Existe-t-il un droit des libertés ?
Cette contribution s’interroge sur l’existence d’un droit des libertés comme discipline du droit. Partant du constat qu’une telle qualification contestable, l’auteur s’efforce de dégager une grille de lecture à même de rendre compte du traitement juridique des droits fondamentaux en droit français. Elle est susceptible de donner une représentation commune aux différentes disciplines du droit et les outils d’un dialogue entre elles. Il est donc possible d’évoquer une sorte d’espéranto ou de volapük juridique.
Xavier Dupré de Boulois, Professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et membre de l’ISJPS (UMR 8003)
Masochisme ou impérialisme ? La question qui constitue l’intitulé de cette contribution peut paraître suspecte dès lors qu’elle est posée à un spécialiste de droit des libertés. Il est d’abord possible de soupçonner les symptômes d’une forme de masochisme. Il existe en effet un certain masochisme pour un spécialiste du droit des libertés fondamentales à s’interroger sur l’existence même de son objet de recherche et d’enseignement. A moins bien sûr que cette réflexion s’inscrive dans un dessein impérialiste. Pour reprendre une terminologie bourdieusienne, elle s’analyserait comme une tentative de conquérir des parts de marché dans le champ scientifique à travers de l’investissement de nouveaux territoires et la définition de nouveaux interlocuteurs. On sait que dans certains domaines du droit se sont exprimées des réticences doctrinales à l’égard de la diffusion du discours des droits et libertés, et en particulier dans son expression européenne. Affirmer l’existence d’un droit des libertés viserait aussi à légitimer la diffusion de ce type de discours au sein des différentes disciplines du droit que le chercheur tenterait ainsi de s’annexer. En dehors de ce type de questionnements qu’il convient de ne jamais négliger tant il est vrai que le regard du chercheur n’est jamais vraiment neutre et impartial, il est aussi possible de s’interroger sur l’utilité de cette démarche.
Utilité ? L’interrogation peut en effet surprendre. Prima facie, l’existence d’un droit des libertés ne semble pas discutable. Il est désormais acquis qu’aucun champ du droit n’échappe à ce discours. Au-delà de ce seul constat arithmétique, les marques de reconnaissances institutionnelles et académiques ne manquent pas. Le cours de droit des libertés existe en tant que tel depuis la réforme de 1954 sous l’appellation « Libertés publiques » (Décret du 27 mars 1954 modifiant le régime des études et des examens en vue de la licence de droit : libertés publiques) et il est obligatoire en licence depuis 1962 (Décret du 10 juillet 1962 fixant le régime des études et des examens de la licence en droit et de la première année de la licence ès sciences économiques). Il a changé d’intitulé par la suite. L’arrêté du 30 avril 1997 (relatif au diplôme d’études universitaires générales Droit et aux licences et aux maîtrises du secteur Droit et science politique) évoque un enseignement de droit des libertés fondamentales dans la licence. Par ailleurs, il est possible de constater la multiplication des Master 2 consacrés aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales. On sait aussi que le Grand oral de l’examen du CRFPA porte sur une question relative aux libertés fondamentales. Avant comme après la réforme récente (Arrêté du 17 octobre 2016 fixant le programme et les modalités de l’examen d’accès au centre régional de formation professionnelle d’avocats), il est, avec le droit civil des obligations, la seule épreuve commune à l’ensemble des candidats à la profession d’avocat. Enfin, il existe de nombreux ouvrages consacrés au droit des libertés et même une encyclopédie du Jurisclasseur (qui a néanmoins périclité).
A ce stade, il est donc acquis que le droit des libertés s’enseigne. Mais en réalité, chacun a bien compris que la question posée dépasse le seul constat de la présence du droit des libertés dans le cursus des facultés de droit ou dans les examens permettant l’accès aux professions judiciaires. Il s’agit en réalité d’interroger l’existence d’une discipline juridique.
Une question ancienne. Cette question n’est pas nouvelle. Elle s’est posée dès 1954. Jean Rivero a d’emblée exprimé ses doutes. Il estime que le droit des libertés publiques ne constitue pas une discipline juridique homogène et autonome (Cours de Libertés publiques, Les cours du droit, 1963-1964). Il ne tire son unité que de son objet, les règles qui concourent à la protection et à la réglementation des libertés publiques. Pour ce faire, il emprunte aux autres disciplines juridiques. Ce regroupement se justifie selon lui par le souci de traiter des réglementations qui ne sont pas abordées dans d’autres cours (liberté de la presse par exemple), de développer une forme de pluridisciplinarité et enfin d’éclairer sur le système de valeurs qui fonde notre système juridique. Patrick Wachsmann a insisté sur ce dernier point en pointant la dimension idéologique de la création de ce cours : « la seule institution, sous ce nom, d’un enseignement spécifique véhicule un message: il existe une discipline dont cet enseignement rend compte et son intitulé a pour fonction d’indiquer le caractère libéral du système juridique français » (« Une discipline performative : Les libertés publiques ou fondamentales », in F. Audren, et S. Barbou des Places (dir.), Les disciplines en droit, à paraître en 2017). Le contexte politique et social, notamment la fin d’une guerre de décolonisation et le début d’une autre, un climat tendu lié à la guerre froide -, donne du crédit à cette interprétation des raisons de l’institution d’un tel enseignement. 1954 ne fut pas, loin s’en faut, un âge d’or pour les libertés en France.
Une réalité nouvelle ? Ce constat doit-il se prolonger en 2016 ? A tout le moins la question mérite de se poser à nouveau au regard des évolutions qu’a connues notre système juridique depuis lors. Sans hiérarchiser et sans nier les liens entre elles, il est possible de citer pêle-mêle, l’affirmation des normes supralégislatives, le perfectionnement des dispositifs de garantie juridictionnelle et la diffusion du discours des droits et libertés fondamentaux dans l’ensemble du système juridique. En attestent par exemple l’affirmation des droits de la personnalité en droit civil depuis le début des années 1970 et encore des libertés individuelles et collectives des salariés en droit du travail depuis la loi du 4 août 1982. La réforme de 1997 est venue constater ces mutations qui a rebaptisé le cours de Libertés publiques en lui substituant l’intitulé « droit des libertés fondamentales ».
Plan. Malgré ces évolutions, il reste difficile d’évoquer l’existence d’une discipline juridique au sens canonique du terme (I). En revanche, il paraît possible de dégager les pistes d’un régime juridique sommaire des libertés qui autoriserait un dialogue entre les disciplines du droit. Le droit des libertés se présenterait donc plutôt comme une sorte d’esperanto ou de volapük juridique (II).
I. Le droit des libertés n’est pas une discipline juridique
Préalable : qu’est-ce qu’une discipline en droit ? Il n’existe pas de définition de la discipline appliquée au droit. Il semble néanmoins qu’un consensus s’opère autour d’un certain nombre de critères. En général, une discipline se caractérise par une trilogie : un code ou un corpus de règles, un juge et une doctrine dont la fonction est de systématiser l’ensemble constitué par les deux premiers éléments (textes et jurisprudences). Une discipline repose également sur un cadre conceptuel avec des notions, des théories, des constructions qui sont coproduites par le législateur, le juge et la doctrine selon une articulation variable et qui en exprime l’autonomie. Une discipline est donc censée reposer sur un ensemble cohérent au sein duquel textes, jurisprudence et doctrine résonnent entre eux. De son côté, Jacques Chevallier a insisté sur l’existence d’un groupe de spécialistes, unis par une communauté d’investissements, d’intérêts et de pratiques de recherche (« Ce qui fait discipline en droit », in F. Audren, et S. Barbou des Places (dir.), Les disciplines en droit, à paraître en 2017). Il évoque également la présence « d’un ensemble de mécanismes destinés à consolider en permanence les assises de la discipline, à renforcer sa cohésion et à assurer sa reproduction » : les sociétés savantes, les revues et les enseignements dédiés. Enfin, il convient aussi de s’interroger sur le rôle de l’objet dans cette définition. Il ne semble pas être un élément déterminant pour particulariser une discipline. Autrement dit, ça n’est pas l’objet qui constitue la discipline (Peut-on parler du droit pharmaceutique et encore du droit de l’architecture comme disciplines juridiques ?) mais une certaine configuration du système juridique et institutionnel autour de cet objet. Partant de là, plusieurs indices laissent à penser que le droit des libertés n’est pas à proprement parler une discipline du droit.
Premier indice : les intitulés des ouvrages d’enseignement. Malgré l’intitulé « droit des libertés fondamentales » retenu par l’arrêté de 1997, la plupart des ouvrages proposés aux étudiants de Licence 3 ne mobilisent pas le terme « droit » dans leurs titres. Il est question de « Libertés publiques » (J. Rivero, P. Wachsmann, R. Letteron), de « Droits de l’homme et libertés fondamentales » (D. Roman et S. Hennette-Vauchez), de « Libertés publiques et droits fondamentaux » (X. Bioy), de « Droits de l’homme et libertés publiques (J. Morange, G. Lebreton) et de « Libertés publiques et droits fondamentaux » (P. Mbongo). Il existe bien sûr quelques exceptions (Louis Favoreu, J.-J. Israël). Cette timidité contraste avec le reste de la production éditoriale. Les ouvrages de droit civil, de droit constitutionnel, de droit administratif, de droit des affaires, de droit du travail, de droit pénal ne manquent pas. Même si cette éviction du mot « droit » n’est jamais vraiment justifiée par les auteurs, elle pourrait révéler au moins de manière implicite un certain malaise à l’idée de donner au droit des libertés les atours d’une discipline juridique et autrement dit d’un tout cohérant. Et il est vrai qu’au regard des critères sus-évoqués, le scepticisme s’impose.
Deuxième indice : l’éclatement des règles. La matière ne repose pas sur un corpus de règles ou principes clairement particularisé. Bien sûr, il existe un certain nombre de règles supralégislatives qui sont consacrées à titre principal ou exclusif à la proclamation des droits et libertés. Mais ces normes sont très loin d’épuiser le corpus des règles disponibles si l’on souhaite rendre compte de l’expérience des droits et libertés dans notre système juridique. La seule consultation des recueils de textes relatifs aux libertés disponibles sur le marché suffit pour prendre conscience de la diversité des normes en cause (J. Robert et H. Oberdorff, D. Soldini, etc.). Il peut être ajouté que leur étude ne relève que rarement à titre exclusif du droit des libertés, qu’elles appartiennent aussi au champ d’autres disciplines juridiques de telle sorte que l’autonomie d’un supposé droit des libertés serait très relative.
Troisième indice : la fragmentation des juridictions. A l’éclatement des règles fait bien sur écho une fragmentation des juridictions qui connaissent du contentieux des droits et libertés. Pour certaines, il s’agit de l’essentiel ou de la totalité de leur activité : le juge constitutionnel et la Cour EDH bien sûr mais aussi certains juges des référés. Pour d’autres, la question des libertés irrigue de manière plus ou moins intense les contentieux dont elles ont à connaître. Dans tous les cas, les techniques et les raisonnements qu’elles mobilisent sont variables. Ils dépendent des recours dont elles peuvent être saisies, de la configuration des litiges dont elles ont à connaître et des règles dont il leur appartient de faire application.
Quatrième indice : une doctrine plurielle. Sans entrer dans le débat autour de la définition de la doctrine juridique, il reste difficile de parler de l’existence d’une doctrine du droit des libertés. Le cours introduit dans les programmes des facultés de droit en 1954 est historiquement attribué aux sections de droit public. Ce cours est donc pris en charge par des administrativistes (Rivero, Wachsmann), des constitutionnalistes (Favoreu, Bioy, Mbongo) ou des européanistes (Burgorgue-Larsen). Il s’agit donc d’une doctrine d’emprunt pour l’essentiel. Ce constat n’est pas sans influencer la manière de construire un enseignement de droit des libertés. Pour autant, les auteurs ne restent pas enfermés dans leurs disciplines d’origine et certains ouvrages se caractérisent en particulier par une circulation importante parmi les différentes disciplines du droit (D. Roman et S. Hennette-Vauchez, X. Bioy). Par ailleurs, au-delà du droit public, les auteurs ne manquent pas qui se sont spécialisés sur la thématique des libertés dans leurs disciplines respectives tels Agathe Lepage en droit civil, Emmanuel Dreyer en droit pénal ou encore Patrice Adam en droit du travail. Au total, il paraît donc difficile de parler d’une doctrine. Il peut d’ailleurs être relevé qu’il n’existe pas de société savante dédiée malgré une tentative récente.
Cinquième indice : des incertitudes conceptuelles. Là-encore, parler d’une discipline juridique peut sembler discutable. L’incertitude commence dès la définition de l’objet du droit des libertés. Pour les besoins de la cause, nous nous sommes bornés jusque-là à évoquer le droit des libertés. Mais l’on sait qu’en la matière, il existe un trop plein de notions. Il est question de droits de l’homme, de libertés publiques, de droits et libertés fondamentaux, de droits de la personnalité, de droits et libertés constitutionnels. Ce constat ne poserait pas de problème s’il existait une concordance relative entres elles. Tel n’est pas le cas. Surtout, quand bien même, la notion de liberté fondamentale tendrait à devenir dominante, force est de constater qu’elle ne recouvre pas toujours les mêmes marchandises selon les juridictions. Ainsi, elle se présente comme une espèce particulière dans le genre des libertés individuelles et collectives dans la jurisprudence de la chambre sociale de la Cour de cassation. La liberté de se vêtir est une liberté individuelle au sens de l’article L. 1121-1 du Code du travail (Cass. Soc., 6 novembre 2001, Brunet, Bull. V n°337) mais pas une liberté fondamentale (Cass. Soc., 28 mai 2003, Monribot, Bull. V n°178). En revanche, elle tend à embrasser l’ensemble des droits et libertés de l’individu en droit administratif. La jurisprudence de la Cour de cassation en révèle un usage erratique (sur cette question, X. Dupré de Boulois, « Les notions de droits et libertés fondamentaux en droit privé », JCP 2007,I,211). On sait aussi que la CJUE réserve l’expression aux quatre libertés qui fondent le marché intérieur.
Première conclusion. En réalité, pour comprendre ce que recouvre l’expérience des droits et libertés au sein de notre système juridique, il demeure difficile d’échapper aux fourches caudines des disciplines. Si l’on limite le propos aux différentes matières de Licence, il n’est pas difficile de constater que les libertés et droits fondamentaux sont partout mais ils le sont avec une intensité variable et de différentes manières. Certaines disciplines sont moins investies que d’autres par le discours des droits tels le droit des affaires et le droit des obligations. D’autres à l’inverse sont fortement concernées. Il en est ainsi des disciplines dont l’objet est un corpus de textes qui régit un rapport de domination : le droit constitutionnel, le droit administratif et le droit du travail. Par ailleurs, la manière dont le discours des droits et libertés est impliqué dans les différentes disciplines n’est pas univoque. Il est par exemple possible d’opposer ce qui relève de l’influence externe (européenne pour l’essentielle, constitutionnelle dans une moindre mesure) et de ce qui est sécrété par la discipline elle-même (les droits de la personnalité en droit civil par exemple). Enfin, l’impact réel du discours des droits et libertés sur chacune d’entre elles est variable. Il est possible à cet égard d’opposer deux idéaux types : la pleine intégration d’un côté (par ex. en droit du travail) ; la simple superposition de l’autre (par ex. en droit des biens).
II. Le droit des libertés comme espéranto juridique
Objectif. L’existence d’une discipline juridique étant exclue au regard de la définition esquissée précédemment, la réflexion ne peut s’arrêter là. 1954 est bien loin. Le discours des droits et libertés s’est diffusé dans l’essentiel des disciplines juridiques. En confrontant leurs expériences respectives, il semble possible de dessiner les grandes lignes d’un régime juridique à même de raisonner parmi elles malgré leur diversité. Il s’agit en définitive de mettre en valeur l’existence d’une grammaire, d’un langage commun associé au déploiement des droits et libertés dans les différentes disciplines du droit.
Le point de départ : les sources supra-législatives comme modèle. Compte tenu de l’impossibilité d’envisager l’existence d’une discipline juridique, la piste la plus évidente est celle qui consiste à s’attacher à la prise en compte des dispositifs qui d’une manière ou d’une autre influencent et s’imposent dans les différentes branches du droit. Il s’agit bien sûr des normes supra-législatives. Ces normes et les jurisprudences développées par leurs juges ont en effet une dimension subversive. Subversive en ce qu’elles inspirent la démarche des juridictions ordinaires dans leur manière de se saisir des droits et libertés fondamentaux. Ce phénomène est bien sûr lié au principe de primauté dont elles bénéficient. Ce constat est évident pour le droit de la CEDH plus que pour le droit constitutionnel. Il ne s’explique pas par une sorte de tropisme européen des juridictions ordinaires. La raison en est que la Cour EDH dialogue avec les juges alors que le Conseil constitutionnel s’adresse surtout au législateur. En pratique, la Cour EDH dont on rappelle qu’elle ne peut être saisie qu’après épuisement des voies de recours internes, a essentiellement pour mission de veiller à ce que les juridictions internes, organes de l’Etat, appliquent les exigences de la CEDH telle qu’interprétée par ses soins. Et lorsque l’Etat est condamné, la Cour EDH pointe alors en réalité et de manière plus ou moins explicite les carences des juridictions internes dans leur office de juge européen de droit commun. Partant, les juridictions nationales sont donc fortement invitées à couler leurs pas dans ceux de la Cour et de la CEDH.
Limites. L’étude du droit européen et du droit constitutionnel des droits de l’homme ne saurait se suffire à elle seule pour rendre compte de l’expérience des droits et libertés au sein du système juridique français. Il est évident d’abord qu’une telle approche reviendrait à rester à la surface des choses : le Conseil constitutionnel rend une petite centaine de décisions par an, la Cour EDH quelques milliers. Les juridictions civiles et commerciales ont rendu plus de 2,7 millions décisions en 2015 et les juridictions administratives 267.000. Par ailleurs, l’échelon supra-législatif produit un certain nombre de biais : le droit constitutionnel repose sur un contentieux de nature objective exclusivement centré sur la loi, qu’il s’agisse du contrôle a priori ou de la QPC. De son côté, la CEDH survalorise la place et la responsabilité de l’Etat dans la garantie des droits et libertés conformément à sa matrice internationale de telle sorte par exemple que la Cour de Strasbourg peine à se saisir des relations interindividuelles (ex. : En matière de droit des contrats, F. Chénedé, « La fondamentalisation du droit des contrats : discours et réalité », RDA 2015, n° 11, p. 51).
Approfondissement. Si donc les normes supra-législatives et leurs juges produisent un modèle influent, ce dernier ne permet pas de rendre compte de l’expérience des droits dans les différents champs disciplinaires. Il doit donc être complété par une investigation dans les disciplines juridique qui « gèrent les affaires courantes » pour envisager la manière d’être des libertés en question dans la vie quotidienne du droit. Tenter de dégager les grandes lignes d’un régime juridique des libertés à travers les expériences des disciplines du droit peut sembler un peu ambitieux. Il est évident qu’elles ne sauraient procéder de la seule approche inductive tant il est vain de vouloir ramener à l’unité tant de diversité. Il convient d’être modérément inductif. Il s’agit de dégager une grille de lecture à même de rendre compte du traitement juridique des droits fondamentaux au sein de notre système juridique. Elle donnerait une représentation commune aux différentes disciplines du droit et les outils d’un dialogue entre elles. C’est la raison pour laquelle il est question d’une sorte d’espéranto ou de volapük juridique. Si l’on s’essaye à l’exercice, l’observation du droit positif permet de faire ressortir un certain nombre de constantes qui peuvent être déclinées autour de quatre thèmes.
1/ Les titulaires. Les droits fondamentaux ont pour titulaires les personnes physiques et les entités personnifiées et elles seules. La reconnaissance des droits fondamentaux et des droits de la personnalité des personnes morales n’empêche pas des dissonances sur sa portée entre les disciplines. En atteste les solutions divergentes retenues par la Cour de cassation et les juridictions de l’Union européenne au sujet de la vie privée des personnes morales (sur cette question, X. Dupré de Boulois, « La personne morale, la vie privée et le référé (Commentaire sous Cass. Civ. 1, 17 mars 2016, n°15-14.072, à paraître au bulletin) », RDLF 2016 chron. n°16). Ni l’animal, ni l’embryon ne sont titulaires de droits et libertés fondamentaux (Cass. AP., 29 juin 2001, Bull. AP n°8 ; Cass. Crim., 30 juin 1999, Bull. n°174).
2/ Caractères
L’aptitude à prévaloir. Les droits fondamentaux ont une aptitude à prévaloir. Cette solution s’impose au regard de leurs sources qui sont supra-législatives. Le développement récent des jurisprudences respectives de la Cour de cassation, – sa nouvelle jurisprudence a-t-on dit – (Cass. Civ. 1, 4 décembre 2013, Bull. I n°234) et du Conseil d’Etat (CE Ass., 31 mai 2016, Gonzalez Gomez, n°396848) a permis d’approfondir cet élément du régime de ces droits. Il en résulte en effet que l’application d’une disposition législative et plus généralement d’une réglementation doit être écartée dès lors qu’elle est susceptible de porter une atteinte excessive à un droit proclamé par la CEDH. Il est seulement question d’une simple aptitude à prévaloir en ce qu’elle n’implique qu’une telle liberté prévale en toute circonstance. Elle est en effet susceptible de se heurter à d’autres intérêts légitimes, qu’il s’agisse de droits et libertés fondamentaux ou d’intérêts publics. Un arrêt de la Cour de cassation a bien résumé la situation : Après avoir relevé que le droit au respect de la vie privée et le droit à la liberté d’expression « ont la même valeur normative », elle affirme « qu’il appartient au juge saisi de rechercher un équilibre entre ces droits et, le cas échéant, de privilégier la solution la plus protectrice de l’intérêt le plus légitime » (Cass. Civ. 1, 30 septembre 2015, 14-16273, Bull.).
L’opposabilité erga omnes. Les droits en question sont opposables erga omnes. Ce caractère n’est pas sans lien avec le constat précédant. Il le complète en lui donnant un effet à l’égard de tous et dans toutes les situations. On concédera que ce second caractère est contesté. Le concept d’opposabilité est pour le moins discuté. Certaines jurisprudences malmènent cette idée. On pense en particulier à l’arrêt par lequel la Cour de cassation a affirmé que « les pratiques dictées par les convictions religieuses des preneurs n’entrent pas, sauf convention expresse, dans le champ contractuel du bail et ne font naître à la charge du bailleur aucune obligation spécifique » (Cass. Civ. 3, 18 décembre 2002, Bull. III n°262). Il en a été déduit que la liberté religieuse n’est opposable dans les relations contractuelles que pour autant que la convention que les contractants ont conclue en ait prévu la prise en compte. Une autre interprétation de l’arrêt peut être avancée. La Cour a en réalité refusé que l’invocation de la liberté religieuse fonde la reconnaissance d’une obligation spécifique, une obligation de faire, à la charge de l’une des parties (dans le même sens, Cass. Civ. 1, 30 sept. 2015, n°14-25709, Bull.). Or, l’opposabilité ne s’exprime, en principe, que par un devoir passif, celui de ne pas entraver l’exercice d’un droit fondamental. Ce type d’exigence se donne à voir dans de nombreuses décisions en matière civile (Cass. Civ. 3, 6 mars 1996, Mel Yedei, Bull. III n°60) comme en matière sociale (Cass. Soc., 12 juillet 2005, Ordre des avocats de Bayonne / Fidal, Bull. V n°241). Par ailleurs, le Conseil d’Etat considère que le moyen tiré de la violation de la vie privée est inopérant à l’encontre d’une décision refusant la délivrance ou le renouvellement d’un titre de séjour en qualité d’étranger malade (CE, 11 juillet 2011, El Hchimy, n°334634) ou en qualité d’étudiant (CE, 8 juin 2013, n°298802, Rec. T.). Il en résulte que cette exigence est inopposable dans ce contexte spécifique.
L’inaliénabilité. Ces droits sont inaliénables. Pour reprendre la démonstration de Julie Arroyo dans sa thèse (La renonciation aux droits fondamentaux. Etude de droit français, Pedone, 2016. Egalement, A.-A. Hyde, Les atteintes aux libertés individuelles par contrat. Contribution à la théorie de l’obligation, IRJS éditions, 2015), il en résulte que si l’aménagement contractuel des droits et libertés fondamentaux est souvent licite, il ne peut porter que sur l’exercice de ces droits et non sur ces droits en eux-mêmes.
3/ Aménagement
La compétence du législateur. Dans le contexte français, il appartient au législateur de fixer les principes relatifs à la réglementation des libertés fondamentales. Cette règle, qui résulte notamment de l’article 34 de la Constitution, trouve naturellement écho dans les jurisprudences des juridictions ordinaires (ex. : Cass. Soc., 7 juin 1995, Société des Transports Séroul, Bull. V n°180). En revanche, elle n’a pas d’équivalent en droit international et européen puisque celui-ci repose sur un principe d’indifférence à l’égard de l’organisation interne des Etats. L’idée a été avancée qu’un principe similaire s’imposerait en droit de l’Union européenne pour la définition des limitations aux droits proclamés par la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (F. Benoît-Rohmer, « Chronique Union européenne et droit fondamentaux », RTDE 2016/2 p. 347) mais la jurisprudence avancée en ce sens n’est guère convaincante.
Le triple test des ingérences. Les ingérences dans les droits fondamentaux, dès lors qu’elles s’expriment à travers des actes juridiques, – réglementation, contrat, décision individuelle -, ne sont licites que pour autant qu’elles réussissent une sorte de test constitué de plusieurs items. Ce test se donne à voir dans différents champs du droit.
But légitime et proportionnalité. Deux items font consensus : l’ingérence doit poursuivre un but légitime ; elle ne doit pas porter une atteinte excessive au droit concerné. Ils se retrouvent dans toutes les branches du droit mais s’ils se concrétisent de manière variable. Historiquement, l’illustration la plus emblématique résulte de la jurisprudence du juge administratif sur le contrôle des mesures de police administrative (CE, 19 mai 1933, Benjamin, Rec. p. 541). Dans ce contexte, elle s’est affinée avec l’exigence que les atteintes aux droits fondamentaux soient nécessaires, adaptées et proportionnées (ex. : CE ord., 9 janvier 2014, Ministre de l’Intérieur / Soc. Les Productions de la Plume et Dieudonné M’Bala M’Bala, n°374508, Rec. 1). Elle est tout aussi classique en droit européen, qu’il s’agisse des clauses d’ordre public de la CEDH et des limitations aux droits proclamés par la Charte (art. 52 §1er). De leur côté, les articles L. 1121-1 et L. 1321-3 du Code du travail précisent que l’employeur « ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnée au but recherché ». Le juge social vérifie donc la nécessité et la proportionnalité d’une restriction à une liberté du salarié, qu’elle procède d’un acte unilatéral de l’employeur (Ex. : mise en œuvre d’une clause de mobilité : Cass. Soc., 23 mars 2011, n°09-69127 ; ex. : Exercice du pouvoir de direction : Cass. Soc., 3 novembre 2011, Bull. V n°246) ou d’une clause contractuelle (Cass. Soc., 12 juillet 2005, Ordre des avocats de Bayonne / Fidal, Bull. V n°241). Cette exigence prend des expressions variables en droit constitutionnel notamment à travers les garanties légales des exigences constitutionnelles et le contrôle de la dénaturation.
Non discrimination. Les deux premiers items peuvent être complétés par un troisième. Il serait tentant à ce stade de pointer une exigence qui figure dans l’ensemble des instruments internationaux et européens à savoir que l’ingérence doit être prévue par une loi. Elle présente toutefois un intérêt limité au regard des jurisprudences respectives de la Cour EDH et de la CJUE qui valident des ingérences qui trouvent par exemple leur base dans une jurisprudence interne bien établie (Cour EDH, 23 juillet 2009, Hachette Fillipachi Associées / France, n°12268/03). En revanche, Il semble pertinent d’intégrer dans le test l’exigence que l’ingérence soit exempte de toute discrimination. Une telle solution s’inspire bien sûr de l’article 14 de la CEDH que la jouissance des droits et libertés reconnus dans la Convention « doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation ». Par ailleurs, la prohibition des discriminations s’imposant de manière générale dans les différentes branches du droit, il n’existe pas de raison d’en écarter l’application dès lors qu’il s’agit de limiter l’exercice de tel ou tel droit fondamental. La difficulté est alors de déterminer ce que recouvre cette exigence. A minima, elle nous semble imposer que l’ingérence ne soit pas entachée d’une discrimination à raison des motifs classiques tels que la race, l’origine, le sexe, etc.
4/ Garanties
Les garanties des droits et libertés mises en place au sein de notre système juridique sont nombreuses et de nature variable. Deux séries de jurisprudences nous semblent devoir être mentionnées.
La présomption de préjudice. La première est la présomption de préjudice à l’œuvre dans en matière de réparation des atteintes aux libertés fondamentales. Cette question a fait l’objet du dossier n°1 publié par la RDLF en 2012 et 2013 et intitulé : « Existe-t-il un préjudice inhérent à la violation des droits et libertés fondamentaux ? ». Son point de départ a été le constat qu’une série de jurisprudences du Conseil d’Etat et de la Cour de cassation peuvent laisser penser que la seule atteinte illicite aux droits fondamentaux crée un préjudice pour la victime qui appelle réparation au titre de la responsabilité. La victime n’a donc pas besoin de démontrer l’existence d’un préjudice propre. On ne reviendra pas ici sur les différentes jurisprudences en cause qui ne se présentent pas toujours de la même manière. Cette présomption de préjudice joue à l’égard des atteintes au droit de propriété (Cass. Civ. 3, 9 septembre 2009, Bull. III n°185, Cass. Civ. 1, 15 juin 2016, n°15-21628, Bull.), aux droits de la personnalité (Cass. Civ. 1, 5 novembre 1996, Bull. I n°378 ; Cass. Civ. 2, 24 mars 2016, n°14-29519 ; CE, 27 avril 2011, Fedida / Commune de Nantes, n°314577), au droit à l’information du patient en matière médicale (Cass. Civ. 1, 3 juin 2010, Bull. I n°128), au droit au consentement à une intervention médicale (CE, 24 sept. 2012, Cairala, n°336223), au droit à un délai raisonnable de jugement (CE, 19 octobre 2007, Blin, Rec. T. p. 1066) et aux atteintes à la dignité de la personne humaine (CE, 13 janvier 2017, n°389711, Rec. ; CAA Paris, 12 janvier 2012, n°11PA01589). Ces solutions ne se déploient pas de manière homogène et constante. Il peut ainsi être relevé que le Conseil d’Etat (CE, 10 octobre 2012, n°350426 ; CE, 16 juin 2016, n°382479) et la Cour de cassation (Cass. Civ. 1, 23 janvier 2014, n°12-22123, Bull. I n°13) subordonnent désormais le droit à réparation du patient en cas de manquement au devoir d’information à la réalisation du risque et le fondent sur l’existence d’un préjudice d’impréparation.
Les obligations spécifiques de l’Etat. Vue à travers la focale du droit international et européen, l’Etat a des obligations spécifiques à l’égard de la protection des droits et libertés fondamentaux. Il ne lui appartient pas seulement de ne pas porter atteinte à ses droits et de ne pas en entraver leur exercice. Il a aussi l’obligation d’agir afin d’en garantir cet exercice. Cette exigence s’exprime avec une particulière vigueur dans le droit de la CEDH à travers le recours à la technique des obligations positives. Ses implications sont particulièrement vastes puisque cette jurisprudence permet de saisir tant l’insuffisance des garanties légales et procédurales d’une liberté (ex. : Cour EDH, 26 juillet 2005, Siliadin / France, n°73316/01) que la carence dans la mise en œuvre de mesures de protection d’une personne (Cour EDH, 9 juin 2009, Opuz / Turquie, n°33401/02). Cette jurisprudence n’est pas sans écho en droit français, en droit administratif en particulier. On sait qu’il appartient aux autorités administratives d’assurer la protection de l’ordre public. En pratique, les collectivités publiques se doivent donc de prendre les mesures nécessaires pour préserver la vie (CE, Sect., 16 nov. 2011, Ville de Paris, Rec. 552), l’intégrité physique et la dignité des personnes (CE ord., 23 nov. 2015, Asso. Médecins du Monde et a., n°394540). En dernier lieu, le Conseil d’Etat a étendu ce type d’exigence à d’autres libertés (ex. : liberté de réunion : CE, 9 nov. 2015, AGRIF, n°376107, Rec. 377).
La grille d’analyse ci-dessus nous semble être globalement pertinente. Elle permet de rendre compte de manière générale de la manière dont les libertés sont appréhendées au sein de notre système juridique. Comme indiqué à plusieurs reprises, il est toujours possible de trouver des décisions de justice qui jurent avec elle. De même, il n’est pas sûr qu’elle puisse être appliquée à l’ensemble des droits et libertés fondamentaux, en particulier les droits sociaux créances. Elle aspire à être une base de réflexion plutôt qu’un point d’arrivée.