Quel contrôle du Conseil d’Etat sur la dissolution administrative d’associations (art. L. 212-1 du code de la sécurité intérieure) ? De la loi du 10 janvier 1936 sur les groupes de combat et milices privées au projet de loi confortant le respect des principes de la République
Le présent texte correspond à la contribution réalisée lors du deuxième « séminaire alternatif » « Les états d’urgence : le rôle du Conseil d’Etat dans la protection des libertés », organisé par le CREDOF le 10 décembre 2020, dont le sujet était : « Le Conseil d’Etat et les libertés : remise en perspective historique ». Vous pouvez retrouver ce séminaire en ligne sur le site de la Revue des Droits et Libertés Fondamentaux en suivant le lien suivant. Cette contribution permet à son auteur de procéder à l’actualisation d’un article publié en 2015 sur le site de la Revue des Droits et Libertés fondamentaux : Romain Rambaud, « La loi du 10 janvier 1936 sur les groupes de combat et milices privées (article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure) : l’arme de dissolution massive », RDLF 2015, chron. n°20.
Par Romain Rambaud, Professeur de droit public, Université Grenoble-Alpes, CRJ (https://blogdudroitelectoral.fr)
En 2015, la Revue des Droits et Libertés Fondamentaux publiait une longue étude de l’auteur de ses lignes consacrée à la loi du 10 janvier 1936, aujourd’hui l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure, intitulée La loi du 10 janvier 1936 sur les groupes de combat et milices privées (article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure) : l’arme de dissolution massive[1]. Cette étude faisait suite à la publication de deux articles parus dans la revue Actualité juridique du droit administratif, portant d’une part sur l’arrêt du Conseil d’Etat Envie de rêver et autres du 30 juillet 2014[2] et d’autre part sur les deux arrêts Œuvre française et Jeunesses nationalistes du 30 décembre 2014[3], rendus dans le contexte de l’affaire « Clément Méric ». Depuis 2015, cette procédure a été utilisée parallèlement à l’état d’urgence pour dissoudre des associations ayant des liens avec l’islam radical voire le terrorisme[4], puis plus récemment encore à cette même fin, avec la dissolution de Barakacity et du CCIF. D’importants éléments nouveaux sont intervenus, notamment l’arrêt de la CEDH Ayoub c. France du 8 octobre 2020 validant du point de vue de la conv. EDH les dissolutions précitées de 2014[5], l’ordonnance du Conseil d’Etat Barakacity du 25 novembre 2020[6] et en dernière analyse aujourd’hui le projet de loi confortant le respect des principes de la République. Alors que de nouveaux enjeux se profilent, il est opportun de réaliser un point d’étape.
Concernant le contrôle du Conseil d’Etat sur ces dissolutions, force est de constater que le juge administratif suprême, même s’il procède à un raisonnement rigoureux sur le plan du droit, est sans doute mu sur ces questions moins par la défense absolue des libertés que par l’acceptation des termes de la loi (mais peut-on lui reprocher ?), qui relève elle-même d’une forme de raison d’Etat assez élastique, même si le Conseil a pu (rarement) mettre des bornes au Gouvernement quand cela était allé trop loin : c’est le constat que résulte du fait qu’il n’exerce en réalité qu’un contrôle « normal » de la qualification juridique des faits (I). Il en va de même avec la question de la conventionnalité de l’article L. 212-1 CSI ou à tout le moins de son utilisation, qui a été validée peut-être provisoirement par la CEDH (II), ainsi que de sa constitutionnalité, problème écarté pour l’instant mais qui pourrait se poser de nouveau très bientôt (III).
I. Le contrôle « normal » de la qualification juridique des faits par le Conseil d’Etat : interprétation littérale de la loi ou raison d’Etat ?
Il convient en premier lieu d’être pragmatique : le nombre d’annulations rapporté au nombre de dissolutions est très faible, ce qui en dit souvent plus long que de longues analyses juridiques. En 2015, en intégrant les « avatars » de la loi de janvier 1936, c’est-à-dire certaines législations d’exceptions disparues, on avait compté 124 utilisations, pour 39 recours, 29 rejets et 10 annulations. En ne comptabilisant que les applications de la loi de 1936, on comptait 7 annulations : 2 pour des motifs d’illégalité externe, et 5 pour des motifs d’illégalité interne, pour ces dernières contenues dans seulement trois arrêts du Conseil d’Etat[7].
Les illégalités externes : un contrôle inutile
On peut passer rapidement, même si ces éléments sont presque systématiquement présents dans les arrêts du Conseil d’Etat, sur les illégalités externes, lesquelles n’empêchent guère in fine la dissolution. On peut ainsi souligner que l’acharnement de l’Etat aura eu raison de la Fédération d’action nationale et européenne, la FANE, qui était un groupuscule néo-nazi. D’abord dissoute par un décret du 3 septembre 1980, la dissolution fut annulée pour violation de l’obligation de motivation dans le contexte de l’adoption de la loi de 1979, en 1984[8]. Décidée une deuxième fois par un décret du 24 janvier 1985, la dissolution fut de nouveau annulée, pour violation du principe du contradictoire dans le contexte de l’adoption du décret de 1983, en 1987[9]. Cela n’empêcha pas le pouvoir de dissoudre cette fois pour de bon la FANE par un décret du 17 septembre 1987. Il arrive encore que des problèmes d’irrégularités externes se posent : cela fut le cas en 2016 pour la dissolution de l’Association des musulmans de Lagny-sur-Marne, qui fut suspendue en référé suspension pour un problème de courrier en réponse perdu par le ministère de l’intérieur ayant empêché la mise en œuvre de la procédure contradictoire[10], avant d’être de nouveau décidée et validée par le Conseil d’Etat[11].
Les illégalités internes : un contrôle essentiellement normal
Il est plus intéressant de se concentrer sur les illégalités internes. Ce que l’on constate depuis le début, et c’est le point sur lequel il faut insister, c’est que le contrôle du Conseil d’État est un contrôle « normal » de la qualification juridique des faits et essentiellement cela, et n’est pas un véritable contrôle de proportionnalité, contrairement à la logique classique de la police. Depuis avril 1936 et l’arrêt de principe Sieurs de Lassus, Pujo et Real del Sarte, il faut mais il suffit que les faits énoncés entrent dans l’une des catégories prévues par la loi pour que la dissolution puisse être prononcée[12]. Cette solution a été confirmée par les arrêts Associations Le Mouvement social français des Croix de feu, Les Croix de feu et Briscards, les fils de Croix de feu et volontaires nationaux et Association Parti national populaire du 27 novembre 1936, le juge se contentant de vérifier que les associations « présenta[ie]nt » les « caractères » des groupements visés par la loi[13]. Certes, il est vrai que ce contrôle de la qualification des faits tend à se perfectionner : ainsi, depuis les arrêts Œuvre française et Jeunesses nationalistes de décembre 2014, le juge administratif fait usage d’ « éléments précis et concordants »[14], qui vont sans doute au-delà du faisceau d’indices précédemment utilisé[15]. La rigueur du juge avait aussi été confirmée auparavant dans l’arrêt Envie de rêver par le fait que si les associations Troisième voie et Jeunesses nationalistes révolutionnaires ont vu leur dissolution validée par le Conseil d’Etat, c’est parce qu’il s’agissait de milices et non parce qu’il y avait assez d’éléments pour considérer qu’elles incitaient à la haine raciale[16]. Ceci étant, le contrôle restait normal.
Cela implique en pratique, mais ce n’est pas tant la faute du juge, que la loi et son application s’avèrent plastiques, ductiles, ce qui oblige le Conseil d’Etat[17]. Cela vient notamment du fait que la procédure de dissolution administrative des associations et groupements de fait présente un caractère très archaïque d’un certain point de vue : elle prévoit soit la dissolution, soit rien, consacrant une logique du « tout ou rien » qui empêche selon nous toute solution intermédiaire qui pourrait donner lieu à un contrôle de proportionnalité réel de la part du juge administratif.
Un rare cas d’annulation au fond dans le contexte de la crise de mai 1968
Certes, il s’est avéré que le Conseil d’Etat a su intervenir dans le cadre d’un contrôle de la qualification juridique des faits quand le Gouvernement est allé trop loin, mais les exemples restent très rares. Un premier cas d’annulation au fond est intervenu pendant les évènements de 1968. La loi du 10 janvier 1936 servit d’arme au bénéfice de l’État dans le contexte particulier de la crise de mai 1968, un décret du 12 juin 1968 procédant à la dissolution d’un seul coup de nombreux groupes d’extrême-gauche : Jeunesse Communiste Révolutionnaire, Voix ouvrière, Groupe Révoltes, Fédération des étudiants révolutionnaires, Comité de liaison des étudiants révolutionnaires, Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes, Parti communiste internationaliste, Parti communiste marxiste-léniniste de France, Fédération de la jeunesse révolutionnaire, Organisation communiste internationaliste et, enfin, le Mouvement du 22 mars. Pour équilibrer, l’extrême-droite ne fut pas en reste puisqu’un décret du 31 octobre 1968 procéda à la dissolution du groupement Occident, groupe d’extrême-droite qui s’était illustré dans de violentes échauffourées contre l’extrême-gauche[18].
Le Conseil d’État eut à juger de la légalité des dissolutions des groupes d’extrême gauche dans quatre arrêts d’Assemblée du 21 juillet 1970. Dans trois de ces arrêts, le juge accepta la dissolution fondée sur le 1°, soit la provocation à des manifestations armées dans la rue. Dans un premier arrêt Sieurs Krivine et Franck, il accepta la dissolution des groupements Jeunesse Communiste Révolutionnaire et Parti communiste internationaliste[19], dans un arrêt Sieur Jurquet, il accepta la dissolution du Parti communiste marxiste-léniniste de France[20] et enfin dans un arrêt Sieur Schroedt, il accepta la dissolution du groupe Voix ouvrière[21]. Cependant, dans un quatrième arrêt Sieurs Boussel et autres, le Conseil d’État annula la dissolution de l’Organisation communiste internationaliste, du groupe Révoltes et de la Fédération des étudiants révolutionnaires : pour le juge administratif suprême, il ne ressortait pas des pièces du dossier que ces groupes aient provoqué à des manifestations armées dans la rue ou aient eu pour but d’attenter par la force à la forme républicaine du Gouvernement[22]. Sauf à ce que le dossier ait été mal étayé par le Gouvernement à l’époque, cette décision put révéler une tentation du Gouvernement à aller pour des raisons politiques au-delà de ce que permet la loi du 10 janvier 1936 et la nécessité de la vigilance du juge.
Un cas d’annulation dans le cadre du processus de décolonisation : une situation isolée qui ne cache pas une politique jurisprudentielle favorable à l’intégrité territoriale de la France
Mais un autre exemple de la ductilité de la loi et des limites du contrôle opéré par le Conseil d’Etat concerne l’illustration la plus frappante de son instrumentalisation par le Gouvernement, mais dans le même temps le plus méconnu, à savoir son utilisation dans le cadre du processus de décolonisation. Véritable tabou doctrinal, sauf exception[23], ce précédent historique éclaire d’une lumière particulière le caractère exorbitant de la loi de 1936.
En effet, le fait est méconnu, mais la loi de 1936 a servi de moyen de lutte massif contre les velléités indépendantistes des colonies. Ce fut bien sûr le cas pour l’Algérie française, dès janvier 1937 avec la dissolution de l’Étoile Nord-Africaine ou en septembre 1939 avec la dissolution du Parti du peuple algérien, jusqu’à ce que le général de Gaulle entraîne un changement de politique à partir de 1960. Ce fut le cas également en Indochine, qui constitue un exemple très intéressant tant par l’utilisation massive de cette procédure pendant la guerre que pour le soutien qu’a apporté le Conseil d’État à la mise en œuvre de cette politique. La loi du 10 janvier 1936 fut d’abord utilisée à de nombreuses reprises : un décret du 18 octobre 1945 procéda à la dissolution du groupe de fait Délégation générale des indochinois, un décret du 14 juin 1950 prononça la dissolution de l’Association générale des étudiants vietnamiens en France, un décret du 28 septembre 1950 celle de l’Union des vietnamiens de France. Vers la fin de la guerre, deux décrets du 16 avril 1953 prononcèrent la dissolution de l’Association nationale des rapatriés d’Indochine et de l’Association France-Vietnam[24].
Or, la jurisprudence du Conseil d’État se montra favorable à une telle utilisation de la loi de 1936. Certes, dans un premier arrêt du 18 décembre 1957, le Conseil d’État considéra que l’Association France-Vietnam ne pouvait être dissoute au nom de la préservation de l’intégrité du territoire national, « les pièces du dossier ne révélant pas que l’association ait en fait poursuivi un tel objectif »[25], celle-ci présentant un objet humanitaire[26]. Cependant, si le juge administratif fit ici preuve d’une certaine fermeté et imposa le garde-fou d’une interprétation stricte de la lettre de la loi dans les circonstances particulières de cette espèce, il ne faudrait pas en déduire la mise en œuvre d’une politique jurisprudentielle défavorable aux intérêts de l’État. En effet, le décret de 1945 procédant à la dissolution de l’association de fait dite Délégation générale des indochinois fit l’objet d’un recours contentieux, donnant lieu à un arrêt Sieurs Hoang-Xuan Man du 9 janvier 1959. Nul doute que la solution rendue a validé a posteriori l’utilisation de la loi de 1936 dans le cadre du processus de décolonisation à cette époque, le Conseil d’État ayant considéré que la dissolution était justifiée sur le fondement du 3°, l’atteinte à l’intégrité du territoire national, « dès lors que cette association s’était livrée à une propagande hostile au maintien de la souveraineté française sur la Fédération indochinoise, – au sein de laquelle était compris la Cochinchine, qui avait à la date du décret attaqué statut de colonie française et dont le territoire faisait partie du territoire national », et ce même si ce dessein n’avait été suivi d’aucun acte d’exécution[27].
D’autres exemples frappants peuvent être cités qui confirment cette clémence du Conseil d’Etat vis-à-vis des intérêts de l’Etat. Dans un arrêt d’Assemblée du 12 juillet 1956 Sieurs M’Paye, N’Gom et Moumie, le Conseil d’Etat accepta la dissolution de l’Union des populations du Cameroun ainsi que de toutes organisations qui en émanent ou s’y rattachent directement, ainsi de la Jeunesse démocratique camerounaise et de l’Union démocratique des femmes camerounaises, car les associations considérées provoquaient à des manifestations armées dans la rue et constituaient des groupes de combat[28]. Dans un autre cas de figure et pour cause, la dissolution du parti politique dénommé Pupu Tiama Maohi a été acceptée par le Conseil d’État dans un arrêt du 15 juillet 1964, Dame Tupua et autres, au motif que ce « parti indépendant tahitien » avait pour programme d’instaurer « en Polynésie une république indépendante, dont notamment la Polynésie française aurait fait partie, cessant ainsi de constituer un territoire d’Outre-mer de la République française », et portait atteinte à l’intégrité du territoire national, et ce « sans qu’il soit nécessaire que ce dessein ait été suivi d’actes d’exécution» conformément à sa jurisprudence classique[29].
Ainsi, nul ne s’en prévaudra à la défense de l’article L. 212-1 du CSI mais c’est pourtant un fait : cette loi a servi d’outil à la politique de l’État français pour maintenir son Empire colonial. Certes, d’un point de vue strictement juridique, le 1°, 2° ou 3° pouvaient servir de fondement à ces dissolutions et l’on pourrait alors considérer que le juge administratif n’a fait qu’une interprétation littérale de la loi. Cependant, le Conseil d’Etat a renforcé la loi en n’exigeant aucun commencement d’exécution aux desseins de l’association, favorisant ainsi la politique de l’Empire colonial, évidemment au détriment des libertés.
Un cas d’annulation contestable dans le cadre de l’affaire Clément Méric : l’ouverture de possibles détournements par la jurisprudence « Envie de rêver »
Une annulation récente a eu lieu dans le cadre de l’affaire « Clément Méric » : si la dissolution des groupes Troisième Voie et Jeunesses nationalistes révolutionnaires a été actée parce qu’il s’agissait de milices, la dissolution d’Envie de rêver a été annulée. En l’espèce, la rigueur du juge a été révélée par la décision d’annuler la dissolution de l’association Envie de rêver, le Conseil État ayant refusé d’admettre qu’elle constituait avec Troisième Voie et Jeunesses nationalistes révolutionnaires un ensemble indissociable justifiant sa dissolution à ce seul titre. Cette solution manifestait le souci de ne pas accepter trop facilement les assimilations de groupements[30], le fichage parfaitement clair faisant référence aux associations « accueillant les réunions de membres de milices privées mais dont les activités n’ont pas ce seul objet ». L’auteur de ces lignes a pu regretter cette solution : le raisonnement du Conseil d’Etat crée une faille dans l’ensemble, puisqu’il suffirait de créer une association « accueillant les réunions de membres de milices privées mais dont les activités n’ont pas ce seul objet » et d’utiliser cette association comme porteuse de biens afin d’éviter les conséquences matérielles de la dissolution des groupes de combat et milices qui y sont, mais non exclusivement, associées[31]. L’ordonnance Barakacity du 25 novembre 2020, qui justifie la dissolution de toute l’association qui disposait pourtant de nombreux biens et salariés par le comportement de son dirigeant, pourrait être interprétée de ce point de vue comme un début de retour en arrière[32].
Utilisation de la procédure et contrôle normal du Conseil d’Etat en lien avec le terrorisme, de l’état d’urgence à aujourd’hui
Les choses ont-elles changé depuis 2015 ? On peut ne pas le penser : lors de l’état d’urgence et depuis, la procédure a été largement utilisée et a aussi servi d’argument pour fermer des salles de prière[33] et justifier des assignations à résidence[34]. Ces dissolutions ont été validées par le Conseil d’Etat, l’utilisation régulière d’éléments comme les « notes blanches » des services de renseignement étant régulièrement contestée[35]. Cependant, le juge estime que « l’administration peut se prévaloir des éléments qui figurent dans des « notes blanches » établies par les services de renseignement, dès lors que ces éléments sont suffisamment précis et circonstanciés et qu’ils sont soumis, dans le cadre de l’instruction écrite et orale, à un débat contradictoire »[36].
Plusieurs dissolutions ont été prononcées sur le fondement du 6° (incitation à la discrimination, à la haine ou à la violence) et/ou du 7° (terrorisme) de l’article L. 212-1 CSI. En 2016 (en référé) et en 2017 (au fond), le Conseil d’Etat a estimé que l’Association des musulmans de Lagny-sur-Marne avait contribué, avec deux autres associations, Retour aux sources et Retour aux sources musulmanes, à propager des idées relevant de la promotion du jihad, certains membres de l’association participant même à des activités de recrutement et d’acheminement vers la zone irako-syrienne. Leur dissolution a été validée après examen de la qualification juridique des faits sur le seul fondement du 6° de l’article L. 212-1 CSI, suffisant d’après le juge à prononcer cette annulation sans qu’il soit nécessaire de se déterminer au regard du 7°[37]. En 2016 (en référé) et en 2018 (au fond), le juge administratif a validé la dissolution de l‘Association Fraternité musulmane Sanâbil (Les Epis) sur le fondement du 6° et du 7°, car sous couvert d’une assistance à des détenus de confession musulmane, elle développait un important réseau en rapport avec l’islamisme et le terrorisme[38]. En 2018, le Conseil d’Etat a accepté la dissolution de l’association Rahma de Torcy Marne-la-Vallée, en raison d’un islamisme radical, marqué par une forte hostilité à l’égard des chrétiens, des juifs et des chiites et prônant un rejet des valeurs et de certaines lois de la République : la dissolution a été considérée comme justifiée au regard du seul 6°, sans qu’il soit besoin de se prononcer sur le 7°[39].
Enfin, le 25 novembre 2020, le Conseil d’Etat a accepté la dissolution de Barakacity, en prenant appui sur des éléments classiques et des éléments nouveaux. Au titre des éléments classiques on compte l’appréciation sur les motifs de dissolution, fondée sur les 6° et 7° de l’article L. 212-1 CSI : le juge estime que la dissolution est justifiée sur le fondement du 6°, dans la mesure où le dirigeant de cette association, notamment sur son compte twitter personnel ou sur celui de l’association, a adopté certaines prises de position glorifiant en parallèle de la commission d’attentats la mort en martyr, appelant à la haine vis-à-vis des morts de « Charlie Hebdo », appelant de ses vœux des châtiments sur les victimes ou exposant à la vindicte publique des personnes en désaccord avec ses idées. Il s’agit une nouvelle fois d’un contrôle normal, le juge notant que « Ne sont (…) pas de nature, en l’état de l’instruction, à créer un doute sérieux sur la légalité du décret les moyens tirés de ce que l’auteur du décret aurait commis une erreur de droit et inexactement apprécié ces faits ». Un autre élément plutôt classique, quoiqu’il soit discuté, est la prise en compte du comportement du dirigeant et sa confusion avec l’association, raisonnement déjà présent dans les arrêts de 2014[40] et de longue date accepté par la CEDH[41], comme l’a rappelé récemment l’arrêt de la CEDH Ayoub c. France du 8 octobre 2020[42] : en l’espèce le dirigeant et l’association ont été considérés comme étant intimement liés, sur les réseaux sociaux notamment, ce qui justifiait de dissoudre l’association du fait des propos de son dirigeant, même si l’association avait de nombreuses activités humanitaires par ailleurs, ce qui constituait en l’espèce une difficulté spécifique. Peut-être faut-il voir également dans la réaffirmation de ce principe une volonté de revenir en partie en arrière vis-à-vis de la solution donnée dans le cadre de l’affaire « Envie de rêver », que l’on a critiquée précédemment en raison du risque de manœuvres[43]. Au titre des éléments plus nouveaux figure l’acceptation par le juge de l’argument tiré de l’absence de régulation des commentaires sur les réseaux sociaux. Le Conseil d’Etat note que « ces prises de position ont elles-mêmes suscité de nombreux commentaires antisémites, haineux, incitant à la violence et au meurtre que l’auteur du décret a pu prendre en compte afin d’établir le caractère provocateur des propos diffusés dès lors que l’association se borne à produire de rares et anciennes mises en garde aux internautes, ne faisant état d’aucune action récente visant à la suppression de ces commentaires ». Le juge crée ainsi une obligation pour les associations à contrôler leurs réseaux sociaux, ce qui semble de bonne pratique à l’heure actuelle et pourrait être au demeurant justifié, au regard des termes de la loi, par la notion de groupement de fait.
Le prochain enjeu sera évidemment l’appréciation portée par le juge sur la dissolution du CCIF. Par un décret du 2 décembre 2020 portant dissolution d’un groupement de fait, a été dissous le « Collectif contre l’islamophobie en France ». Le décret justifie cette dissolution sur les motifs des 6° et 7°. Si certains de ces motifs sont très exagérés (notamment le motif selon lequel « en qualifiant d’islamophobes des mesures prises dans le but de prévenir des actions terroristes et de prévenir ou combattre des actes punis par la loi », le CCIF devrait être « regardé comme partageant, cautionnant et contribuant à propager de telles idées » ; le motif selon lequel le CCIF promouvrait une conception de la notion d’islamophobie particulièrement large ; ou encore le motif selon lequel certains membres pratiquent une vision rigoriste « islamiste » de la religion musulmane), d’autres motifs plus solides exposés par le décret pourraient permettre la dissolution de l’association : le fait de recenser comme « actes islamophobes » des expulsions d’imams appelant au djihad, la fermeture d’une mosquée utilisée comme centre de recrutement djihadiste ou encore une manifestation contre le déplacement d’une personne connue pour avoir justifié la lapidation des femmes ; le fait d’avoir présenté, à plusieurs reprises et en travestissant les faits, des actes de violence entre particuliers comme des actions de représailles contre les musulmans, à la suite de l’attentat contre le journal Charlie Hebdo ; le fait d’entretenir de nombreuses relations avec des penseurs ou prédicateurs affiliés à l’islam radical, dont certains membres de la mouvance djihadiste ou ayant combattu en Syrie dans les rangs d’Al-Qaeda ; le fait que les publications du CCIF et les interventions de ses responsables ont systématiquement conduit à relativiser ou refuser de condamner des actes de terrorisme ou l’appel à la violence armée, participant également à leur légitimation, notamment dans le cadre des attentats perpétrés par Mohammed Merah à Toulouse, de l’attentat perpétré à Saint-Quentin Fallavier ou encore de celui de Conflans-Sainte-Honorine. Si ces éléments sont vrais, ils pourront justifier la dissolution. Enfin, a été avancée la nécessité, pour les associations et groupements de fait, de réguler les commentaires réalisés par les réseaux sociaux, raisonnement auparavant validé par le Conseil d’Etat dans l’ordonnance Barakacity[44].
Le contrôle du Conseil d’Etat va-t-il plus loin qu’un contrôle normal de la qualification des faits ? Le faux contrôle de proportionnalité mis en avant par le Conseil d’Etat
Toutefois, le Conseil d’Etat lui-même semble être en désaccord avec une interprétation de sa jurisprudence selon laquelle il n’exercerait qu’un contrôle normal. Il estime ainsi, dans son avis sur le projet de loi confortant le respect des principes de la République, que « Le Conseil d’État rappelle, en premier lieu, que les décrets par lesquels le Président de la République prononçait la dissolution d’une association sur le fondement de la loi du 10 janvier 1936, et la prononce aujourd’hui en application de l’article L. 212-1 du CSI, sont des mesures de police administrative spéciale prises dans le but de donner aux pouvoirs publics le pouvoir de rétablir ou de maintenir l’ordre public. Il en résulte notamment que la dissolution ne peut être justifiée que par la nécessité de sauvegarder l’ordre public et doit répondre à un triple impératif de nécessité, d’adaptation et de proportionnalité ».
Certes, dans certains cas, le Conseil d’Etat, dans le vocabulaire utilisé, paraît mettre en œuvre un contrôle de proportionnalité. Mais cela n’est pas vraiment convaincant. C’est le cas pour les procédures qui se trouvent en référé-liberté : lorsque le juge considère que la dissolution peut être prononcée sans « que cette mesure porte d’atteinte grave et manifestement illégale à la liberté d’association ni à aucune autre liberté fondamentale », cela ne doit pas être considéré comme un contrôle de proportionnalité mais comme l’office du juge des référés qui est restreint d’abord à l’examen de l’intervention manifestement illégale, c’est-à-dire qu’intervient avant un contrôle de légalité[45].C’est le cas dans l’ordonnance Barakacity, indiquant qu’« en dernier lieu, n’est pas plus de nature à créer un doute sérieux sur la légalité de la mesure contestée le moyen tiré de ce que celle-ci porterait atteinte à la liberté d’association, dès lors qu’une telle atteinte est justifiée par la gravité des dangers pour l’ordre public et la sécurité publique résultant des faits. Il en va de même, en tout état de cause, des moyens tirés de la méconnaissance du droit à la vie et du principe de fraternité ». Le Conseil d’Etat n’indique cependant pas dans quel cadre contentieux il se situe, alors même que des problèmes de loi-écran pourraient se poser dans une ordonnance qui, par ailleurs, refuse de transmettre une QPC[46].
C’est lorsque l’inconventionnalité de l’application de l’article L. 212-1 CSI est appréciée par le Conseil d’Etat que des éléments relevant d’un contrôle de conventionnalité seraient possibles, l’article L. 212-1 CSI pouvant alors potentiellement être écarté. On le constate par exemple, en dernier lieu, concernant la dissolution de l’Association des musulmans de Lagny-sur-Marne, le Conseil d’Etat ayant estimé que « le décret attaqué, qui constitue une restriction à l’exercice des libertés de conscience, de religion et d’association justifiée par la gravité des dangers pour l’ordre public et la sécurité publique résultant des activités de l’association en cause et proportionnée au but poursuivi, ne méconnaît ni les stipulations des articles 9 et 11 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales »[47]. Ce type de formulation se trouve régulièrement dans la jurisprudence du Conseil d’Etat[48]. Pourtant, on peut douter que même dans ce cadre, un véritable contrôle de proportionnalité soit opéré, sauf à conduire à écarter totalement l’application de la loi in abstracto ou in concreto, ce qui n’est jamais arrivé… Cela conduit à examiner la question de la conventionnalité de l’article L. 212-1 CSI ou de ses applications.
II. La conventionnalité de l’article L. 212-1 CSI : la CEDH n’a rien dit… mais ne semble pas très à l’aise
La question de la compatibilité de l’article L. 212-1 CSI avec la conv. EDH se pose. Certes, le contrôle de conventionnalité opéré est en théorie un contrôle concret dans les circonstances de chaque espèce et non un contrôle abstrait de confrontation de norme à norme. Cependant, pour le Conseil d’État, il semble que la réponse est entendue dans tous les cas de figure, que ce soit sur le fondement de la liberté d’expression, de la liberté d’association ou de la liberté d’opinion. Ainsi, les griefs d’incompatibilité avec la Conv. EDH ont été rejetés à de nombreuses reprises déjà : en 1992 à propos de la dissolution du Mouvement Corse pour l’Autodétermination[49], en 1995 à propos de la dissolution du Comité du Kurdistan[50], en 2006 à propos de la dissolution de l’association la Tribu Ka[51], en 2014 dans les trois arrêts Envie de rêver[52], Œuvre française et Jeunesses nationalistes[53], ou encore en 2017 à propos de la dissolution de l’Association des musulmans de Lagny-sur-Marne[54].
Une législation justifiable au regard de la conv. EDH
Si la position du Conseil d’État est entendue, que faut-il en penser au regard de la jurisprudence de la CEDH elle-même ? La CEDH admet des restrictions à la liberté d’association et de réunion s’il y a un but légitime, parmi ceux qui sont visés par l’article 11§2 de la convention, soit « la sécurité nationale, (…) la sûreté publique, (…) la défense de l’ordre et (…) la prévention des crimes, (…) la protection de la santé ou de la morale ou (…) la protection des droits et libertés d’autrui ». Ces buts légitimes autorisent la dissolution d’associations : n’est pas incompatible avec la conv. EDH la dissolution d’un parti ou d’une association prônant l’instauration d’un régime inspiré de la charia[55] ou d’un parti soutenant la violence et faisant l’éloge de personnes liées au terrorisme[56]. Dans l’arrêt Vona c. Hongrie du 9 juillet 2013, la CEDH a admis la dissolution d’un groupe proche du Jobbik hongrois portant un discours xénophobe contre les roms et procédant à des marches d’intimidation dans des villages de cette communauté[57]. L’article L. 212-1 CSI semble compatible avec cette jurisprudence pour la plupart de ses motifs : 1°, 2°, une partie du 3°, 4° et 5°, 6°, 7°. Par ailleurs, la CEDH fait une interprétation large de la possibilité de dissoudre en tant que, à l’instar du droit français, elle sanctionne non le recours effectif à la force mais la seule intention de recourir à la force dans le discours politique des dirigeants, voire seulement l’absence de désolidarisation des dirigeants vis-à-vis de certains cadres lorsqu’un tel discours est prononcé par ces derniers[58]. Dans d’autres cas, la CEDH fait même jouer la théorie de l’abus de droit au sens de l’article 17 en cas de négationnisme, abus de droit qui joue cependant rarement pour la dissolution d’associations ou de partis politiques[59].
Le problème du principe de proportionnalité
Cependant, il y a un point sur lequel on pouvait avoir des doutes et ceci dès 2015. La position de la CEDH sur le contrôle des décisions de dissolution est parfaitement claire : il doit exister un véritable contrôle de la proportionnalité de ces décisions, et c’est ce contrôle que la CEDH opère elle-même. Notamment, la mesure de dissolution doit être la seule mesure permettant de répondre au danger, eu égard à l’importance de la liberté d’association protégée[60]. L’opinion concordante du juge Pinto de Albuquerque dans l’arrêt Vona c. Hongrie le montre : selon lui, la dissolution d’une association est l’ultime mesure et l’État, avant de prendre cette mesure drastique, doit envisager d’autres mesures plus douces. Il pourrait s’agir de l’interdiction de se rassembler, de la suppression de subventions publiques, du placement sous surveillance judiciaire, etc. Il faut donc prévoir des mesures alternatives. Dans le cas d’espèce, les autorités hongroises avaient donné à l’association l’opportunité de s’amender et de se conformer à ses propres statuts et à la loi, opportunité qu’elle n’a pas saisie, ce qui justifie la réaction : d’une certaine manière, le gouvernement avait accordé une « période d’essai » qui, n’ayant pas donné lieu à un abandon de ses pratiques illégales de la part de l’association, ne pouvait conduire qu’à sa dissolution. La dissolution est donc la mesure à prendre en dernier recours. Or, c’est sur ce point qu’on pourrait avoir un doute au regard du système français, qui consacre un phénomène de « tout ou rien », c’est-à-dire soit la dissolution soit rien, qui peut avoir un caractère radical qui fragilise le dispositif. Cet aspect a été confirmé d’ailleurs dans l’arrêt Ayoub c. France de la CEDH, qui a pourtant validé les dissolutions opérées en France en 2014[61].
La législation française a en effet reçu un soutien lors de son examen par la CEDH dans l’arrêt Ayoub contre France du 8 octobre 2020, mais qui pourrait n’être que relatif car la CEDH ne procède qu’à un contrôle des faits de l’espèce et non un contrôle abstrait des normes. D’une part, la CEDH a considéré que les associations l’Œuvre française et les Jeunesses nationalistes ainsi que leurs dirigeants poursuivaient des buts prohibés par l’article 17 de la Conv. EDH et avaient abusé de leur liberté d’association, en contradiction avec les valeurs de tolérance, de paix sociale et de non-discrimination qui sous-tendent la Convention. La CEDH considère que par les thèses politiques défendues, la propagande diffusée et les actions organisées en faveur de ces thèses, les requérants cherchaient à utiliser leur droit à la liberté d’association dans le but de détruire les idéaux et valeurs d’une société démocratique. L’abus de droit de l’article 17 est donc constitué et la requête a été considérée comme irrecevable. D’autre part, pour ce qui concerne les associations Troisième Voie et Jeunesses nationalistes révolutionnaires qui ont été dissoutes parce qu’elles constituaient des milices, l’article 17 conv. EDH n’est pas en cause mais la dissolution a été considérée comme justifiée, au nom d’un « besoin social impérieux », nécessaire et proportionnée, notamment au regard du contexte lié à l’affaire « Clément Méric ».
Si cela donne un sursis à la législation française, cela ne suffit en rien à valider la loi en elle-même, car la CEDH continue d’exercer un contrôle de proportionnalité, fondamentalement difficile à mettre en œuvre au regard du caractère de « tout ou rien » de l’article L. 212-1 CSI. La CEDH n’est d’ailleurs pas complétement à l’aise avec la législation française, indiquant que « Certes, le Gouvernement ne disposait pas de moyens légaux moins intrusifs pour encadrer la restriction litigieuse, faute de suspension possible des groupements par exemple »[62]. Dans le cas d’espèce, la CEDH a en outre fait preuve de compréhension vis-à-vis de la jurisprudence du Conseil d’Etat : elle a jugé qu’il avait opéré une juste conciliation entre le respect de la liberté d’association et l’ordre public, exercé un contrôle approfondi de la qualification des faits et que, « Si le Conseil d’État n’a pas expressément développé sa motivation sur la proportionnalité de la mesure litigieuse », il avait exercé un contrôle avec le PFRLR de la liberté d’association, mais en l’espèce il s’agissait d’un contrôle de constitutionnalité rendu possible par le fait que l’article L. 212-1 CSI avait à l’époque une valeur réglementaire[63]. Il n’en reste donc pas moins que la CEDH acte ici, d’une part du fait que la législation française ne permet pas de solution intermédiaire, et d’autre part que l’on ne peut pas considérer que le Conseil d’Etat exerce un véritable contrôle de proportionnalité, au sens du triple test habituel. Ce qui rejoint le constat fait en 2015 selon lequel la loi elle-même ne permet pas de solution de ce point de vue.
Résoudre le problème de la proportionnalité : sortir de la logique du « tout ou rien »
C’est la raison pour laquelle cette législation devrait être améliorée pour prévoir davantage de gradation qu’elle ne le permet aujourd’hui, sur le modèle par exemple de ce qui est prévu pour les associations de supporters : l’article L. 212-2 CSI et les articles L. 332-16-1 et s. du code du sport prévoient de multiples sanctions avant la dissolution, comme la possibilité de suspendre les associations de supporters, la possibilité donnée au préfet de limiter la liberté d’aller et venir des supporters dangereux, ce régime ayant accepté par le Conseil constitutionnel[64]. C’est ce que prévoyait l’avant-projet de loi confortant le respect, par tous, des principes de la République, qui reconnaissait la possibilité pour le ministre de l’intérieur de prononcer la suspension pour trois mois des associations « qui peuvent faire » l’objet d’une procédure de dissolution sur le fondement de l’article L. 212-1 du CSI. Dans son avis, le Conseil d’Etat a estimé que cette suspension devait être réservée aux associations faisant l’objet d’une procédure de dissolution, à titre conservatoire, et le Gouvernement a hélas suivi cet avis dans le projet de loi confortant le respect des principes de la République (art. L. 212-1-2 CSI). Il s’agit de notre point de vue d’une erreur d’appréciation et il faudrait revenir à la version initiale du projet du Gouvernement : au contraire, la suspension doit pouvoir être rendue possible en elle-même pour respecter le principe de proportionnalité et agir contre des associations dont les agissements ne sont pas (encore) d’une gravité telle, extrême, que la mesure de dissolution serait justifiée. La législation aujourd’hui pourrait s’avérer contreproductive : en effet, l’absence de toute mesure alternative moins stricte pourrait conduire les pouvoirs publics à dissoudre des associations de façon abusive, là où une suspension aurait été adéquate. La question pourrait être de nouveau posée lors de l’examen de la constitutionnalité de l’article L. 212-1 CSI.
III. La constitutionnalité de l’article L. 212-1 CSI : circulez, il n’y a rien à voir… pour l’instant
La constitutionnalité de la loi du 10 janvier 1936 n’avait jamais été actée jusqu’à l’arrêt Envie de rêver de 2014. Il reste que si le Conseil d’Etat s’est prononcé, ce n’est pas le cas du Conseil constitutionnel, de sorte que la question reste entière.
La constitutionnalité de l’article L. 212-1 CSI d’après le Conseil d’Etat
La QPC n’était pas invocable dans l’arrêt Envie de Rêver puisque l’article L. 212-1 CSI est issu d’une ordonnance de codification de 2012 à l’époque non ratifiée, laquelle n’avait donc pas valeur législative et ne pouvait pas faire l’objet d’une QPC en l’état de la jurisprudence de l’époque[65]. Au contraire, l’ordonnance de 2012 ayant une valeur réglementaire, situation qui ne prit fin qu’avec sa ratification opérée par la loi du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme, sa constitutionnalité a pu être examinée par le Conseil d’Etat qui a considéré qu’« eu égard aux motifs susceptibles de conduire, sous le contrôle du juge de l’excès de pouvoir, au prononcé de la dissolution d’associations ou de groupements de fait, les dispositions de l’article L.212-1 du code de la sécurité intérieure répondent à la nécessité de sauvegarder l’ordre public, compte tenu de la gravité des troubles qui sont susceptibles de lui être portés par les associations et groupements visés par ces dispositions ; (…) que dans ces conditions, les dispositions de l’article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure ne portent pas une atteinte excessive au principe de la liberté d’association »[66].
La question de la constitutionnalité s’est reposée à l’occasion de l’ordonnance Barakacity. Une QPC a été formée et l’article L. 212-1 CSI ayant été ratifié, la constitutionnalité de celui-ci a pu être examinée au titre de la QPC. En l’espèce, l’association requérante soutenait qu’en ne prévoyant pas que la décision de dissoudre une association est assortie d’un effet différé afin d’en permettre utilement la contestation devant un juge, le législateur avait entaché l’article L. 212-1 CSI d’une incompétence négative qui porterait atteinte au droit à un recours effectif. Le Conseil d’Etat a considéré qu’« une association dissoute sur ce fondement dispose encore de la capacité juridique pour contester, devant le juge administratif, la mesure de dissolution et obtenir, le cas échéant, la suspension de celle-ci par la voie de l’un des référés organisés par les articles L. 521-1 ou L. 521-2 du code de justice administrative, le juge saisi sur ce deuxième fondement devant statuer, en principe, dans un délai de 48 heures »[67]. En cela, le Conseil d’Etat applique sa propre interprétation jurisprudentielle de la règle pour examiner le caractère sérieux de la question de constitutionnalité : en effet, de jurisprudence constante, ont intérêt à agir l’association dissoute qui peut déférer au juge de l’excès de pouvoir la décision prononçant sa dissolution[68], ainsi que ses membres en tant que personnes physiques[69]. La QPC a été rejetée.
L’examen à venir possible de l’article L. 212-1 CSI par le Conseil constitutionnel suite à l’adoption du projet de loi confortant le respect des principes de la République
La question de la constitutionnalité de l’article L. 212-1 CSI pourrait revenir par la voie de la QPC, dans la mesure où le dispositif est sanctionné pénalement. Selon l’article 431-15 du code pénal, le fait de participer au maintien ou à la reconstitution, ouverte ou déguisée, d’une association ou d’un groupement dissous en application de la loi du 10 janvier 1936 sur les groupes de combat et les milices privées est puni de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende. Selon l’article 431-17, le fait d’organiser le maintien ou la reconstitution, ouverte ou déguisée, d’un groupe de combat dissous en application de la loi du 10 janvier 1936 est puni de sept ans d’emprisonnement et de 100000 euros d’amende. A notre connaissance, ces dispositions n’ont pas encore fait l’objet d’une QPC au niveau des juridictions judiciaires.
Mais la question de la constitutionnalité pourrait plus tôt se poser à l’occasion de l’adoption du projet de loi confortant le respect des principes de la République. En effet, ce projet modifie le 1° de l’article L. 212-1 du CSI en remplaçant la mention des organisations ou groupement de fait qui provoquent à des « manifestations armées dans la rue » par celle, plus large, des associations et groupement qui provoquent « des agissements violents contre les personnes ou les biens ». Le Conseil d’État a estimé dans son avis que cette actualisation d’un motif historiquement lié à la vocation anti-ligues de la loi du 10 janvier 1936 est nécessaire pour lutter contre des formes inédites et graves de violences répétées ou récurrentes commises en dehors de la voie publique, dans des lieux privés ou ouverts au public. Il s’agirait ici de permettre notamment la dissolution des black blocks, même si on peut estimer que cette actualisation ne serait pas nécessaire pour autoriser la dissolution de ceux-ci dès aujourd’hui. Le projet de loi complète également le 6° de l’article L. 212-1 CSI qui permet de prononcer la dissolution des associations qui provoquent à la discrimination, à la haine ou à la violence raciales ou religieuses par la mention des discriminations tenant au « sexe ou à l’orientation sexuelle » et à « l’identité de genre », ce qui constitue en effet une évolution souhaitable de la législation. En revanche, d’autres motifs prévus par l’avant-projet de loi posaient problème au Conseil d’Etat car ils s’éloignaient du modèle de l’« ordre public matériel » et n’ont pas été repris : l’atteinte à la dignité et l’exercice de pressions psychologiques ou physiques (considérant dans ce dernier cas qu’il existe déjà la dissolution judiciaire des sectes prévue par l’article 1er de la loi n° 2001-504 du 12 juin 2001).
Cette modification pourrait avoir un effet sur le contrôle de constitutionnalité de la loi. En effet, cette loi n’a pas été examinée par le Conseil constitutionnel à notre connaissance, ni en DC, ni en QPC. Si le Conseil constitutionnel était saisi en DC de cette nouvelle loi, ce qui est probable, cela pourrait le conduire à examiner la constitutionnalité de l’article L. 212-1 CSI en vertu de la jurisprudence du Conseil constitutionnel Etat d’urgence en Nouvelle-Calédonie de 1985[70], et à se prononcer enfin sur ce dispositif. Raison pour laquelle il conviendrait, lors de l’examen du projet de loi confortant le respect des principes de la République, d’être attentif à l’équilibre général du dispositif et de corriger les faiblesses qui, aujourd’hui, pourraient le fragiliser devant le Conseil constitutionnel. Enfin, si la loi elle-même sort de sa logique binaire, il devrait en aller de même du contrôle opéré par le Conseil d’Etat.
[1] R. Rambaud, « La loi du 10 janvier 1936 sur les groupes de combat et milices privées (article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure) : l’arme de dissolution massive», RDLF 2015, chron. n°20 (www.revuedlf.com)
[2] CE, 30 juil. 2014, n° 370306, 372180) ?, AJDA, 2014, 2167.
[3] CE, Œuvre française, 30 dec. 2014, n°372322 et CE, Jeunesses nationalistes, 30 dec. 2014, n°372320, note R. Rambaud, AJDA, 2015, 939
[4] Cf. Infra.
[5] CEDH, Ayoub c. France, 8 oct. 2020, n°77400/14, 34532/15, 34550/15.
[6] CE, Association Baraka City, 25 nov. 2020, n°445774.
[7] R. Rambaud, « La loi du 10 janvier 1936 sur les groupes de combat et milices privées (article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure) : l’arme de dissolution massive », prec.
[8] CE, Fédération d’action nationale et européenne (FANE), 31 octobre 1984, n°28070.
[9] CE, Fédération d’action nationale et européenne (FANE), 26 juin 1987, n°67077
[10] CE, Association des musulmans de Lagny-sur-Marne 30 mars 2016, n°397890. L’urgence avait d’abord été rejeté en référé-liberté : CE, Association des musulmans de Lagny-sur-Marne, 25 mars 2016, 397891.
[11] CE, Association des musulmans de Lagny-sur-Marne, 26 juil. 2016, n°401379. V. aussi CE, Association des musulmans de Lagny-sur-Marne, 15 dec. 2017, n°401378.
[12] CE, Ass., Sieurs de Lassus, Pujo et Real del Sarte, 4 avril 1936, n°52.834, 52.835, 52.836, Rec. 455. ; Conclusions de M. Andrieux, Recueil Sirey, 1936.3.42.
[13] CE, Ass., Associations Le Mouvement social français des Croix de feu, Les Croix de feu et Briscards, les fils de Croix de feu et volontaires nationaux, 27 novembre 1936, n° 54.992, 55.207 et 55.208, Rec. 1039 ; CE, Ass., Association Parti national populaire, 27 novembre 1936, n°55.760
[14] CE, Œuvre française, 30 dec. 2014, n°372322 et CE, Jeunesses nationalistes, 30 dec. 2014, n°372320, note R. Rambaud, AJDA, 2015, 939.
[15] CE 9 avr. 1975, n° 92656, Robert, Lebon ; CE 17 nov. 2006, n° 296214, Capo Chichi, Lebon ; AJDA 2006. 2256 ; D. 2006. 3009.
[16] CE, 30 juil. 2014, n° 370306, 372180, note R. Rambaud AJDA, 2014, 2167.
[17] V., pour l’utilisation dans le temps long de cette procédure R. Rambaud, « La loi du 10 janvier 1936 sur les groupes de combat et milices privées (article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure) : l’arme de dissolution massive », prec.
[18] V., sur ce point R. Rambaud, « La loi du 10 janvier 1936 sur les groupes de combat et milices privées (article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure) : l’arme de dissolution massive », prec.
[19] CE, Ass., Sieurs Krivine et Franck, 21 juil. 1970, n° 76.179 et 76.232.
[20] CE, Ass., Sieur Jurquet, 21 juil. 1970, n°76.233
[21] CE, Ass., Sieur Schroedt, 21 juillet 1970, n° 76.234, Rec. 501.
[22] CE, Ass., Sieurs Boussel, dit Lambert, Dorey, Stobnicer, dit Berg, 21 juillet 1970, n°76.230-76.231, 76.235, Rec. 504.
[23] G. Peiser, 1963, chron. p. 60.
[24] V., sur ce point R. Rambaud, « La loi du 10 janvier 1936 sur les groupes de combat et milices privées (article L. 212-1 du code de la sécurité intérieure) : l’arme de dissolution massive », prec.
[25] CE, Association France Vietnam, 18 dec. 1957, n°25.232, Rec. tables 1955-1964, associations, 14
[26] Dalloz J., Dictionnaire de la guerre d’Indochine : 1946-1954, Paris, Le Seuil, 1987.
[27] CE, S., Sieurs Hoang-Xuan Man, 9 janvier 1959, n°80403, Rec. 25
[28] CE, Ass., Sieurs M’Paye, N’Gom et Moumie,12 juil. 1956, n°36.214, Rec. 33
[29] CE, Dame Tupua et autres, 15 juillet 1964, n°62.279, Rec. 407.
[30] En sens contraire, v., ordonnance n°60-1386 du 22 décembre 1960 ; CE, S, Association « Comité d’entente pour l’Algérie française », 5 février 1965, req. n°55641.
[31] CE, Envie de rêver, 30 juil. 2014, n° 370306, 372180, note R. Rambaud, AJDA, 2014, 2167.
[32] CE, Association Baraka City, 25 nov. 2020, n°445774.
[33] CE, Mosquée de Lagny-sur-Marne, 25 fevr. 2016, n°397153.
[34] CE, M. D…, 23 nov. 2016, n°404916 ; CE, M. D…, 25 avr. 2017, n°409725.
[35] V., sur ce sujet B.-L. Combrade, La « note blanche » des services de renseignement : un usage qui interroge », The Conversation, 7 décembre 2020.
[36] CE, Association » Fraternité musulmane Sanâbil (Les Epis), 23 dec. 2016, n°406012. V. auparavant CE, 11 dec. 2015, Domenjoud n° 394989.
[37] CE, Association des musulmans de Lagny-sur-Marne, 26 juil. 2016, n°401379. V. aussi CE, Association des musulmans de Lagny-sur-Marne, 15 dec. 2017, n°401378.
[38] CE, Association Fraternité musulmane Sanâbil (Les Epis), 23 dec. 2016, n°406012. v. aussi CE, Association Fraternité musulmane Sanâbil (Les Epis), 23 dec. 2016, n°406012, 26 janv. 2018, n°407220.
[39] CE, Association Rahma de Torcy Marne-la-Vallée, 26 janv. 2018, n°421312.
[40] CE, Œuvre française, 30 dec. 2014, n°372322 ; CE, Jeunesses nationalistes, 30 dec. 2014, n°372320.
[41] CEDH, gr. ch., Refah Partisi (Parti de la Prospérité) et a. c/ Turquie, 13 févr. 2003, n°41340/98.
[42] Cf. Infra.
[43] Cf. Supra.
[44] Cf. Supra.
[45] CE, Association » Fraternité musulmane Sanâbil (Les Epis), 23 dec. 2016, n°406012.
[46] CE, Association Baraka City, 25 nov. 2020, n°445774.
[47] CE, Association des musulmans de Lagny-sur-Marne, 15 dec. 2017, n°401378.
[48] V., par exemple CE, Association « Envie de rêver » et autres, 30 juillet 2014, n°370306 ; CE, Œuvre française, 30 dec. 2014, n°372322 ; CE, Jeunesses nationalistes, 30 dec. 2014, n°372320.
[49] CE, Battisti, 16 octobre 1992, n°85957.
[50] CE, Comité du Kurdistan, 8 septembre 1995, n°155161 et 155162.
[51] CE, Capo Chichi, 17 novembre 2006, n°296214.
[52] CE, Association « Envie de rêver » et autres, 30 juillet 2014, n°370306.
[53] CE, Œuvre française, 30 dec. 2014, n°372322 ; CE, Jeunesses nationalistes, 30 dec. 2014, n°372320.
[54] CE, Association des musulmans de Lagny-sur-Marne, 15 dec. 2017, n°401378.
[55] CEDH, gr. ch., Refah Partisi (Parti de la Prospérité) et a. c/ Turquie, 13 févr. 2003, n°41340/98 ; CEDH, Kalifatstaat c/ Allemagne, 11 déc. 2006, n°13828/04.
[56] CEDH, Herri Batasuna et Batasuna c/ Espagne, 30 juin 2009, n°25803/04.
[57] CEDH, Vona c. Hongrie, 9 juillet 2013, n°35943/10 ; V., Pompey S., « Conventionalité de la dissolution d’une association organisatrice de marches semi-militaires hostiles aux Roms », [PDF] in Lettre « Actualités Droits-Libertés » du CREDOF, 23 juillet 2013
[58] CEDH, gr. ch., Refah Partisi (Parti de la Prospérité) et a. c/ Turquie, 13 févr. 2003, n°41340/98.
[59] CEDH, Parti socialiste unifié de Turquie et a. c/ Turquie, 30 janv. 1998, n°19392/92. CEDH, W.P. et autres c. Pologne, 2 sept. 2004, no42264/98.
[60] CEDH, gr. ch., Refah Partisi (Parti de la Prospérité) et a. c/ Turquie, 13 févr. 2003, n°41340/98 ; CEDH, Vona c. Hongrie, 9 juillet 2013, n°35943/10.
[61] CEDH, Ayoub c. France, 8 oct. 2020, n°77400/14, 34532/15, 34550/15.
[62] CEDH, Ayoub c. France, 8 oct. 2020, n°77400/14, 34532/15, 34550/15, §. 120.
[63] Cf. Infra.
[64] Cons. Const, n°2011-625 DC, 10 mars 2011.
[65] CE, 11 mars 2011, M. Alexandre A., n°341658 ; Cons. Const., décision n°2011-219 QPC du 10 février 2012. V. Contra aujourd’hui Conseil constitutionnel, n°2020-843 QPC du 28 mai 2020, Force 5 ; Conseil constitutionnel, n°2020-851/852 QPC du 3 juillet 2020, M. Sofiane A. et autres.
[66] CE, Association « Envie de rêver » et autres, 30 juillet 2014, n°370306, cons. 5.
[67] CE, Association Baraka City, 25 nov. 2020, n°445774.
[68] CE, Fédération des chevaliers de France, 16 avril 1947, n°81.456, Rec. T. 533 ; CE, S, Association « Comité d’entente pour l’Algérie française », 5 février 1965, n°55641, Rec. 73
[69] CE, Ass., Sieurs Boussel, dit Lambert, Dorey, Stobnicer, dit Berg, 21 juillet 1970, n°76.230-76.231, 76.235, Rec. 504.
[70] Cons. const., Etat d’urgence en Nouvelle-Calédonie, n°85-187 DC du 25 janv. 1985.