L’invocabilité des principes de la Charte des droits fondamentaux dans les litiges horizontaux
Première occasion pour la Cour de justice de se prononcer sur l’interprétation de la notion de principe au sens de la Charte des droits fondamentaux, qui plus est dans un litige dit « horizontal », l’arrêt Association de médiation sociale rendu en grande chambre déçoit tant pour son manque d’audace dans l’interprétation de cette notion et de son invocabilité, que pour les conséquences qui en découlent quant à la place des droits sociaux dans l’Union européenne.
Romain Tinière est professeur de droit public à l’Université Grenoble-Alpes – IDEDH (EA 3976)
Par son arrêt de grande chambre rendu le 15 janvier 2014 dans l’affaire Association de médiation sociale (aff. C-176/12), la Cour de justice était conduite à se prononcer sur deux des questions les plus épineuses posées par la Charte: celle de la portée des principes qui y sont consacrés – principalement en matière sociale (sur cette notion, voir infra 2-B) – et celle de leur applicabilité dans un litige horizontal. En ne tranchant pas véritablement ces questions et en laissant entrevoir une conception étroite de l’invocabilité des principes, la Cour a incontestablement manqué une occasion importante et laisse accréditer l’image d’une Union européenne peu préoccupée par les droits sociaux (pour une lecture très critique de cet arrêt voir, P. Rodière, « Un droit, un principe, finalement rien ? Sur l’arrêt de la CJUE du 15 janvier 2014, Association de médiation sociale », Semaine Sociale Lamy, n°1618 du 17 février 2014 et pour une lecture plus compréhensive, H. Surrel, « L’absence d’effet direct horizontal d’un principe énoncé par la Charte des droits fondamentaux », JPC G, 10 mars 2014, 319).
À l’origine de cet arrêt, il y a la désignation par le syndicat CGT d’un représentant de la section syndicale créée au sein de l’Association de médiation sociale (AMS). Toutefois, cette association loi 1901 œuvrant dans le domaine de la réinsertion professionnelle estime que son effectif n’impose pas l’élection d’un tel représentant. En effet son effectif est principalement constitué de salariés bénéficiant de contrats de professionnalisation, c’est-à-dire de contrats permettant à leurs bénéficiaires d’acquérir une qualification professionnelle dans le cadre d’un contrat de travail en alternance. Or, en vertu de l’article L. 1111-3 du code du travail, les titulaires de ce type de contrat sont exclus du calcul de l’effectif (cela est d’ailleurs présenté sur le site internet du ministère du travail, de l’emploi et du dialogue social comme un des avantage de ce type de contrat). Ceci a pour effet de faire passer les effectifs de l’AMS de plus d’une centaine à 8 salariés, rendant alors facultative l’élection d’un représentant de section syndicale.
Saisi du litige opposant l’AMS à la CGT sur ces modalités de calcul de l’effectif, le Tribunal d’instance de Marseille a transmis une question prioritaire de constitutionnalité à la Cour de cassation qui a jugé la question sérieuse. Se prononçant sur le strict terrain de la constitutionnalité, le Conseil constitutionnel considère dans sa décision que l’article L. 1111-3 du code du travail est conforme à la Constitution (Déc. n°2011-122 QPC du 29 avril 2011). Le tribunal d’instance a toutefois fait droit à la demande de la CGT sur le fondement du droit de l’Union en écartant les dispositions de l’article L. 1111-3. Saisie d’un pourvoi en cassation, la chambre sociale décide de surseoir à statuer et de poser une question préjudicielle à la Cour de justice visant, en substance, à déterminer « si l’article 27 de la Charte, seul ou en combinaison avec les dispositions de la directive 2002/14, doit être interprété en ce sens que, lorsqu’une disposition nationale de transposition de cette directive, telle que l’article L. 1111-3 du code du travail, est incompatible avec le droit de l’Union, cet article de la Charte peut être invoqué dans un litige entre particuliers afin de laisser inappliquée ladite disposition nationale » (pt. 23).
La question de la conformité du droit français au droit de l’Union ne présentait pas grand intérêt ici tant la réponse était attendue du fait d’un précédent arrêt préjudiciel de la Cour (CJCE, 18 janv. 2007, CGT e.a., aff. C-385/05). En effet, se prononçant notamment sur l’interprétation de la directive 2002/14/CE établissant un cadre général relatif à l’information et la consultation des travailleurs en lien avec une disposition française excluant temporairement du décompte de l’effectif de l’entreprise les salariés de moins de 26 ans, la Cour avait déjà eu l’occasion d’indiquer, après avoir écarté l’argumentation fondée sur la promotion de l’emploi des jeunes soulevée par le gouvernement français, que « l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2002/14 doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une réglementation nationale qui exclut, fût-ce temporairement, une catégorie déterminée de travailleurs du calcul du nombre de travailleurs employés au sens de cette disposition » (pt. 41 de l’arrêt CGT e.a.). La non-conformité au droit de l’Union de l’article L. 1111-3 du code du travail dont l’objet est précisément d’exclure du décompte de l’effectif de l’entreprise certaines catégories de salariés ne faisait dès lors pas grand doute. La Cour parvient d’ailleurs aisément à ce constat au terme de quatre considérants se référant tous à l’arrêt CGT e.a. précité en concluant « que l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2002/14 doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une disposition nationale, telle que l’article L. 1111-3 du code du travail, qui exclut les travailleurs titulaires de contrats aidés du calcul des effectifs de l’entreprise dans le cadre de la détermination des seuils légaux de mise en place des institutions représentatives du personnel » (pt. 29 de l’arrêt AMS).
Le principal enjeu de la question posée par la Cour de cassation portait donc sur les modalités d’invocation du droit de l’Union devant le juge national dans le cadre d’un litige tel que celui au principal, c’est-à-dire un litige horizontal. Si la réponse de la Cour concernant l’invocabilité des directives était prévisible, il n’en va pas de même de celle relative à l’invocabilité des droits sociaux inscrits dans la Charte des droits fondamentaux en tant que principes. Il en résulte que cet arrêt soulève davantage de questions qu’il n’en résout dans un domaine, celui des droits sociaux, dans lequel la Cour aurait put (dû?) poser des jalons pour sa jurisprudence future qui ne manquera pas de se développer.
1- L’invocabilité des directives dans les litiges horizontaux – une prudence prévisible
Rappelant sa jurisprudence relative à l’effet direct des directives et s’appuyant sur l’arrêt CGT e.a., la Cour de justice relève d’abord que l’obligation de prise en compte de tous les travailleurs dans la détermination des seuils de travailleurs employés remplit les conditions de l’effet direct. Toutefois, un tel effet direct n’est que vertical (CJCE, 14 juillet 1994, Faccini Dori, C-91/92), permettant seulement aux particuliers d’invoquer la disposition en cause à l’encontre de l’État ou de ses démembrements et non à l’encontre d’autres particuliers. L’affaire au principal opposant le syndicat CGT à une association de droit privé, la reconnaissance de l’effet direct de l’obligation issue du droit de l’Union est donc sans objet dans un litige horizontal tel que celui au principal.
Cependant les effets du droit de l’Union ne s’épuisent pas dans l’effet direct. Confronté à une disposition du droit de l’Union ne disposant pas de l’effet direct ou ne pouvant pas déployer un tel effet dans le litige dont il est saisi, le juge national se doit d’essayer d’interpréter le droit national conformément au droit de l’Union (CJCE, 10 avril 1984, Von Colson et Kamann, aff. 14/83 et CJCE, 5 octobre 2004, Pfeiffer e.a., aff. jtes C-397 à 403/01). La Cour rappelle donc l’obligation d’interprétation conforme tout en reconnaissant qu’elle rencontre ici sa limite. En effet, pour que les dispositions du droit français soient en conformité avec les exigences du droit de l’Union, les termes de l’article L. 1111-3 du code du travail auraient dû faire l’objet d’une interprétation contra legem ce qui ne saurait être exigé de la part du juge national, comme le rappelle la Cour aux points 39 et 40.
Logiquement, la Cour se tourne alors vers l’invocabilité d’exclusion s’interrogeant sur le point de savoir si le juge national a la possibilité d’invoquer une des dispositions en cause afin d’écarter l’application de la norme nationale contraire. Si cette forme d’invocabilité est souvent mise en avant par la Cour de justice dans les contentieux verticaux (opposants un particulier aux autorités publiques), elle n’a jamais été appliquée de façon explicite dans les litiges horizontaux, la Cour entretenant un certain flou en la matière. Toutefois, l’affaire Kücückdeveci (CJUE, 19 janv. 2010, aff. C-555/07) a été interprétée par certains comme un pas supplémentaire vers une telle consécration (D. Simon, « L’invocabilité des directives dans les litiges horizontaux : confirmation ou infléchissement ? », Europe 2010, étude n°3 et, contra M. Aubert, E. Broussy et F. Donnat, « Chronique de jurisprudence communautaire », AJDA, 2010, p. 248). En effet, dans cette affaire relative à l’application du principe de non-discrimination en raison de l’âge dans un litige interpersonnel impliquant les dispositions de la directive 2000/78, la Cour a considéré qu’il incombait à la juridiction nationale saisie d’un litige tel que celui au principal de garantir le plein effet de ce principe du droit de l’Union « en laissant au besoin inappliquée toute disposition de la réglementation nationale contraire » (pt. 51). Toutefois, s’écartant des conclusions de l’avocat général Bot qui proposait de trancher clairement en faveur de l’invocabilité d’exclusion de la directive dans un litige horizontal, la Cour a adopté une position plus prudente. Elle s’est en effet bien gardée de consacrer formellement une telle forme d’invocabilité des directives préférant plutôt considérer que la directive 2000/78 concrétise le principe de non-discrimination en fonction de l’âge consacré dans l’arrêt Mangold en tant que principe général du droit de l’Union (CJCE, 22 nov. 2005, aff. C-144/04). « Occasion manquée ou prudence justifiée ? L’avenir le dira » avait relevé un observateur avisé de la jurisprudence de la Cour de justice (D. Simon, « L’invocabilité des directives dans les litiges horizontaux : confirmation ou infléchissement ? », préc.). Il était en effet possible d’avoir deux lectures de cet arrêt Kücückdeveci. Soit la Cour de justice opérait par cet arrêt un infléchissement de sa jurisprudence traditionnelle la conduisant sur la voie de la reconnaissance de l’invocabilité d’exclusion des normes issues d’une directive dans un contentieux horizontal, soit la solution n’était justifiée que par le rapport de concrétisation entre la directive et un principe général du droit et avait vocation à demeurer d’application limitée.
La lecture de l’arrêt AMS montre que la Cour, confirmant une inflexion perceptible dans l’affaire Dominguez (CJUE, Gde ch., 24 janvier 2012, aff. C-282/10, pts 41-43) a visiblement opté pour la seconde proposition. Se proposant en effet de vérifier si la situation au principal était similaire à celle de l’affaire ayant conduit à l’arrêt Kücückdeveci, elle s’interroge sur le point de savoir si « l’article 27 de la Charte, seul ou en combinaison avec les dispositions de la directive 2002/14, peut être invoqué dans un litige entre particuliers afin d’écarter, le cas échéant, la disposition nationale non conforme à ladite directive » (pt. 41). Sans préjuger de la réponse apportée par la suite à cette question, c’est, compte tenu de la logique qui sous-tend le raisonnement de la Cour, affirmer clairement qu’une directive ne saurait être invoquée seule dans un tel litige et que, partant, l’invocabilité d’exclusion demeure une question d’effet direct et non de primauté (pour reprendre, en l’inversant, la formulation de D. Simon, art. précité § 19).
Dès lors, la question qui se pose à la Cour est de savoir si l’article 27 de la Charte, consacrant le « droit à l’information et à la consultation des travailleurs au sein de l’entreprise », est susceptible de jouer le même rôle que celui joué par le principe général du droit interdisant les discriminations en raison de l’âge dans l’affaire Kücückdeveci. Pour y répondre, la Cour est conduite à se prononcer sur une question beaucoup moins balisée par sa jurisprudence, celle des conditions d’invocabilité des principes consacrés par la Charte.
2- L’invocabilité des principes de la Charte dans les litiges horizontaux – Une frilosité imprévue
Malgré son intitulé, l’article 27 consacre bien un principe au sens de l’article 52 § 5 de la Charte compte tenu de sa formulation selon laquelle « les travailleurs ou leurs représentants doivent se voir garantir, aux niveaux appropriés, une information et une consultation en temps utile, dans les cas et conditions prévus par le droit de l’Union et les législations et pratiques nationales ». Ceci est relevé par l’avocat général dans ses conclusions (pts 52-56) et implicitement par la Cour au point 45 de l’arrêt. Or la position de la Cour s’agissant de l’invocabilité de ce principe est décevante. Se prononçant pour la première fois sur la notion, certes nébuleuse, de principe au sens de la Charte, elle adopte une position particulièrement prudente la conduisant à rejeter l’hypothèse d’une invocation de l’article 27 seul ou combiné à la directive 2002/14 dans un litige interpersonnel.
A- Les conditions d’invocabilité des principes de la Charte
La présence de principes dans la Charte des droits fondamentaux est le résultat d’un compromis entre les partisans et les opposants à l’inscription des droits sociaux dans ce texte. Permettant la présence de dispositions économiques et sociales dans un texte à forte dimension symbolique pour l’Union, tout en évitant qu’ils puissent directement être invoqués devant le juge pour revendiquer le bénéfice de droits subjectifs qui ne seraient pas consacrés au niveau européen ou national, la notion de principe opère une synthèse délicate. D’abord sibylline dans la « Charte proclamée » (l’article 51 § 1 indique que les droits doivent être respectés et les principes observés), la référence aux principes est substantiellement développée dans la perspective de son accession à la force juridique contraignante, comme en atteste l’ajout d’un nouveau paragraphe à l’article 52 assorti de ses explications du praesidium de la Convention ayant rédigé le TECE (voir P. Rodière, « Les droits sociaux fondamentaux à l’épreuve de la constitution européenne », JCP G, I 136 et L. Burgorgue-Larsen, « Article II-112 – Portée et interprétation », in L. Burgorgue-Larsen, A. Levade et F. Picod (dir.), Commentaire article par article du traité établissant une Constitution pour l’Europe, partie II, Bruylant, 2005, pp. 658 s.). Ainsi, en vertu de l’article 52 § 5, « Les dispositions de la présente Charte qui contiennent des principes peuvent être mises en œuvre par des actes législatifs et exécutifs pris par les institutions, organes et organismes de l’Union, et par des actes des États membres lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union, dans l’exercice de leurs compétences respectives. Leur invocation devant le juge n’est admise que pour l’interprétation et le contrôle de la légalité de tels actes ». L’explication de ce paragraphe précise en outre qu’ils « acquièrent (…) une importance particulière pour les tribunaux seulement lorsque ces actes [qui les mettent en œuvre] sont interprétés ou contrôlés. Ils ne donnent toutefois pas lieu à des droits immédiats à une action positive de la part des institutions de l’Union ou des autorités des États membres », un tel effet s’inspirant de la jurisprudence de la Cour de justice relative au principe de précaution, aux principes du droit agricole (de l’article 39 TFUE) ainsi qu’à « l’approche suivie par les systèmes constitutionnels des États membres à l’égard des «principes», en particulier dans le domaine du droit social ». En dépit de ce luxe de précautions pris par les États pour encadrer les effets des droits sociaux, le principal apport de la Charte des droits fondamentaux à la protection des droits en Europe réside probablement dans leur présence en son sein permettant de donner corps au principe d’indivisibilité des droits de l’homme (Myriam Benlolo-Carabot, « Chapitre 2. Les droits sociaux dans l’ordre juridique de l’Union Européenne », La Revue des droits de l’homme [En ligne], 1 | 2012).
Que déduire de ces précisions ? À première vue, la réponse semble assez simple. Les principes consacrés par la Charte ne peuvent être invoqués devant les juges nationaux ou de l’Union que pour l’interprétation et le contrôle des actes les mettant en œuvre. C’est la fameuse « justiciabilité normative » mise en avant par Guy Braibant au sujet des principes de la Charte (G. Braibant, La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, Ed. du Seuil, 2001, p. 46). En reprenant les termes de l’affaire Association de médiation sociale et en admettant que la directive 2002/14 « établissant un cadre général relatif à l’information et à la consultation des travailleurs » mette en œuvre l’article 27 consacrant le « droit à l’information et à la consultation des travailleurs au sein de l’entreprise » (ce qui est plus que probable dans la mesure où les explications ad article 27 la mentionnent au titre de l’acquis de l’Union dans ce domaine), celui-ci peut être invoqué afin de vérifier que la directive 2002/14 est bien conforme à ce principe. Dans ce cadre, le juge de l’Union, éventuellement saisi d’une question préjudicielle, pourra constater l’invalidité de la disposition de la directive ou délivrer une interprétation de celle-ci qui soit conforme au principe énoncé à l’article 27 de la Charte. Toutefois, compte tenu du fait que la mise en œuvre du droit de l’Union requiert souvent l’intervention normative des autorités nationales, il semble logique que cette notion englobe également la mise en œuvre par les autorités nationales et que, par conséquent, l’article 27 de la Charte puisse être invoqué devant le juge national afin que celui-ci apprécie les dispositions nationales mettant en œuvre la directive 2002/14 (analyse que conforte d’ailleurs la lecture de l’article 52 § 5 de la Charte qui se réfère aux actes des États membres). En énonçant les catégories de salariés non pris en compte dans le calcul des effectifs de l’entreprise aux fins de déterminer les seuils permettant la mise en place des organes assurant l’information et la consultation des travailleurs, l’article L. 1111-3 du code du travail s’inscrit clairement dans le cadre tracé par la directive et participe de sa mise en œuvre puisqu’il définit – limitativement certes – les conditions permettant de bénéficier du principe mis en œuvre par la directive (la France ayant, par ailleurs, considéré qu’il n’était pas nécessaire de transposer cette directive, estimant que sa législation prévoyait une protection adéquate). Du moins est-il possible de le supposer en raisonnant par analogie avec la notion de « mise en œuvre » présente à l’article 51 de la Charte définissant son champ d’application et qui renvoie à toute situation entrant dans le champ d’application du droit de l’UE (en ce sens, voir S. Platon, « l’invocabilité de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne dans les litiges horizontaux : portée et limites », Journal d’Actualité des Droits Européens). Certes, confrontée à cette notion, la Cour pourrait en adopter une interprétation plus mesurée compte tenu de l’objet de la « mise en œuvre » de l’article 52 qui semble plus étroit que celle de l’article 51. Toutefois, il serait étonnant qu’elle considère qu’une situation telle que celle au principal ne constitue pas la « mise en œuvre » du principe consacré à l’article 27, sauf à considérer que le fait de violer un principe permet d’en exclure l’application. Dès lors, le principe consacré à l’article 27 de la Charte devrait logiquement pouvoir être invoqué devant le juge national afin de contrôler la conformité de l’article L. 1111-3 du code du travail.
Toutefois, à lire les conclusions de l’avocat général Cruz Villalon, une réponse plus élaborée, voire plus (trop?) complexe, est possible. En effet, au lieu de considérer que les principes ne peuvent être invoqués devant un juge que pour vérifier la conformité des actes les mettant en œuvre, il s’attache à montrer par quel processus les principes peuvent se transformer en droits (pt. 62 concl.). Cette transfiguration requiert, selon l’avocat général, que le principe bénéficie d’un « acte de concrétisation essentielle et immédiate » seul capable de lui conférer un contenu normatif. C’est le rôle joué ici par l’article 3 § 1 de la directive 2002/14 qui définit son champ d’application et interdit implicitement que certaines catégories de salariés soient exclus du calcul des effectifs. Une fois concrétisé, le principe pourra être invoqué afin de contrôler ou interpréter « tous les actes de mise en œuvre qui vont au-delà de la concrétisation essentielle et immédiate du « principe » » (pt. 70 concl.). Au risque d’appauvrir la richesse de la construction de l’avocat général, celle-ci revient à considérer schématiquement que le principe doit être concrétisé par une disposition normative avant de pouvoir être utilisé pour contrôler d’autres dispositions normatives le mettant en œuvre. Faute d’une telle concrétisation « essentielle et immédiate », il reste lettre morte. Ainsi, concrétisé par l’article 3 § 1 de la directive 2002/14, l’article 27 de la Charte peut être invoqué afin de contrôler ou interpréter l’article L 1111-3 du code du travail, le fait que l’acte de concrétisation soit une directive ne remettant pas en cause, selon l’avocat général, cette construction.
Si cette démonstration peut sembler inutilement compliquée, elle a tout de même le mérite de conduire à la reconnaissance de l’invocabilité de l’article 27 de la Charte combiné à l’article 3 § 1 de la directive 2002/14 et de permettre aux requérants au principal de faire jouer le droit de l’Union pour écarter la disposition nationale contraire. Or ce n’est pas l’interprétation qu’a retenue la Cour.
B- L’interprétation frileuse de la Cour de justice
La Cour conclut au terme d’un raisonnement aussi bref qu’elliptique que « l’article 27 de la Charte ne saurait en tant que tel, être invoqué dans un litige, tel que celui au principal, afin de conclure que la disposition nationale non conforme à la directive 2002/14 est à écarter », cette constatation n’étant pas remise en cause s’il est combiné avec l’article 3 § 1 de ladite directive (pts. 48-49). Pour parvenir à ce résultat, elle se contente de préciser que la Charte à vocation à s’appliquer dans une situation telle que celle du litige au principal, que l’article 27 doit, pour produire ses effets, « être précisé par des dispositions du droit de l’Union ou du droit national » et que la situation se distingue de celle de l’arrêt Kücükdeveci en ce que le principe général du droit se suffisait « à lui-même pour conférer aux particuliers un droit subjectif invocable en tant que tel », ce qui n’est donc pas le cas de l’article 27 dont on chercherait d’ailleurs en vain dans l’arrêt la qualification de « principe ».
Choisissant de lier étroitement l’invocabilité d’un article de la Charte dans un litige entre particuliers et son effet direct, la Cour de justice semble retenir implicitement la prémisse de l’analyse de l’Avocat général selon laquelle les principes doivent faire l’objet d’une concrétisation pour être invoqués par la suite en tant que droits subjectifs, sans pour autant considérer que la directive 2002/14 peut remplir un tel rôle puisqu’elle ne peut elle-même pas générer d’effet horizontal. En effet, ce qui semble ici emporter sa conviction est le fait que l’article 27 de la Charte ne consacre pas un droit subjectif invocable par les particuliers puisque, pour produire pleinement ses effets, il doit être précisé par des dispositions complémentaires. Dès lors, la Cour peut logiquement refuser l’invocabilité de la combinaison de cet article avec les dispositions de la directive ne bénéficiant que d’un effet direct vertical. Ce faisant, elle aligne le régime contentieux des principes consacrés par la Charte sur celui des directives non ou mal transposées, les vidant ainsi de quasiment toute substance normative.
Le raisonnement développé par l’Avocat général comportait les germes de la solution contestable rendue de la Cour. En effet, au-delà de la complexité de la notion « d’acte de concrétisation essentielle et immédiate », ce raisonnement affaiblit considérablement les principes consacrés par la Charte en interdisant qu’ils soient utilisés seuls pour contrôler la légalité d’actes de droit dérivé ou d’actes nationaux les mettant en œuvre. Pour reprendre l’exemple du droit à l’information et à la consultation des travailleurs, cela signifierait que si la directive 2002/14 avait posé un cadre excessivement restrictif à l’exercice de ce droit, il aurait été impossible de la contester sur le fondement de l’article 27 de la Charte. Or, ni l’article 52 § 5 de la Charte, ni ses explications, n’exigent qu’un principe fasse l’objet d’une « concrétisation » afin de pouvoir être invoqué devant un juge. Autrement dit, ce n’est pas tant l’invocabilité du principe qui le distingue du droit, mais plutôt les modalités de cette invocabilité : il ne peut être invoqué que pour l’interprétation ou le contrôle d’une norme le mettant en œuvre. De ce point de vue, le parallèle tracé par l’Avocat général au point 48 de ses conclusions avec des notions voisines issues du droit constitutionnel de certains États membres tel que les « objectifs de valeur constitutionnelle » ne semble pas pleinement convaincant.
Par ailleurs, l’idée selon laquelle les principes devraient faire l’objet d’une concrétisation pour produire des effets juridiques ouvre la porte au lien fait par la Cour entre leur effet direct et leur invocabilité dans un litige en supposant leur incomplétude. Or, le propre de l’effet direct d’une norme est d’affecter directement le patrimoine juridique des particuliers en créant des droits ou des obligations, ce qui n’est pas l’objet des principes qui doivent – au risque de se répéter – permettre le contrôle ou l’interprétation des actes normatifs les mettant en œuvre, non conférer des droits subjectifs aux particuliers. Il est donc regrettable que la Cour rejette le principe d’une invocabilité d’exclusion des principes dans les litiges horizontaux alors que cela semble découler logiquement de l’article 52 § 5 sans que cela conduise à la création de droit subjectifs opposables aux États en matière sociale. La Cour de cassation semble d’ailleurs avoir parfaitement saisi cette nuance en soulignant dans l’arrêt de renvoi « que les articles 51 et 52 de la Charte ne comportent aucune limitation de l’invocation des dispositions de la Charte, que celles-ci contiennent des principes ou des droits, aux litiges de nature horizontale » (Cass Soc., 11 avril 2012, Bull. V, n° 122).
Au-delà d’une conception étonnante de la notion de principe se traduisant par l’impossibilité pour les particuliers de s’en prévaloir dans un litige dit « horizontal » (notion qui nécessiterait d’ailleurs une sérieuse relecture de la part de la Cour au regard de la Charte et du droit de la Convention tant cette conception englobe des situations différentes. Voir d’ores et déjà, A. Seiffert, « l’effet horizontal des droits fondamentaux », RTDE, 2012, p. 801 et S. de Vries, U. Bernitz et S. Weatherill (ed.), The Protection of Fundamental Rights in the EU after Lisbon, Hart Publishing, 2013, pp. 97-150), l’arrêt Association de médiation sociale laisse entrevoir des conséquences potentiellement regrettables dépassant largement le cadre de cette affaire.
3 – Une décision porteuse de nombreuses interrogations
L’arrêt Association de médiation sociale soulève en effet deux séries de questions potentiellement épineuses auxquelles la Cour devra nécessairement répondre dans sa jurisprudence ultérieure.
La première série de questions est relative à la place que la Cour de justice et, plus largement, l’ordre juridique de l’Union souhaite accorder aux droits sociaux. Il ressort en effet de cet arrêt que les droits sociaux garantis par la Charte sous forme de principes ne peuvent pas être invoqués par les particuliers dans le cadre de litiges horizontaux. Or, la plupart des relations de travail se nouant entre particuliers, cette solution revient implicitement à les priver de tout effet juridique hormis lorsque la relation de travail implique l’autorité étatique (CJCE, 26 février 1986, Marshall, aff. 152/84). C’est ainsi tout un pan des droits sociaux et de la Charte des droits fondamentaux qui passent du domaine du droit positif à celui de la simple incantation. Ce, d’autant plus que la Charte ne comporte pas de liste des principes et qu’il reviendra au juge de se prononcer au cas par cas (l’article 27 consacrant le « droit à l’information et à consultation des travailleurs au sein de l’entreprise » étant en réalité un principe il ne faut pas non plus espérer se fier aux dénominations des articles du Titre IV de la Charte. Sur les critères pouvant être retenus, voir S. Robin-Olivier, « Charte des droits fondamentaux et droit social », JEDH, 2013/1, pp. 114 s.).
En caricaturant à peine, on pourrait dire que les négociateurs britanniques et danois de la Charte avaient probablement rêvé d’une telle situation des droits sociaux et que la Cour de justice l’a rendu possible par son arrêt Association de médiation sociale sans même avoir à se prononcer sur la portée du protocole n°30 en matière sociale. Curieux paradoxe.
Évoquer la seconde série de questions que soulève cet arrêt nécessite de prendre un peu de recul pour appréhender l’ensemble de la procédure opposant la CGT à l’association de médiation sociale ou, pour être plus précis, opposant la CGT à l’article L. 1111-3 du code du travail. À la suite de la saisine du juge judiciaire, la requérante au principal a en effet formé une question prioritaire de constitutionnalité à l’encontre de cette disposition sur le fondement des principes d’égalité, de participation et de liberté syndicale. Sans succès puisque le Conseil a jugé la disposition conforme à la Constitution (Déc. n°2011-122 QPC préc.). Si la décision du Conseil ne fait logiquement aucune référence au droit de l’Union puisque la disposition en cause n’était pas issue d’une loi de transposition, le commentaire officiel renvoie à l’arrêt CGT e.a. de 2007 (aff. C-385/05 préc.) en soulignant que la Cour de justice était parvenue à la solution inverse. Prenant acte de cette réponse, la Cour de cassation décide donc de poser une question préjudicielle à la Cour de justice après avoir souligné les raisons la conduisant à penser que l’article 27 de la Charte était bien invocable en l’espèce (Cass Soc., 11 avril 2012, préc.). Dans son arrêt Association de médiation sociale la Cour lui répond en substance qu’effectivement l’article L. 1111-3 du code travail est bien contraire aux dispositions claires, précises et inconditionnelles de l’article 3 § 1 de la directive 2002/14 mais que celui-ci n’est pas invocable dans un litige tel que celui au principal, pas plus que le droit fondamental consacré par l’article 27 de la Charte. On pourrait comprendre que le justiciable ne se satisfasse pas de ce simple constat d’inconventionnalité incapable d’assurer la protection du droit – fondamental du fait de son inscription dans la Charte des droits fondamentaux, faut-il le rappeler – à l’information et à la consultation des travailleurs dans l’entreprise. D’autant que ledit justiciable en l’espèce n’est pas réputé pour être particulièrement compréhensif en cas d’atteinte aux droits sociaux. Il le faudra cependant faute de solution alternative sur le plan juridique. Sont ainsi mises en évidence les limites inhérentes au caractère objectif de certaines voies de droit, comme la question prioritaire de constitutionnalité ou le renvoi préjudiciel, dans la garantie des droits fondamentaux. En effet, celles-ci échouent ici à permettre la garantie effective d’un droit fondamental – qu’il s’agisse d’un principe n’enlève rien à son caractère fondamental – dont la violation est dans le même temps dûment constatée. Certes, la Cour précise que la requérante conserve la possibilité d’engager la responsabilité de l’État pour violation du droit de l’Union en s’appuyant sur la jurisprudence Francovich, sans qu’il soit pour autant précisé si une telle possibilité est susceptible de s’appuyer sur la seule violation d’un principe consacré par la Charte. Mais le préjudice sera ici assez difficile à prouver.
La Cour de justice semble en réalité avoir oublié que l’exercice de son office de garante des droits fondamentaux dans l’ordre juridique de l’Union n’est plus – s’il l’a jamais été – un exercice solitaire et que si une solution telle que celle en l’espèce devait se reproduire plus fréquemment, cela pourrait avoir des conséquences sur ses relations avec les ordres juridiques voisins. Quelle pourrait être ainsi la réaction du Conseil constitutionnel français si la quasi-immunité qu’il reconnaît aux lois transposant les directives ne devait pas s’accompagner d’un contrôle effectif du respect des droits ou principes inscrits dans la Charte des droits fondamentaux ? La même question peut se poser s’agissant de la Cour constitutionnelle allemande ou de la Cour européenne des droits de l’homme car la reconnaissance d’une protection équivalente est évidemment soumise à l’existence d’une protection effective des droits des individus. Le Comité européen des droits sociaux a d’ailleurs déjà refusé de reconnaître l’équivalence de protection avec l’Union européenne (Déc. sur le bien-fondé, 23 juin 2010, CGT c. France, réclamation n°55/2009, D. Roman, « Articulation des sources européennes protectrices des droits fondamentaux », in Lettre « Actualités Droits-Libertés » du CREDOF, 2 février 2011). Certes, il ne s’agit en l’espèce « que » de droits sociaux, consacrés en outre en tant que principes. Ces droits ne font pas (encore?) l’objet d’une protection aussi complète que les droits civils et politiques dans les ordres juridiques nationaux et dans le droit de la Convention, mais cela ne signifie pas que cette situation a vocation à perdurer. En atteste l’évolution de la position des juridictions françaises à l’égard de l’effet direct des dispositions de la Charte sociale européenne (sur cette question voir C. Nivard, « L’effet direct de la Charte sociale européenne devant les juridictions suprêmes françaises », RDLF 2012, chron. n°28 et le récent arrêt du Conseil d’État par lequel celui-ci reconnaît pour la première fois l’effet direct d’un des articles de la Charte sociale CE, 10 février 2014, X, n° 358992).
La protection des droits sociaux semble plus que jamais être le nouvel horizon de la protection des droits fondamentaux dans l’Union européenne. Il ne tient qu’à la Cour de justice que cet horizon ne soit pas inatteignable.
Très bon papier ; au-delà de sa technicité, doit on en conclure que le projet européen est agonisant vu la frilosité de la CJUE ?
Hélas, peut-être ;
Surtout si le Parlement Européen et la Commission ne prennent pas immédiatement un réglement assurant l’effet et l’invocabilités directes de la Charte en toute circonstance ; et ne relient pas fortement la charte, ses droits et devoirs à la citoyenneté de l’UE pour renforcer la fonctionnalité de cette notion dans le système de société qui est la raison d’être de l’UE.
Le crime perpétré contre Charlie Hebdo hier rend urgente l’affirmation erga omnes de ce ciment de la société européenne dont nul ne doit dévier et chacun doit savoir que c’est la condition sine qua non du vivre ensemble au sein des Etats membres.
Ce qui s’est passé hier est aussi le fruit de la démission de trop nombreux pans de notre société par rapport aux droits fondamentaux réduits à un vernis communicationnel sans autre portée : ce double discours et cet incompréhensible charabia juridique – pas votre papier qui le démontre – pour tout ce qui est droit de la personne physique – et notamment de la citoyenneté sont la mort du projet européen s’il ne cesse pas immédiatement.