Evolutions de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme – Second semestre 2021
Mustapha Afroukh, IDEDH, Faculté de droit et de science politique, Université de Montpellier, Caroline Boiteux-Picheral, IDEDH, Faculté de droit et de science politique, Université de Montpellier ; Céline Husson-Rochcongar, CURAPP-ESS, Faculté de droit et de science politique Université de Picardie Jules Verne.
Le millésime 2021 de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme est marqué par les différentes crises qu’ont connus les Etats européens ces derniers mois : crise sanitaire ; crise de l’Etat de droit ou bien encore crise humanitaire. Surtout, cette livraison intervient dans un contexte tout à fait exceptionnel : une agression militaire sans précédent d’un État membre du Conseil de l’Europe contre un autre État membre, qui foule aux pieds les valeurs qui sont au fondement même de l’organisation. Aussi, il faut savoir gré au Comité des ministres d’avoir pris ses responsabilités. Le 25 février 2022, celui-ci a en effet décidé de suspendre la Russie, membre depuis 1996, de ses droits de représentation en son sein et à l’Assemblée parlementaire. L’avertissement ayant été totalement ignoré, le comité des ministres a décidé le 16 mars d’exclure, avec effet immédiat, la Russie du Conseil de l’Europe (art. 8 du Statut de Londres), ce qui a eu pour effet de neutraliser le retrait russe en date du 15 mars, qui ne devenait effectif qu’à la fin de l’année (art. 7 du Statut de Londres). Le « scénario grec » de 1969 – Etat qui a anticipé une exclusion en se retirant – a donc été évité. La décision d’exclusion d’un Etat est inédite. Ses conséquences annoncent des jours sombres pour les droits de l’homme. Alors qu’un doute existait sur la question de savoir si le délai de six mois (prise d’effet de la dénonciation), s’appliquait également à l’hypothèse de l’exclusion, la Cour a tranché la question dans une résolution du 22 mars. Fidèle à une interprétation finaliste de la Convention guidée par l’exigence d’effectivité, elle retient l’interprétation la plus protectrice des droits et libertés, à savoir que le délai de 6 mois applicable en matière de dénonciation s’applique également à l’exclusion. « Cette résolution procède, en effet, à un heureux alignement des conséquences inédites de l’exclusion sur celles (…), de la dénonciation par un État partie à la Convention qui éclaire encore un peu plus la spécificité du droit international des droits de l’homme en la matière » 1. Par conséquent, « la Fédération de Russie cesse d’être une Haute Partie contractante à la Convention à compter du 16 septembre 2022 ». La Russie reste liée à la Convention jusqu’à cette date, ce qui signifie que la Cour pourra connaître de requêtes individuelles ou interétatiques contre la Russie concernant des faits antérieurs au 16 septembre. On relèvera qu’elle est déjà saisie de plusieurs requêtes individuelles et d’une requête interétatique sur les opérations militaires en cours en Ukraine, dont elle a déjà souligné qu’elles faisaient naître un risque réel et continu de violations graves des droits garantis par la Convention (1er et 7 mars) justifiant l’indication de plusieurs mesures provisoires urgentes (art. 39 règlement de la Cour). En transposant à l’exclusion une exigence prévue dans le cadre de la dénonciation (délai de préavis de 6 mois), la Cour européenne fait sienne l’idée, largement répandue en droit international des droits de l’homme, selon laquelle l’État ne décide pas seul des conditions de sa sortie d’un traité de protection des droits de l’homme. C’est ce dont témoigne l’avis remarquable OC-26/20 du 9 novembre 2020 de la Cour de San José sur la dénonciation de la Convention américaine des droits de l’homme et ses effets sur les obligations des Etats en matière de protection des droits humains (obs. L. Burgorgue-Larsen, Questions of international Law, 2021, 33-52). La nature spécifique des traités de protection des droits l’homme est toujours mise en avant pour justifier les devoirs de l’État au moment de sa sortie. Nous aurons l’occasion de revenir dans la prochaine livraison sur cette crise sans précédent dans l’histoire du Conseil de l’Europe.
L’année 2021 a été marquée par l’entrée en vigueur du Protocole n°15 (1er août), à la suite de sa ratification par l’Italie le 21 avril, dernier pays à l’avoir ratifié. Cette entrée en vigueur ne devrait pas conduire à de grands bouleversements du système européen de protection des droits de l’homme, dans la mesure où la Cour a anticipé son application sur des aspects essentiels : la valorisation de la marge d’appréciation dans la jurisprudence récente fait écho à l’inscription du principe de subsidiarité dans le Préambule de la Convention 2 ou bien encore la suppression de la possibilité offerte aux parties de s’opposer au dessaisissement d’une chambre au profit de la grande chambre (art. 30 CEDH) qui a été prise en compte dans l’affaire Grzęda c. Pologne, antérieure à cette entrée en vigueur 3. Pour la première fois, la chambre est passée outre l’objection d’un gouvernement, sa motivation ne laissant guère planer de doute quant à l’anticipation de l’entrée en vigueur du Protocole n°15. S’agissant du durcissement des conditions de recevabilité, l’entrée en vigueur de la réduction du délai de saisine de la Cour de six à quatre mois a été reportée au 1er février 2022, pour permettre aux requérants potentiels d’en prendre connaissance. Pour renforcer la condition de recevabilité de préjudice important issue du protocole n°14, le protocole n°15 supprime la seconde clause de sauvegarde, celle exigeant que « l’affaire » ait été « dûment examinée par un tribunal interne ». Selon le rapport explicatif du protocole n°15, « cet amendement est destiné à donner un plus grand effet à la maxime de minimis non curat praetor ». Cette modification est la bienvenue dans la mesure où de nombreuses affaires illustrent encore le constat dressé par les juges dissidents dans l’affaire Micallef c. Malte 4 qui dénonçaient « la disproportion entre la modestie des faits et ce luxe, voire cette débauche, de procédures, qui heurte le sens commun, alors surtout qu’il subsiste dans nombre d’Etats parties des violations graves des droits de l’homme. Notre Cour est-elle exactement faite pour cela ? ».
En France, l’année 2021 correspond au 40ème anniversaire de l’acceptation par la France du droit de recours individuel. On sait qu’en 1974, la ténacité de René Cassin, qui était alors président de la Cour européenne, avait fini par avoir raison du refus français de ratifier la Convention. Robert Badinter fera preuve de la même abnégation en 1981 pour que la France reconnaisse à « toute personne physique, toute organisation non-gouvernementale ou tout groupe de particuliers » la possibilité de saisir l’ancienne Commission européenne des droits de l’homme d’une violation alléguée des droits et libertés protégés par la Convention européenne. Depuis lors, c’est plus de mille arrêts qui ont été rendus contre la France. La logique tentaculaire de la Convention européenne, perceptible dans toutes les branches de droit, a permis de nombreuses avancées dans la protection des droits et libertés. L’archi connue saga sur les conditions de détention en témoigne de façon paroxystique. La Convention européenne a considérablement enrichi l’office du juge interne. La banalisation du contrôle juridictionnel de conventionnalité a d’ailleurs laissé place à son approfondissement avec le développement du contrôle de conventionnalité in concreto.
Cette influence ne s’est cependant pas faite sans heurts. Très récemment encore, une ordonnance en date du 9 février 2018 d’un magistrat de la chambre 2-11 de la Cour d’appel de Paris (B 18/00560) soulignait que « les dispositions de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ne relèvent pas (…) de la compétence du juge judiciaire ». Que dire des déclarations politiques qui remettent en cause l’existence même du droit de recours individuel et l’utilité de la Convention européenne des droits de l’homme. Depuis quelque temps, le trait est même devenu systématique : dès qu’une élection approche, la Cour européenne des droits de l’homme s’invite bien malgré elle dans le débat politique. Pour contourner le respect de la jurisprudence européenne, certains des candidats à l’élection présidentielle proposent des solutions « hors-sol juridiquement » que « même des étudiants en droit de première année n’oseraient pas formuler» 5. À titre d’illustration, reprenant une proposition déjà formulée par un éminent juriste, l’ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel Jean-Éric Schoettl, le candidat E. Zemmour a suggéré de sortir de la Cour européenne des droits de l’homme. Et pourtant, elle apparaît aujourd’hui juridiquement impossible à mettre en œuvre. Depuis le 1er novembre 1998, la compétence de la Cour européenne n’est plus subordonnée à l’acceptation des Etats parties. En d’autres termes, elle est obligatoire. Le seul moyen d’échapper au contrôle de la Cour européenne est de dénoncer la Convention.
Relativement à l’activité de la Cour, on relèvera que pour la première fois, la Cour a rendu un avis consultatif sur un autre texte que la Convention européenne des droits de l’homme, fait rare pour être souligné. Invitée en 2019 à répondre à une demande d’avis adressée par le Comité de bioéthique du Conseil de l’Europe en vertu de l’article 29 de la Convention sur les droits de l’homme et la biomédecine, elle s’est déclarée incompétente le 15 septembre 2021. Les questions étaient d’importance puisqu’elles portaient sur les traitements médicaux administrés aux personnes atteintes de troubles mentaux. On pourrait être tenté d’établir un parallèle avec les Cours africaine et interaméricaine dont la fonction consultative n’est pas limitée aux seuls textes de référence mais il convient de rappeler que pour ces dernières cette fonction interprétative élargie est prévue par leurs traités constitutifs, ce qui n’est pas le cas pour la Cour européenne 6. In specie, c’est l’article 29 de la Convention d’Oviedo qui établit cette compétence particulière de la Cour.
Les gouvernements andorran, azerbaïdjanais, polonais, russe et turc se sont totalement décrédibilisés en faisant valoir que la Cour n’avait pas compétence pour interpréter la Convention d’Oviedo (§37). La réponse de la Cour est cinglante : « S’il est indiscutable que la compétence de la Cour à l’égard de la Convention et de ses Protocoles est régie par [les articles 19, 32 et 47 de la Convention], ceux-ci n’excluent pas expressément que la Cour puisse se voir attribuer par un autre traité relatif aux droits de l’homme et étroitement lié à la Convention qui serait conclu dans le cadre du Conseil de l’Europe, une compétence relativement à ce traité, et rien n’oblige à les interpréter comme excluant entièrement pareille possibilité » (§42). Et la grande chambre d’asséner également un autre argument tiré de la finalité commune de la Convention européenne et la Convention d’Oviedo, celle de « réaliser une union plus étroite entre ses membres par la sauvegarde et le développement des droits de l’homme et des libertés fondamentales ».
Il ne faut cependant pas se méprendre sur la suite du raisonnement de la grande chambre. En effet, si elle se reconnaît bien compétente, la grande chambre se montre ensuite obnubilée par la question de l’interférence de cette compétence consultative particulière avec sa compétence contentieuse au titre de la Convention européenne des droits de l’homme qualifiée de « prééminente » (§52). Tout se passe comme si elle était paralysée par cette limite pourtant classique de la fonction consultative. Selon une définition donnée dans un célèbre manuel de droit du contentieux international, « lorsqu’elle est conférée à un organe judiciaire, la fonction consultative ne peut empiéter sur sa fonction juridictionnelle. Il n’est pas possible de demander à une juridiction judiciaire de rendre un avis lorsqu’il la conduirait en réalité à se prononcer sur un différend » 7. En ce sens, la Cour interaméricaine a très tôt stigmatisé toute visée contentieuse d’une demande d’avis mais sans avoir une approche rigide en la matière. En l’occurrence, le juge européen refuse de répondre aux deux questions qui lui étaient posées sur l’interprétation de l’article 7 de la Convention d’Oviedo (dans le domaine du traitement des troubles mentaux) au motif notamment que cela la conduirait nécessairement à interpréter la Convention, ce qui « risquerait de la gêner dans l’exercice de la compétence contentieuse prééminente que lui confère la Convention » (§68). Bref, sa compétence consultative au titre de l’article 29 de la Convention d’Oviedo est réduite à la portion congrue. Les autres motifs avancés n’emportent pas l’adhésion. La référence aux travaux préparatoires de la Convention d’Oviedo est ainsi instrumentalisée puisque comme l’expliquent les juges dissidents tout indique au contraire que « l’intention des rédacteurs, avec le soutien de la Cour, était d’accorder à celle-ci une large compétence consultative au titre de la Convention d’Oviedo et, d’autre part, que tout risque de chevauchement entre une demande d’avis consultatif au titre de la Convention d’Oviedo et une requête ultérieure introduite au titre de la Convention a été écarté grâce à la formulation de l’article 29 » 8. Par où l’on voit que la fonction consultative de la Cour de Strasbourg au titre de l’article 29 de la Convention d’Oviedo semble bien dérisoire. À cet égard, la comparaison avec l’approche retenue par ses consœurs régionales est éloquente. Preuve en est, la Cour interaméricaine ne paraît pas aussi arc boutée sur la défense de ses prérogatives contentieuses. A ses yeux, ce qui importe, c’est l’intérêt général attaché à ce qu’elle réponde à une question d’importance au niveau régional. C’est cet intérêt général qui était au cœur de la demande d’avis adressée par la Colombie sur les obligations en matière de droits de l’homme s’imposant à un Etat qui dénoncerait la Convention américaine (avis préc.). Alors même qu’existait un risque d’interférence avec sa compétence contentieuse, la question posée renvoyant à la situation du Venezuela qui avait fait part de son souhait de se retirer du mécanisme de protection, la Cour fait prévaloir la finalité préventive de la fonction consultative.
Pour la période allant du 1er juillet 2022 au 31 décembre 2021, cinq thèmes ont été retenus : l’effectivité du système européen de protection des droits de l’homme (I), la crise de l’Etat de droit (II), les droits des étrangers (III), la protection des étrangers (IV), la lutte contre les discriminations de genre (IV) et les conflits de droits (V).
I. Effectivité du système européen de protection des droits de l’homme
A. Interprétation des conditions de recevabilité des requêtes
Faut-il le rappeler, l’article 34 de la Convention européenne précise que la Cour ne peut être saisie que par une personne s’estimant victime d’une violation de la Convention en droit interne, faisant de la notion de victime le cœur du droit de recours individuel. Contrairement au requérant étatique, l’individu doit établir l’existence d’un intérêt personnel à agir. Et, par conséquent, c’est sous l’angle de la mesure individuelle d’application d’une loi que la Cour européenne envisage son contrôle. Elle l’a d’ailleurs résumé sans ambigüités et le répète à l’envi : elle ne peut statuer que « sur le cas concret de l’application d’une [norme nationale] à l’égard du requérant et dans la mesure où celui-ci se trouverait, de ce fait, lésé dans l’exercice des droits garantis par la Convention » 9. À titre exceptionnel, semblable exigence d’application effective d’une règle nationale à l’encontre des requérants peut être écartée. La théorie de la victime potentielle permet ainsi à un individu d’agir contre une règle de droit qui ne lui a pas été appliquée et dont il risque de subir les effets. Dans la célèbre affaire S.A.S. c. France par exemple 10, qui concernait l’interdiction du voile intégral, la requérante, de confession musulmane, n’avait certes jamais été condamnée pour avoir porté le voile intégral dans l’espace public, mais la loi du 11 octobre 2010 la plaçait devant un dilemme : « soit (elle se pliait) à l’interdiction et renon(çait) ainsi à se vêtir conformément au choix que (lui) dicte (son) approche de (sa) religion ; soit (elle) ne s’y pli(ait) pas et s’expos(ait) à des sanctions pénales ». Les requérants semblent cependant parfois confondre l’exercice du droit de recours individuel avec l’actio popularis en oubliant qu’il leur appartient de produire des preuves plausibles et convaincantes de la probabilité de survenance d’une violation dont ils subiraient personnellement les effets 11. C’est dire en d’autres termes que la Cour doit s’assurer que la mesure litigieuse est susceptible d’affecter les droits invoqués. Reste que la frontière entre les deux cas de figure est parfois difficile à tracer, comme l’illustre la décision d’irrecevabilité rendue le 19 octobre 2021 dans l’affaire Shortall et a. c. Irlande (n°50272/18).
En l’occurrence, les requérants contestaient la conventionnalité d’une disposition constitutionnelle obligeant le président irlandais à faire une déclaration religieuse lors de son entrée en fonction. La question de droit n’était pas totalement inédite, puisqu’en 1999 dans un arrêt Buscarini c. San-Marin (18 févr. 1999) la Cour avait estimé que l’obligation de prêter serment sur les Evangiles imposée aux parlementaires à Saint-Marin était contraire à l’article 9 de la Convention qui protège la liberté de conscience et de religion. Alors que l’ingérence résultait d’une loi dans l’arrêt Buscarini, est en cause ici une disposition constitutionnelle (art. 12. 8). Ce débat de conventionnalité sensible ne sera cependant pas tranché au fond, la requête étant jugée irrecevable.
Les requérants ont saisi la Cour européenne sans attendre d’être directement confrontés à cette obligation constitutionnelle et ses conséquences, ce qui a amené le gouvernement défendeur à dénoncer une actio popularis et le caractère très hypothétique des griefs avancés. La décision distingue deux hypothèses. En premier lieu, relativement à la déclaration religieuse qui doit être faite par les personnes nommées au Conseil d’Etat, qui était contestée par certains requérants, le bénéfice de la qualité de victime potentielle suppose que leur nomination était une possibilité réaliste. Or, rien de tel en l’espèce (§50). Le fait de souligner qu’ils avaient toutes les qualités pour y siéger importe peu dès lors que la nomination des membres par le chef de l’Etat est totalement discrétionnaire. En second lieu, s’agissant de la déclaration requise pour le chef de l’Etat, la Cour semble opter pour une définition restrictive de la notion de victime potentielle. En ce sens, le recours à la technique du distinguishing permet de rejeter le parallèle dressé par les requérants avec l’affaire Sejdić et Finci c. Bosnie-Herzégovine (22 déc. 2009) dans laquelle les requérants se plaignaient de leur inéligibilité en raison de leur origine rom et juive. Contrairement à cette exclusion qui concernait de facto une grande catégorie de personnes, la déclaration religieuse prévue par l’article 12.8 de la Constitution irlandaise n’affecte que les personnes élues à la plus haute fonction de l’État (§53). Aussi, plus qu’une contestation in abstracto de la réglementation constitutionnelle, les requérants devaient démontrer qu’ils avaient réellement l’intention de se porter candidats à la présidence et qu’ils avaient des perspectives réalistes d’y parvenir. En l’occurrence, le juge européen pointe du doigt la faiblesse argumentaire des requérants qui se plaignaient de l’inconventionnalité de la disposition constitutionnelle sans mettre en avant un quelconque intérêt immédiat et concret à se présenter aux élections présidentielles. De sorte que le dilemme présenté par les requérants (renoncer à se présenter aux élections ou se présenter en se conformant à l’obligation constitutionnelle) était très lointain et hypothétique. Par conséquent, le statut de victime potentielle ne peut pas leur être conféré.
La Cour aurait pu s’arrêter là mais elle prit soin de poursuivre en se projetant sur un éventuel examen au fond de la question de droit au cœur de l’affaire. L’obiter dictum est des plus clairs : si une requête comparable était jugée recevable, le juge européen n’aurait aucune difficulté à exercer un contrôle de conventionnalité d’une disposition constitutionnelle mais dans ce domaine si sensible des rapports entre l’Etat et les religions, marqué par l’absence de consensus (§60), le contrôle de proportionnalité laisserait une large place à la marge nationale d’appréciation. Autrement dit, si la Constitution peut être soumise à un contrôle de conventionnalité, ce contrôle doit toutefois être exercé suivant des modalités particulières. Au-delà des considérations méthodologiques, cet obiter dictum pourra également surprendre tant il paraît exprimer un parti pris de la Cour sur ce que sera le contrôle européen de l’obligation constitutionnelle litigieuse. L’affirmation contraste avec le raisonnement suivi dans l’affaire Buscarini qui ne disait mot de l’absence de consensus dans ce domaine. Sans doute, deux éléments peuvent expliquer ce nouveau positionnement de la Cour : le contexte actuel d’une valorisation de la subsidiarité et le fait qu’était ici en cause une obligation découlant de la Constitution.
Lorsque des requérants tentent d’instrumentaliser le système européen de protection des droits de l’homme, la Cour de Strasbourg peut se montrer encore plus ferme. Le moins que l’on puisse dire est que celle-ci n’a pas fait dans la dentelle, pour rejeter la requête de M. Guillaume Zambrano maître de conférences en droit privé à l’Université de Nîmes (et non de Montpellier comme indiqué dans le communiqué de presse), qui contestait la conventionnalité de la loi n°2021-689 du 31 mai 2021 relative à la gestion de la sortie de crise sanitaire – qui instaure le dispositif du passe sanitaire – et la loi n°2021-1040 du 5 août 2021 relative à la gestion de la crise sanitaire – qui en étend le champ d’application aux activités de la vie quotidienne, en se présentant comme le représentant d’un recours collectif 12. Sur son site « no pass », M. Zambrano a en effet encouragé ses soutiens à saisir massivement la Cour pour la submerger. L’objectif étant de « saturer le fonctionnement de la Cour européenne des droits de l’homme par le nombre de plaintes » afin de créer « un rapport de force » pour « négocier » avec la Cour. Vaste programme … ! Le site renvoyait à un formulaire pré-rempli qu’il suffisait de signer. Au total, ce sont 18 000 requêtes qui ont été adressées à la Cour dans le cadre de la démarche initiée par M. Zambrano. Invité par le président de la Cour européenne à régulariser les 7934 requêtes qui ne comportaient pas la signature originale de M. Zambrano, désigné représentant dans toutes ces requêtes standardisées, celui-ci y est resté totalement indifférent. Soulignons d’emblée que M. Zambrano assumait le fait de ne pas avoir épuisé les voies de recours internes. Dressant un parallèle (très douteux) avec l’affaire S.A.S. c. France, il estimait que cette exigence ne s’appliquait pas lorsque la violation résulte de la loi elle-même. La Cour balaye d’un revers de main l’argument en rappelant l’impossibilité pour les particuliers de se plaindre d’une loi in abstracto : le requérant doit se prétendre effectivement lésé par la violation qu’il allègue et avoir fait l’objet d’une mesure individuelle d’application (§41), ce qui n’est pas le cas en l’espèce. En effet, il ne fournit pas d’informations sur sa situation personnelle et n’explique pas concrètement en quoi les manquements allégués des autorités nationales seraient susceptibles de l’affecter directement et de le viser en raison d’éventuelles caractéristiques individuelles(§43). Bref, il lui est reproché d’avoir orienté exclusivement le débat contentieux sur la conventionnalité abstraite des lois n°2021-689 et 2021-1040, sans expliquer de manière concrète en quoi sa situation personnelle serait affectée.
Relativement à l’appel du requérant à faire dérailler l’ensemble du système conventionnel par la multiplication des saisines. Fait rare pour être souligné, la décision Zambrano retient l’abus du droit de recours au sens de l’article 35, §3, a), de la Convention. Il faut dire que cet appel n’a pas du tout fait rire les juges européens. On le sait, toute démarche qui aurait pour seule finalité d’entraver le bon fonctionnement de la Cour ou le bon déroulement de la procédure devant elle constitue un abus 13. Compte tenu du problème difficilement surmontable de l’engorgement de la Cour (§37), l’appel non équivoque du requérant à « paralyser son fonctionnement » était extrêmement grave, ce qui justifie sans doute le souci du juge d’y répondre alors que le non-épuisement des voies de recours internes permettait déjà de déclarer la requête irrecevable. Il est évident que l’objectif recherché par le requérant était de créer une charge supplémentaire pour la Cour incompatible avec les missions qui sont les siennes. Au-delà même des règles procédurales, c’est toute la Convention qui doit être protégée contre les abus, ainsi qu’en atteste la clause d’interdiction d’abus de droit de l’article 17 de la Convention, valorisée ces dernières années dans le contentieux conventionnel. En ce sens, la référence à « la protection du mécanisme de la Convention » (§37) est lourde de sens. La terminologie utilisée par le juge européen dans le cadre de l’article 17 est d‘ailleurs reprise en l’espèce, la décision estimant que la stratégie du requérant s’avérait contraire à l’esprit de la Convention et aux objectifs qu’elle poursuit 14.
B. Autorité des décisions de la Cour et dialogue des juges
L’arrêt Willems et Gorjon c. Belgique (21 sept., n°74209/16), concerne la réinscription au rôle de la Cour européenne en application de l’article 37 de la Convention d’une requête suite au rejet par la Cour de cassation de la demande en réouverture de la procédure rendant vain les engagements du gouvernement belge contenus dans sa déclaration unilatérale. Régie par l’article 62 du règlement de la Cour, la déclaration unilatérale « consiste, pour un État, à solliciter de la Cour une radiation de la requête du rôle, en contrepartie, d’une part, d’une reconnaissance claire de la violation de la Convention et, d’autre part, d’une proposition de réparation adéquate » 15. En janvier 2017, la Cour était saisie d’une affaire mettant en cause le caractère excessif et disproportionné de l’irrecevabilité de pourvois en cassation pour la seule raison que l’attestation de formation en cassation du représentant des demandeurs n’apparaissait pas dans les pièces du dossier. La requêté était communiquée au gouvernement belge, qui proposa quelques mois plus tard de reconnaître que cette pratique était contraire à l’article 6 §1 de la Convention. Il s’engagea en outre à verser une réparation à chacun des requérants. La Cour européenne a accepté cette déclaration en soulignant cependant que la réouverture de la procédure interne était le seul moyen d’assurer la restitutio in integrum et de redresser les violations du droit à un procès équitable, réouverture elle-même tributaire d’une décision de la Cour de cassation. L’affaire était donc rayée du rôle. Mais ainsi que le prévoit l’article 37 §2 de la Convention, dans le cas où l’Etat n’exécuterait pas ses engagements, les requêtes pourraient être réinscrites au rôle de la Cour. C’est la question de droit au cœur de l’arrêt : le rejet par la Cour de cassation de la demande en réouverture de la procédure doit-être elle analysée comme une inexécution par la Belgique de ses engagements ?
D’emblée, la Cour européenne souligne le nœud-gordien de l’affaire : la déclaration unilatérale a été faite par le gouvernent, mais sa mise en œuvre reposait sur la Cour de cassation (§56). Or, celle-ci a déclaré qu’elle n’était pas liée par la prise de position du pouvoir exécutif. Ainsi, plutôt que de théoriser une conception de la séparation des pouvoirs respectueuse des exigences conventionnelles, la Cour exploite habilement le principe de responsabilité partagée de la Convention pour contrebalancer l’absence d’autorité interprétative de la décision de la Cour prenant acte de la déclaration unilatérale. Si cette décision ne constitue pas un arrêt, il n’en demeure pas moins que « les requérants sont en droit d’attendre des autorités nationales, y compris des juridictions nationales, qu’elles donnent effet de bonne foi à tout engagement pris par le Gouvernement dans des déclarations unilatérales et a fortiori dans des règlements amiables. Cette attente sera d’autant plus forte que les questions juridiques en jeu font partie de la jurisprudence établie de la Cour concernant l’État défendeur ou d’autres principes généralement applicables » (§61). D’autant que dans sa décision du 13 mars 2018 prenant acte de la déclaration unilatérale, la Cour s’est bien placée sous les auspices de l’article 46 de la CEDH pour considérer que la réouverture de la procédure, possible en droit belge, était le seul moyen d’effacer les conséquences de la violation de l’article 6. Rien de tel en l’espèce. Le raisonnement atteint son point d’orgue lorsqu’elle affirme qu’en refusant de faire droit à la demande des requérants de réouverture de la procédure interne, la Cour de cassation a méconnu le partage de responsabilités entre la Cour et les autorités nationales dans la mise en œuvre des droits conventionnels (§64). Plus que la lettre, c’est l’esprit de la Convention qui est mis en avant. Les engagements du Gouvernement étant restés sans effet utile dans l’ordre juridique interne, la Cour pouvait réinscrire à titre exceptionnel les requêtes initiales au rôle. L’interprétation développée par la Cour pourrait être vue comme une déclinaison du principe de « loyauté conventionnelle » faisant obligation à l’Etat de prévenir la répétition de l’illicite. Sur le fond, elle constate une violation du droit à un procès équitable (art. 6) et souligne sur le terrain des articles 41 et 46 de la Convention que la meilleure manière d’exécuter l’arrêt serait une réouverture de la procédure interne telle qu’elle est prévue à l’article 442bis et suivants du code d’instruction criminelle.
Dans le même ordre d’idées, doit être relevé l’arrêt Serrano Contreras c. Espagne (n°2) du 26 octobre 2021 (n°2236/19) relatif à une procédure en révision devant la Cour suprême entachée d’iniquité en raison de la distorsion avec un arrêt de la Cour européenne qui avait conclu à l’existence d’une violation du droit du requérant à un procès équitable (arrêt du 20 mars 2012). On le sait, la Cour n’hésite pas à se déclarer compétente pour contrôler l’exécution de ses propres arrêts, notamment lorsqu’elle accepte de connaître dans une même affaire d’une requête ultérieure soulevant un problème nouveau non tranché par un premier arrêt. De cette ligne jurisprudentielle, l’arrêt Serrano Contreras constitue un témoignage supplémentaire. Quel est le fait nouveau ? En l’espèce, dans le cadre de procédure en révision menée devant le Tribunal suprême, ce dernier, se référant à l’arrêt rendu par la Cour européenne en mars 2012, a annulé la condamnation du requérant du chef de falsification de documents officiels mais confirmé sa condamnation des chefs d’escroquerie et de falsification de documents commerciaux (§ 25). Le constat de violation de l’article 6 qui s’ensuit est sans surprise tant la Cour suprême a fait une interprétation erronée de son arrêt du 20 mars 2012. Au grand dam du juge Serghides, l’arrêt ne constate cependant aucune violation de l’article 46 §1 de la Convention.
Mustapha Afroukh
II. Crise des valeurs
A. Crise de l’Etat de droit en Pologne : bis repetita (non) placent…
Initiées en 2015 puis poursuivies en 2017 et 2018, les réformes de l’appareil judiciaire en Pologne n’en finissent pas de porter des fruits empoisonnés. Après avoir répondu à plusieurs condamnations en manquement 16 et décisions préjudicielles 17 par une déclaration d’inconstitutionnalité de l’article 1§1 et §2, combiné à l’article 4§3, ainsi que des articles 2 et 19§1 du Traité sur l’Union européenne 18, le Tribunal constitutionnel polonais a en effet adopté une conclusion similaire à propos de l’article 6§1 de la Convention, dans un arrêt K 6/21 du 24 novembre 2021, encore amplifié par un arrêt K 7/21 du 10 mars 2022 (lequel vise non seulement les « intrusions » de la juridiction européenne mais aussi les juges nationaux en tant que juge de droit commun de la Convention). Manifestement, le but ne se limite donc plus, désormais, à contrer spécifiquement l’arrêt de la Cour du 7 mai 2021, Xero Flor w Polsce sp. z o.o. c. Pologne 19, au sujet de l’application du droit à un procès équitable au juge constitutionnel lui-même ; il s’agit de faire pièce à une certaine idée de la justice et du pouvoir judiciaire.
Il faut dire que depuis dix mois, les constats de violation se succèdent à Strasbourg et devraient continuer à s’accumuler, puisque 93 requêtes sont actuellement pendantes. Certes, il ne s’agit pas d’un afflux tel qu’une procédure d’arrêt-pilote s’impose et pour l’instant, aucune affaire n’a donné lieu à indication de mesures générales au titre de l’article 46. Leur cause, cependant, n’en est pas moins structurelle et des griefs comparables, sinon identiques, tendent à revenir, qu’ils se rapportent à une méconnaissance du droit à un tribunal établi par la loi, en raison des conditions de nomination des juges internes, ou à des atteintes au principe de leur inamovibilité et au droit d’accès à un tribunal, en l’absence de toute possibilité effective de contester une cessation prématurée du mandat 20 ou une procédure disciplinaire. Respectivement rendus le 22 juillet et le 8 novembre 2021, les arrêts Reczkowitz (n°43447/19) et Dolińska-Ficek et Ozimek (n°49868/19 et 57511/19) participent de cette lignée, en dénonçant de graves ou manifestes irrégularités dans la procédure de désignation des membres tant de la chambre disciplinaire créée au sein de la Cour suprême polonaise que de sa non moins nouvelle chambre du contrôle extraordinaire et des affaires publiques 21. Et la Cour européenne des droits de l’homme ne désarme pas, puisque la Grande chambre a saisi l’occasion de l’affaire Grzęda c. Pologne 22 pour confirmer, le 15 mars 2022, cette jurisprudence de chambre et prendre position sur le contexte global (§323 et §346), en signifiant – de la manière la plus solennelle qui soit – l’incompatibilité foncière de réformes destinées à affaiblir l’indépendance de la justice avec les valeurs de la Convention (§348). Bien que ce dernier arrêt déborde la période de référence de la présente Chronique et qu’il mérite des commentaires moins cursifs, on voudrait alors souligner l’importance des analyses concernant l’applicabilité de l’article 6§1 CEDH au cas du requérant, juge à la Cour administrative suprême dont le mandat au sein du Conseil national de la magistrature avait été abrégé ex lege. C’est un point central, visiblement le plus névralgique si l’on considère à la fois les arguments du gouvernement défendeur en l’occurrence, l’opinion dissidente du juge polonais au sein de la Grande chambre et les motifs supplémentaires d’inconstitutionnalité trouvés à la norme conventionnelle dans l’arrêt K 7/21, au regard en particulier des contours extensifs de la notion de « droits et obligations de caractère civil » au sens de la jurisprudence européenne 23. Or, pour admettre que le requérant était bien titulaire, en droit interne, d’un droit défendable d’accomplir l’intégralité de son mandat, et plus encore pour exclure que sa situation puisse échapper à la présomption d’applicabilité de l’article 6§1 CEDH aux conflits ordinaires de travail des membres de la Fonction publique 24, la Cour multiplie déjà les considérations générales sur le rôle particulier des conseils de la magistrature et sur l’obligation de garantir leur propre indépendance, quitte à disqualifier – au passage – un arrêt rendu par une formation du Tribunal constitutionnel à la composition douteuse (§§275-277 ; §315) et à user de la référence à la subsidiarité comme d’un argument de responsabilité renforcée (§324). Avant même de se prononcer sur le fond, elle énonce ainsi, à propos du second critère Eskelinen, que « L’impossibilité […] faite à l’intéressé d’accéder à une garantie fondamentale pour la protection d’un droit défendable de caractère civil étroitement lié à la préservation de l’indépendance de la justice ne saurait passer pour relever de l’intérêt d’un État de droit » (§326). C’est dire à quel point le conflit est frontal entre les conceptions promues par les ordres européens et celle revendiquée par le parti au pouvoir en Pologne 25.
Alors que l’autorité obligatoire des arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme est délibérément méconnue, la persuasion et la pédagogie par la motivation n’ont cependant guère de chance d’être efficaces et l’on peut s’interroger sur la pertinence ou l’utilité de la contrainte. Sur ce point, en effet, il n’est même plus question des limites qui affectent l’action en manquement ouverte au Comité des Ministres du Conseil de l‘Europe par l’article 46§4 de la Convention : quoique le système de l’UE soit à cet égard mieux pourvu, on ne saurait dire au vu de l’arrêt K 7/21, que l’astreinte décidée, à titre de mesure provisoire, par le vice-président de la Cour de justice en octobre 2021 26 ait conduit le gouvernement polonais à abandonner sa posture « illibérale » pour rallier le patrimoine commun d’idéaux et de valeurs. Certes, maintenant que le recours en annulation introduit contre le règlement UE 2020/2092 établissant un régime de conditionnalité pour la protection du budget de l’Union en cas de violation de l’Etat de droit a été rejeté en Assemblée plénière 27, peut-être les institutions européennes obtiendront-elles – par la pression financière – le rétablissement de l’Etat de droit. Mais l’on peut également craindre que cet échec contentieux n’alimente encore un peu plus la défiance du gouvernement polonais à l’égard du juge en général, et des juges européens en particulier. Resterait alors la perspective d’un retrait, sinon d’une exclusion en application de l’article 8 du Statut de Londres, à moins que n’intervienne un changement de majorité en Pologne ou que l’offensive russe en Ukraine ne rende soudain tout son prix à l’appartenance au Conseil de l’Europe et à l’Union …
Caroline Boiteux-Picheral
B. Lutte contre le terrorisme, état d’urgence et droits fondamentaux
La jurisprudence récente témoigne d’une tendance préoccupante de plusieurs États à désigner comme terroristes des opposants politiques, ce qui entraîne diverses restrictions de leurs droits fondamentaux. Deux affaires turques concernent ainsi le placement en détention provisoire de requérants soupçonnés d’avoir cherché à renverser l’ordre constitutionnel lors de la tentative de coup d’État militaire des 15-16 juillet 2016 et d’être membres de l’organisation désignée comme terroriste FETÖ/PDY.
Dans la première (20 juil. 2021, Akgün c. Turquie, n°19699/18), un ancien officier de police, révoqué après le putsch, avait été placé en détention provisoire pendant la période de l’état d’urgence, dûment notifiée au Secrétaire Général du Conseil de l’Europe sur le fondement de l’article 15. Recherchant s’« il existait au moment de la mise en détention du requérant des éléments suffisants propres à persuader un observateur objectif qu’il pouvait avoir commis l’infraction qui lui était reprochée par le parquet » (§162), la Cour raisonne ici en trois temps. 1/ L’utilisation alléguée d’une messagerie cryptée constituait la seule base des soupçons pesant sur le requérant. 2/ Une telle utilisation ne pouvait pas être considérée comme « constituant une raison plausible de soupçonner un individu d’être membre de l’organisation FETÖ/PDY » au vu des informations disponibles au moment de la mise en détention dans la mesure où son usage n’était pas exclusivement réservé aux membres de cette organisation. 3/ Il n’existait pas suffisamment d’éléments de preuve pour soupçonner raisonnablement le requérant de l’avoir utilisée (même si ce point est « en principe […] inutile » [§177] eu égard au précédent). Faute d’« appréciation individualisée et concrète des éléments du dossier » et d’« informations susceptibles de justifier les soupçons », rien n’étayait donc la « plausibilité » de ces soupçons (§175). La Cour constate alors la violation de l’article 5 §1 (le placement en détention ayant été décidé sur le fondement d’une législation antérieure à la mise en œuvre de l’état d’urgence et non dans le cadre d’une mesure dérogatoire), 5 §3 (en l’absence de motivation de la décision) et 5 §4 (eu égard au refus d’accès aux pièces du dossier permettant de contester la détention) 28. Elle refuse ainsi d’amoindrir le contrôle qu’elle exerce en période de dérogation à la Convention.
Dans la seconde (23 nov. 2021, Turan et a. c. Turquie, n°75805/16), ce sont plusieurs juges et procureurs qui furent arrêtés et placés en détention provisoire en vertu du droit commun alors que leur statut de personnels judiciaires aurait dû leur garantir un régime spécial. La Cour constitutionnelle s’est fondée sur la tentative de coup d’État pour considérer que les magistrats avaient été pris « en flagrant délit » au seul motif de leurs liens organisationnels allégués avec l’organisation jugée responsable (selon le Gouvernement, le fait qu’ils aient agi à titre personnel justifiait également ce choix). Jugeant nécessaire de rechercher si cette interprétation large de la notion de flagrant délit répondait à l’exigence de qualité de la loi, la Cour fait application de son arrêt Baş c. Turquie (3 mars 2020, n°66448/17), dans lequel la Cour de cassation s’était fondée sur la nature continue de l’infraction d’appartenance à une organisation terroriste pour conclure au flagrant délit. À nouveau, elle ne s’estime pas convaincue qu’il ait pu être prévisible que la qualification des faits de « flagrant délit » pourrait être considérée comme suffisant à déterminer la compétence ratione loci de la juridiction pour ordonner la détention sans conséquence sur la régularité de celle-ci (§88).
C’est donc en en appelant aux valeurs du système de protection qu’elle souligne très fermement que « eu égard à l’importance du pouvoir judiciaire dans un État démocratique régi par la prééminence du droit et au fait que ce type de protection est accordé aux juges et aux procureurs aux fins de garantie de leur indépendance dans l’exercice de leurs fonctions et non pour leur bénéfice personnel, […] les exigences relatives à la sécurité juridique sont d’autant plus essentielles lorsque c’est un membre du système judiciaire qui est privé de liberté » (§90). Non conforme aux exigences de la Convention, l’élargissement déraisonnable de la notion de flagrant délit l’amène donc à constater que la détention n’était pas prévue par la loi, en violation de l’article 5 §1 29.
La Cour franchit un pas de plus dans l’affaire phare Dareskizb Ltd c. Arménie (21 sept 2021, n°61737/08), dans laquelle elle constate que les conditions exigées pour déroger à la Convention n’étaient pas réunies. Pendant l’état d’urgence qui avait été déclaré suite à l’élection présidentielle de 2008 en raison de manifestations massives lors desquelles de violents affrontements avec la police avait fait dix morts et de nombreux blessés, des agents de la sécurité nationale avaient empêché la publication du journal de la requérante. Le Gouvernement ayant échoué à démontrer de manière convaincante que ces manifestations avaient constitué un danger menaçant la vie de la nation, elle conclut à la violation de l’article 10 car la censure injustifiée d’un journal d’opposition avait eu pour effet d’« étouffer le débat politique et de réduire au silence les opinions dissidentes », un tel danger ne devant pas « servir de prétexte pour limiter la liberté du débat politique, qui est au cœur même du concept de société démocratique » (§77-78) 30.
Cette volonté de lutter contre une tendance des États à recourir un peu trop facilement à des régimes dérogatoires ne doit toutefois pas l’amener à sacrifier la précision de son contrôle aux nécessités de la cause. Ainsi, dans l’affaire Sassi et Benchellali c. France (25 nov. 2021, n°10917/15 et 10941/15) concernant deux djihadistes français arrêtés alors qu’ils tentaient de fuir l’Afghanistan après le 11 septembre et détenus à Guantánamo pendant 2 ans et demi avant que la France n’obtienne leur rapatriement, c’est en douze pages à peine que la Cour conclut à la non-violation de l’article 6 §1 en estimant que les modalités des auditions réalisées par les autorités françaises sur la base américaine n’ont pas affecté l’équité de la procédure.
Selon elle, en effet, le contenu de ces auditions n’a pas servi de fondement aux poursuites et condamnations ultérieures en France (car les unités renseignement – qui les avait interrogés à Guantánamo – et judiciaire – qui les avait interpellés et interrogés en France – de la DST étaient nettement séparées en termes d’organisation et de fonctionnement) ; les requérants n’ont pas fait l’objet d’une « accusation en matière pénale » lors de leurs auditions à Guantánamo, qui revêtaient un caractère exclusivement administratif (puisque leur objectif était consulaire, diplomatique et de renseignement) sans rapport avec les procédures judiciaires en France ; leur culpabilité a été fondée par les juges sur d’autres éléments à charge que ceux qui auraient pu être recueillis alors.
Sur ce dernier point, on s’étonnera que la Cour se satisfasse d’une forme d’approximation dont elle est peu coutumière pour évaluer le caractère équitable de la procédure dans son ensemble 31, même si celle-ci paraît liée au fait que les requérants avaient été interrogés 13 fois par la DST et respectivement 10 et 8 fois par le juge d’instruction. Surtout, comme le note le juge Bardsen dans son opinion concordante, le fait que, selon la jurisprudence, « une personne est considérée comme faisant l’objet d’une accusation pénale dès lors qu’elle est officiellement inculpée par les autorités compétentes ou que les actes effectués par celles-ci en raison des soupçons qui pèsent contre l’intéressée ont des répercussions importantes sur sa situation » (Ibrahim et a., Gde ch., 2016) aurait pu justifier un contrôle plus approfondi, notamment quant au rôle des autorités françaises et américaines.
Toutefois, le raisonnement adopté par le juge témoigne de la difficulté à laquelle la Cour est ici confrontée : affirmant qu’il est « hors de question que les droits relatifs à l’équité du procès soient atténués pour la seule raison que les personnes concernées sont soupçonnées d’être mêlées à des actes de terrorisme », surtout en des « temps difficiles », il ajoute immédiatement que « le poids de l’intérêt public à la poursuite de l’infraction et à la sanction de son auteur peut être pris en considération » et qu’« il ne faut pas appliquer l’article 6 d’une manière qui causerait aux autorités de police des difficultés excessives pour combattre par des mesures effectives le terrorisme et d’autres crimes graves, comme elles doivent le faire pour honorer [leurs obligations découlant de la Convention] ».
Céline Husson-Rochcongar
III. Protection des étrangers
A. Affermissement du contrôle européen en matière de gestion des frontières
A défaut d’innover, les deux arrêts du 8 juillet 2021, Shahzad c. Hongrie (n°12625/17) et du 18 novembre 2021, M.H. et autres c. Croatie (n°15670/18 et 43115/18) ont du moins le mérite – après la condamnation de la Pologne l’an passé 32 – de marquer les bornes des concessions que la Cour est prête à faire aux compétences étatiques et de rectifier, à petites touches d’espèces, l’image régressive de plusieurs arrêts de Grande chambre en matière de contrôle des entrées et de gestion des frontières 33.
S’agissant du refoulement d’un groupe de migrants de l’autre côté d’une clôture frontalière, dans une étroite zone qui techniquement appartenait encore à l’Etat défendeur, l’arrêt Shahzad contre Hongrie consolide non seulement le champ d’application préhensif de l’interdiction des expulsions collectives mais donne aussi l’exacte mesure des hypothèses dans lesquelles il est néanmoins permis aux autorités nationales de renvoyer des migrants qui auraient irrégulièrement franchi une frontière terrestre, sans s’encombrer du moindre examen individuel de leur situation. En application de l’arrêt N.D. et N.T. qui se rapportait à un franchissement jouant de l’effet de masse et de la force, la Cour relève tout d’abord que l’entrée irrégulière du requérant, ressortissant pakistanais, et de ses compagnons n’avait nullement créé, cette fois, de situation perturbatrice susceptible de déborder les forces de l’ordre et de menacer la sécurité publique. Ensuite et surtout, elle rappelle qu’un refoulement indifférencié n’est admissible que si l’Etat concerné offre par ailleurs un accès réel et effectif à des possibilités d’entrée régulières, en particulier à des procédures d’asile à la frontière, et que, sans raison impérieuse reposant sur des faits objectifs imputables à cet Etat, les intéressés ont manqué d’y recourir (N.D et N.T. c. Espagne, préc., §192). Or ces conditions n’étaient d’évidence pas remplies ici, puisque les ressortissants de pays tiers et les apatrides arrivant de Serbie ne pouvaient prétendre entrer régulièrement en Hongrie que par deux zones de transit, auxquelles l’accès était par surcroît limité. Après la CJUE 34, le juge de la Convention dénonce ainsi à son tour une politique hongroise résolument dissuasive et indifférente aux exigences du droit d’asile, qui méconnaît l’article 4 du Protocole 4 pris isolément et combiné à l’article 13 CEDH.
Les mêmes motifs aboutissent à la même conclusion dans l’affaire M.H. et autres c. Croatie, relative à une famille de demandeurs d’asile afghans (comprenant un homme, ses deux épouses et leurs onze enfants) à la frontière croate avec la Serbie. Toutefois, l’arrêt trouve encore son principal intérêt dans la multiplicité des violations constatées. Outre qu’ils contreviennent à l’article 4 du Protocole 4, le refus des agents croates de laisser à une des mères et à ses six enfants toute possibilité de demander l’asile à la frontière, fin 2017, et l’ordre de regagner derechef la Serbie sont en effet jugés contraires à l’article 2, sous son volet procédural, faute d’enquête pénale effective sur les circonstances et causes du décès d’une des fillettes, heurtée par un train lors de ce retour forcé. Puis, c’est la rétention des intéressés dans un centre de transit, après qu’ils sont revenus clandestinement en Croatie en 2018, qui est tenue pour constitutive d’une violation à la fois du droit de ne pas être arbitrairement privé de liberté et du droit de ne pas subir de traitement inhumain et dégradants. En condamnant, sur le terrain de l’article 5§1 CEDH, le manquement des autorités croates à démontrer que la procédure a été menée selon les critères d’évaluation, de vigilance et de célérité requis pour limiter autant que possible la détention des familles de demandeurs d’asile, la Cour rend toute sa vigueur à une obligation quelque peu négligée dans les arrêts relatifs aux hot spots grecs 35. En concluant parallèlement que l’enfermement des enfants pour une durée de 2 mois et demi dépasse le seuil admissible au regard de l’article 3, elle confirme l’heureuse – quoique récente – transposition au contrôle des entrées des principes appliqués à la rétention aux fins d’éloignement 36.
Mais au-delà de ce qu’ils disent sur l’évolution de la jurisprudence européenne, de tels rappels aux garanties conventionnelles font surtout sens par rapport au contexte. Après le blocage, dans des conditions indignes, de milliers de migrants à la frontière entre la Pologne et le Belarus en novembre, suite à un afflux massif orchestré par cet Etat 37, les déplacements de population provoqués par la guerre en Ukraine laissent en effet augurer de nouvelles politiques de sécurisation, dont la conciliation avec les droits de l’homme promet d’être problématique. Aussi le renfort de la CEDH ne sera-t-il pas de trop, quelles que soient les mesures prises par l’UE 38.
B. Ambivalences des recadrages européens en matière de gestion de l’immigration
1. Une protection dissymétrique des étrangers malades contre l’éloignement
En écartant la violation de l’interdiction des droits inhumains et dégradants mais en retenant celle du droit au respect de la vie privée à propos de l’expulsion, assortie d’une interdiction définitive du territoire, d’un ressortissant turc atteint d’une schizophrénie paranoïde sous l’empire de laquelle il avait provoqué en réunion la mort d’un tiers, l’arrêt rendu sur renvoi le 7 décembre 2021, dans l’affaire Savran c. Danemark (n°57467/18), est de ceux qui ferment une porte tout en entrouvrant une fenêtre.
Comme on l’avait soupçonné, la Grande chambre ne cautionne pas les analyses développées par la chambre au regard de l’article 3 39 mais réaffirme solennellement, au contraire, les principes et critères établis par l’arrêt Paposhvili 40, qui sont qualifiés de « standard exhaustif » (§133). Sous le bénéfice de cette prémisse, trois enseignements principaux se dégagent alors de l’arrêt. En premier lieu, rien ne justifie de faire varier la grille de contrôle selon le type d’affection dont souffre l’étranger (§137) et de se dispenser, dans le cas d’une pathologie mentale, d’examiner d’abord si le seuil élevé de gravité requis pour déclencher l’applicabilité de l’article 3 est atteint. En deuxième lieu, la vérification de cette condition, qui doit donc être systématique et qui ne peut se suffire de la gravité en tant que telle de la maladie du requérant (§141), suppose de prendre en compte l’ensemble des éléments énoncés au paragraphe 183 de l’arrêt Paposhvili, sans qu’ils puissent être dissociés (§138) mais en se concentrant néanmoins sur l’exigence d’un « risque réel [de] déclin grave, rapide et irréversible de [l’] état de santé entraînant des souffrances intenses ou à une réduction significative de [l’] espérance de vie ». En troisième lieu, la Grande chambre martèle, en effet, c’est seulement « lorsque ce seuil de gravité est atteint qu’entrent en jeu toutes les autres questions, notamment celle de la disponibilité et de l’accessibilité du traitement approprié » (§140 et §135). Ladite question tend ainsi à être exclusivement traitée comme un des éléments de vérification incombant aux autorités nationales de l’Etat défendeur, là où elle semblait pourtant bien devoir être également incluse parmi les critères d’applicabilité de l’article 3 41. La rupture est donc complète avec le raisonnement hétérodoxe de la chambre, qui s’était à l’inverse focalisée sur la disponibilité effective de traitements suffisants et adéquats, non sans s’écarter sur ce terrain du principe selon lequel « le paramètre de référence n’est pas le niveau de soins existant dans l’État de renvoi » 42. Car l’insistance sur la nature purement procédurale des obligations pesant sur les Etats parties, une fois acquise l’applicabilité de l’article 3 (§136), paraît encore être une manière de suggérer implicitement qu’il n’appartient pas à la Cour de se prononcer elle-même sur ce que sont ou ne sont pas des soins appropriés (et sur l’impératif médical en l’occurrence de maintenir une surveillance personnelle du requérant). Nouvelle illustration de la place prise par le principe de subsidiarité dans tout le contentieux de l’éloignement des étrangers, quel que soit le type de griefs allégués, le recadrage méthodologique opéré par la Grande chambre garantit sans doute la cohérence de la jurisprudence européenne, avec laquelle la compatibilité des raisonnements français 43 ne soulève plus, de ce fait, les mêmes interrogations. Mais, axé sur le critère d’un déclin irréversible de l’état de santé occasionnant des souffrances personnelles intenses (dont rien ne permet de justifier en l’espèce), l’arrêt Savran montre aussi combien la protection offerte par l’article 3 aux étrangers malades est vouée à rester exceptionnelle.
Privées de toute pertinence au regard du droit de ne pas subir de traitement inhumain et dégradant (§143), les considérations tenant à la diminution du danger que le requérant peut représenter pour autrui se voient heureusement restituer toute leur importance dans le cadre du droit au respect de la vie privée. Sur ce grief, que la chambre n’avait pas jugé utile d’examiner, l’apport de l’arrêt Savran est de relire, à la lumière de la vulnérabilité spécifique de l’intéressé (§191), la grille fixée par l’arrêt Maslov 44, tout en illustrant la forte porosité qui peut exister entre l’exercice d’un contrôle européen autonome de proportionnalité et la vérification par la Cour que les juridictions internes ont dûment mis en balance les intérêts en présence, dans le respect des critères établis par sa jurisprudence 45. A titre principal, on retiendra ainsi des analyses de la Grande chambre la relativisation du poids qui doit être attribué au critère pris de la nature et de la gravité de l’infraction commise, dans le cas très spécifique où – tel le requérant – l’étranger concerné a été reconnu pénalement irresponsable (§194) et l’attention qui doit, en revanche, être accordée à l’évolution de sa situation personnelle et aux effets positifs des traitements médicaux reçus (§196), au regard en particulier du critère tenant au laps de temps qui s’est écoulé depuis l’infraction et à la conduite de l’intéressé durant cette période, dans l’appréciation du risque de récidive (§197). S’ajoutant à d’autres facteurs (liens plus solides avec le Danemark qu’avec la Turquie, absence de toute possibilité en droit interne d’aménager la durée de l’interdiction de territoire), ces éléments sont jugés attester d’un contrôle interne de proportionnalité défaillant (§201). Comme quoi, pour les étrangers malades, la protection relative de l’article 8 peut surpasser la protection absolue de l’article 3.
2. Un encadrement unique des restrictions au droit des bénéficiaires d’une protection temporaire ou subsidiaire au regroupement familial
Relatif à la situation d’un ressortissant syrien, admis en 2015 à une protection temporaire au Danemark mais à qui a été refusé en 2016 le droit d’être rejoint par son épouse, avec laquelle il était marié depuis près de vingt-cinq ans, l’arrêt de Grande chambre du 9 juillet 2021, M.A. c. Danemark marque un jalon important dans la jurisprudence européenne (comme le signale d’ailleurs, sur le plan procédural, le choix de la chambre de se dessaisir), en raison de sa cause et de ses motifs, autant que de sa conclusion. Sur la cause, son premier intérêt est à la fois de trancher la question inédite de la compatibilité avec la Convention d’une règle nationale différenciant le régime du regroupement familial des réfugiés de celui des bénéficiaires d’une forme de protection internationale plus précaire, en subordonnant ce dernier à un délai spécifique d’attente légale de trois ans, et de privilégier, pour en juger, le droit au respect de la vie privée et familiale pris isolément, plutôt que sa combinaison avec le droit à la non-discrimination.
Un deuxième intérêt tient aux termes dans lesquels la Grande chambre qualifie la marge d’appréciation qui doit alors être reconnue aux autorités nationales sur le sujet. Loin d’être tenu pour acquis, ce point donne en effet lieu à argumentation étoffée (§§141 à 160) et appelle en définitive une conclusion tempérée, révélatrice d’une subsidiarité moins triomphante (malgré l’entrée en vigueur du protocole n°15) qu’encadrée. Car si banale ou convenue qu’elle puisse sembler en matière d’immigration, l’affirmation d’une ample marge s’assortit ici d’un apport de principe notable à l’interprétation de l’article 8 CEDH : se calant sur le délai d’attente permis, sauf dérogations, par la directive UE 2003/86 du 22 septembre 2003 relative au droit des ressortissants de pays tiers au regroupement familial (bien que cette norme ne s’impose pas au Danemark en vertu de son régime d’opt-out à l’égard du droit UE de l’asile et de l’immigration), la Grande chambre innove en énonçant qu’au-delà de deux ans, l’existence d’obstacles insurmontables à l’exercice d’une vie familiale dans le pays d’origine doit se voir accorder un poids de plus en plus important dans l’appréciation du juste équilibre à ménager entre, d’une part, l’intérêt des membres d’une même famille à être réunis dans l’Etat d’accueil de l’un d’eux et, d’autre part, l’intérêt pour cet Etat de contrôler l’immigration en vue de préserver le bien-être économique du pays, d’assurer la bonne intégration des bénéficiaires d’une protection et de préserver la cohésion sociale (§162).
Enfin, un troisième intérêt de l’arrêt M.A. est de s’attaquer au cadre législatif national même et non à sa seule application à l’espèce. Certes, un tel dédoublement du contrôle européen, opérant à la fois in concreto et in abstracto, n’est pas nouveau en soi. A notre connaissance, néanmoins, il ne s’était encore jamais rencontré dans le domaine du regroupement familial indépendamment de l’article 14 CEDH. En outre, le constat se fait que la Cour ne se satisfait nullement en l’occurrence de ce que le législateur danois s’est longuement penché sur la question de la conformité de ses choix en particulier à l’article 8 de la Convention (§174), ni de la prise en compte minutieuse par le juge national des principes fixés par la jurisprudence européenne en matière de regroupement familial (§186). Elle ne s’arrête pas davantage à la circonstance qu’à l’époque où les autorités nationales se sont prononcées, ses propres arrêts ne livraient aucune indication claire sur le point de savoir si, et dans quelle mesure, l’imposition d’un tel délai d’attente légal serait compatible avec l’article 8 de la Convention (§178 et §192). Si elle ne remet pas en cause le principe d’une distinction entre réfugiés et bénéficiaires d’une protection subsidiaire ou temporaire (§177) dans un contexte marqué par un afflux croissant de demandeurs, elle retient en revanche qu’un délai d’attente de trois ans implique une bien longue période de séparation depuis la fuite, lorsque le membre de la famille laissé sur place reste dans un pays marqué par des violences arbitraires et des mauvais traitements visant les civils et que l’existence d’obstacles insurmontables au regroupement là-bas est reconnue (§ 179). A cette aune, la législation litigeuse aurait donc dû comporter des aménagements autrement plus opérants que ceux prévus, impitoyablement disqualifiées en raison du caractère passablement théorique et illusoire de la clause de réexamen (qui n’a pas conduit à ajuster la règle des trois ans à la réduction de 40% du nombre de demandeurs entre 2016 et 2017 – § 180 et § 191[/foot] et de la portée excessivement limitée de la clause d’exception (qui en réduisant les impératifs de l’unité familiale aux cas de maladie ou de handicap, ne suffit pas à garantir l’appréciation individuelle requise par l’article 8, à la lumière de la situation concrète de personnes concernées et de la situation dans le pays d’origine, compte tenu du poids qui doit être attaché au critère des obstacles insurmontables- §§192 et 193). Autant dire que la rigueur du contrôle européen rend finalement assez formelle la concession d’une ample marge nationale d’appréciation.
A travers une conclusion de violation dont les motifs débordent donc clairement le cas d’espèce, le droit de la CEDH permet ainsi de recadrer une politique nationale particulièrement restrictive à l’égard de laquelle la Cour de justice aurait pour sa part été impuissante.
3. Une condamnation renouvelée de la rétention des familles accompagnées d’enfants mineurs
Portant sur la rétention pendant onze jours d’une demandeuse d’asile somalienne, en attente de son transfert vers l’Italie, et de son bébé de 4 mois dans un centre habilité à recevoir des familles (mais jugé insuffisamment adapté aux besoins d’un nourrisson), l’arrêt du 22 juillet 2021 M.D et A.D c. France (n°57035/18) pourrait, quant à lui, suggérer une évolution de la jurisprudence européenne vers une interdiction pure et simple de pareille mesure à l’égard des mineurs en bas âge et de leurs parents.
Si, sur le terrain de l’article 3, la Cour se situe dans le droit fil des arrêts antérieurs du 12 juillet 2016 46, deux points particuliers méritent en effet l’attention : d’une part, le refus résolu du juge européen d’ériger le comportement du parent en circonstance atténuante ou exonératoire, lorsque la durée de rétention – initialement conçue pour ne pas dépasser 48 heures – est due à un refus d’embarquement (§70) ; d’autre part, l’extension inédite à l’adulte de la conclusion de violation dans le chef de l’enfant « eu égard aux liens inséparables qui unissent une mère et son bébé de quatre mois, aux interactions qui résultent de l’allaitement ainsi qu’aux émotions qu’ils partagent » (§71).
Dans le cadre de l’article 5 CEDH, par ailleurs, l’arrêt M.D. et A.D. démontre la portée relative du brevet de conventionnalité décerné (§87 et §99) au nouveau cadre législatif issu des réformes de 2016 et 2018 47, à la suite notamment de l’arrêt Popov c. France 48. Ni l’énumération limitative des motifs de placement en rétention d’un étranger accompagné de mineurs, ni la circonstance que les requérantes avaient été prioritairement assignées à résidence en l’espèce n’empêchent la Cour de considérer que « les autorités internes n’ont pas effectivement vérifié que le placement [subséquent] en rétention administrative […] puis sa prolongation constituaient des mesures de dernier ressort auxquelles aucune autre moins restrictive ne pouvait être substituée » (§ 89) et de récuser ainsi l’application, sinon la pertinence même, d’un des critères du risque de fuite au sens de la loi française (§88), quand l’intéressé exprime l’intention de ne pas se conformer à la procédure de transfert vers l’Etat membre responsable de l’examen de sa demande d’asile 49. La substitution d’appréciation qui s’opère sur le terrain du droit de ne pas être arbitrairement privé de liberté (art. 5§1) se prolonge logiquement sur celui du droit à un recours effectif (art. 5§4), dont la violation est acquise pour la seule enfant en raison d’une prise en considération insuffisante de sa situation et d’un examen trop superficiel de l’absence d’alternative à la privation de liberté. Mais le contrôle ainsi attendu du juge judiciaire s’accommode mal de la condition légale qui lui interdit de substituer une assignation à résidence à une rétention lorsque les personnes concernées n’ont pas déjà remis leur passeport aux forces de l’ordre 50.
Dès lors, l’exigence d’une nouvelle adaptation des règles nationales ne se dissimulerait-elle pas sous l’apparence d’un arrêt d’espèce ?
Caroline Boiteux-Picheral
IV. Lutte contre les discriminations de genre
En matière de discriminations de genre, la diversité des jurisprudences révèle l’ampleur du problème puisque sont concernées des discriminations fondées sur le sexe autant que sur l’identité ou l’orientation sexuelles. Préoccupant, le nombre important d’affaires concernant la Fédération de Russie souligne l’importance de l’intention récemment manifestée par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe d’« envisager des initiatives qui lui permettent de continuer à soutenir et à collaborer avec les défenseurs des droits humains, les forces démocratiques, les médias libres et la société civile indépendante en Fédération de Russie » 51.
A. Discriminations fondées sur le sexe
Dans une nouvelle affaire de violences domestiques (8 juil. 2021, Tkhelidze c. Géorgie, n°33056/17), la Cour constate une double violation de l’article 2 combiné avec l’article 14 en considérant pour la première fois que plusieurs défauts majeurs dans la mise en œuvre de la législation peuvent s’analyser en un manquement systémique, faisant ainsi sien le constat établi par la Rapporteure spéciale de l’ONU sur la violence contre les femmes, ses causes et ses conséquences (§54).
Dans cette affaire – qui présente des coïncidences troublantes avec l’affaire Opuz c. Turquie de 2009, fondatrice de la jurisprudence de la Cour en matière de violences domestiques – la requérante agissait au nom de sa fille, assassinée par le compagnon qu’elle avait quitté trois semaines plus tôt pour fuir ses mauvais traitements. La police ayant été appelée à deux reprises à leur domicile en raison de son comportement menaçant et abusif, aucune enquête pénale n’avait cependant été ouverte ni aucune mesure restrictive prise, en dépit des blessures de la jeune femme et de la demande d’ordonnance restrictive déposée par les propres parents de cet homme, avec lesquels le couple partageait un appartement. La police lui ayant signifié qu’il s’agissait d’une « altercation familiale mineure » (qualifiéé de bousculade : shove) contre laquelle elle ne pouvait rien, la jeune femme était retournée dès le lendemain chez sa mère. Les menaces se poursuivant, elle déposa une plainte qui se solda par un avertissement formel, toujours sans donner lieu à une enquête. Retournée au commissariat dès le lendemain pour signaler de nouvelles menaces, elle se vit suggérer comme « solution alternative » que ses frères frappent son harceleur pour les faire cesser, « breaking his bones ». Au cours des trois semaines suivantes, la requérante se rendit elle-même au commissariat pour dénoncer harcèlement et menaces envers sa fille, son ex-compagnon s’étant présenté sur son lieu de travail armé d’une grenade. Lorsqu’il faillit la blesser avec sa voiture, sa mère sollicita la protection de la police (pour sa fille et pour elle-même), en vain. Le lendemain, sa fille fut abattue, l’enquête ouverte étant rapidement classée sans suite, son meurtrier ayant retourné son arme contre lui.
S’appuyant sur son récent arrêt Kurt 52, dans lequel elle avait combiné plusieurs critères pour évaluer le risque de létalité (danger réel et immédiat émanant d’un individu identifiable, autorités informées de la menace ou ayant dues l’être, diligence particulière dans la réponse apportée), la Cour souligne que ce n’est pas le droit interne qui est en cause, puisqu’il existe un « cadre législatif et administratif destiné à lutter contre les violences domestiques envers les femmes dans le pays », mais son absence de mise en œuvre (§52). Elle estime que la police « avait connaissance ou aurait certainement dû avoir connaissance de la menace réelle et immédiate qui pesait sur la sécurité » de la jeune femme (§53) puisqu’elle en avait été informée non seulement par la requérante et sa fille (qui avaient sollicité son aide à au moins 11 reprises en moins de 6 mois) mais aussi par les parents de son ex-compagnon (qui l’avaient eux-mêmes alertée sur sa jalousie maladive et son instabilité mentale), lequel avait d’ailleurs lui-même admis les menaces de mort ainsi que son casier judiciaire et ses antécédents de toxicomanie et d’alcoolisme.
Appliquant sa jurisprudence Kurt, elle considère donc que les policiers n’avaient pas accordé suffisamment d’importance aux « potentiels éléments déclencheurs » (§54), ne mettant en œuvre aucune des procédures existantes alors que les agissements du meurtrier auraient dû induire son placement en détention provisoire. Or, cette inaction des pouvoirs publics, et particulièrement de la police, apparaît « d’autant plus impardonnable » qu’« en général, la violence contre les femmes, y compris la violence domestique, a été signalée comme un problème systémique majeur touchant le pays en ce moment » (§56). La Cour juge ainsi, comme dans l’arrêt Opuz, que « la passivité générale et discriminatoire des autorités dans la mise en oœuvre de la loi face aux allégations de violences domestiques […] a créé un climat propice à une prolifération accrue des violences envers les femmes » et que « [c]et échec à prendre des mesures opérationnelles préventives […], qu’il soit intentionnel ou relève d’une négligence, a sapé le droit de la requérante et de sa fille à l’égale protection devant la loi » (§56), sans qu’il ne soit plus question ici de commencement de preuve 53.
Défaut d’information de la requérante et de sa fille quant à leurs droits procéduraux et aux mesures législatives et administratives de protection disponibles et défaut d’enquête amènent la Cour à constater que « les autorités policières se sont systématiquement abstenues de prendre des mesures qui auraient pu empêcher l’issue tragique de l’affaire ou en atténuer le dommage. Au mépris flagrant de l’éventail des mesures protectrices directement disponibles, elles ont échoué à montrer une diligence particulière pour empêcher la violence fondée sur le genre », au point d’entraîner une « défaillance systémique » constitutive d’une violation des obligations positives de l’État découlant de l’article 2, lu conjointement avec l’article 14 (§57). Ce constat de violation se voit ici redoublé en raison de l’absence de toute enquête visant à identifier les policiers concernés et à tenter d’en établir la responsabilité en dépit des démarches de la requérante et alors qu’il était « urgent de mener une enquête sérieuse sur la possibilité que la discrimination et les préjugés sexistes aient également été à l’origine de l’inaction de la police » (§60). L’avenir dira si les 35 000 € attribués à la requérante au titre de la satisfaction équitable contribueront à endiguer un contentieux risquant de s’étendre avec la judiciarisation croissante des violences domestiques.
La discrimination envers les femmes prend des formes moins brutales dans deux autres affaires. La première (26 oct. 2021, León Madrid c. Espagne, 30306/13) concerne l’attribution prioritaire automatique du nom du père dans l’ordre des noms de famille de l’enfant en cas de désaccord entre les parents. Faute de justification valable d’une telle automaticité 54, la Cour juge « excessivement rigide » l’impossibilité d’y déroger, quelles que soient les circonstances (en l’espèce, le père, n’ayant entamé une procédure en réclamation de paternité non matrimoniale qu’un an après la naissance de l’enfant et n’entretenant avec lui aucune relation, avait d’abord insisté pour que la mère interrompe sa grossesse). En effet, ce choix ne garantissait pas davantage la sécurité juridique que celui de faire primer le nom de la mère, la différence de traitement entre deux individus placés dans une situation analogue reposant ici exclusivement sur le sexe, en application d’un « concept patriarcal de famille » ne correspondant plus au « contexte social actuel » en Espagne (depuis 2011, la loi dispose désormais qu’il appartient au juge de trancher, dans l’intérêt supérieur de l’enfant). C’est donc en considérant les répercussions de la législation sur la vie de la requérante, qui présente le recours en son nom, que la Cour constate la violation de l’article 14 combiné avec l’article 8.
Dans la seconde affaire (6 juil. 2021, Gruba et a. c. Russie, n 66180/09), la Cour conclut de même en raison d’une discrimination fondée sur le sexe à l’encontre des policiers de sexe masculin, qui ne pouvaient bénéficier d’un congé parental que s’il était établi que la mère ne pouvait s’occuper de l’enfant. S’appuyant sur l’arrêt Konstantin Markin (Gde ch., 22 mars 2012, concernant l’exclusion totale des militaires hommes du même congé[/foot], la Cour réaffirme que « les stéréotypes sexistes, tels que la perception des femmes en tant que responsables des enfants et des hommes en tant que principaux soutiens financiers de la famille, ne peuvent justifier de manière suffisante une différence de traitement entre les hommes et les femmes en ce qui concerne le droit au congé parental » (§80). Rejetant l’argument selon lequel les requérants auraient implicitement accepté des limitations de leurs droits en devenant policiers, elle estime que la signature de leur contrat de travail « ne peut être assimilée à une renonciation au droit de ne pas être soumis à une discrimination fondée sur le sexe » : si le « maintien de l’efficacité opérationnelle » de la police constitue bien un but légitime susceptible d’autoriser des restrictions, l’exclusion du droit au congé parental ne fait cependant pas partie de celles-ci (§83).
De manière apparemment paradoxale, la solution retenue repose largement sur le fait que les autorités ont assuré le même accès au congé parental à toutes les policières, sans tenir compte ni de leur position, ni de la disponibilité d’un remplaçant, ni d’aucune autre « circonstance liée à l’efficacité opérationnelle de la police », contrairement au traitement réservé aux hommes, ce qui a rompu l’équilibre entre intérêt général légitime d’assurer l’efficacité de la police et intérêts particuliers des requérants à ne pas être discriminés en raison de leur sexe. On mesure la difficulté en voyant la Cour s’aventurer sur un terrain mouvant en ajoutant qu’« [e]n outre » deux des quatre requérants s’étaient vu refuser tout congé « alors que leurs épouses n’étaient pas en mesure de s’occuper de leurs enfants » 55, semblant ainsi légitimer partiellement l’argumentation consistant à soutenir que la présence de son père ne serait nécessaire à un enfant que s’il est établi que sa mère ne peut prendre soin de lui… L’égalité de traitement obtenue sert évidemment l’intérêt général. Néanmoins, force est de constater qu’il demeure apparemment plus aisé de chercher à mettre fin aux conséquences délétères de stéréotypes en mobilisant le principe de non-discrimination lorsqu’il s’agit de faire cesser une différence de traitement injustifiée paraissant plus favorable aux femmes – même lorsqu’elle repose sur une conception rétrograde de leur rôle social. Comme si la lutte contre les stéréotypes de genre profitait symboliquement aux femmes mais concrètement aux hommes.
B. Discriminations fondées sur l’identité ou l’orientation sexuelle
Plusieurs arrêts récents présentent un panorama des diverses formes de discriminations de genre persistant en Europe centrale et orientale, concernant les relations de couple et celles d’un parent avec ses enfants.
Sur le premier point, portant sur le refus de tribunaux internes d’accepter la notification de mariage déposée par des couples de même sexe, l’arrêt Fedotova et a. c. Russie (13 juill. 2021, n°40792/10) – qui fait actuellement l’objet d’un renvoi devant la Grande chambre – souligne une fois encore les difficultés rencontrées par les homosexuels pour faire respecter leurs droits garantis par la Convention au sein de la Fédération de Russie. Réduisant la marge d’appréciation de l’État en constatant son obligation de prévoir une procédure permettant l’officialisation d’une relation entre personnes de même sexe, cet arrêt aurait pu constituer un tournant important, si ce n’était la décision russe de dénoncer la Convention…
Prolongeant sa jurisprudence Schalk et Kopf de 2010, la Cour choisit d’examiner les faits sous l’angle de l’article 8, lu conjointement avec l’article 14, et conclut à leur violation. Elle rappelle que, s’il « n’impose pas explicitement aux États l’obligation de reconnaître formellement les unions entre personnes de même sexe », l’article 8 implique cependant la recherche d’un « juste équilibre entre les intérêts concurrents [de ces] couples […] et ceux de la société dans son ensemble ». En l’espèce, la « seule forme d’union familiale » existante (le mariage hétérosexuel) prive les requérants d’un ensemble de garanties en matière de logement, de financement, d’hospitalisation, de témoignage et d’héritage, créant ainsi un « conflit » entre la réalité sociale et le droit (« qui ne protège pas [leurs] « besoins » les plus ordinaires »), ce qui « peut engendrer de sérieux obstacles quotidiens » (§51).
Déclinant sa jurisprudence Alekseyev (21 oct. 2010, n°4916/07 et s.), elle souligne que si « le sentiment populaire peut jouer un rôle dans l’appréciation de la Cour lorsqu’une justification reposant sur des motifs liés à la morale sociale est en jeu […], il existe une différence de taille entre le fait de céder à un soutien populaire en faveur de l’élargissement du champ des garanties de la Convention, et une situation dans laquelle on invoque ce soutien dans le but de nier à une portion importante de la population l’accès au droit fondamental au respect de la vie privée et familiale ». Ainsi, « [i]l serait incompatible avec les valeurs sous-jacentes à la Convention, instrument de l’ordre public européen, qu’un groupe minoritaire ne puisse exercer les droits qu’elle garantit qu’à condition que cela soit accepté par la majorité » (§52). L’idée traditionnelle du mariage ne serait donc pas plus heurtée par la reconnaissance officielle du statut des couples des requérants « sous une forme autre que le mariage » que « les avis majoritaires évoqués par le Gouvernement », qui « ne sont hostiles qu’au mariage homosexuel mais non à d’autres formes de reconnaissance juridique » (§54-56). L’on ne saurait cependant se montrer trop optimiste quant aux suites données à cet arrêt dans le contexte actuel, alors que les stéréotypes de genre semblent toujours profondément ancrés dans la société russe, comme en témoigne également l’arrêt Tapayeva et a. (23 nov. 2021, n°24757/18), dans lequel la Cour conclut à la violation des mêmes articles quant au défaut d’assistance des autorités à une veuve tentant de retrouver ses enfants, enlevés par leur grand-père paternel dans le Nord Caucase, où prévalent les « pratiques patrilinéaires ».
Sur le second point, la Cour constate également la violation de l’article 8 combiné avec l’article 14 dans deux affaires concernant la restriction de droits parentaux fondée respectivement sur l’orientation et sur l’identité sexuelles.
Dans l’affaire X. c. Pologne (16 sept. 2021, n°20741/10, demande de renvoi devant la Grande chambre), la requérante s’est vue retirer la garde de ses 4 enfants suite à une modification des modalités prévues par son jugement de divorce, son ex-conjoint se voyant accorder l’intégralité des droits parentaux. Leurs capacités parentales étant jugées similaires, le tribunal s’appuya sur deux expertises reposant essentiellement sur son orientation sexuelle, le premier concluant qu’elle pourrait conserver la garde si elle « corrigeait résolument son attitude et excluait sa compagne de la vie familiale », le second déduisant de cette relation homosexuelle que les enfants préféreraient vivre avec leur père. Son appel fut rejeté, de même que sa demande de mesure provisoire pour conserver la garde de son plus jeune fils pendant la procédure et sa demande de révision de l’ordonnance concernant cette garde, alors même que son ex-mari était d’accord. Affirmant qu’elle « s’était concentrée de manière excessive sur elle-même et sur sa relation avec sa petite amie », le tribunal estima la décision « justifiée par le stade actuel du développement de l’enfant et le rôle plus important du père dans la création du modèle masculin ».
Pour rechercher dans quelle mesure les juges s’étaient basés sur son homosexualité pour refuser de modifier cette garde, la Cour établit un parallèle avec l’arrêt Fretté de 2002. Évoquant « les avantages de la stabilité résultant de la cohabitation de toute la fratrie » sans tenir compte du « fort lien » qui l’unissait à sa mère, ceux-ci ont surtout souligné à plusieurs reprise « l’importance d’un modèle masculin dans l’éducation du garçon », ce qui s’avérait discriminatoire (§87). Estimant que la relation intime de la requérante n’était pas ici sans intérêt, la Cour constate que les juges n’ont cependant pas examiné le comportement de sa partenaire, retenant seulement qu’il s’agissait d’une femme, ce qui les amena à évaluer négativement ses capacités parentales. « [S]on orientation sexuelle et sa relation avec une autre femme [ayant été] constamment au centre des délibérations […] omniprésente à chaque étape de la procédure judiciaire », la différence de traitement dont elle a fait l’objet par rapport à « tout parent souhaitant obtenir la garde complète de son enfant » a donc été fondée de manière « décisive » sur cette orientation (§88-90) 56.
Dans l’affaire A.M. et a. c. Russie (6 juil. 2021, n°47220/19), c’est une transsexuelle opérée qui a vu ses droits parentaux restreints et son droit de visite supprimé au motif que sa réassignation de genre aurait des effets négatifs sur « la santé et le développement psychologique » de ses enfants (§52) 57. Admettant que l’ingérence dénoncée visait bien la protection de la santé ou de la morale et des droits et libertés d’autrui, la Cour constate que les juges internes s’étaient cependant largement fondés sur un rapport d’expertise (qui ne précisait d’ailleurs pas en quoi la transition de genre de la requérante avait représenté un risque pour ses enfants) sans tenir compte de sa situation, alors que les experts avaient pourtant noté l’absence de « preuves scientifiques fiables » sur la question (§54). Rappelant qu’il ne peut être décidé de priver un parent de tout contact avec ses enfants que dans les situations les plus extrêmes (ce qui ne pouvait être le cas sans que soit démontré le préjudice causé), elle considère que la différence de traitement disproportionnée subie par la requérante par rapport aux parents dont l’identité de genre correspond au sexe qui leur a été assigné à la naissance constitue une violation de l’article 14 combiné avec l’article 8, faute de motif convaincant et suffisant la justifiant, puisque cette identité s’était avérée déterminante.
La Cour juge ici la requête recevable uniquement en ce qui concerne la requérante, celle-ci n’ayant pas qualité pour agir au nom de ses enfants, n’ayant pas leur garde. Les opinions concordantes des juges Ravarani et Elósegui conjointement et de la seule juge Elósegui concernent toutes deux ce locus standi devant la Cour. La première déplore le fait que ni les enfants ni leur mère n’aient pu participer à la procédure (dont la « structure verticale » opposant des individus à des États « ne reflète pas toujours parfaitement les divers intérêts en présence »), faisant peu de cas du principe de subsidiarité en négligeant le fait qu’ils avaient disposé de cette possibilité devant les juges internes. La seconde plaide pour l’information et la représentation des enfants et des tiers concernés (comme la mère) qu’il conviendrait d’inviter à soumettre des observations s’ils le souhaitent en cas de conflits familiaux, et pour la mise en place de mesures alternatives, thérapies ou médiations. Révélatrice d’une tendance de certains juges à vouloir faire œuvre doctrinale, cette opinion consiste davantage à proposer une révision – conservatrice – de l’article 36 de la Convention concernant le principe de la tierce intervention qu’à préciser un point de droit relatif à l’arrêt. Surtout, elle interroge sur la manière dont les juges perçoivent l’institution dont ils sont membres : que penser, en effet, en lisant qu’il aurait été souhaitable que la Cour puisse entendre non seulement les enfants mais aussi leur mère afin que soient pleinement représentés les positions et intérêts en jeu, alors même qu’ils étaient introuvables ? Comme si l’examen auquel procède la Cour ne tenait pas justement compte de l’intérêt de l’ensemble des parties en présence, et tout particulièrement de l’intérêt supérieur des enfants lorsque, comme en l’espèce, il se trouve en jeu…
Céline Husson-Rochcongar
V. Synergie et conflits de droits
A. Les conjonctions entre le droit à la liberté de religion et le droit au respect de la vie privée et familiale
Le 10 décembre 2021, la Cour, statuant en grande chambre sur renvoi, a rendu un très important dans l’affaire Abdi Ibrahim c. Norvège 58, relative à des insuffisances dans le cadre du processus de déchéance de l’autorité parentale et d’adoption ayant entraîné la rupture des liens mère-enfant, dans un contexte de différences culturelles et religieuses entre la mère et les parents adoptifs. Il s’agit là indéniablement d’un « grand arrêt » par lequel la Cour de Strasbourg a fait montre d’audace pour enfanter d’un nouveau droit dans le contentieux de l’adoption, le droit à la continuité religieuse et culturelle né ici d’une relation symbiotique entre le droit au respect de la vie privée et le droit à la liberté de religion. En l’espèce, la requérante, ressortissante somalienne et de confession musulmane, faisait valoir que la procédure d’adoption de son fils n’avait pas pris en compte son souhait de voir ce dernier accueilli par une famille issue de la même culture et religion qu’elle.
Non contente d’avoir obtenu un constat de violation de l’article 8 devant une chambre de la deuxième section le 17 décembre 2019, elle demanda le renvoi de l’affaire en grande chambre afin que la Cour interprète cette disposition à la lumière de l’article 9 de la Convention et de l’article 2 du Protocole n°1. Conscients de l’importance de l’affaire et de ses répercussions, plusieurs gouvernements utilisèrent l’arme de la tierce-intervention soit pour souligner que la question des origines culturelles et religieuses ne devait pas être un paramètre important dans le choix d’une famille d’accueil (gouvernement danois), soit au contraire pour appeler à un contrôle rigoureux de la Cour (gouvernement turc). Conformément à une jurisprudence bien établie, la Cour exclut d’interpréter l’article 8 à la lumière de l’article 2 du Protocole n°1 dès lors que cette disposition est surtout appliquée dans le domaine de l’éducation et de l’enseignement (§139). Il en va autrement de l’article 9, « la prise en charge d’office d’un enfant (entraînant) des restrictions à la liberté du parent biologique de manifester sa religion ou d’autres convictions philosophiques dans l’éduction qu’il donne à l’enfant » (§140). Ce faisant, contrairement à l’approche retenue par la chambre, la grande chambre opta explicitement pour une interprétation systémique du corpus conventionnel, en harmonie avec les sources internationales, en particulier l’article 20(3) de la Convention des Nations unies relative aux droits de l’enfant qui souligne l’importance de prendre en compte, entre autres, l’origine ethnique, religieuse et culturelle de l’enfant.
À la question de savoir les autorités nationales ont pris en compte l’intérêt de la mère à ce qu’il fût permis à son fils de conserver des liens avec ses racines culturelles et religieuses, la grande chambre répond à l’unanimité par la négative. Le contrôle européen est très rigoureux (§149) et vise notamment à vérifier que les décisions prises par les autorités nationales ont pris en considération l’ensemble des intérêts en présence. Or, en l’occurrence, les décisions prises par les autorités nationales autorisant l’adoption et la fin des contacts entre la requérante et son enfant ont plus été guidées par le respect de l’exigence tenant à l’intérêt supérieur de l’enfant que par le maintien des liens entre celui-ci et sa famille biologique (§151). La requérante ne s’opposait pas d’ailleurs au placement de son fils dans une famille d’accueil, elle craignait seulement qu’une adoption ne conduisît à la conversion religieuse de son fils, à laquelle elle s’opposait. Alors certes, les autorités nationales ont redoublé d’efforts pour trouver une famille d’accueil adaptée correspondant aux origines culturelles et religieuses de la requérante (§160), mais cela semble insuffisant, aux yeux de la grande chambre, qui considère que rien ne justifiait une rupture aussi radicale et irréversible des liens entre la requérante et son enfant adopté. Bref, l’article 8 de la Convention, tel qu’interprété à la lumière de l’article 9, aurait dû conduire les autorités nationales à prêter une attention particulière à l’intérêt de la mère biologique d’avoir des contacts réguliers avec son enfant afin qu’il garde « au moins certains liens avec ses racines culturelles et religieuses ». Pour le dire plus clairement, c’est bien un manquement à l’obligation positive de prendre des mesures permettant de maintenir ces liens qui est ici pointé du doigt.
L’approche suivie par la Cour appelle quelques observations
En premier lieu, même si l’arrêt souligne que les autorités étaient tenues par une obligation de moyens, on peut se demander si le juge européen n’en vient pas à imposer une obligation de résultat. Tout se passe comme si la synergie des droits garantis aux articles 8 et 9 avait conduit à relativiser fortement la marge nationale d’appréciation de l’Etat, qui pouvait être qualifiée de large en l’espèce en l’absence de consensus. Ainsi que le souligne l’arrêt au §82, seuls onze Etats ont une législation imposant de tenir compte de l’origine religieuse et culturelle dans les procédures d’adoption ou placement en famille d’accueil. Autre élément décisif dans le raisonnement de grande chambre, le souci d’avoir une interprétation en phase avec la Convention internationale relative aux droits de l’enfant. Dans ses observations finales concernant le rapport de la Norvège valant cinquième et sixième rapports périodiques, le Comité des droits de l’enfant avait d’ailleurs appelé à une évolution « des pratiques actuelles en matière de placement des enfants, de déchéance de droits parentaux et de limitation du droit de visite, de façon que ces mesures radicales ne soient appliquées qu’ en dernier recours et soient prises en fonction des besoins et de l ’ intérêt supérieur de l ’ enfant », et « de prendre les mesures voulues, notamment la formation adéquate du personnel, pour que les enfants appartenant à une minorité autochtone ou nationale qui bénéficient d ’ une protection de remplacement puissent connaître leur culture d ’ origine et conservent leurs liens avec celle-ci ».
En second lieu, il est à relever que la religion musulmane ne reconnaît pas l’adoption, mais la kafala, qui permet l’engagement d’un adulte de prendre en charge l’entretien, l’éducation et la protection d’un enfant sans créer de lien de filiation. La Grande chambre n’entre pas dans ce débat sensible et se contente de renvoyer aux conclusions des juges internes qui n’avaient décelé, en s’appuyant sur les sources du droit international, aucune interdiction de l’adoption d’enfants musulmans en Norvège (§157).
En troisième lieu, sur le terrain de l’article 46 de la Convention, la Cour laisse clairement entendre que la Norvège échappe de justesse à l’indication de mesures générales, qui n’est pourtant pas demandée par la requérante. Et pour cause : le placement en famille d’accueil aboutit souvent dans cet Etat à la privation des droits parentaux et donc à la négation des droits des parents biologiques. Les condamnations européennes se sont ainsi multipliées ces dernières années, notamment depuis Strand Lobben et al du 10 septembre 2009. Si la Grande chambre éprouve autant de scrupules à identifier un problème systémique, c’est parce qu’une nouvelle loi a été adoptée par le parlement norvégien le 18 juin 2021, qui prend en compte les arrêts de la Cour européenne (§184). Seul l’avenir dira si l’arrêt Abdi Ibrahim c. Norvège a constitué un tournant dans la jurisprudence de la Cour. Ce qui est certain, c’est qu’au-delà des considérations factuelles, l’enrichissement de l’intérêt supérieur de l’enfant à la faveur d’une lecture systémique de la Convention revêt une portée générale.
L’arrêt Polat c. Autriche en date du 20 juillet 2021 (n°12886/16) illustre également cette conjonction entre le droit à la liberté de religion et le droit au respect de la vie privée et familiale, à propos de l’examen post-mortem du corps d’un bébé contre la volonté de sa mère, de confession musulmane, qui a été contrainte de l’enterrer sans le lavage rituel religieux et la cérémonie islamique. Tout d’abord, dans la droite ligne de précédents dénués d’ambiguïtés 59, la Cour juge que l’autopsie du corps d’un bébé, décédé deux jours après sa naissance, effectué sans le consentement de la mère constitue une ingérence dans son droit au respect de la vie privée et familiale (§49) et que la manière d’enterrer les morts relève de la liberté de religion (§51). Ensuite, sans remettre en cause le choix du législateur autrichien de ne pas accorder dans tous les cas un droit d’opposition à l’autopsie de parents proches pour des motifs religieux ou autres, elle est d’avis que la prévalence de la science et de la santé publique sur le respect des droits fondamentaux pose problème. En effet, le droit autrichien prévoit qu’une autopsie peut être pratiquée lorsqu’il en va de l’intérêt scientifique, indépendamment du consentement des proches. Et c’est là le bât blesse. Alors que le texte ne prévoit pas ici d’obligation, les juridictions internes ont insuffisamment pris en compte l’intérêt de la requérante à ce que le corps de son fils demeure « aussi indemne que possible » (§89). En l’absence de véritable mise en balance, le juge européen considère que l’ingérence dans le droit au respect de la vie familiale de la requérante et son droit de manifester sa religion n’était pas justifiée. Ce faisant, la Cour n’hésite point à s’immiscer dans un domaine, la santé publique, où traditionnellement la marge nationale d’appréciation des Etats est ample. Elle n’a pas été inhibée par la complexité de l’affaire, qui soulève des « questions morales et éthiques sensibles ».
B. Les limites de la liberté d’expression et d’information face à la protection des droits d’autrui
Par son arrêt Z.B. c. France du 2 septembre 2021 (n°46883/15), la Cour a, une nouvelle fois, été amenée à rappeler les limites de la liberté d’expression, en particulier dans un contexte de lutte contre le terrorisme. Etait en cause la condamnation pénale du requérant en 2012 pour apologie de crimes d’atteintes volontaires à la vie en raison des mots, « je suis une bombe » et « Jihad, né le 11 septembre », apposés sur un tee-shirt offert à son neveu de trois ans, lequel l’a porté à l’école maternelle, quelques mois après les attentats perpétrés en mars 2012 par Mohammed Merah. L’on se félicite que la pugnacité procédurale du requérant à prétendre au bénéfice du droit à l’humour n’ait pas prospéré. Car, à l’évidence, il est bien le seul à avoir ri de cet épisode malheureux impliquant un enfant de trois ans.
D’emblée, s’impose un rapprochement avec l’affaire Leroy c. France 60 qui concernait la condamnation du requérant pour complicité d’apologie du terrorisme à la suite de la publication dans un hebdomadaire basque d’un dessin symbolisant l’attentat contre les tours jumelles du World Trade Center avec une légende pastichant le slogan publicitaire d’une marque célèbre, « Nous en avions tous rêvé… le Hamas l’a fait ».
Au-delà des faits, la démarche de la Cour dans les deux affaires est comparable.
En l’espèce, le gouvernement faisait valoir l’irrecevabilité de la requête en estimant que les propos apposés sur le tee-shirt constituaient un abus de droit et tombaient, par conséquent, sous le coup de l’article 17. Le juge européen refuse de se placer sur le terrain de cette disposition et relève que « les mentions litigieuses – aussi controversées puissent-elles être – ne suffisent pas à révéler de manière immédiatement évidente que le requérant tendait par ce biais à la destruction des droits et libertés consacrés dans la Convention » (§26). La solution est tout sauf une surprise. Elle s’inscrit dans la droite ligne de l’arrêt Leroy qui avait retenu que l’apologie, sous une forme humoristique, d’actes de terrorisme n’entre pas dans le champ d’application de l’article 17. Aussi, la Cour préfère se référer à l’article 17 comme instrument de mesure de la nécessité dans une société démocratique des restrictions selon les termes employés par le Professeur Wachsmann. Instinctivement, on serait tenté de croire que la Cour n’analyse pas les propos litigieux comme un discours de haine, mais la motivation de l’arrêt laisse planer un doute.
Le contrôle européen se focalise alors sur la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique. Au droit absolu à l’humour invoqué par le requérant, l’arrêt oppose les devoirs et responsabilités inhérents à l’exercice de la liberté d’expression.
Sans doute, l’élément le plus marquant de l’arrêt est l’importance attachée au contexte : à savoir celui d’un Etat qui a été récemment confronté à des attentats terroristes. C’est à l’aune de ces circonstances difficiles que la nécessité de l’ingérence est contrôlée. Si « un tel contexte (…) ne pouvait suffire à lui seul à justifier l’ingérence en cause dans la présente affaire, la Cour ne saurait ignorer l’importance et le poids que ce contexte général revêtait en l’espèce » (§60). Tout est dit. Cette contextualisation conduit la Cour à concéder à l’Etat défendeur une marge d’appréciation plus conséquente, d’autant que les propos inscrits sur le t-shirt ne contribuaient à aucun débat général. L’analyse du contexte spécifique fait également pencher la balance en faveur de la restriction à la liberté d’expression. Alors que le requérant soulignait que le t-shirt n’était pas accessible à un grand public, la Cour oppose le « contexte spécifique [d’] instrumentalisation d’un enfant de trois ans » (§61) qui a été utilisé pour diffuser ses propres idées. Que dire surtout du timing choisi par le requérant ! Son neveu a porté le t-shirt quelques mois après la tuerie devant l’école juive Ohr Torah de Toulouse. L’insistance sur l’argument de la proximité des autorités locales, mieux placées pour apprécier le contexte dans lequel s’inscrivaient les faits litigieux, retient l’attention. En ce sens, l’arrêt prend soin de souligner que les autorités locales « sont également plus à même de comprendre et apprécier les problèmes sociétaux spécifiques dans des communautés et des contextes particuliers » (§64). Eu égard à ces considérations, le constat de non-violation de l’article 10 paraissait inévitable. L’européanisation du raisonnement juridictionnel retenu par la Cour d’appel de Nîmes ne fait que conforter l’ample marge d’appréciation de l’Etat. Faut-il le rappeler, selon une jurisprudence désormais bien établie semble-t-il, du moins dans son principe, si les juges nationaux appliquent les critères européens d’appréciation de la proportionnalité, la Cour s’abstiendra d’intervenir et ne répétera pas le contrôle de proportionnalité qui a été mené au niveau national sauf pour des « raisons impérieuses ». Cette formulation est lourde de sens et rappelle que la subsidiarité est au cœur de cette méthodologie. L’arrêt exprime néanmoins une déception : saisie d’un mémoire ampliatif et argué d’une violation de l’article 10 de la Convention, la Cour de cassation a retenu une motivation pour le moins laconique alors même que les conclusions de l’avocat général étaient très riches sur ce point. Enfin, le juge européen est d’avis que la condamnation au paiement d’une amende de 4000 euros n’est pas disproportionnée. C’est dire que l’ingérence dans le droit à la liberté d’expression répondait bien aux conditions posées à l’article 10 §2 de la Convention. En fin de compte, bien que n’ayant pas appliqué la clause d’interdiction d’abus de droit, la Cour européenne adresse un message dépourvu d’ambiguïtés : aussi valorisé soit-il, le recours à l’humour ne saurait tout excuser.
Dans l’affaire Sanchez (2 sept., n°45581/15), elle a jugé que la France n’avait pas violé l’article 10 en engageant la responsabilité pénale d’un homme politique (3 000 € d’amende) du fait de messages écrits par des tiers sur son « mur » facebook qui associaient les musulmans à la délinquance et à l’insécurité. L’affaire ayant été renvoyée en grande chambre, l’on se contentera de brèves observations sur la solution rendue. In specie, la Cour devrait répondre à la question de savoir si la condamnation du requérant pour incitation à la haine et à la violence à l’encontre d’un groupe de personnes en raison de leur origine ou de leur appartenance ou non-appartenance à une ethnie, nation, race ou religion déterminée était compatible avec l’article 10 de la Convention. Pour apprécier la proportionnalité de cette condamnation pénale, elle s’inscrit dans le droit fil de l’arrêt de grand chambre Delfi AS c.Estonie 61. Consciente que « des propos clairement illicites, notamment des propos diffamatoires, haineux ou appelant à la violence, peuvent être diffusés comme jamais auparavant dans le monde entier, en quelques secondes, et parfois demeurer en ligne pendant fort longtemps », la Cour avait dans cet arrêt adapté le contrôle de nécessité à l’outil de communication en cause. Aussi, en l’espèce, la proportionnalité de l’ingérence est appréciée à l’aune de plusieurs critères : le contexte des commentaires ; les mesures appliquées par le requérant ; la possibilité de retenir la responsabilité des auteurs des commentaires et les conséquences de la procédure interne pour le requérant.
Pour la Cour, il ne fait pas de doute que les commentaires litigieux, tenus dans un contexte électoral, s’analysaient en un discours de haine. En l’occurrence, « le requérant ne s’est pas vu reprocher l’usage de son droit à la liberté d’expression, en particulier dans le débat politique, mais son manque de vigilance et de réaction concernant certains commentaires publiés sur le mur de son compte Facebook » (§90). La suite du raisonnement retenu pour parvenir à un constat de non-violation de l’article 10 est de nature, à raison notamment de son caractère passablement approximatif, à susciter les plus sérieuses réserves. On conviendra que la critique formulée par la juge Mourou-Vikström, sur la cohérence avec la jurisprudence Defli, fait mouche. Comment la Cour peut-elle retenir une responsabilité aussi lourde du requérant, qui n’est pas l’auteur des commentaires haineux, alors qu’elle avait bien souligné dans ce dernier arrêt que le fait que la question de la responsabilité s’envisage différemment en ce qui concerne « les forums de discussion ou les sites de diffusion électronique, où les internautes peuvent exposer librement leurs idées sur n’importe quel sujet sans que la discussion ne soit canalisée par des interventions du responsable du forum » ? Le résultat est qu’une personne publique, suivie par des milliers de personnes, devra vérifier tous les commentaires publiés sur sa page facebook. Qui plus est, contrairement à l’affaire Delfi dans laquelle les auteurs des commentaires litigieux n’étaient pas identifiables, ils pouvaient en l’espèce faire l’objet de poursuites. Enfin, on peut se demander si l’approche de la Cour est compatible avec le droit de l’Union européenne, notamment l’article 15 directive 2000/31/CE du Parlement européen et du Conseil du 8 juin 2000 relative à certains aspects juridiques des services de la société de l’information, et notamment du commerce électronique, dans le marché intérieur dont le paragraphe 1 précise que « les États membres ne doivent pas imposer aux prestataires, pour la fourniture des services visée aux articles 12, 13 et 14, une obligation générale de surveiller les informations qu’ils transmettent ou stockent, ou une obligation générale de rechercher activement des faits ou des circonstances révélant des activités illicites ».
Mustapha Afroukh
Notes:
- M. Afroukh et J.-P. Marguénaud, « Les conséquences à double tranchant de l’exclusion de la Russie du Conseil de l’Europe », Dalloz actualité, 30 mars 2022 ↩
- voy. F. Sudre (dir.), Le principe de subsidiarité au sens de la Convention européenne des droits de l’homme, Anthemis, 2014 ↩
- v. nos obs., cette chronique, 2021, n° 36 ↩
- Gde. ch., 15 oct. 2009 ↩
- Laurence Burgorgue-Larsen, « La Cour EDH ne mérite pas le bouc émissaire du réductionnisme de la pensée », RDLF, 2020, n°73 ↩
- Pour une comparaison de la fonction consultative des trois Cours régionales, M. Afroukh et A. Schahmanèche, » La fonction consultative des autres Cours supranationales protectrices des droits de l’homme », in M. Afroukh et J.-P. Marguénaud (dir.), Le Protocole n°16 à la Convention européenne des droits de l’homme, Pedone, coll. « Publications de l’Institut International des Droits de l’homme », 2020, pp. 33-71 ↩
- C. Santulli, Droit du contentieux international, Monchrestien, 2005, p. 19 ↩
- Opinion dissidente commune aux juges Lemmens, Grozev, Iecke et Schembri Orland ↩
- 27 mars 1962, De Becker c. Belgique, §14, A/4 ↩
- Gde ch., 1er juillet 2014, n°43835/11 ↩
- voy. la décision Ligue des musulmans de Suisse et autres c. Suisse, du 28 juin 2011, n°66274/09 sur l’affaire des minarets ↩
- 7 oct., Déc. Zambrano c. France, n°41994/21 ↩
- 15 sept. 2009, Miroļubovs et autres c. Lettonie, n°798/05 ↩
- comp. par ex., 20 oct. 2015, Déc. M’Bala M’Bala, n°25239/13, nos obs. RTDH, 2016/107, pp. 759-774 ↩
- P. Dourneau-Josette, « Les modes de règlement alternatifs des requêtes devant la Cour européenne des droits de l’homme : les règlements amiables et déclarations unilatérales », RAE/LEA, 2014, p. 565 ↩
- CJUE, Gde ch., 24 juin 2019, Commission c. Pologne, dit « Indépendance de la Cour suprême », aff. C-619/18 ; 5 nov. 2019, Commission c. Pologne, dit « indépendance des juridictions de droit commun », aff. C-192/18 ; 15 juil. 2021, Commission c. Pologne, dit « régime disciplinaire des juges », aff. C-791/19 ↩
- CJUE, 19 novembre 2019, A.K. et autres, aff. C‑585/18, C-624 et and C-625/18 ; 2 mars 2021, A.B. et autres , aff. C-824/18 ↩
- Trib. Constit de la République de Pologne, 7 octobre 2021, arrêt K 3/21 ↩
- Req/ n°4907/18, cette Chron., RDLF 2021, n°36 obs. M. Afroukh ↩
- 29 juin 2021, Broda et Bojara c. Pologne, n°26691/18 et 27367/18 ↩
- Voir également, Cour EDH, 3 février 2022, Advance Pharma sp. z o.o c. Pologne, n°1469/20, concernant la chambre civile de la même juridiction ↩
- Cette Chron., RDLF 2021, n° 36 obs. M. Afroukh ↩
- Trybunał Konstytucyjny: Dokonywanie, na podstawie art. 6 ust. 1 zd. 1 EKPCz, przez sądy krajowe lub międzynarodowe oceny zgodności z Konstytucją i EKPCz, ustaw dotyczących ustroju sądownictwa, właściwości sądów oraz ustawy dotyczącej Krajowej Rady Sądownictwa (trybunal.gov.pl) ↩
- Cour EDH, Gde ch., 2007, Vilho Eskelinen et autres c. Finlande, n°63235/00 ↩
- Suite à l’arrêt K 6/21, le 24 novembre 2021, le ministre adjoint de la justice polonais, S. Kaleta, a salué sur Twitter « un grand jour pour l’Etat de droit et la souveraineté polonais » – Sebastian Kaleta sur Twitter : « ✅Izba Dyscyplinarna SN normalnie funkcjonuje (zawieszenie sędziego Gąciarka za kwestionowanie statusu innych sędziów) ✅TK wyrzuca do kosza naruszający nasz ustrój wyrok ETPCz. Piękny dzień dla polskiej praworządności i suwerenności 🇵🇱🇵🇱 » / Twitter ↩
- CJUE, Ord., 27 oct. 2021, Commission c. Pologne, aff. C-204/21 ↩
- CJUE, Plén., 16 février 2022, Pologne c. Parlement européen et Conseil de l’Union européenne, aff. C-157/21 ↩
- Dans une opinion dissidente, la juge Yüksel conteste l’approche adoptée, reprochant à la majorité d’appliquer « un seuil exceptionnellement élevé pour déterminer s’il existait des raisons plausibles de soupçonner le requérant » ↩
- Elle avait conclu de même dans l’arrêt Alparslan Altan c. Turquie (16 avr. 2019, n°12778/17 : qui concernait les membres de la Cour de cassation et de la Cour suprême, à l’encontre desquels une enquête ne pouvait être ouverte que sur décision du comité présidentiel de la juridiction concernée, sauf en cas de flagrant délit (pour lequel la cour d’assises était compétente). Elle avait alors refusé de considérer que la dérogation établie au titre de l’article 15 permettait de justifier le placement en détention, l’interprétation extensive de la notion de flagrant délit posant problème « non seulement au regard du principe de sécurité juridique, mais aussi, rédui[san]t à néant les garanties procédurales accordées au corps de la magistrature aux fins de préserver le pouvoir judiciaire des atteintes du pouvoir exécutif », §118 ↩
- Elle constate également la violation de l’article 6 §1 concernant l’accès à un tribunal ↩
- Elle constate ainsi que « si ces documents litigieux ont été utilisés dans la procédure au fond, le jugement de première instance et l’arrêt de la cour d’appel de Paris ayant statué sur renvoi après cassation se sont quasi exclusivement fondés sur d’autres éléments à charge pour retenir leur culpabilité. Ainsi, les juges internes ont principalement retenu, dans le cadre de décisions longuement motivées, les informations qui étaient déjà en possession des services de renseignement, en particulier au moyen des recoupements effectués avec d’autres procédures judiciaires terminées ou toujours en cours, ainsi que les déclarations détaillées faites par les requérants au cours de leur garde à vue et durant l’information judiciaire », §98, nous soulignons ↩
- Cour EDH, 23 juillet 2020, M.K. et autres c. Pologne, n°40503/17, cette Chron., RDLF 2021. n°12 ↩
- Cour EDH, Gde ch., 21 nov.2019, Ilias et Ahmed c. Hongrie, n°47287/15, cette Chron., RDLF 2020, n°32 ; 13 février 2020, N.D et N.T. c. Espagne, n°8675/15 et 8697/15, cette Chron., RDLF 2020, n°75 ↩
- CJUE, Gde ch., 14 mai 2020, FMS e.a., aff. C-924 et C-925/19 PPU, ECLI:EU:C:2020:367 ; CJUE, Gde ch., 17 décembre 2020, Commission européenne contre Hongrie, aff. C-808/18, ECLI:EU:C:2020:1029 ↩
- Voy. notamment Cour EDH, 25 janv. 2018, J.R. et autres c. Grèce, n°22696/16, cette Chron., RDLF 2018 n°22 ↩
- Cour EDH, 2 mars 2021, R.R. c. Hongrie, n°36037/17, cette Chron., RDLF 2021, n°36 ↩
- « Ils boivent de l’eau souillée » : en Pologne, des migrants terrifiés par les renvois en Biélorussie – InfoMigrants ↩
- Telle la décision 2022/382 du Conseil du 4 mars 2022, d’activer pour la première fois la protection temporaire prévue par la directive 2001/55 du 20 juillet 2001 ↩
- Cette Chron., RDLF 2020, n°32 ↩
- Cour EDH, Gde ch., 13 déc. 2016, Paposhvili c. Belgique, n°41738/10, §183, cette Chron., RDLF 2017, n°13, obs. M. Afroukh ↩
- On rappellera que selon le considérant de principe de l’arrêt Paposhvili (§183), « l’absence de traitements adéquats dans le pays de destination ou [le] défaut d’accès à ceux-ci » est censé être la raison du risque de déclin irréversible de l’état de santé entrainant des souffrances intenses ↩
- Paposhvili, préc., §189 ; voir également dans la jurisprudence interne, CE, 30 décembre 2021, req. n°449917, ECLI:FR:CECHR:2021:449917.20211230 ↩
- CE, 30 déc. 2013, Djeuka Joseph, n°359144, pt. 4 et CE, 7 déc. 2018, n°419226, pt. 12 et 15 ↩
- Cour EDH, Gde ch, 23 juin 2008, Maslov c. Autriche, n°1638/03, concernant l’éloignement de jeunes adultes, immigrés de longue durée qui n’ont pas encore fondé sur leur propre famille ↩
- Cour EDH, 14 sept. 2017, Ndidi c. Royaume-Uni, n°41215/14, § 76, cette Chron. RDLF, 2018, n°11 ; voy. également cette Chron. RDLF, 2019, n°13 et n°47 ↩
- Voy. notamment, Cour EDH, A.M. et autres c. France, n°24587/12 ; R.M. et autres c. France, n°33201/11 ; A.B. et autres c. France, n°11593/12 ↩
- Lois n°2016‑274 du 7 mars 2016 relative au droit des étrangers en France et n°2018-778 du 10 septembre 2018 pour une immigration maîtrisée, un droit d’asile effectif et une intégration réussie ↩
- Cour EDH, 19 janvier 2012, n°39472/07 ↩
- CESEDA, ex-art. L 551-1 II, 12° et désormais L 751-10, 11° ↩
- CESEDA, ex-art. L 552-4, désormais art. L 743-13 ↩
- avis 300 (2022), 15 mars 2022 ↩
- Gde Ch., 15 juin 2021. V. notre précédente chronique dans cette Revue ↩
- V. ég. 18 sept. 2017, Talpis c. Italie, n°41237/14, §145-149 ↩
- Puisque « des références aux traditions présupposées d’ordre général ou attitudes sociales majoritaires ayant cours dans un pays donné ne suffisent pas à justifier une différence de traitement fondée sur le sexe » ↩
- Pour les autorités internes, « rien ne [le] prouvait » alors qu’elles avaient des problèmes de santé ↩
- On notera les nombreuses tierces interventions et une opinion dissidente du juge Wojtyczek ↩
- Le tribunal avait ordonné un réexamen ultérieur sans en préciser le calendrier ↩
- 10 déc., n°15379/16 ↩
- 20 sept. 2018, Solska et Rybicka c. Pologne, n°30491/17 et 31083/17 ↩
- 2 oct. 2008, n°36109/03 ↩
- 16 juin 2015, n°64569/09 ↩