Vers le flex-service public
L’épisode Covid a précipité une évolution, que l’on sentait déjà poindre confusément, vers le « service public flexible » (la souplesse, nouvelle « loi de Rolland » [2.0] dépassant la mutabilité ? Au nom de l’efficience, est ainsi revendiquée l’ « agilité » – ce joli mot – dans la gestion des personnels et des structures). Si les relations « distancielles » – toujours en novlangue – entre agents publics et usagers-internautes s’étaient développées avant 2020 (essor des téléservices publics ; dans l’enseignement, e-teaching ou e-learning, etc.), le « présentiel » – on n’apprend rien à quiconque – a sévèrement reculé durant la période récente. Il y a là une confirmation de que les circonstances exceptionnelles – guerres hier, pandémie aujourd’hui – constituent pour la réforme administrative de puissants « accélérateurs de particules ». Les nécessités du moment brisent toute capacité de résistance (syndicale, corporative…), imposant des mutations à marche forcée. L’on peut prendre la chose avec bonne humeur (A. Froment-Maire : Crise sanitaire et télétravail dans le secteur public ou l’occasion de poursuivre la modernisation de la fonction publique française : Civitas Europa 2020/2, n° 45, p. 57) ou au contraire cacher sa joie, en examinant par exemple quelques conséquences logistiques de cette séquence sanitaire.
Par temps de [re]confinement[s], le transfert des charges immobilières vers les ménages a été justement pointé du (flexible…) doigt, les notions de domicile et de bureau tendant à se confondre dangereusement (F. Rolin : Télétravail et droit de l’habitation : AJDA 2020, p. 1377). Cette logique d’externalisation – l’employeur n’hébergeant plus le petit personnel et lui transférant des coûts d’infrastructures – ouvre de vertigineuses perspectives d’économies dans le secteur non seulement privé (C. travail, art. L. 122-9 s.), mais aussi administratif (L. n° 2019-828 du 6 août 2019 de transformation de la fonction publique, art. 49 ; D. n° 2020-524, 5 mai 2020 ; Circ. 29 oct. 2020). Plus fort que l’open space, le co-working et le desk-sharing, place au « bureau virtuel » (réellement chez soi) : Home Office, Sweet Home Office !
Sans voir le mal partout, il n’aura échappé à personne (notamment quai de Bercy) que cette évolution n’est pas dépourvue de virtualités budgétaires. « Agent trop cher », telle est depuis ses origines l’une des antiennes du New Public Management. Or voici une réponse magique, pour la santé en général et celle des finances publiques en particulier. Après avoir compressé la « ressource humaine » façon César (songeons au « ratio RGPP » de mètres carrés par tête défini à la calculette sous la présidence Sarkozy), on l’assigne maintenant à résidence – à la fois chez elle et dans le cyber-espace – pour quelques euros par mois (le prix d’une licence d’utilisation d’un logiciel de vidéo-conférence) : c’est cadeau !
Pérennisée, pareille dématérialisation des services ouvrirait des lendemains immobiliers qui chantent. De nombreux bureaux administratifs pourraient basculer dans l’inutile, donc devenir bankables sur le marché (d’autant plus facilement que, par une intuition digne de Madame Irma, le législateur avait pris soin de les faire sortir du domaine public il y a une quinzaine d’années : CGPPP, art. L. 2211-1 al. 2). Et ce qui vaut pour les bureaux serait extensible à des structures d’accueil du public, moyennant quelques petites formalités. Pourquoi, à titre d’illustration, entasser bêtement les étudiants dans des amphis aux sièges durs pour le cuir et parfois tagués sans art ni goût ? Voilà des locaux qui pourraient avantageusement être cédés, sachant que les universités supportent à présent (sous couvert d’autonomie) de grosses charges immobilières et doivent de plus en plus autofinancer leur modernisation. Ce serait joindre l’utile à l’agréable, l’usager-étudiant (quel veinard !) accédant à la culture depuis son canapé – pourvu qu’il ait un écran et du réseau -, libre de mâchouiller tranquillement ce « bonbon qui traîne sur la table » (https://www.espace-bonbon.fr/fr/11/vidal) pour mieux digérer le verbe professoral.
Bien sûr, un tel scénario (catastrophe) relève d’un (mauvais) film d’anticipation et les déclarations de nos hauts fonctionnaires – pardon, public managers – sont de nature à rassurer complètement les anxieux (« Le mot « flex office » fait peur et je ne suis pas sûr que ce soit la bonne manière d’approcher le sujet. Il ne faut pas être normatif. Ce serait mieux de partir des besoins […] des agents, selon leurs missions respectives. La modularité va être le maître mot […] La réduction de l’empreinte en mètres carrés doit être le résultat de la démarche plutôt que son moteur initial » : interview du directeur de l’immobilier de l’Etat, Le Moniteur, 8 oct. 2020). Reste qu’ici comme ailleurs, la grande question est de savoir ce qui demeurera de la crise sanitaire quand le virus aura cessé ses ravages. Autrement dit, sera-t-il vraiment possible de redevenir zen après Zoom ? On confesse un léger doute.