On nous change notre…. référé-liberté » (obs. sous CE ord., 22 mars 2020, n°439674).
Alors que le rôle du juge du référé-liberté était essentiellement jusque-là de veiller à ce que l’exercice du pouvoir de police n’emporte pas d’atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales, l’ordonnance du 22 mars 2020 le transfigure en auxiliaire de la police administrative. Dès lors que la préservation de la sécurité et de la santé des personnes est une obligation à la charge des autorités étatiques en vue de garantir le droit à la vie, il incombe au juge administratif de veiller à ce que l’Etat se conforme à cette exigence, y compris en enjoignant aux autorités de police de prendre des mesures plus contraignantes pour la population.
Par Xavier Dupré de Boulois, Professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, ISJPS (UMR 8103)/CERAP
Introduction. La création de la procédure de référé-liberté par la loi du 30 juin 2000 a été présentée comme une nouvelle voie de recours pour assurer la garantie des libertés fondamentales en France. Il s’agissait de doter le juge administratif statuant en urgence d’un outil lui permettant de prescrire les mesures nécessaires pour faire cesser ou prévenir une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale commise par l’administration (art. L. 521-2 CJA). De manière plus circonstancielle, l’objectif a aussi été de contrecarrer la propension des victimes de telles atteintes à se tourner vers le juge civil des référés en se prévalant de la voie de fait (G. Bachelier, « Le référé-liberté », RFDA 2002 p. 261). Avec vingt années de recul, force est de constater que cette procédure a rempli son office. Elle a été mobilisée avec plus ou moins de succès dans la plupart des grandes affaires impliquant l’exercice des libertés dont le juge administratif a eu à connaître ces dernières années : scolarisation des enfants handicapés, Dieudonné, Vincent Lambert, burkini, Lande de Calais, état d’urgence, conditions des détenus dans les établissements pénitentiaires, etc. Elle est même victime de son succès en ce que des requérants choisissent parfois d’y recourir en présence d’atteintes émanant de personnes privées alors que la voie du référé civil semblait la plus évidente (ex. : affaire de la pâtisserie « Tête de nègre » : CE ord., 16 avril 2015, CRAN, n°389372). L’ordonnance du 22 mars 2020 (n°439674) offre une nouvelle perspective sur le rôle du juge du référé-liberté : gardien des libertés fondamentales, il en devient possiblement le fossoyeur. Pour autant, cette ordonnance ne doit pas être analysée en termes de rupture mais plutôt comme un aboutissement. Cette nouvelle fonction était en germe dans la jurisprudence du Conseil d’Etat depuis le début des années 2010 (I.). L’ordonnance du 22 mars 2020 en exprime toutes les virtualités (II.).
I. Généalogie d’une mutation
Au tout début : les obligations positives dans la jurisprudence de la CEDH. La jurisprudence de la Cour EDH sur les obligations positives a joué un rôle essentiel dans l’évolution en cours. On se bornera à rappeler ici qu’en droit de la CEDH, deux séries d’obligations pèsent sur les Etats parties à l’égard des différents droits garantis par la Convention : une obligation négative, celle de ne pas entraver l’exercice des droits garantis par la convention ; des obligations positives, celles de prendre les mesures nécessaires pour mettre les personnes en mesure de jouir de leurs droits conventionnels de manière effective. Ces obligations positives sont de nature variable. Elles s’analysent souvent comme de simples obligations matérielles d’agir à la charge de l’État : obligation pour les autorités publiques d’assurer la protection d’une femme contre des violence conjugales connues des autorités (CEDH, 9 juin 2009, Opuz / Turquie, n°33401/02) et de fournir des soins médicaux adaptés à l’état de santé d’un détenu (CEDH, 7 nov. 2006, Holomiov / Moldavie, n°30649/05). La Cour EDH a également dégagé des obligations normatives à la charge de l’État c’est-à-dire des obligations d’édicter les normes nécessaires pour assurer la protection d’un droit. Elle a ainsi affirmé l’obligation pour les Etats d’adopter des normes garantissant la protection des personnes dans les espaces publics (CEDH, 14 juin 2011, Ciechonska / Pologne, n°19776/04). De même, un Etat peut être condamné devant la Cour au motif que sa législation pénale d’incrimine pas ou incrimine de manière insuffisante, certains comportements qui portent une atteinte grave à un droit garanti par les articles 2 à 4 de la CEDH (ex. : condamnation de la France en ce que sa législation pénale ne comporte pas d’incriminations spécifiques de l’esclavage, de la servitude, du travail forcé ou obligatoire : CEDH, 26 juill. 2005, Siliadin / France, n°73316/01).
…débouchant sur une nouvelle représentation de la fonction de police. La jurisprudence de la Cour EDH sur les obligations positives offre une nouvelle représentation des autorités de police. Leur mission consiste traditionnellement à assurer le maintien de l’ordre public et pour ce faire, elles peuvent prendre des mesures restrictives pour certaines libertés fondamentales. Même s’il a toujours été évident que la prévention des atteintes à l’ordre public participait à la protection des libertés des individus au moins de manière indirecte (en ce sens, Cons. const., n°2010-25 QPC, 16 sept. 2010, §11), cette jurisprudence valorise de manière éclatante ce lien. Elle fait des autorités de police les garantes essentielles des droits proclamés par la CEDH. Dit autrement, la police administrative ne participe pas seulement à la restriction mais aussi à la réalisation des libertés fondamentales. En matière environnementale, plusieurs arrêts de la Cour ont ainsi déduit de l’article 8 de la CEDH une obligation à la charge de l’Etat de mettre en place un véritable régime de police spéciale : « lorsqu’il s’agit pour un État de traiter des questions complexes de politique environnementale et économique, et notamment lorsqu’il s’agit d’activités dangereuses, il faut, de surcroît, réserver une place singulière à une réglementation adaptée aux spécificités de l’activité en jeu notamment au niveau du risque qui pourrait en résulter. Cette obligation doit déterminer l’autorisation, la mise en fonctionnement, l’exploitation, la sécurité et le contrôle de l’activité en question ainsi qu’imposer à toute personne concernée par celle-ci l’adoption de mesures d’ordre pratique propres à assurer la protection effective des citoyens dont la vie risque d’être exposée aux dangers inhérents au domaine en cause (CEDH [GC], 30 nov. 2004, Öneryıldız / Turquie, no48939/99, §90).
…et reprise à son compte par le juge administratif. Le juge administratif s’est approprié cette construction au début des années 2010 dans le cadre du référé-liberté. Il a ainsi été en mesure d’exercer pleinement sa compétence du juge de la CEDH de droit commun. Dans un arrêt Ville de Paris du 16 novembre 2011, il a jugé que « lorsque l’action ou la carence de l’autorité publique crée un danger caractérisé et imminent pour la vie des personnes, portant ainsi une atteinte grave et manifestement illégale à cette liberté fondamentale, et que la situation permet de prendre utilement des mesures de sauvegarde dans un délai de quarante-huit heures, le juge des référés peut, au titre de la procédure particulière prévue par cet article, prescrire toutes les mesures de nature à faire cesser le danger résultant de cette action ou de cette carence » (CE Sect., 16 nov. 2011, n°353172). Cette appropriation a été partielle à deux égards : ce raisonnement n’a été mobilisé qu’en présence d’atteintes au droit à la vie (art. 2) et au droit de ne pas subir des traitements inhumains ou dégradants (art. 3) alors que la technique des obligations positives concerne tous les droits conventionnels sans exclusion dans la jurisprudence de la Cour. En droit français, elle est donc réservée aux atteintes à des droits qui assurent la protection de la dignité de la personne humaine et qui, partant, sont souvent considérés comme intangibles. Par ailleurs, et jusque-là, cette appropriation n’avait concerné que des mesures de portée limitée, matérielles la plupart du temps : interruption de travaux (CE Sect., 16 nov. 2011, préc.), mesures visant à assurer la prise en compte des besoins élémentaires des migrants vivant dans la Lande de Calais (CE ord., 23 nov. 2015, Asso. Médecins du Monde, n°394540) ou encore mesures visant à améliorer les conditions de détention des détenus dans un établissement pénitentiaire (CE ord., 22 déc. 2012, Section français de l’OIP, n°364584). Cette solution a été justifiée par le constat que le juge de référés ne peut prescrire que des mesures susceptibles d’être prises à brève échéance pour mettre fin à l’atteinte. Aussi ne peut-il pas enjoindre à l’administration de prendre « des mesures d’ordre structurel reposant sur des choix de politique publique » telles la réalisation de travaux lourds au sein d’une maison d’arrêt, l’allocation aux services judiciaires et pénitentiaires des moyens financiers, humains et matériels supplémentaires et l’adoption de mesures de réorganisation des services ainsi qu’une circulaire de politique pénale (CE, 28 juill. 2017, Section française de l’OIP, n°410677).
II. Une ordonnance entre continuité et rupture
L’ordonnance du 22 mars 2020 s’inscrit dans la lignée de la jurisprudence décrite ci-dessus. Elle en révèle aussi les virtualités imposées par les circonstances exceptionnelles liées à la crise du Covid-19.
La part de la continuité. A l’occasion de son ordonnance du 22 mars 2020, le Conseil d’Etat a repris les principes issus de sa jurisprudence décrite ci-dessus. Il définit le cadre de son office au §5 de son ordonnance dans des termes qui figuraient déjà dans les ordonnances précédentes. Le raisonnement est donc conforme aux principes en question : il incombe aux autorités de police de prendre les mesures nécessaires pour garantir le respect de la vie dans le contexte de la pandémie du Covid-19 conformément à l’article 2 de la CEDH ; parmi ces mesures figure l’obligation de confinement à domicile de la population ; il incombe alors au juge du référé-liberté de vérifier que lesdites autorités de police ont pris les mesures nécessaires pour garantir le droit à la vie ; il peut enjoindre aux autorités de police de prendre de telles mesures dès lors que « la carence de l’autorité publique crée un danger caractérisé et imminent pour la vie des personnes, portant ainsi une atteinte grave et manifestement illégale à cette liberté fondamentale » ; aussi est-il en droit d’imposer au gouvernement qu’il réévalue ses mesures de confinement et en particulier les dérogations à l’obligation de confinement. Il reste que cette ordonnance évoque aussi une nouvelle étape dans la jurisprudence du Conseil d’Etat. Et ce à au moins deux égards.
La part de la nouveauté : l’étendue des mesures prescrites. L’étendue des mesures prescrites au sein de l’ordonnance est sans commune mesure avec ce qu’il en était jusque-là. En général, ce raisonnement n’a été mobilisé que dans des affaires de portée limitée qu’il s’agisse du champ d’application des mesures (la dalle des halles, un établissement pénitentiaire, la Lande de Calais, une plage de la Réunion, etc…), de leurs bénéficiaires (clients et salariés d’un magasin, détenus, migrants) et de la nature de ces mesures (le plus souvent matérielles). En l’espèce, le recours mettait en cause un décret réglementaire ayant vocation à s’appliquer sur l’ensemble du territoire national. A travers son ordonnance, le juge du référé-liberté interfère donc dans l’exercice d’une compétence normative au niveau national. Or, il a été vu que jusque-là, le juge ne pouvait enjoindre en référé-liberté à l’administration de prendre « des mesures d’ordre structurel reposant sur des choix de politique publique ». Les décisions prises en matière de confinement sont, elles aussi, des mesures « reposant sur des choix de politiques publiques ». A notre connaissance, il n’est qu’un contentieux qui évoque une situation proche, celui de la fin de l’état d’urgence. On sait qu’en la matière, le Conseil d’Etat s’est reconnu compétent pour connaître dans le cadre du référé-liberté, des appréciations du chef de l’État quant au maintien de l’état d’urgence lorsque la loi de prorogation lui a confié cette compétence (CE, ord., 9 déc. 2005, Allouache, n°287777 ; CE, ord., 27 janv. 2016, LDH, n°396220).
La part de la nouveauté : le juge du référé-liberté, autorité virtuelle de police. Cette jurisprudence avait surtout été mobilisée jusque-là pour imposer des obligations à la seule charge des autorités de police dans le but de préserver la vie de personnes. De ce point de vue, elle s’inscrivait bien dans l’office classique du juge du référé-liberté. Or, en l’espèce, le Conseil d’Etat enjoint au gouvernement de réexaminer et de réévaluer les contours de dérogations à l’obligation de confinement à domicile définie par le décret du 16 mars 2020. L’enjeu n’était donc pas de déterminer si ces dérogations ont été définies de telle sorte qu’elles ne portent pas une atteinte excessive, disproportionnée à telle ou telle liberté, la liberté d’aller et venir en particulier. A l’inverse, le juge devait contrôler si les contours de ces dérogations n’avaient pas été définis de manière trop permissive de telle sorte qu’il serait encore trop aisé d’échapper à l’obligation de confinement. Le juge administratif devient donc une sorte d’auxiliaire de la police administrative dont il s’efforce d’améliorer l’efficacité. Le gouvernement n’a d’ailleurs pas tardé pour tirer les conséquences de l’ordonnance : le décret n°2020-293 du 23 mars 2020 a redéfini les termes des différentes dérogations à l’obligation de confinement dans le sens plus restrictif prescrit par le juge des référés du Conseil d’Etat. Il n’est pas impossible qu’à l’avenir, le juge soit amené plus directement encore à prescrire des mesures de contraintes pour l’ensemble de la population dès lors qu’il aurait identifier une carence dans l’exercice par les autorités administratives de leur pouvoir de police de nature à entrainer des atteintes graves à la vie des personnes. Formellement, il ne s’adresse bien sûr qu’aux personnes publiques mais c’est bien un renforcement des restrictions à l’exercice des libertés de l’ensemble de la population qu’il prescrirait. Il peut être relevé qu’en l’espèce, le juge ne refuse pas d’enjoindre au premier ministre de prendre une mesure de confinement total de la population parce qu’il n’appartiendrait au juge du référé-liberté de prescrire ce type de mesure. Il se borne à constater « qu’il n’apparait pas que le Premier ministre ait fait preuve d’une carence grave et manifestement illégale en ne décidant pas un confinement total de la population sur l’ensemble du territoire selon les modalités demandées par le syndicat requérant » (§8). Il laisse donc entendre qu’il pourrait en être autrement.
Conclusion
Le juge administratif, un juge qui gouverne ? On ne peut conclure ces quelques observations sans revenir sur un débat classique dont Jean Rivero avait résumé les termes (« Le juge administratif français : un juge qui gouverne ? », D. 1951,Chron., p. 21). L’ordonnance commentée évoque un paradoxe : le référé-liberté a été crée pour protéger l’exercice des libertés fondamentales contre les emportements administratifs ; le juge du référé-liberté se retrouve désormais en situation de prescrire aux autorités de police l’adoption de mesures de contrainte qui peuvent constituer des entraves importantes à l’exercice de différentes libertés. Il devient, si l’on nous permet l’expression, une « meta-autorité de police », en situation de faire la leçon aux autorités compétentes sur la « bonne mesure de police » au sens de son efficacité opérationnelle.
Vers un droit fondamental à la sécurité ? Il a déjà été relevé que la jurisprudence de la Cour EDH sur les obligations positives garantissant le droit à la vie conduit à reconnaître aux individus une « créance de sécurité » à l’égard des autorités publiques, un droit à la sécurité (M. Afroukh, « L’émergence d’un droit à la sécurité des personnes dans la jurisprudence de la Cour EDH », RDP 2015/1 p. 139). L’ordonnance du 22 mars 2020 s’inscrit dans cette veine. L’action a été engagée par un syndicat de jeunes médecins, population particulièrement exposée au Covid-19, qui entendait promouvoir des mesures de confinement plus fermes dans le but d’assurer la préservation de vies humaines. C’est bien d’une sorte de « créance de sécurité » dont il entendait se prévaloir. Il n’y qu’un pas à faire pour envisager la reconnaissance d’un droit fondamental à la sécurité. La question est ancienne (X. Dupré de Boulois, « Existe-t-il un droit fondamental à la sécurité ? », RDLF 2018 chron. n°13) ; elle n’est pas anodine. La promotion d’un tel droit a toujours eu partie liée avec les politiques publiques en matière de sécurité. Il est mobilisé pour légitimer et fonder la mise en place de dispositifs qui entravent l’exercice de nombreuses libertés à commencer par la liberté individuelle et la liberté d’aller et venir.
Professeur, votre point de vue se comprend et on y adhère. Mais ne peut-on pas dire que les prémices de cette évolution se constate aussi au niveau du juge constitutionnel ?