L’application de la charte des droits fondamentaux de l’Union en droit pénal : difficultés et opportunités d’une jurisprudence encore en construction
Julien Portier est juge au tribunal judiciaire de Paris 1
Bien que présente dans l’ordonnancement juridique, y compris dans le droit pénal, depuis la fin des années 2000, la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (ci-après « la Charte ») nous semble toujours demeurer « dans l’ombre » de la Convention européenne des droits de l’homme (ci-après « CESDH »), tout au moins sur le plan statistique. Une recherche, sur les bases de données de la Cour de cassation, le confirme[1] : alors que, entre le 1er décembre 2009, date d’entrée en vigueur du traité de Lisbonne conférant à la Charte une valeur juridique contraignante en droit de l’Union, et le 1er octobre 2022, 211 décisions de la chambre criminelle de la Cour de cassation ont été publiées ou diffusées contenant les termes « Charte des droits fondamentaux ». Sur la même période, 519 décisions publiées ou diffusées comprenaient les mots « Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme ».
La Charte des droits fondamentaux présente pourtant toutes les caractéristiques pour être un texte structurant en matière répressive, en ce qu’elle protège une vaste gamme de droits fondamentaux et se place à un haut niveau de la hiérarchie des normes. Dès lors, cet écart entre la CESDH et la Charte peut sembler paradoxal.
Pour l’expliquer, nous tenterons d’abord de montrer que la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne est un instrument juridique délicat à manier et dont l’invocation n’est pas exempte d’une certaine lourdeur : l’utiliser nécessite un investissement en temps et une connaissance fine du droit de l’Union, pour un résultat parfois difficile à anticiper (I).
Mais nous chercherons néanmoins à démontrer que, même si elle n’est pas d’usage aisé, la Charte n’en reste pas moins un gisement d’innovations jurisprudentielles, à condition d’y recourir lorsque la situation s’y prête. Il en va notamment ainsi des contentieux pénaux complexes, à forte dimension technique (II).
I- La Charte, un outil au maniement périlleux et incertain
A- Un instrument conventionnel de protection des droits fondamentaux, mais d’utilisation souvent indirecte
Rappelons en premier lieu qu’invoquer la Charte devant le juge national, ne pourra avoir que trois conséquences, dès lors que le juge national n’est pas fondé à interpréter le droit de l’Union européenne[2] : soit il y fera droit, mais à la condition que la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (ci-après « CJUE ») soit fermement établie d’une façon qui soit favorable au demandeur, soit il rejettera une demande fondée sur la Charte, s’il estime qu’aucune difficulté n’existe quant à l’application droit de l’Union ou que la question a été résolue par la CJUE dans un sens défavorable au demandeur soit, si une question sérieuse et nouvelle se pose, il devra interroger la Cour de Luxembourg[3]. La Charte ne fait pas exception à cette règle habituelle d’application du droit de l’Union[4].
Ainsi, pour toute question novatrice ou audacieuse, le « passage obligé » par la CJUE constitue, à nos yeux, un premier désavantage de la Charte si comparée à la Convention européenne des droits de l’homme, dont il revient en premier lieu aux autorités nationales – notamment juridictionnelles – d’appliquer les stipulations[5], sans qu’existe un quelconque mécanisme de renvoi préjudiciel devant la Cour européenne des droits de l’homme (ci-après « CEDH »)[6]. Tandis que la CESDH produit des effets immédiats, l’obligation de saisir la CJUE constitue un obstacle empirique à l’invocation de la Charte en ce que le temps nécessaire, pour qu’elle produise ses effets, peut sembler démesuré. Rappelons en effet que le délai moyen de jugement devant la CJUE était de 16,6 mois en 2021 et 3,7 mois pour les procédures préjudicielles d’urgence (PPU)[7].
Cet alourdissement mécanique de la procédure rend malaisée l’invocation de la Charte dans le cadre de procédures dont l’objet est de conduire à une extinction rapide de l’action publique, à l’image de la comparution immédiate. A contrario, la Convention européenne des droits de l’homme peut tout à fait être invoquée dans ce cadre, notamment à l’appui de conclusions in limine litis pour faire échec à un acte de procédure ou même à l’appui d’une défense au fond. De même, le « rapport coût-bénéfice » d’une invocation de la Charte semble très incertain, lorsque sont en cause des délits mineurs susceptibles d’aboutir à une condamnation à une amende modérée, dans le cadre d’une ordonnance ou d’une composition pénale. Il en va de même d’une configuration où les faits serait reconnus dans leur matérialité mais où la Charte pourrait constituer un argument juridique faisant obstacle à la culpabilité. Dans ce dernier cas, une stratégie de défense rationnelle pourrait conduire à accepter une procédure de comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (ci-après « CRPC ») aboutissant à une peine mesurée, plutôt que de s’engager dans un contentieux de longue haleine aux conséquences incertaines, voire de risquer l’échec d’une procédure de CRPC, exposant le prévenu à un jugement au fond dont il ne maîtrisera pas l’issue. Enfin, la maitrise du corpus jurisprudentiel par les conseils, loin d’être une question anecdotique, peut être en réalité déterminante dans le choix des textes qu’ils invoqueront devant la juridiction, et semble les inciter à recourir, plus volontiers, à la Convention.
B- Un outil invocable seulement dans une catégorie restreinte de contentieux
A cette première difficulté d’ordre procédural s’ajoute le fait que le domaine matériel d’application de la Charte est, lui-même, restreint à l’application du droit de l’Union[8]. Or, le droit pénal n’est pas l’un des domaines « historiques » où s’est développé le droit de l’Union, comme pourrait l’être le droit de la concurrence par exemple. Il n’en reste pourtant pas moins qu’il existe des matières où le droit de l’Union traite de sujets pénaux. Citons ici la décision-cadre n° 2002/584/JAI du Conseil du 13 juin 2002 relative au mandat d’arrêt européen et aux procédures de remise entre États membres, la directive n° 2012/13/UE du 22 mai 2012 relative au droit à l’information dans le cadre des procédures pénales ou encore la directive (UE) 2016/343 portant renforcement de certains aspects de la présomption d’innocence et du droit d’assister à son procès dans le cadre des procédures pénales. S’ajoutent à ce corpus les dispositions de droit de l’Union qui confient aux États membres la charge d’assurer la répression de certains comportements par des mécanismes pénaux appropriés[9]. S’appuyer sur la Charte en droit pénal n’est donc pas impossible. Mais la conséquence de ce rattachement nécessaire au droit de l’Union est qu’il revient à celui qui l’invoque d’identifier précisément des dispositions européennes applicables au litige et soulevant une vraie difficulté, à peine de rejet de la demande[10].
La question doit de plus être suffisamment sérieuse, pour justifier que le juge national ne puisse la résoudre, c’est-à-dire l’écarter sans renvoi à la CJUE. Mentionnons à titre d’exemple l’affaire Aranibar Almandoz, membre de l’ETA. Se posait la question du renvoi, vers l’Espagne, dans le cadre d’un mandat d’arrêt européen, de M. Almandoz. Ce renvoi était motivé par les déclarations d’un tiers, Sarasola Yarzabal, qui lui-même affirmait avoir subi des mauvais traitements pendant la garde-à-vue où il avait formulé les propos incriminants. La chambre de l’instruction refusa de transmettre une question préjudicielle à la CJUE sur le point de savoir si, dans cette configuration, il revenait au juge national d’écarter le principe de confiance mutuelle et de refuser de mettre à exécution le mandat d’arrêt européen, eu égard au fait que la juridiction suprême espagnole avait acquitté les gardes civils, auxquels les demandeurs au pourvoi reprochaient d’avoir torturé Sarasola Yarzabal. Elle considéra, de plus, qu’en tout état de cause, s’il avait au contraire été établi qu’au mépris de l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui interdit la torture et les traitements inhumains ou dégradants, des aveux ou des mises en cause avaient été obtenus grâce à la torture, cette violation des droits fondamentaux aurait prévalu sur les principes de reconnaissance et de confiance mutuelles et ferait obstacle à l’exécution du mandat d’arrêt européen. La question posée n’était dès lors pas nouvelle. La Cour de cassation confirma le raisonnement de la chambre de l’instruction[11].
Plus récemment, dans une affaire de 2016, la chambre criminelle estima que ne méconnaissait aucun des textes visés au moyen la chambre de l’instruction qui s’était assurée de ce que les droits de la défense de l’intéressé avaient été respectés lors du déroulement de son procès en Roumanie et qui considérait qu’il n’y avait pas de défaillance généralisée, en ce qui concerne les centres de détention de l’État d’émission, de nature à faire exception au régime général du mandat d’arrêt européen, pour des motifs de protection des intérêts fondamentaux[12].
La question doit enfin être nouvelle pour justifier le renvoi, comme l’illustrait déjà l’affaire Aranibar Almandoz précitée[13]. La Cour de cassation refusera de transmettre à la CJUE une question si la Cour de Luxembourg y a d’ores et déjà répondu, comme elle le fit par exemple au sujet d’une question qui portait sur la conformité de dispositions de la décision-cadre de 2002[14] relative au mandat d’arrêt européen à l’article 6 de la Charte (droit à la liberté et à la sûreté)[15].
De même, dans une affaire portant sur l’article 50 de la Charte, qui garantit le bénéfice du principe ne bis in idem, la Cour de cassation examina la jurisprudence pertinente de la CJUE, à la fois pour vérifier si la question était nouvelle et pour affiner, le cas échéant, les points encore à trancher justifiant d’interroger la Cour de Luxembourg. Ce n’est qu’à l’issue de son examen qu’elle conclut qu’il était nécessaire de « [confronter] la réglementation nationale aux exigences issues du droit de l’Union » et qu’elle décida d’interroger la CJUE dès lors « [qu’il] ne [pouvait] être affirmé que l’application correcte du droit de l’Union s’impos[ait] avec une telle évidence qu’elle ne laiss[ait] place à aucun doute raisonnable »[16].
Il convient toutefois de nuancer notre propos en soulignant qu’une question déjà tranchée peut aussi servir les intérêts du demandeur au pourvoi, si celui-ci cherche à se fonder sur des décisions antérieures, prises dans un sens qui lui est favorable. Cette situation peut en effet conduire la chambre criminelle à casser une décision sans alourdir la procédure en interrogeant la CJUE. Dans un arrêt du 7 septembre 2022, elle eut par exemple à examiner les conditions dans lesquelles le propriétaire d’un bien, confisqué dans le cadre d’une infraction pénale commise par un tiers à l’aide de ce bien, pouvait d’interjeter appel de la décision de confiscation en se fondant, notamment, sur deux décisions de la CJUE interprétant le droit dérivé de l’Union[17] à la lumière des articles 17 § 1 (droit de propriété) et 47 de la Charte[18]. Elle estima, au regard de ces mêmes jurisprudences de la CJUE, que le propriétaire intéressé doit pouvoir bénéficier de l’assistance d’un avocat et être en mesure de faire valoir ses arguments dans le cadre d’un débat contradictoire. Forte de ces éclairages, elle prononça la cassation sans répondre au moyen lui demandant d’interroger la CJUE[19].
C- Une jurisprudence européenne encore peu prévisible
Le dernier élément à prendre en compte, dans le choix d’invoquer ou non la Charte, est que la jurisprudence de la CJUE est encore assez difficile à prévoir, oscillant entre une approche extensive de son périmètre d’application et une approche plus restrictive. Tout comme la lourdeur procédurale qui en découle, cette incertitude dissuadera encore le justiciable d’invoquer la Charte dans les contentieux pénaux à « faibles » enjeux[20].
Parfois, la CJUE a pu retenir une application extensive de la Charte en matière pénale. Comme on le sait depuis l’affaire Åkerberg Fransson, la CJUE ne restreint pas la notion de situations régies par le droit de l’UE aux applications directes d’un texte européen[21], mais elle l’étend aux cas de mise en œuvre de facto d’une obligation européenne par le juge national[22]. En l’espèce, c’est bien d’une procédure répressive qu’il était question, puisque l’affaire concernait un éventuel cumul de sanctions dans le cadre de poursuites pour fraude aggravée à la TVA et pour fraude sociale[23]. La Cour s’était alors reconnue compétente au motif que les poursuites engagées à l’encontre d’Åkerberg Fransson découlaient des obligations de lutte contre la fraude dont les États étaient tenus au titre du droit primaire et dérivé. Ce faisant, ils mettaient donc en œuvre le droit de l’Union[24].
La CJUE a même pu aller jusqu’à retenir le critère de l’exercice matériel d’un droit fondamental garanti par la Charte, y compris hors du champ du droit de l’Union, comme l’a illustré l’affaire Delvigne de 2015[25]. Thierry Delvigne avait fait l’objet d’une condamnation à une peine privative de liberté de douze ans pour crime, sous l’empire de l’ancien code pénal, ce qui avait emporté de plein droit sa dégradation civique, le privant de son droit de vote, d’élection et d’éligibilité. Si cette peine accessoire et automatique avait été supprimée dans le nouveau code pénal, les interdictions des droits civiques résultant d’une condamnation définitive subsistaient. Radié des listes électorales en 2012, M. Delvigne avait contesté cette radiation et demandé au tribunal d’instance de Bordeaux de saisir la CJUE. La juridiction à l’origine du renvoi interrogea la Cour sur la conformité du mécanisme de sanction complémentaire précité aux articles 39 (droit de vote et d’éligibilité au Parlement européen) et 49 (légalité des délits et des peines) de la Charte. La CJUE estima que ces dispositions ne s’opposaient pas à l’exclusion de plein droit des bénéficiaires du droit de vote aux élections au Parlement européen les personnes ayant fait l’objet d’une condamnation pénale pour crime grave, devenue définitive avant le 1er mars 1994, eu égard au caractère limité et proportionné de cette interdiction et à la possibilité d’en demander ex post le relèvement[26].
Mais l’aspect le plus intéressant, à nos yeux, de cet arrêt, tient au fait que la CJUE écarta les exceptions d’incompétence qui lui étaient opposées en l’espèce, selon lesquelles l’affaire ne portait pas sur une matière régie par le droit de l’Union au sens de l’article 51 de la Charte (périmètre d’application du texte). Elle s’estima compétente dans la mesure où, dès lors qu’un État membre édictait des dispositions qui excluaient un citoyen européen des personnes bénéficiant du droit de vote aux élections européennes, il mettait œuvre le droit de l’Union, au sens de l’article 51 § 1 de la Charte[27](principe de subsidiarité et limitation de la Charte au droit de l’Union).
Mais d’autres exemples révèlent à l’inverse une approche plus formelle, de la part de la CJUE, du champ d’application de la Charte. Ainsi, dans une affaire Emil Milev de 2018, la Cour était interrogée par les juridictions bulgares sur l’interprétation de la directive (UE) 2016/343 portant renforcement de certains aspects de la présomption d’innocence et du droit d’assister à son procès dans le cadre des procédures pénales lue à la lumière des articles 47 et 48 de la Charte (présomption d’innocence et droits de la défense)[28]. L’affaire concernait le placement en détention provisoire d’une personne soupçonnée de vol avec violence, sur le fondement des déclarations d’un témoin à charge. Les juridictions bulgares ayant estimé que les décisions relatives au maintien en détention provisoire constituaient des « décisions préliminaires de nature procédurale » et qu’elles présentaient certaines caractéristiques des décisions « statuant sur la culpabilité » au sens de la directive[29], elles interrogeaient la CJUE sur le point de savoir, au regard des dispositions de la directive et de l’article 47 § 1 de la Charte, quelle devait-être l’intensité du niveau de l’examen, opéré, à ce stade, par la juridiction, des principaux éléments de preuve à charge. Elles lui demandaient notamment si une jurisprudence subordonnant le maintien en détention provisoire d’un prévenu à de seules raisons « plausibles » et à un constat « à première vue », et interdisant une mise en balance des éléments à charge et à décharge à ce stade, était conforme aux dispositions de la directive et aux articles 47 et 48 de la Charte[30]. La CJUE répondit que les dispositions pertinentes de la directive, lues à la lumière de ces mêmes articles, ne s’opposaient pas au maintien d’une mesure de détention provisoire fondée sur des soupçons ou des éléments de preuve à charge.
Mais elle refusa de se prononcer plus avant, rappelant que la directive ne régissait pas « pas les conditions dans lesquelles les décisions de détention provisoire peuvent être adoptées »[31]. Elle considéra en effet que « au regard du caractère minimal de l’harmonisation poursuivie par la directive (UE) 2016/343, celle-ci ne saurait être interprétée comme étant un instrument complet et exhaustif qui aurait pour objet de fixer l’ensemble des conditions d’adoption d’une décision de détention provisoire » et que « les modalités d’examen des différents éléments de preuve et l’étendue de la motivation qu’elle est tenue de fournir en réponse aux arguments présentés devant elle, de telles questions ne sont pas régies par cette directive, mais relèvent du seul droit national »[32]. De fait, la Cour ne procéda à aucun examen de la conformité du dispositif à la Charte, se prononçant essentiellement à partir du texte de la directive et de ses considérants.
Il se déduit, des considérations développées précédemment, que la Charte des droits fondamentaux est un texte au maniement délicat et subtil, au résultat incertain et dont l’application au droit pénal est limitée. Parfois décourageants, le déploiement d’énergie et l’approfondissement des recherches juridiques nécessaires à son exploitation nous semblent pouvoir expliquer pourquoi le texte demeure peu adapté au contentieux pénal.
Mais ces spécificités n’empêchent pas, dans le cas où les difficultés dont nous avons fait état dans cette première partie seraient surmontées, que la Charte soit un instrument redoutable en droit pénal. Celle-ci a cependant plus de chances d’être invoquée lorsque la nature du contentieux lui confère une réelle « valeur ajoutée ».
C’est ce que nous tâcherons d’examiner dans la seconde partie de cette étude.
II- La Charte, un outil à haut potentiel pour les contentieux pénaux techniques ou fortement européanisés
La Charte gagne à être invoquée dans les contentieux dont la complexité, la spécificité européenne ou encore les enjeux économiques et financiers qui s’y rattachent justifient l’investissement en temps et en recherche préalable à l’utilisation de ce texte. Ainsi, la Charte nous semble pouvoir être efficacement mobilisée lorsqu’est en cause l’application des textes pénaux européens (1) ou en matière de répression des atteintes à l’ordre public économique (2). Elle pourrait aussi, à l’avenir, se révéler un texte déterminant dans les contentieux relatifs à l’utilisation des données personnelles à des fins pénales (3).
A- L’encadrement du droit pénal par l’Union, un domaine naturel d’invocation de la Charte
1- La directive 2012/13/UE et la directive (UE) 2016/343
Le premier axe d’application de la Charte est, naturellement, le droit pénal de l’Union.
Dans une affaire ZX de 2021[33] les juridictions bulgares interrogeaient la CJUE sur la conformité à l’article 47 de la Charte d’une loi nationale ne prévoyant aucune voie procédurale pour remédier, après la fin d’une procédure pénale, à des atteintes aux droits que garantissait pourtant la directive 2012/13/UE du 22 mai 2012, relative au droit à l’information dans le cadre des procédures pénales. Considérant que la matière se rattachait suffisamment au droit européen pour permettre d’appliquer la Charte, la CJUE répondit naturellement que de telles dispositions nationales ne sauraient être considérées comme conformes aux dispositions de la directive et de l’article 47 de la Charte. Elle laissa néanmoins à l’autorité nationale la possibilité d’appliquer les dispositions en cause, si elle parvenait à les interpréter d’une manière susceptible de les rendre matériellement conformes au droit de l’Union[34].
Citons aussi les décisions relatives à la directive (UE) 2016/343 portant renforcement de certains aspects de la présomption d’innocence et du droit d’assister à son procès dans le cadre des procédures pénales, à l’image de l’affaire IR du 19 mai 2022[35]. Elle concernait une personne accusée d’avoir participé à un groupe criminel organisé en vue de commettre des infractions fiscales. Le prévenu était en fuite et encourait un jugement en son absence. La CJUE était interrogée sur le point de savoir si cette situation correspondait, au sens de l’article 8 de la directive (UE) 2016/343, au cas où le prévenu, bien qu’absent, avait été régulièrement été informé du fait que son jugement allait avoir lieu, et éventuellement s’y était fait représenter, ou si elle relevait du cas où la personne n’avait pas été localisée avec certitude. Transposées au droit pénal français, ces situations correspondraient, à grands traits, au contradictoire à signifier, au contradictoire assuré par la présence d’un représentant ou au jugement par défaut. La question n’était pas simple car, certes, IR n’avait pas été informé de son jugement, mais seulement car il s’était enfui après l’annulation d’un premier acte d’accusation pour des motifs procéduraux et s’était donc sciemment dérobé à la justice[36].
La CJUE répondit que les dispositions concernées de la directive (UE) 2016/343, d’effet direct[37], devaient s’interpréter en ce sens qu’une personne déjà poursuivie, mais ne pouvant être informée de son procès car n’ayant pas été localisée, pouvait être jugée par défaut. Elle parvint à cette conclusion sous la réserve que la personne, au moment où le jugement lui était notifié, puisse se prévaloir immédiatement du droit à un nouveau procès, en sa présence, garanti par l’article 9 de ce texte, sauf s’il ressortait d’indices précis et objectifs qu’elle s’était, par des actes délibérés, soustrait à une information officielle de la tenue du procès, afin d’échapper à la justice[38]. La Cour considéra que cette exception au droit à un nouveau procès était conforme aux articles 47 et 48 de la Charte, lus à la lumière de la jurisprudence de la CEDH sur l’article 6 de la CESDH.
2- Les modalités d’exécution du mandat d’arrêt européen
Comme on a déjà pu l’entrevoir, le mandat d’arrêt européen est une matière où l’invocation de la Charte peut produire des effets plus nets, notamment à travers l’interprétation du principe de spécialité, qui nous semble mériter une attention particulière. Établi par l’article 27 de la décision-cadre relative au mandat d’arrêt européen[39], ce principe prévoit qu’une personne remise dans le cadre d’un mandat d’arrêt européen « ne peut être poursuivie, condamnée ou privée de liberté pour une infraction commise avant sa remise autre que celle qui a motivé sa remise ». D’apparence simple, ce principe soulève en réalité des difficultés quant à son interprétation.
L’affaire IK de 2018[40], par exemple, concernait une personne condamnée par les juridictions belges, pour une infraction sexuelle, à une peine d’emprisonnement de trois ans, ainsi qu’à une peine complémentaire de mise à disposition du tribunal d’application des peines pendant dix ans, ce qui permettait à ce tribunal de priver le condamné de liberté ou de restreindre sa liberté. En fuite, IK avait fait l’objet d’un mandat d’arrêt européen, lequel mentionnait seulement la peine principale et non la peine complémentaire. Arrêté aux Pays-Bas, IK estimait que le principe de spécialité faisait obstacle à ce que la peine complémentaire, qui n’était pas mentionnée dans le mandat d’arrêt européen, soit mise à exécution dans l’État de destination. La Belgique formulait donc une demande de consentement additionnel[41], que refusaient les autorités néerlandaises, estimant qu’une telle demande ne pouvait concerner qu’une infraction distincte de celle qui avait motivé la remise initiale. Or, en l’espèce, les deux peines réprimaient la même infraction. La Cour de cassation belge interrogea donc la CJUE sur ce point[42]. La Cour rappela à cette occasion que IK, comme tout justiciable de l’Union, pouvait se prévaloir du respect du droit à un recours effectif et à un procès équitable ainsi que des droits de la défense tirés de l’article 47 et de l’article 48 § 2, de la Charte[43]. Elle n’en répondit pas moins qu’il n’était pas nécessaire de mentionner la peine complémentaire dans le mandat d’arrêt européen pour pouvoir l’exécuter, notamment eu égard à l’objectif de faciliter et d’accélérer la coopération judiciaire poursuivie par cette décision-cadre[44].
Deux autres récentes affaires peuvent également être mentionnées, qui concernaient des questions préjudicielles posées à la CJUE par le tribunal d’Amsterdam dans des procédures relatives à l’exécution du mandat d’arrêt européen[45]. La juridiction nationale interrogeait la Cour de Luxembourg sur l’État membre dans lequel devait être exercé le droit d’être entendu en relation avec une demande de consentement à l’extension des infractions, formulée par l’État d’émission du mandat à l’État d’exécution, après que la personne concernée avait refusé de renoncer au bénéfice de ce principe[46]. Il s’agissait de savoir si cette audition devait avoir lieu dans l’État d’émission ou dans l’État qui avait, antérieurement, remis la personne. La CJUE considéra que les dispositions pertinentes de la décision-cadre 2002/584/JAI modifiée, lues à la lumière du droit à une protection juridictionnelle effective, garanti par l’article 47 de la Charte, impliquaient en principe que l’autorité judiciaire de l’État chargé d’exécuter le mandat entende la personne concernée. Mais elle admit que cette audition ait lieu dans l’État d’émission du mandat, l’autorité judiciaire d’exécution pouvant être informée par la suite via un procès-verbal des déclarations de la personne concernée, pour s’assurer du respect de ses droits. La CJUE estima que cette souplesse procédurale était compatible avec l’article 47 de la Charte, compte tenu du principe de confiance mutuelle entre les États membres[47].
Mais les jurisprudences relatives à la mise en œuvre du mandat d’arrêt européen ne se limitent pas au principe de spécialité, comme l’illustre récente affaire Procureur général près la cour d’appel d’Angers[48], relative au principe de double incrimination[49]. La CJUE devait y examiner, à la lumière de la Charte, la situation où une infraction comportait des éléments constitutifs distincts en Italie et en France, alors qu’une personne faisait l’objet d’un mandat d’arrêt européen pour cette infraction. La Cour de cassation s’interrogeait notamment sur le point de savoir si le renvoi de la personne vers l’Italie, en dépit de cette différence dans les éléments constitutifs, était conforme au principe de proportionnalité des peines, consacré à l’article 49 § 3 de la Charte. La CJUE considéra que cette interprétation était conforme à ce paragraphe, d’abord car, dans cette configuration, le respect du principe de proportionnalité des délits et des peines demeurait assuré par les autorités judiciaires de l’État membre d’émission et, d’autre part, car le caractère éventuellement disproportionné de la peine prononcée dans l’État membre d’émission ne figurait pas parmi les motifs de non-exécution obligatoire et facultative du mandat. En écho aux décisions évoquées précédemment, elle prit aussi en compte, dans son analyse, le fait que cette souplesse était nécessaire pour assurer l’effectivité du mandat d’arrêt européen, dont le fonctionnement pourrait être obéré par une interprétation trop stricte de la double incrimination[50].
3- Le principe ne bis in idem
Principe général du droit répressif, garanti par l’article 50 de la Charte, la règle ne bis in idem peut être considérée comme l’un de ses principaux domaines d’application en matière de légalité des sanctions pénales. Cela n’est guère surprenant, si l’on considère que ce contentieux se prête parfaitement à l’invocation de la Charte : il est souvent complexe, technique et susceptible de concerner des volets du droit pénal impliquant des procédures longues, notamment le droit pénal financier.
La Charte a, d’ailleurs, déjà été utilisée en la matière et le riche corpus jurisprudentiel établi par la CJUE permet à la chambre criminelle d’exercer pleinement son rôle de filtre, en écartant les questions déjà résolues. Dans une affaire de 2014, la chambre criminelle estima par exemple que l’article 50 de la Charte ne s’opposait pas à ce qu’une personne sanctionnée pour un manquement relevant de la compétence de l’autorité des marchés financiers puisse, en raison des mêmes faits, être poursuivie et condamnée au pénal. De son propre chef, elle releva que ce cumul garantissait en effet la sanction effective, proportionnée et dissuasive, au sens de l’article 14-1 de la directive n° 2003/6/CE du 28 janvier 2003[51], dont dépendait la réalisation de l’objectif d’intérêt général de l’Union européenne d’assurer l’intégrité des marchés financiers communautaires et de renforcer la confiance des investisseurs, préoccupation qui entrait dans les prévisions de l’article 52 de la Charte[52]. Dans une décision de 2017[53], la chambre criminelle considéra que l’article 50 de la Charte ne s’opposait pas à ce que des poursuites pénales soient engagées pour fraude fiscale à l’encontre de la personne physique, représentant de la personne morale qui avait fait l’objet de sanctions fiscales pour les mêmes fait, en s’appuyant cette fois de manière explicite sur la décision pertinente de la CJUE, que les juridictions pénales italiennes avaient déjà interrogée sur une question similaire[54].
Mais la chambre criminelle n’hésite pas à interroger la CJUE, lorsque la question est nouvelle, comme l’a révélé une affaire du 21 octobre 2020, qui concernait la condamnation au pénal d’un expert-comptable pour des faits de fraude à la TVA, après qu’il avait déjà subi des pénalités fiscales. La Cour de cassation interrogea la CJUE sur le point de savoir si les circonstances dans lesquelles les dissimulations déclaratives en matière de TVA pouvaient faire l’objet d’un cumul de poursuites et de sanctions de nature pénale étaient suffisamment claires dans leur application en France et répondaient aux exigences de nécessité et de proportionnalité du cumul de telles sanctions[55]. La CJUE répondit par l’affirmative, considérant que l’article 50 de la Charte, lu en combinaison avec l’article 52 § 1, ne s’opposait pas au cumul, y compris s’il découlait d’une jurisprudence établie qui interprétait de manière restrictive les dispositions permettant d’y recourir, à la condition qu’elle soit suffisamment prévisible. Elle précisa en revanche que ces mêmes dispositions de la Charte exigeaient que le droit national prévoie, par des dispositions claires et précises, des garde-fous empêchant que soit prononcée une sanction disproportionnée, notamment en cas de cumul de sanctions pécuniaires et de sanctions privatives de liberté[56]. L’on ne peut que relever, ici, la latitude laissée par la Cour de Luxembourg aux juridictions nationales, dès lors que la juridiction européenne accepte le principe d’un cumul fondé essentiellement sur une interprétation prétorienne, le conditionnant seulement à des exigences de prévisibilité et de proportionnalité.
B- La règlementation des activités économiques, un autre domaine adapté à l’utilisation de la Charte
La règlementation encadrant les activités économiques est un deuxième terrain où la Charte est susceptible d’être utilement invoquée, du fait de la forte européanisation des sujets liés au marché intérieur et de la complexité des points de droit qui y sont liés. Nous illustrerons ce point à partir de deux exemples.
L’application de la rétroactivité in mitius à la fraude aux subventions à la viande bovine est un premier exemple. L’affaire portait sur de fausses déclarations, entre 1987 et 1992, destinées à obtenir des subventions indues pour de la viande bovine selon la partie de l’animal qui était vendue, dans les conditions régies par le règlement CEE n° 1964/82 de la Commission européenne, du 20 juillet 1982, arrêtant les conditions d’octroi des restitutions particulières à l’exportation pour certaines viandes bovines, dans sa version applicable au moment des faits. Le règlement précité avait été modifié à six reprises, puis abrogé en 2007 par le règlement (CE) n° 1359/2007 de la Commission européenne, du 21 novembre 2007, qui élargissait le bénéfice des subventions à d’autres parties de l’animal. La cour d’appel de Poitiers avait estimé que cette nouvelle règlementation était plus favorable que la précédente et que la rétroactivité in mitius faisait donc échec à une éventuelle condamnation.
La chambre criminelle releva néanmoins, à la lumière des considérants introductifs de deux des règlements européens concernés, que le principe de nécessité des peines, dont découle la rétroactivité in mitius telle que consacrée à l’article 49 Charte, s’appliquait de manière spécifique en matière de règlementation économique, car l’objet de cette règlementation était précisément de sanctionner un comportement préjudiciable déterminé à l’aune de la situation économique à un moment donné. Relevant que l’application immédiate de la rétroactivité in mitius aurait eu pour conséquence d’affaiblir la répression des atteintes aux intérêts de l’Union, elle en conclut que « les modalités selon lesquelles l’article 49 de la Charte des droits fondamentaux et l’article 4.3 du Traité sur l’Union européenne [devaient] être tous deux mis en œuvre [paraissaient] incertaines », justifiant d’interroger la CJUE sur ce sujet[57].
La CJUE répondit à la Cour de cassation que « [le] principe de rétroactivité de la loi pénale plus douce (…) ne s’oppos[ait] pas à ce qu’une personne soit condamnée pour avoir indument obtenu des restitutions particulières à l’exportation (…) pour certaines viandes bovines désossées, par le moyen de manœuvres ou de fausses déclarations portant sur la nature des marchandises pour lesquelles les restitutions étaient demandées, alors que, à la suite d’une modification de ce règlement intervenue postérieurement aux faits incriminés, les marchandises qu’elle a[vait] exportées [étaient] devenues éligibles à ces restitutions »[58]. Eu égard à cette interprétation, la chambre criminelle prononça la cassation de l’arrêt de la cour d’appel de Poitiers[59], estimant que « le choix du législateur européen de modifier les critères d’éligibilité aux restitutions de marchandises [s’était] fondé sur une appréciation économique de la situation du marché de la viande et ne visait pas à remettre en question la qualification pénale ou l’appréciation, par les autorités nationales, de la peine à appliquer à des comportements ayant pour effet d’obtenir indument des restitutions particulières à l’exportation ».
Le droit des transports routiers, matière là encore fortement européanisée en ce qu’elle recèle une dimension transnationale, est un autre exemple de règlementation applicable à une activité économique où la Charte a pu produire, récemment, ses effets sur des questions pénales. Dans une affaire relative à l’articulation entre deux règlements européens en matière de transports routiers, l’un fixant les règles de temps de repos et de conduite, l’autre portant sur l’appareil permettant de contrôler ces durées (le chronotachygraphe)[60], la CJUE était interrogée par la Cour de cassation française sur la possibilité de concevoir ces deux textes comme un système permettant une interprétation extensive de la compétence des juridictions françaises : alors que seul le premier règlement permettait explicitement à la France de sanctionner les infractions à ce texte commises à l’étranger, le second règlement ne le permettait pas explicitement. Or, l’application du second règlement conditionnait en pratique celle du premier, les infractions au temps de conduite et de repos étant relevée via le chronotachygraphe. Dès lors, ne pas apprécier ces deux textes comme un système revenait à neutraliser l’effet utile des contrôles. C’est pourtant à cette solution que parvint la CJUE en ce qu’elle était la « la seule conforme au principe de légalité des délits et des peines » consacré à l’article 49 de la Charte. Elle renvoya au législateur européen la charge de modifier, le cas échéant, le droit applicable[61].
C- Le contentieux de l’utilisation des données personnelles en matière pénale, un axe futur d’exploitation de la Charte ?
L’utilisation de données numériques de communication ou de géolocalisation à des fins de poursuites pénales est, enfin, un domaine où la Charte tend à être de plus en plus fréquemment invoquée, comme l’illustre la succession de décisions rendues en la matière, y compris par la grande chambre.
La récente affaire G.D. devant la CJUE[62], considérée comme proche de l’affaire Quadrature du Net[63], illustre la portée potentielle de la Charte en matière d’utilisation des données de communication à l’appui de poursuites pénales. Une personne, condamnée pour meurtre, se plaignait en appel du fait que la juridiction de première instance avait admis comme éléments de preuve des « données relatives au trafic et des données de localisation afférentes à des appels téléphoniques ». L’intéressé estimait que la loi irlandaise de 2011, qui régissait la conservation de ces données et sur la base de laquelle les enquêteurs de la police nationale y avaient eu accès, violait le droit de l’Union, notamment les articles 7 (vie privée et familiale), 8 (protection des données à caractère personnel) et 52 §1 de la Charte[64].
En conséquence, la Cour suprême irlandaise interrogea la CJUE sur le point de savoir si un régime de conservation des données, même assorti de restrictions strictes en matière de conservation et d’accès, était per se contraire aux dispositions de la directive du 12 juillet 2002 sur la protection de la vie privée dans le secteur des communications électroniques modifiée[65], interprétées à la lumière de la Charte[66]. Elle lui demandait également si une juridiction interne était tenue de constater l’incompatibilité éventuelle d’une mesure nationale avec les dispositions de cette directive, dans le cas où cette mesure aurait prévu un régime général de conservation des données à des fins de lutte contre la criminalité grave et où cette conservation aurait été à la fois indispensable et strictement nécessaire à cet objectif[67]. Et, dans l’affirmative, la Cour suprême demandait à la CJUE si une juridiction nationale pouvait néanmoins limiter les effets dans le temps d’une telle constatation pour des motifs d’intérêt général[68].
Reprenant l’acquis de sa jurisprudence La Quadrature du Net, la CJUE répondit que les dispositions pertinentes de la directive, lues à la lumière des articles 7, 8, 11 (liberté d’expression et d’information) et 52 de la Charte, s’opposaient à des mesures législatives prévoyant, à titre préventif, une conservation généralisée et indifférenciée des données relatives au trafic et des données de localisation aux fins de lutte contre la criminalité grave et de prévention des menaces graves contre la sécurité publique. Mais, conformément à sa jurisprudence précédente, elle répondit aussi que ces mêmes dispositions ne s’opposaient pas à des mesures législatives prévoyant, aux mêmes fins, une conservation ciblée, temporaire et renouvelable des données de trafic et de localisation, sous réserve d’un contrôle juridictionnel effectif[69]. La CJUE rejeta en revanche tout raisonnement conduisant au maintien temporaire d’une réglementation contraire au droit de l’UE, estimant que l’interprétation de la directive de 2002 au prisme de la Charte faisait obstacle à un raisonnement similaire à celui adopté en matière de droit de l’environnement, où un tel maintien temporaire est possible[70].
Une réserve de la CJUE nous semble pourtant essentielle ici. La Cour releva en effet que « [l]’admissibilité des éléments de preuve obtenus au moyen d’une telle conservation », fût-elle non-conforme au droit de l’Union relevait « conformément au principe d’autonomie procédurale des États membres, du droit national, sous réserve du respect, notamment, des principes d’équivalence et d’effectivité »[71].
Cette formulation affermit en réalité une réserve déjà formulée par la Cour dans l’affaire La Quadrature du Net. Si, dans ce dernier cas, elle considéra que les dispositions soumises à son interprétation imposaient « au juge pénal national d’écarter des informations et des éléments de preuve qui ont été obtenus par une conservation généralisée et indifférenciée des données relatives au trafic et des données de localisation incompatible avec le droit de l’Union, dans le cadre d’une procédure pénale ouverte à l’encontre de personnes soupçonnées d’actes de criminalité » cette obligation ne devait peser sur le juge que dans le cas où les personnes n’était « pas en mesure de commenter efficacement ces informations et ces éléments de preuve, provenant d’un domaine échappant à la connaissance des juges et qui [étaient] susceptibles d’influencer de manière prépondérante l’appréciation des faits »[72].
Formulée d’une manière plus générale, la réserve formulée dans l’arrêt G.D. nous semble laisser au juge national une plus ample marge d’appréciation de la preuve, y compris en situation de non-conformité au droit de l’Union.
La CJUE est enfin parvenue à une solution similaire, le 20 septembre 2022, dans une affaire française relative à la poursuite de deux personnes pour délit d’initié et pour des délits connexes, notamment sur la base de données à caractère personnel issues d’appels téléphoniques et communiquées au juge d’instruction par l’Autorité des marchés financiers (AMF)[73]. La Cour de cassation considéra que ces dispositions n’étaient pas conformes aux articles 7, 8 et 11 de la Charte, tels qu’interprétés par la CJUE, en ce qu’elles permettaient aux enquêteurs de l’AMF d’obtenir des données de connexion sans contrôle préalable par une juridiction ou une autorité administrative indépendante[74]. Toutefois, en dépit de cette inconformité, la Cour de cassation interrogea la CJUE sur le point de savoir si les dispositions concernées n’impliquaient pas, « compte tenu du caractère occulte des informations échangées et de la généralité du public susceptible d’être mis en cause, la possibilité, pour le législateur national, d’imposer aux opérateurs de communications électroniques une conservation temporaire mais généralisée des données de connexion pour permettre [par la suite] à l’autorité administrative » de poursuivre efficacement une opération d’initié ou une manipulation de marché, si des soupçons suffisant le justifiaient[75]. Dans la droite ligne de ses décisions précédentes, la CJUE estima que les dispositions pertinentes du droit dérivé de l’UE, lues à la lumière des articles 7, 8, 11 et 52 § 1 de la Charte, s’opposaient à une conservation généralisée et indifférenciée des données de trafic à titre préventif pendant un an à compter du jour de l’enregistrement. De nouveau, elle écarta toute possibilité d’un maintien en vigueur, même temporaire, de ces dispositions. Mais elle réaffirma, une fois encore, la réserve mentionnée dans l’arrêt G.D. relative à l’autonomie procédurale des États membres[76].
***
D’un usage moins aisé que la CESDH, la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne nous semble donc relativement peu invoquée en droit pénal, eu égard au fait qu’y recourir nécessite de nombreuses recherches préparatoires, ainsi que l’identification suffisamment précise d’un texte européen de rattachement.
Mais le fait qu’elle soit d’un usage plus rare ne signifie pas nécessairement que la Charte soit un texte d’une portée moindre. A la lumière de la jurisprudence que nous avons étudiée ici, nous considérons plutôt qu’elle s’apparente à un texte de « seconde attention », qu’il convient d’invoquer dans certains cas précis et lorsque le contentieux s’y prête. Deux éléments nous semblent, pour cela, nécessaires : la mise en œuvre du droit de l’Union, bien entendu, et un certain degré de complexité, qui justifie l’investissement préalable à l’invocation de la Charte. C’est la raison pour laquelle la coopération pénale internationale et le droit pénal des affaires se sont révélées des matières où la Charte pouvait trouver son plein potentiel.
C’est du fait de ces gisements de jurisprudence que nous estimons « encore en construction » l’application prétorienne de la Charte à la matière pénale.
Si nous avons pu mettre en exergue d’autres domaines d’avenir pour ce texte, notamment les données personnelles, cette étude n’a pas la prétention d’être exhaustive. Elle vise seulement à déterminer les critères généraux qui permettront, aux praticiens du droit, d’identifier préalablement les contentieux pénaux où des procédures impliquant la Charte pourraient prospérer.
Charge à eux de s’en saisir.
[1] Recherche effectuée le 1er octobre 2022, à 11h50, sur la base de données JURINET.
[2] CJCE, 30 mai 2006, Commission c. Irlande, C-459/03, § 123.
[3] CJCE, 22 octobre 1987, Foto-Frost contre Hauptzollamt Lübeck-Ost, 314/85, § 14 et CJCE, Commission c. Irlande, précité.
[4] CJUE (GC), 26 février 2013, Åklagaren c/ Åkerberg Fransson, C-617/10, dispositif de l’arrêt.
[5] CEDH, Plén., Handyside c. Royaume-Uni, n° 5493/72, not. § 48.
[6] Nous écarterons volontairement le cas particulier du protocole n°16 à la CESDH, entré en vigueur le 1er août 2018, qui permet seulement à une juridiction suprême d’un État membre d’interroger la Cour de Strasbourg quant aux modalités d’application de la Convention. Outre que le recours à ce mécanisme n’est jamais obligatoire, il aboutit à ce que la CEDH se borne à communiquer aux juridictions nationales un avis non-contraignant.
[7] CJUE, direction de la communication, Panorama de l’année, Rapport annuel 2021, mai 2022, p. 73.
[8] CJUE, Åklagaren c/ Åkerberg Fransson, précité ; voir aussi l’art. 51 de la Charte.
[9] Voir, pour un exemple topique, la directive 2011/36/UE du Parlement européen et du Conseil du 5 avril 2011 concernant la prévention de la traite des êtres humains et la lutte contre ce phénomène ainsi que la protection des victimes et remplaçant la décision-cadre 2002/629/JAI du Conseil (ensemble du texte). Mais des dispositions similaires peuvent intervenir dans des domaines bien différents. Voir, à ce titre, le règlement (CE) n° 561/2006 du Parlement européen et du Conseil du 15 mars 2006 relatif à l’harmonisation de certaines dispositions de la législation sociale dans le domaine des transports par route (art. 19 à 21) ou encore la directive 2014/65/UE du Parlement européen et du Conseil du 15 mai 2014 concernant les marchés d’instruments financiers (not. art. 70 et s.).
[10] Crim., 26 juin 2013, n° 13-81.491.
[11] Crim., 20 mai 2014, n° 14-83.138.
[12] Crim., 12 juillet 2016, n° 16-84.000.
[13] Crim., 20 mai 2014, précité.
[14] Décision-cadre n° 2002/584/JAI du Conseil, précitée.
[15] Crim., 25 juin 2013, n° 13-84.149. La Cour de cassation s’appuya ici sur l’arrêt Advocaten voor de Wereld VZW, rendu par la CJCE le 3 mai 2007 (C-303/05).
[16] Crim., 21 octobre 2020, n° 19-81.929, §§ 47, 56 et 64.
[17] En l’occurrence, la directive 2014/42/UE du Parlement européen et du Conseil du 3 avril 2014 concernant le gel et la confiscation des instruments et des produits du crime dans l’Union européenne et la décision-cadre 2005/212/JAI du Conseil du 24 février 2005 relative à la confiscation des produits, des instruments et des biens en rapport avec le crime.
[18] CJUE, 14 janvier 2021, OM, C-393/19 et CJUE, 21 octobre 2021, DR et TS, C-845/19 et C-863/19.
[19] Crim., 7 septembre 2022, n° 21-84.322, §§ 15, 16 et 47 à 49 et dispositif de l’arrêt.
[20] Loin de tout jugement de valeur, nous entendrons par contentieux à « faibles enjeux » ceux où le quantum encouru, tant en termes d’amendes que de peine d’emprisonnement, est faible. Entrent aussi dans cette catégorie les contentieux où la condamnation ou non du prévenu ne recèle pas de valeur symbolique.
[21] Cf. le considérant de principe selon lequel « les droits fondamentaux garantis dans l’ordre juridique de l’Union [et notamment la Charte] ont vocation à être appliqués dans toutes les situations régies par le droit de l’Union, mais pas en dehors de telles situations » (CJUE, Åklagaren c/ Åkerberg Fransson, précité, § 19).
[22] Voir en ce sens le paragraphe n° 21 : « Les droits fondamentaux garantis par la Charte devant, par conséquent, être respectés lorsqu’une réglementation nationale entre dans le champ d’application du droit de l’Union [nous soulignons], il ne saurait exister de cas de figure qui relèvent ainsi du droit de l’Union sans que lesdits droits fondamentaux trouvent à s’appliquer. L’applicabilité du droit de l’Union implique celle des droits fondamentaux garantis par la Charte ».
[23] CJUE, Åklagaren c/ Åkerberg Fransson, précité, §§ 12 à 15. La juridiction de renvoi demandait en effet à la CJUE si le principe ne bis in idem énoncé à l’article 50 de la Charte s’opposait à ce que des poursuites pénales pour fraude fiscale soient diligentées contre un prévenu, dès lors que ce dernier avait déjà fait l’objet d’une sanction fiscale pour les mêmes faits de fausse déclaration.
[24] Ibidem,§§ 24 à 27 et 31.
[25] CJUE (GC), 6 octobre 2015, Thierry Delvigne contre Commune de Lesparre‑Médoc et Préfet de la Gironde, C‑650/13.
[26] CJUE, Thierry Delvigne, précité, dispositif de l’arrêt, v. aussi §§ 20, 48 à 51 et 57.
[27] Ibidem, §§ 30 à 34.
[28] CJUE, 19 septembre 2018, Emil Milev, C‑310/18.
[29] CJUE, Emil Milev, précité, § 29.
[30] Ibidem, § 31.
[31] Ibidem, § 38 et dispositif de l’arrêt.
[32] Ibidem, précité, §§ 47 et 48.
[33] CJUE, 21 octobre 2021, ZX, C-282/20.
[34] CJUE, ZX, précité, dispositif de l’arrêt.
[35] CJUE, 19 mai 2022, IR, C‑569/20.
[36] Ibidem, §§ 17 et 19.
[37] Ibidem, § 28.
[38] Ibidem, dispositif de l’arrêt.
[39] Décision-cadre n° 2002/584/JAI du Conseil, précitée.
[40] CJUE, 6 décembre 2018, IK, C‑551/18 PPU.
[41] Décision 2002/584/JAI, art. 27 §§ 3 g) et 4. Ces dispositions permettent à l’État d’émission du mandat de demander à l’autorité judiciaire d’exécution d’élargir le fondement du mandat d’arrêt à d’autres infractions.
[42] CJUE, IK, précité, §§ 20 et 26.
[43] Ibidem, § 67.
[44] Ibidem, § 69 et dispositif de l’arrêt.
[45] CJUE, 26 octobre 2021, HM et TZ, C‑428/21 PPU et C‑429/21 PPU.
[46] L’article 27, paragraphe 3 f) de la décision-cadre précitée permet en effet au bénéficiaire du principe de spécialité d’y renoncer devant les juridictions de l’État membre d’émission.
[47] CJUE, HM et TZ, précité, dispositif de l’arrêt et §§ 67 et 68.
[48] CJUE, 14 juillet 2022, Procureur général près la cour d’appel d’Angers, C-168/21.
[49] Prévu à l’article 2 § 4 de la décision-cadre, ce principe prévoit que, sauf exception, « la remise peut être subordonnée à la condition que les faits pour lesquels le mandat d’arrêt européen a été émis constituent une infraction au regard du droit de l’État membre d’exécution, quels que soient les éléments constitutifs ou la qualification de celle-ci ».
[50] CJUE, Procureur général près la cour d’appel d’Angers, précité, v. not. §§ 30 et 35 à 38 et 70 sur le sujet de la souplesse dans l’interprétation de la notion d’infraction équivalente et §§ 62 à 69 pour ce qui concerne l’examen à la lumière de la Charte.
[51] Directive 2003/6/CE du Parlement européen et du Conseil du 28 janvier 2003 sur les opérations d’initiés et les manipulations de marché (abus de marché).
[52] Crim., 22 janvier 2014, n° 12-83.579.
[53] Crim., 6 décembre 2017, n° 16-81.857.
[54] CJUE, 5 avril 2017, Massimo Orsi et Luciano Baldetti, C-217/15 et C-350/15.
[55] Crim., 21 octobre 2020, précité, dispositif de l’arrêt.
[56] CJUE, 5 mai 2022, BV, C‑570/20, dispositif de l’arrêt.
[57] Crim., 23 novembre 2016, n° 15-82.333.
[58] CJUE, 7 août 2018, Clergeau e.a., C-115/17.
[59] Crim., 16 janvier 2019, n° 15-82.333.
[60] Règlement (CE) n° 561/2006, précité, et règlement (UE) n° 165/2014 du Parlement Européen et du Conseil du 4 février 2014 relatif aux tachygraphes dans les transports routiers.
[61] CJUE, 9 septembre 2021, FO, n° C-906/19, §§ 45 et 46 et dispositif de l’arrêt. Voir Crim., 1 février 2022, n° 18-83.384 pour la décision de cassation tirant les conséquences de la jurisprudence européenne.
[62] CJUE (GC), 5 avril 2022, G.D., C-140/20.
[63] CJUE (GC), 6 octobre 2020, La Quadrature du Net e.a., nos C-511/18, C-512/18 et C-520/18. Dans cette affaire, la CJUE répondait à des questions soulevées par le Conseil d’État français et la Cour constitutionnelle belge. Les cas d’espèces français à l’origine de ces questions concernaient des requêtes en annulation à l’encontre des décrets d’application de la loi sur le renseignement de 2015 (§ 56), d’un décret de 2011 relatif aux réquisitions administratives ou judiciaires permettant d’identifier la personne qui avait contribué à la création d’un contenu en ligne, ainsi qu’à certaines dispositions du Code des postes et des communications électroniques (§ 69). Le cas d’espèce belge concernait un recours contre la loi du 29 mai 2016 relative à la collecte et à la conservation des données dans le secteur des communications électroniques (§ 74). Dans cet arrêt, la CJUE était parvenue à des constats largement similaires à ceux opérés dans l’affaire G.D. en matière de collecte de données dans un objet de lutte contre les atteintes graves à la sécurité publique et la lutte contre la criminalité grave.
[64] CJUE, G.D., précité, §§ 20 et 21.
[65] Plus précisément, était en cause l’article 15 § 1, de la directive 2002/58/CE modifiée du Parlement européen et du Conseil, du 12 juillet 2002, concernant le traitement des données à caractère personnel et la protection de la vie privée dans le secteur des communications électroniques.
[66] CJUE, G.D., précité, première question, § 30.
[67] Ibidem, quatrième question, § 30.
[68] Ibidem, cinquième question, § 30.
[69] Ibidem, § 110.
[70] Ibidem, §§ 120, 121, 128, voir, a contrario et pour ce qui concerne la matière environnementale, CJUE (GC), 28 février 2012, Inter-Environnement Wallonie ASBL et Terre wallonne ASBL contre Région wallonne, C-41/11 et CJUE, 28 juillet 2016, Association France Nature Environnement contre Premier ministre et Ministre de l’Écologie, du Développement durable et de lʼÉnergie, C-379/15.
[71] Ibidem, § 128.
[72] CJUE, La Quadrature du Net e.a., précité, § 227.
[73] CJUE (GC), 20 septembre 2022, VD et SR, C-339/20 et C-397/20, §§ 27 et 85 et dispositif de l’arrêt.
[74] Crim., 1er avril 2020, n° 19-82.223. Il convient de noter l’approche rigoureuse de la notion « d’indépendance » retenue en l’espèce par la Cour de cassation, qui statue ainsi nonobstant le fait que la loi qualifie expressément l’AFM « d’autorité publique indépendante ».
[75] Ibidem.
[76] CJUE, VD et SR, précité, §§ 26, 35 et 46.
Notes:
- Les propos ci-après son personnels et n’engagent pas l’institution judiciaire ↩