquée en matière de liberté académique vaut-elle réellement pour tous ces discours ? L’on se permettra ici de se référer à « l’essai savant » du professeur Olivier Beaud, Le savoir en danger, Menaces sur la liberté académique, dans lequel l’auteur range la liberté d’expression au rang des libertés afférentes à la liberté académique, au côté de la liberté de la recherche et de la liberté d’enseignement. Reconnaissant que comme toute liberté, la liberté académique n’est pas absolue, l’auteur indique qu’il existe deux types de limites : les limites externes, qui sont le fait du droit, et les limites internes. Les premières affectent notamment en France la liberté d’expression composante de la liberté académique. Prenant comme contre-exemple les États-Unis, il indique que « des propos émis par un professeur dans un amphithéâtre ou en dehors sont susceptibles d’incriminations pénales en France, alors qu’ils ne le seraient pas aux États-Unis » (O. Beaud, Le savoir en danger, Menaces sur la liberté académique, PUF 2021, p. 42). Nous ne savons pas s’il convient ou non de le regretter (l’auteur n’en disant rien). Toutefois, il indique par la suite que si la liberté d’expression d’un professeur mérite d’être défendue et protégée, c’est « à la seule condition que l’expression ou l’opinion défendue soit fondée sur un savoir et non simplement sur des croyances », ajoutant que « lorsqu’un universitaire s’exprime dans son domaine, il énonce une « opinion autorisée », (…) au sens reposant sur un savoir et un savoir-faire » (Ibid., p. 78 et 79). Partant, il ajoute que « la liberté de parole du professeur vaut autant pour ce qu’il dit en cours que pour ce qu’il écrit dans ses travaux scientifiques » ; qu’ainsi, « les professeurs de droit peuvent émettre en cours des propos dissonants, même si ceux-ci déplaisent à certains étudiants et à certains segments de l’opinion publique » (Ibid. p. 86-87). Opérant une distinction entre la liberté d’expression académique, celle exercée dans la sphère académique, et la liberté d’expression extra académique de l’universitaire, lorsqu’il s’exprime en tant que citoyen, l’auteur paraît ainsi indiquer que la liberté d’expression des uns et des autres n’est pas la même, que l’universitaire et le citoyen ne sauraient être soumis aux mêmes limites. À cet égard, il faut reconnaître qu’en France, la liberté d’expression semble plurielle au sens où les tolérances ne sont pas identiques selon le contexte d’élocution et la qualité de la personne qui s’exprime. L’auteur ajoute que « la cause des femmes » peut affecter la liberté académique et constituer en ce sens une menace. Il évoque le « conflit frontal entre la liberté académique et la civilité, civility, qui serait le droit que les étudiants auraient de se faire respecter par leur professeur en raison de leur sensibilité ou de leur vulnérabilité », ajoutant que les droits qui en découlent sont très variés, comprenant « par exemple, le droit de ne pas être agressé en cours par tel propos ou tel thème qui blesserait leur sensibilité née de leur appartenance à un groupe discriminé » (Ibid. p. 246). C’est ainsi qu’il est fait état du mouvement « me too » qui, immanquablement, a touché les Universités dans lesquelles se manifestent des abus, matérialisés notamment par des comportements de professeurs qui usent de leur pouvoir à l’encontre d’étudiantes pour obtenir des faveurs sexuelles. Si l’auteur reconnaît que le combat mené est louable, il indique qu’il peut conduire à des excès, ce que chacun peut concevoir, notamment lorsqu’est mise en cause la présomption d’innocence. À sa suite, on peut en effet regretter que les journaux « publient le nom d’un enseignant universitaire dans leurs pages au motif que des étudiantes et des groupes féministes leur auraient « signalé » des pratiques qu’elles ont ressenties comme du harcèlement sexuel, voire, dans au moins un cas comme une agression sexuelle » (Ibid. p. 273). Cette mise au pilori, cette atteinte à la présomption d’innocence qui parfois se transforme en présomption de culpabilité, est évidemment condamnable (v. également : X. Dupré de Boulois, « Politiquement correct et liberté d’expression », RDLF 2020, chron. N° 01). Reste que cela ne doit pas non plus conduire à ce que les propos ne soient pas publiquement dénoncés : l’énoncé de ces faits s’inscrit aussi dans un débat d’intérêt général quant au sort et au traitement réservés aux femmes, précisément quant à la place des femmes à l’Université. S’il ne s’agit pas de militer pour la suspension avant procès, il apparait en revanche que la pratique de poursuites judiciaires – nous y reviendrons- et disciplinaires mérite d’être encouragée, lorsqu’il n’est pas seulement question d’une seule atteinte à la sensibilité, voire à la sensiblerie des étudiantes. Dans les affaires dont il est question dans ce libre propos, il nous semble qu’il ne s’agit pas uniquement de cela dans la mesure où certaines des remarques émises pourraient se voir qualifiées soit d’outrage ou d’injure sexiste, soit d’incitation à la discrimination, à la haine ou violence envers un groupe de personnes à raison de leur sexe, soit, même, d’incitation à commettre des violences, violences sexuelles ou encore agressions sexuelles. Ce n’est pas en soit le fait de dénoncer ces actes qui constituent des atteintes à la liberté académique, mais peut-être davantage le traitement médiatique, les positions ministérielles, et le harcèlement sur les réseaux, rendu possible par la médiatisation du nom mais également par le recours à l’enseignement en visioconférence (qui a permis la diffusion en ligne de certains propos controversés).
Dans son essai, l’auteur évoque une affaire qui a fait grand bruit et concernait des propos équivoques tenus par un professeur, lors de l’un de ses cours, au nom d’un savoir juridique, en l’occurrence une réflexion sur le mariage pour tous. À son sujet, il estime que « dans un amphithéâtre ou dans un séminaire, la parole professorale doit être libre, justement pour permettre à un cours d’être autre chose qu’un cours débité par un automate » (Ibid., p. 296). Partant, il faut admettre, selon lui, l’imprécision, l’imperfection. C’est ainsi qu’il déclare au sujet d’une autre affaire : « il faut ne jamais avoir enseigné dans un amphithéâtre ou dans une salle de cours pour croire qu’un professeur serait toujours à l’abri d’une digression fâcheuse ou d’un dérapage ». Il reconnait toutefois, dans le même temps, que « la liberté d’expression académique n’autorise pas à dire des « bêtises » ». (Ibid. p. 307). Dès lors, s’il estime qu’on ne peut se cacher derrière la liberté académique pour excuser des propos qui témoignent d’une extrême maladresse (si ce n’est plus), il semble toutefois réclamer une tolérance due à la fois à l’exercice du cours magistral ainsi qu’à la liberté professorale.
Une telle argumentation permettrait-elle de défendre les propos dont il est question ici ? Nous ne le pensons pas dans la mesure où, pour reprendre les propos du professeur Beaud, lesdits commentaires n’ont pas été exprimés à l’appui d’un savoir. De même, nous ne pensons pas que la parole en amphithéâtre doive être libre au point de tolérer des discours, remarques, qui heurtent non pas la seule sensibilité des étudiantes mais bien leurs droits et leur égale dignité.
À notre sens, il convient de rappeler quelques évidences.
La première : aucune liberté n’est absolue ; la liberté d’expression n’échappe pas à cette règle.
La deuxième : chaque liberté induit la responsabilité, des propos ici… Responsabilité qui apparait dans les affaires dont il est question d’autant plus grande que les auteurs des propos litigieux les ont tenus à l’adresse d’étudiants. C’est donc dans le cadre de la dispense d’un savoir, dans le cadre d’une relation marquée par un rapport de subordination de l’apprenant eu égard à l’enseignant, au « savant », qu’ils ont été prononcés.
La troisième : l’outrage aux femmes bénéficie depuis la loi du 30 décembre 2004 d’une protection spéciale. Depuis cette loi, ont été insérés dans la loi sur la presse du 29 juillet 1881 des délits d’injure, de diffamation et de provocation atteignant une personne ou un groupe de personnes, notamment en raison de son sexe (articles 32 alinéa 3, 33 alinéa 4 et 24 alinéa 8). Il ne faudrait pas pour autant croire qu’avant 2004 tout propos sexiste ou misogyne était toléré. Ce dernier était en effet appréhendable mais la répression ne pouvait atteindre que des injures ou diffamations envers une personne identifiable et non envers un groupe de personnes. On ajoutera que depuis la loi n°2018-703 du 3 août 2018, une contravention d’outrage sexiste a été ajoutée à l’article 621-1 du Code pénal. Afin de lutter contre des comportements sexistes constatés dans la rue, au travail ou encore dans les transports publics, le législateur a souhaité spécifiquement appréhender le fait « d’imposer à une personne tout propos ou comportement à connotation sexuelle ou sexiste qui soit porte atteinte à sa dignité en raison de son caractère dégradant ou humiliant, soit crée à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante ». Si l’utilité de ce texte a pu être dénoncée en raison de son double emploi et de son caractère inadapté (P-J. Delage, « Outrage sexiste : les décevantes réponses du législateur à un réel enjeu de la société », JCP 2018, n°949), notamment avec l’injure à connotation sexiste de l’article 33 alinéa 4 de la loi sur la presse, il n’en reste pas moins un outil de plus pour appréhender les remarques et commentaires obscènes prononcés en amphithéâtre.
Certes, le contentieux relatif aux propos sexistes est encore aujourd’hui relativement discret, ce qui ne veut pas dire que les propos sont inexistants. Les Universitaires, juristes, ne sont d’ailleurs pas les seuls à s’illustrer en la matière ; l’un des candidats à la présidentielle n’est pas en reste et l’on se gardera ici de lui offrir une publicité qu’il ne mérite pas.
Si les commentateurs du droit de la presse pourront se réjouir de la multiplication de ces contentieux qui permettront de préciser les contours des délits susvisés et, ainsi, d’assurer en quelque sorte la sécurité juridique (tout en répondant à certaines critiques dont ces incriminations font l’objet – d’imprécision, d’atteinte à la liberté d’opinion…-), les femmes, quelles qu’elles soient, ne peuvent qu’être affligées au bas mot, blessées d’une manière ou d’une autre, indignées sans doute souvent, atteintes dans leurs droits, très sûrement. Espérons qu’il en sera de même de l’ensemble de la communauté universitaire qui n’en sort pas grandie. Et rappelons aux intéressés que les hommes et les femmes sont égaux en dignité et en droit, et que si malheureusement des atteintes, violations, arrangements, compromis, existent, il leur appartient de lutter contre les préjugés et discriminations et non de les entretenir. Rappelons-leur également que ces propos constituent un véritable obstacle au vivre-ensemble dans la mesure où ils sont vécus par une grande partie des femmes comme une atteinte à leur dignité humaine et les placent dans une situation intimidante voire hostile, tandis que le vivre ensemble est communément entendu comme la cohabitation harmonieuse entre individus ou entre communautés, et, qu’il ne s’agit donc pas, ici, d’imposer le « politiquement correct » (sur cette question : X. Dupré de Boulois, « Politiquement correct et liberté d’expression », RDLF 2020, chron. N° 01). Or, comment réaliser cette cohabitation harmonieuse quand la moitié de la population se sent tourmentée dans son existence même et dans l’exercice de ses libertés et de sa personnalité ? Rappelons également que le conflit en jeu dans ces affaires n’est pas celui de la liberté académique ou de la liberté d’expression des universitaires (qu’elle soit, académique ou extra-académique) avec la civilité (v. pour une définition complète : V. Gazagne-James, Les actes nuisibles à la vie en société. Études sur les incivilités à partir de l’article 5 de la Déclaration de 1789, 2018, n°189), mais celui de la liberté d’expression avec les droits d’autrui à l’honneur, à la réputation, à l’égalité, à la sécurité aussi, ce qui justifient l’appréhension de certains propos sexistes par le droit pénal. Enfin, rappelons qu’il n’est pas question ici d’une lutte catégorielle, identitaire, même si nous ne pouvons que regretter que les propos sexistes banalisés visent principalement les femmes.
À la lumière de ces rappels, peut-être les entendrons nous chanter un jour : « Le poète a toujours raison, qui voit plus haut que l’horizon/ Et le futur est son royaume / Face à notre génération, je déclare avec Aragon/La femme est l’avenir de l’homme ».
Très bon article mettant en lumières des propos et des attitudes irrespectueuses, malheureusement encore trop fréquentes au sein des universités.
Dommage de terminer un si bel article par un propos sexiste.