Plaidoyer pour l’extension du pouvoir d’abrogation du Conseil constitutionnel. A propos des effets des déclarations d’inconstitutionnalité incidentes
Plaidoyer pour l’extension du pouvoir d’abrogation du Conseil constitutionnel. A propos des effets des déclarations d’inconstitutionnalité incidentes
Par François Barque, Maître de Conférences à l’Université Grenoble Alpes
Le Conseil a refusé de donner un effet abrogatif à ses déclarations d’inconstitutionnalité incidentes. En préférant considérer que la loi jugée inconstitutionnelle sur le fondement de la jurisprudence Etat d’urgence en Nouvelle-Calédonie est simplement « neutralisée », il rend par-là une solution décevante.
On l’aura compris, et c’est le mérite de la décision Allianz IARD et Allianz vie de l’avoir précisé (décision 2013-349 QPC du 18 octobre 2013), une loi promulguée, déclarée contraire à la Constitution par le biais du contrôle incident (décision 85-187 DC du 25 janvier 1985, Etat d’urgence en Nouvelle-Calédonie, Rec. p.43), ne peut plus être appliquée et a vocation à être abrogée par le Parlement. Le Conseil constitutionnel, et cela ressort encore mieux des commentaires accompagnant la décision, s’auto-limite clairement, refusant de s’octroyer un pouvoir d’abrogation : « dans le cadre des déclarations d’inconstitutionnalité « néo-calédoniennes », la disposition déclarée inconstitutionnelle n’est pas abrogée, mais est neutralisée » (commentaires disponibles sur le site www.conseil-constitutionnel.fr).
L’on peut assurément regretter l’absence d’effet abrogatif de telles déclarations, et ce d’autant plus que, depuis quelques temps, le juge semble recourir davantage au contrôle incident a priori (cf notamment Julien Bonnet, « L’épanouissement de la jurisprudence Etat d’urgence en Nouvelle-Calédonie », AJDA, 2014, p.467 ; Alexandre Viala, « L’autorité des censures ‘néo-calédoniennes’ : quand le contrôle a priori pétrifie les enjeux du contrôle a posteriori », Constitutions, 2013, p.574 et Charles-Edouard Sénac, « Le renouveau de la jurisprudence Etat d’urgence en Nouvelle-Calédonie », RDP, 2013, p.1453). Les commentaires officiels sous la décision 2013-349 QPC estiment que la rédaction de l’article 62 empêchait le Conseil d’abroger une loi incidemment contrôlée, le pouvoir d’abrogation étant exclusivement réservé à la procédure de QPC. Or, ce self-restraint du Conseil contraste de façon saisissante avec l’audace qui a été la sienne dans d’autres circonstances. A ce sujet, il suffit de rappeler que le contrôle incident n’était pas non plus prévu par les textes, l’article 61 de l’époque n’évoquant que le contrôle des lois non promulguées. Pourtant, ces limites n’ont pas empêché les Sages d’élaborer cette construction prétorienne. Certes, si le refus de s’octroyer un pouvoir d’abrogation peut être perçu comme une façon stratégique de ne pas raviver la sacro-sainte critique du « gouvernement des juges », il peut être de nature à dresser un constat plus désolant : le Conseil s’est arrêté à mi-chemin, n’allant pas jusqu’au bout de sa démarche, au détriment de l’Etat de droit.
Il est évident qu’un tel pouvoir aurait dû être consacré très tôt, dès l’entrée en vigueur des déclarations « néo-calédoniennes ». Non seulement les controverses doctrinales au sujet des effets d’une déclaration d’inconstitutionnalité auraient été évitées (voir par exemple Jean-Pierre Camby, « Une loi promulguée frappée d’inconstitutionnalité ? », RDP, 1999, p.657), mais surtout l’ordre normatif aurait été immédiatement épuré de la disposition législative jugée irrégulière, évitant ainsi que l’on s’en remette au bon vouloir du législateur. Précisément, l’une des lacunes du contrôle instauré par la jurisprudence Etat d’urgence en Nouvelle-Calédonie réside dans les risques d’inertie législative, les parlementaires tardant à abroger la disposition contraire à la Constitution. Les juridictions ordinaires doivent, certes, écarter la disposition législative déclarée contraire à la Constitution (en ce sens notamment CA Douai, 30 mars 2000, n°165289, RFDA, 2005, p.1049, note Julien Bonnet). Cependant, quid des cas où ladite disposition est néanmoins appliquée (par exemple par l’administration) sans que cela suscite la moindre critique, le moindre contentieux devant un juge ?
Dans l’affaire Allianz IARD et Allianz vie, les risques d’inertie législative étaient clairement évoqués par le juge administratif suprême. Etait en cause l’article L. 912-1 du code de la sécurité sociale, disposition incidemment déclarée contraire à la Constitution par le Conseil constitutionnel dans une décision 2013-627 DC du 13 juin 2013 (avec modulation des effets de la déclaration)… mais qui n’avait pas été formellement abrogée au moment de la saisine du Conseil d’Etat. Dans la décision par laquelle il a renvoyé la QPC, ce dernier s’est non seulement fondé sur le critère du caractère sérieux de la question, mais également sur l’existence d’une question nouvelle. Le renvoi est notamment justifié par le fait que « seule une déclaration d’inconstitutionnalité prononcée sur le fondement de l’article 61-1 [de la Constitution] permettrait, à défaut de nouvelle intervention du législateur, l’abrogation de cette disposition » (CE, 25 juillet 2013, n°366345). En l’absence de mécanisme visant à sanctionner les inerties législatives suite à une décision du Conseil constitutionnel, la proposition du Conseil d’Etat pouvait a priori paraître intéressante : l’abrogation d’une disposition jugée inconstitutionnelle sur le fondement de la jurisprudence « néo-calédonienne » eût été possible dès lors que le Conseil statuait dans le cadre d’une QPC. Constatant le non-respect de la déclaration « néo-calédonienne » intervenue a priori, le juge constitutionnel aurait pu en tirer les conséquences en abrogeant a posteriori la disposition législative en question. Cependant, un tel dispositif n’aurait été, en pratique, guère utilisé tant il serait apparu inefficace et sans intérêt pour un requérant. En effet, pourquoi poser une telle QPC, au risque de retarder le procès au fond tout en payant davantage les avocats, alors que le juge ordinaire doit désormais écarter la disposition législative jugée contraire à la Constitution ?
Pour prononcer le non-lieu à statuer sur la QPC renvoyée dans l’affaire Sté Allianz IARD et Allianz vie, le Conseil s’est fondé sur l’article 62 de la Constitution, disposant notamment que ses décisions « s’imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles ». Précisément, l’autorité de la chose jugée découlant de ses déclarations incidentes serait mieux garantie si le Conseil disposait d’un pouvoir d’abrogation. Pour ce faire et compte tenu du fait que le contrôle incident semble voué à s’épanouir, une intervention du pouvoir constituant apparaît indispensable. Le sort décevant du projet de loi constitutionnelle n°814 relatif, entre autres, à la composition du Conseil, ne doit pas décourager : le projet devrait être enrichi par ce nouveau pouvoir d’abrogation et les travaux parlementaires, relancés. Nul doute que le nouveau texte permettrait d’œuvrer à la transformation (inéluctable depuis la QPC) du Conseil constitutionnel en Cour constitutionnelle.
Pour citer cet article : F. Barque, « Plaidoyer pour l’extension du pouvoir d’abrogation du Conseil constitutionnel. A propos des effets des déclarations d’inconstitutionnalité incidentes », RDLF 2014, chron. n°13 (www.revuedlf.com)
Même si la Nouvelle Calédonie est concernée, il est regrettable que cet article soit illustré par un drapeau de « revendication indépendantiste ».