Existe-t-il un droit fondamental à la sécurité ?
Le présent texte est issu du table ronde organisée dans le cadre d’un colloque « La sécurité : mutations et incertitudes » les 19-20 octobre 2017 à l’Université de Montpellier par l’IDEDH à l’initiative de M. Afroukh, Ch. Maubernard et Claire Vial. Il sera publié dans les actes du colloque.
Xavier Dupré de Boulois, Professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et membre de l’ISJPS (UMR 8003)
Force est de constater que le questionnement auquel ce texte tente d’apporter des éléments de réponse évoque surtout un débat de juristes, et même de juristes universitaires. Dans l’esprit du profane, la sécurité, en particulier la protection de l’intégrité physique de la personne, constitue un impératif premier, pour ne pas dire vital. L’homme et la femme de la rue ne comprendraient donc pas qu’une telle exigence ne soit pas érigée en droit fondamental alors qu’il en serait ainsi du droit de grève, de la liberté d’expression ou encore du droit au recours juridictionnel. Du côté de la doctrine juridique, ce questionnement est récurrent 1. Il est même lancinant. A l’ère contemporaine, il est intimement lié au développement des politiques publiques de sécurité notamment en matière de lutte contre le terrorisme et de récidive, qui se déploient dans les textes sous le frontispice d’un « droit fondamental à la sécurité ». Ce dernier jure au sein de la catégorie des droits fondamentaux puisqu’il fonde surtout la mise en place de dispositifs qui entravent l’exercice de nombreuses libertés à commencer par la liberté individuelle et la liberté d’aller et venir. Il s’inscrit donc dans un rapport dialectique avec la liberté. Ce débat classique pollue en partie la réflexion sur l’existence d’un droit fondamental à la sécurité. En effet, exposer une thèse revient aussi à choisir un camp dans un débat qui sent le soufre. On se propose ici d’apporter des éléments de réflexion sur cette question (II) à partir d’un état des lieux du droit positif (I). Afin de délimiter le propos, la sécurité sera ici entendue comme visant la protection de l’intégrité physique de la personne.
I/ Etat des lieux
Une étude du droit positif permet de mettre en valeur la prégnance de l’exigence de protection de l’intégrité physique des personnes (A) en même temps que le faible recours au registre des droits fondamentaux pour en assurer la garantie (B).
A/ La chose
Il n’est guère d’effort à faire pour constater que l’exigence de sécurité est prise en compte de manière massive dans les différentes branches du droit applicable en France. Ce constat fait écho à son éminence dans le champ social.
Droit supra-législatif. En droit constitutionnel, l’exigence de sécurité a pour support principal l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public entendu « notamment » comme « la sécurité des personnes et des biens » (Cons. const., n°80-127 DC, 20 janvier 1981, Loi Sécurité et liberté, Rec. p. 15). Dans ce cadre, elle est surtout mobilisée par le juge constitutionnel au soutien de dispositions législatives, de nature pénale en particulier, qui entravent l’exercice de certaines libertés (ex. Cons. const., n°2011-209 QPC, 17 janvier 2012). Dans la jurisprudence de la CEDH, elle a connu des développements remarquables à travers le recours à la technique des obligations positives. Les Etats partis n’ont pas seulement l’obligation (négative) de ne pas porter atteinte aux droits consacrés par la Convention mais aussi l’obligation de mettre les personnes en mesure d’en jouir de manière effective. Du côté du droit à la vie (art. 2), l’Etat a donc l’obligation de « prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction » (CEDH, 9 juin 1998, L.C.B. / Royaume-Uni, 14/1997/798/1001). Il s’agit de prendre des mesures d’ordre pratique pour protéger l’individu dont la vie est menacée par les agissements criminels d’autrui (ex. : CEDH, 14 septembre 2010, Dink / Turquie, n°2668/07) mais aussi d’adopter des normes garantissant la protection des personnes dans les espaces publics (CEDH, 14 juin 2011, Ciechońska / Pologne, n°19776/04) ou encore de mettre en place « un cadre juridique et administratif propre à dissuader de commettre des atteintes contre la personne et s’appuyant sur un mécanisme d’application conçu pour en prévenir, réprimer et sanctionner les violations » (CEDH, 14 juin 2011, Trévalec / Belgique, n°30812/07, §73). Ces différentes décisions ont conduit des auteurs à poser l’hypothèse d’un droit à la sécurité des personnes en droit de la Convention (M. Afroukh, « L’émergence d’un droit à la sécurité des personnes dans la jurisprudence de la Cour EDH », RDP 2015/1 p. 139). La Chambre criminelle de la Cour de cassation elle-même a récemment fait écho à cette analyse lorsqu’elle a évoqué « l’obligation pour les Etats d’assurer le droit à la sécurité des citoyens par la prévention des infractions et la recherche de leurs auteurs » (Cass. crim., 20 décembre 2017, n°17-82435)
Droit administratif. L’exigence de sécurité est prégnante en matière de police administrative. On sait que la sécurité des personnes et des biens est la première des composantes de l’ordre public dans le cadre de la police générale. Par ailleurs, le juge du référé-liberté s’est approprié la technique des obligations positives en particulier lorsque sont en cause le droit à la vie et le droit de ne pas subir des traitements inhumains ou dégradants (CE Sect., 16 nov. 2011, Ville de Paris, n°353172, Rec. p. 252 ; CE ord., 22 décembre 2012, Section française de l’OIP, n°364584). La sécurité est aussi au cœur des finalités de plusieurs polices spéciales. A titre d’exemple, l’État a été condamné à indemniser des victimes de l’amiante au motif qu’il n’avait pas pris les mesures réglementaires nécessaires pour prévenir les risques liés à l’exposition professionnelle à l’amiante (CE Ass., 3 mars 2004, Ministre de l’Emploi et de la Solidarité / Botella, Rec. p. 126). Le droit de la responsabilité administrative, à l’instar de son homologue civile, a largement participé au phénomène de socialisation des risques que le Conseil d’Etat décrivait de la manière suivante dans son rapport public de 2005 : « [l’exigence de sécurité] engendre la conviction que tout risque doit être couvert, [….] que la société doit, à cet effet, pourvoir non seulement à une indemnisation des dommages qu’elle a elle-même provoqués, mais encore de ceux qu’elle n’a pas été mesure d’empêcher, ou dont elle n’a pas su prévoir l’occurrence » (EDCE n°56, 2005, pp. 205).
Droit civil. Il connaît de multiples régimes de réparation des dommages aux personnes. En matière de responsabilité, le juge a « découvert » des obligations de sécurité à la charge du commerçant (Cass. civ. 1, 20 sept. 2017, n°16-19109) et de l’organisateur d’activités sportives (Cass. civ. 1, 30 novembre 2016, n°15-25249, Bull. ), typiques pour certaines d’entre elles de ce que l’on a appelé le « forçage » du contrat. Il est possible d’y agréger les nombreux régimes d’indemnisation mis en place par la loi qui visent d’abord à indemniser des atteintes à la personne (terrorisme, accidents de la circulation, acte médical, victime d’infractions, victime de l’amiante, etc.). De manière générale, le dommage corporel tient une place de premier rang au sein de la hiérarchie des intérêts protégés par le droit de la responsabilité (Ch. Quézel-Ambrunaz, « La responsabilité civile et les droits du titre I du livre I du code civil. A la découverte d’une hiérarchisation des intérêts protégés », RTDC 2012/2 p. 251).
Droit du travail. La sécurité des salariés a suscité des jurisprudences et un cadre législatif particulièrement denses. Le Code du travail affirme et décline l’obligation pour l’employeur de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs (art. L. 4121-1 et s. du Code du travail). De son côté, la Chambre sociale a jugé que « l’employeur est tenu, à l’égard de son personnel, d’une obligation de sécurité de résultat qui lui impose de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé des travailleurs » (Cass. Soc., 5 mars 2008, SNECMA, n°06-45888, Bull. V n°46 ; Cass. Soc., 16 juin 2009, n°08-41519).
Droit pénal. Il n’est pas nécessaire ici de recenser les multiples infractions qui sanctionnent des atteintes à l’intégrité physique des personnes, qu’elles soient volontaires ou involontaires.
B/ Le mot
L’exigence de protection de la sécurité des personnes est donc très largement prise en compte dans les différentes branches du droit. Cependant elle est rarement formulée à travers l’affirmation d’un droit fondamental à la sécurité.
Légistique. L’affirmation la plus nette en sens n’est pas la plus convaincante. On sait que plusieurs lois relatives à la sécurité publique ont retenu cette qualification (loi du 21 janvier 1995, loi du 15 novembre 2001 et loi 18 mars 2003) et qu’elle figure à présent dans le premier article du Code de la sécurité intérieure (art. L. 111-1). Cette démarche n’est pas sans évoquer une pratique courante de légistique qui consiste à exposer les fondements d’une législation ou d’un code dans ses dispositions liminaires (sur cette question, V. Champeil-Desplats, « Les enjeux normatifs de la fondamentalisation du droit à la sécurité », in M. Touillier (dir.), Le Code de la sécurité intérieure, artisan d’un nouvel ordre ou semeur de désordre, Dalloz, Coll. Les sens du droit, 2017, p. 81). Lesdits fondements sont désormais régulièrement formulés en termes de droits fondamentaux que le législateur se propose de réaliser à travers les dispositions subséquentes. Les articles liminaires du Code de l’éducation, du Code des transports, du Code de la santé publique et du Code de l’environnement affirment respectivement « le droit à l’éducation » (art. L. 111-1), « le droit au transport » (art. L. 1111-4), « le droit fondamental à la protection de la santé » (art. L. 1110-1) et « le droit de chacun à un environnement sain » (art. L. 110-2). Cette pratique s’illustre aussi dans l’article 1er de la loi du 6 juillet 1989 relative aux rapports locatifs qui se réfère au droit fondamental au logement. Dans tous ces cas, il s’est agi pour le législateur d’exprimer les principes qui légitiment et justifient la mise en place d’un arsenal de dispositions législatives plutôt que de poser un énoncé normatif ayant une portée contraignante. En atteste le peu de juridictions qui se sont saisies de ce type de dispositions. Et lorsque que cela a été le cas, elles ont surtout été mobilisées comme simple ressource argumentative au soutien d’une interprétation de la loi (Cass. civ. 3, 22 octobre 2003, n°02-14702 ; CA Reims, 30 novembre 1995, Jurisdata n°050729 ; CA Toulouse, 10 décembre 2001, Jurisdata n°163612).
Responsabilité civile. C’est du côté du droit privé qu’il convient de se tourner pour retrouver des raisonnements qui sont susceptibles d’évoquer un tel droit dans la jurisprudence. Encore faut-il relever qu’il est question d’un droit subjectif et non d’un droit fondamental à la sécurité. Il a déjà été relevé que la Cour de cassation a reconnu l’existence d’une obligation contractuelle de sécurité à la charge de différentes personnes, et en particulier l’organisateur d’une attraction et l’employeur. Or, l’obligation se définissant en droit privé, comme un lien de droit entre deux personnes, il peut en être déduit qu’à l’obligation de sécurité fait écho une créance au bénéfice de la victime, un droit personnel à la sécurité, un droit subjectif à la sécurité. La situation est alors particulière en ce que ce droit est « individualisé ». On veut dire par là que formellement, il s’inscrit dans le « colloque » singulier du contrat et ne se présente donc pas, à l’instar des droits fondamentaux, comme un droit reconnu à tous. La tendance contemporaine donne à voir un phénomène de « décontractualisation » de l’obligation de sécurité aussi bien en droit du travail (L. de Montvalon, « Le crépuscule de l’obligation de sécurité de résultat », Jurisprudence sociale Lamy 2018, n°448, p. 4) qu’en droit civil (J. Knetsch, « Faut-il décontractualiser la réparation du dommage corporel ? » Rev. des contrats 2016/4 p. 801). En ce sens, l’avant-projet de loi de réforme de la responsabilité civile dispose que « le dommage corporel est réparé sur le fondement des règles de la responsabilité extracontractuelle, alors même qu’il serait causé à l’occasion de l’exécution du contrat » (art. 1233 al. 2). La référence à un droit à la sécurité n’est pas absente du champ de la responsabilité délictuelle. Elle est même ancienne. Elle s’est inscrite dans les réflexions autour des fondements de la responsabilité civile. Historiquement, cette dernière est fondée sur la faute mais, il est apparu dès la fin du XIXe siècle que la faute n’épuisait pas lesdits fondements dans un contexte de développement du machinisme et des dommages qui pouvaient en résulter. Boris Starck en particulier a proposé un fondement complémentaire pour justifier la réparation du dommage corporel (« Domaine et fondement de la responsabilité sans faute », RTDC 1958 p. 475). Partant du constat que le dommage est souvent réparé en l’absence de faute, il a proposé de partir du point de vue de la victime. La réparation s’expliquerait alors par la lésion d’un droit de la victime, un droit à la sécurité, qu’il range au sein de la catégorie alors émergeante des droits de la personnalité. Son analyse a été reprise à l’époque contemporaine par Christophe Radé (« Réflexions sur les fondements de la responsabilité civile 2 – Les voies de la réforme : la promotion du droit à la sûreté », D. 1999/31 p. 323). Ce dernier s’est même efforcé de dégager une assise supra-législative à ce droit à la sécurité qu’il a trouvée du côté du droit à la sûreté proclamé par l’article 2 de la DDHC et l’article 5 de la CEDH.
Droit du travail. Même si l’expression ne s’est pas véritablement imposée en droit du travail, il peut être relevé que la Chambre sociale s’est référée à différentes reprises à un droit du salarié à la sécurité en tant que corollaire de l’obligation qui pèse sur l’employeur en ce domaine. Elle a évoqué à ces occasions l’existence d’un « droit à la sécurité dans le travail » (Cass. soc., 25 mars 2009, n°07-444408, Bull. V n°82 ; Cass. soc., 22 juin 2011, n°10-14316).
II/ Analyse
Il ressort de la description du droit positif que d’une part la protection de la sécurité des personnes est une exigence partagée dans les différentes branches du droit et d’autre part que cette exigence est rarement formulée en termes de « droit subjectif » voir de « droit fondamental ». Plutôt que de gloser sur l’existence ou non d’un droit fondamental à la sécurité qui supposerait une séquence fastidieuse sur la définition de la notion même de droit fondamental, il est proposé ici d’envisager deux autres pistes de réflexion. La première consiste à essayer de situer le droit à la sécurité au sein de la galaxie des droits fondamentaux en posant comme hypothèse qu’il bénéficierait de cette qualification. La seconde invite à se situer en amont en pointant la justification de la mise à l’agenda doctrinal de la question d’un droit fondamental à la sécurité.
A/ Le droit à la sécurité au pays des droits fondamentaux
La catégorie des droits fondamentaux est particulièrement dense, du moins si le choix est fait d’en développer une approche formelle, c’est-à-dire par référence aux grands textes supra-législatifs qui déclarent des droits de la personne. Un recensement opéré sans rigueur à partir des déclarations constitutionnelles et internationales permet d’identifier une trentaine de droits. Si l’on s’efforce de situer le droit à la sécurité au sein de la catégorie, deux pistes paraissent envisageables. On mettra au préalable de côté la proposition de Christophe Radé d’assimiler droit à la sécurité et droit à la sûreté qui, comme il l’a reconnu lui-même, jure avec le droit positif en ce qu’elle omet la signification contemporaine de la sûreté. Cette dernière renvoie désormais à la liberté individuelle, c’est-à-dire à la protection de l’individu contre la seule privation de liberté (ex. : P. Delvolvé, « Sécurité et sûreté », RFDA 2011/6 p. 1085).
Un droit relatif à la dignité de la personne humaine ? On sait que la CEDH ne garantit pas le droit à la sécurité mais que l’exigence de protection de la sécurité des personnes est prise en compte à travers le développement d’obligations positive déduites du droit à la vie proclamé par l’article 2 de la CEDH et du droit de ne pas subir des traitements inhumains ou dégradants de l’article 3. Le juge administratif s’est approprié ce raisonnement à partir du début des années 2010. Ces deux dispositions constituent des expressions juridiques du principe du respect de la dignité de la personne humaine comme l’illustre le titre premier de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. De son côté, le Conseil constitutionnel a souligné que le droit au respect du corps humain affirmé par l’article 16-1 du Code civil figure au nombre des principes qui « tendent à assurer le respect du principe constitutionnel de sauvegarde de la dignité de la personne humaine » (Cons. const., n°94-343/344 DC, 27 juillet 1994, Lois bioéthiques, Rec. p. 100). Il semble donc évident que le droit à la sécurité cousine avec le droit à la protection de la dignité dont il contribue à assurer la réalisation.
Un droit de solidarité ? Une autre piste consiste à se tourner vers les droits de solidarité (ou droits sociaux créances). Comme l’a relevé le sociologue Hugues Lagrange il y a une dizaine d’années, la demande de sécurité est aussi une « demande d’Etat » (Demandes de sécurité. France, Europe, États-Unis, Seuil, 2003). Or, les droits de solidarité reposent d’abord sur l’obligation pour la collectivité et donc les institutions publiques, de mettre les individus en situation de pourvoir à leurs besoins essentiels dans différents domaines (santé, éducation, travail ou encore logement). Il n’est guère d’effort à faire pour y agréger la sécurité. Les questionnements contemporains sur l’existence d’un droit à la sécurité font d’ailleurs écho aux débats qu’ont suscités certains droits de solidarité il y a plus d’un siècle et en particulier ce que l’on appelait l’assistance. A l’instar de ce qu’il en est aujourd’hui pour la sécurité, la doctrine publiciste du siècle passé avait fait le constat que de véritables obligations d’agir pesaient sur les personnes publiques en matière d’assistance. Mais les auteurs les plus prestigieux, à commencer par Léon Duguit et Maurice Hauriou ont dénié l’idée que de telles obligations puissent justifier de manière corrélative la reconnaissance de droits à part entière. Leurs réticences se fondaient sur le refus de principe de la notion de droit subjectif (Duguit) ou sur l’idée que les bénéficiaires étaient dans une situation objective et statutaire (Hauriou). Elles n’étaient pas dénuées de considérations idéologiques de la part d’une doctrine attachée aux principes du libéralisme et rétive à l’érection des droits sociaux (B Plessix, « Droits publics subjectifs des administrés et doctrine de la IIIe République » in Les droits publics subjectifs, coll. Travaux de l’AFDA, LexisNexis, 2011 p. 33, pp. 36). A l’époque contemporaine, l’objection idéologique n’a pas disparu. Ce sont là-aussi les principes du libéralisme qui fondent le refus de reconnaître un droit fondamental à la sécurité mais d’une manière différente : au début du siècle dernier, ces principes étaient menacés par les idées socialistes ; aujourd’hui ils le seraient par les politiques « sécuritaires ». Enfin et surtout, le régime applicable à un tel droit serait probablement très proche de celui des droits de solidarité. Pour faire simple, ces droits ne se réalisent pas directement devant les juridictions mais par l’intermédiaire des dispositifs législatifs et réglementaires édictés pour assurer leur mise en œuvre. Cette solution se justifie par le constat que leurs contours sont largement indéfinis, que leur réalisation implique un lourd investissement humain et financier des collectivités publiques. Aussi appartiendrait-il aux autorités compétentes à commencer par le législateur, de définir ce que sont les obligations des différents acteurs en la matière. Il en résulte par exemple que pas plus que le droit à la santé (CE ord., 8 septembre 2005, Ministre de la Justice / Bunel, Rec. p. 388) et le droit au logement (CE ord. 3 mai 2002, Association de réinsertion sociale du Limousin, Rec. p. 168), le droit à la sécurité ne constitue-il une liberté fondamentale dans le cadre du référé-liberté (CE, ord., 20 juillet 2001, Commune de Mandelieu-la-Napoule, n°236196).
L’un et l’autre ? L’exigence de sécurité entendue comme la protection de l’intégrité physique trouve donc une traduction au sein de deux catégories de droits fondamentaux : les droits qui garantissent le respect de la dignité de la personne humaine et les droits qui assurent la solidarité sociale. Il est vain de vouloir attribuer un rattachement exclusif au droit à la sécurité. Cette lecture en termes de « droits fondamentaux » ne fait qu’exprimer la diversité des modes de réalisation de l’exigence de sécurité et de la « manière d’être » du droit qui pourrait en être déduit dans les différentes branches du droit. En caricaturant, il est possible d’en identifier deux grandes occurrences. Il est souvent question de stigmatiser les auteurs d’atteintes à l’intégrité physique commises dans le cadre d’activités humaines. L’exigences de sécurité évoque alors plutôt les droits en rapport avec la dignité de la personne humaine qui fonde la prohibition des atteintes à l’intégrité physique des personnes. A ce titre, l’exigence de sécurité bénéficie d’une garantie renforcée. En droit de la CEDH, les droits fondamentaux en cause (droit à la vie, droit de ne pas subir des traitements inhumains ou dégradants) sont dits « indérogeables ». Les dispositions qui les supportent (art. 2, 3 et 4) ne peuvent faire l’objet d’aucune restriction. Mais l’exigence de sécurité peut aussi s’exprimer à travers le droit d’exiger une action positive d’une entité responsable afin qu’elle prenne les dispositions nécessaires pour prévenir la réalisation de risques vitaux ou physiques. On pense bien sûr aux obligations des autorités de police administrative. Des obligations de nature proche pèsent sur les employeurs et commerçants. Le débat est alors celui du niveau de contrainte que l’on entend faire peser sur cette entité : une obligation de résultat ou une obligation de moyen. Cette interrogation traverse l’ensemble des disciplines concernées. En dernier lieu, la Chambre sociale de la Cour de cassation semble avoir abandonné l’idée d’imposer à l’employeur une obligation de résultat en la matière (L. de Montvalon, art. préc.). De son côté, le juge administratif des référés a jugé que « le caractère manifestement illégal de l’atteinte à la liberté fondamentale en cause doit s’apprécier en tenant compte des moyens dont dispose l’autorité administrative compétente » (CE ord., 30 juillet 2015, Section française de l’OIP, n°392043, Rec. p. 305). Dans cette configuration, l’exigence de sécurité renvoie donc plutôt à la catégorie des droits de solidarité.
Le modèle du droit à la santé. En définitive, s’il devait être affirmé un droit à la sécurité, il évoquerait largement le droit fondamental à la santé. Une thèse récente s’est évertuée à en recenser les différentes implications (C. Roulhac, L’opposabilité des droits et libertés, Thèse Université Paris-Ouest Nanterre La Défense, 2016, n°689 et s.). Une démarche similaire pourrait probablement être tentée au sujet d’un éventuel droit fondamental à la sécurité.
B/ De quoi la mise à l’agenda doctrinal de ce questionnement est-elle le nom ?
Le débat sur l’existence d’un droit fondamental à la sécurité est récurrent au sein de la doctrine. Sa résurgence actuelle ne relève toutefois pas du simple jeu de l’esprit. Elle fait écho à l’exacerbation de la demande de sécurité dans le champ politique et social. Elle s’explique aussi par la mutation dans la façon de traduire cette exigence de protection de la sécurité dans le champ juridique. Pour la résumer en quelques mots, elle se serait surtout exprimée dans le passé à travers la mise en place de dispositifs de sanction (droit pénal) et de réparation (responsabilité civile) ; elle se décline de plus en plus souvent à travers le déploiement des mécanismes préventifs dans différentes branches du droit. Dit autrement, il ne s’agit plus seulement d’assurer a posteriori la réparation et la sanction des manquements ou des atteintes à la sécurité des personnes mais de prévenir en amont la survenance de ce type d’atteintes. La promotion d’un droit fondamental à la sécurité illustrerait donc une dynamique de renforcement de la prise en compte de la sécurité à travers la mise en place de dispositifs de prévention des atteintes à la sécurité.
Le droit à la sécurité comme droit individuel. Ce constat est avéré lorsque l’on s’intéresse plus spécifiquement aux prérogatives et voies de recours accessibles aux individus pour assurer la protection de leur intégrité physique. Il en est ainsi par exemple du référé-liberté. On a déjà signalé que dans un premier temps, le Conseil d’Etat a jugé que « si l’autorité administrative a pour obligation d’assurer la sécurité publique, la méconnaissance de cette obligation ne constitue pas par elle-même une atteinte grave à une liberté fondamentale » (CE ord., 20 juillet 2001, préc.). Désormais le juge du référé-liberté est en droit d’enjoindre à l’autorité publique de prendre des mesures en vue d’assurer la sécurité de personnes dès lors que « l’action ou la carence de l’autorité publique crée un danger caractérisé et imminent pour la vie des personnes, portant ainsi une atteinte grave et manifestement illégale à cette liberté fondamentale, et que la situation permet de prendre utilement des mesures de sauvegarde dans un délai de quarante-huit heures ». Il s’est par exemple agi de protéger la sécurité des personnes contre l’effondrement d’une dalle (CE Sect., 16 novembre 2011, préc.) et des attaques de requins (CE ord., 13 août 2013, Ministre de l’Intérieur / Commune de Saint-Leu, n°370902), ou encore la sécurité des migrants vivant dans la « lande » de Calais (CE ord., 23 novembre. 2015, Asso. Médecins du Monde et a., n°394540, Rec. p. 401). La logique préventive est également prégnante en droit du travail. Depuis une loi de 1991 assurant la transposition d’une directive-cadre du 12 juin 1989, le Code du travail consacre un titre aux principes de prévention des risques (art. L. 4121-1 et s.) qui déterminent toute une série d’obligations à la charge de l’employeur en ce domaine. Surtout, le Code du travail connaît des mécanismes d’alerte et de retrait qui vont permettre de prévenir de manière effective la réalisation d’un danger pour la sécurité d’un ou plusieurs salariés. Il en résulte notamment qu’un salarié peut se retirer d’une situation dont il a un motif raisonnable de penser qu’elle présente un danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé (art. L. 4131-1). De même, le représentant du personnel au comité économique et social dispose d’un droit d’alerte qui peut conduire au prononcé d’une mise en demeure par l’administration du travail et la saisine par l’inspecteur du travail du juge des référés qui peut « ordonner toutes mesures propres à faire cesser le risque, telles que la mise hors service, l’immobilisation, la saisie des matériels, machines, dispositifs, produits ou autres, lorsqu’il constate un risque sérieux d’atteinte à l’intégrité physique d’un travailleur » (art. L. 4732-1).
Le droit à la sécurité comme fondement des politiques publiques de sécurité. Au-delà des procédures permettant aux personnes concernées de parer aux risques pour leur propre sécurité, cette logique de prévention imprègne aussi les politiques publiques de sécurité. Il n’est alors plus question de garantir la sécurité de groupes de personnes déterminées (les salariés d’une entreprise, les usagers d’un service public) mais de protéger de manière générale la sécurité du public, la sécurité publique. Elle s’exprime de différentes manières (pour un recensement en droit pénal : J. Danet et S. Grunvald, « Le droit à la sécurité et le risque au cœur du nouveau droit pénal », in Perspectives du droit public. Mélanges offerts à Jean-Claude Hélin, Litec, 2004, p. 196). La plus topique est le développement des dispositifs préventifs qui visent des personnes dans le but d’empêcher qu’ils commettent des crimes ou de délits aussi bien en droit pénal qu’en droit administratif. Ils permettent la mise en œuvre de mesures (pénales ou administratives) à l’égard des personnes dont on soupçonne qu’elles pourraient avoir l’intention de commettre tel ou tel crime. La législation pénale comprend aujourd’hui toute une série d’infractions pénales dites de prévention qui permettent de réprimer des comportements dont on soupçonne qu’ils pourraient déboucher sur la commission d’un crime de terrorisme (A. Ponseille, « Les infractions de prévention, Argonautes de la lutte contre le terrorisme », RDLF 2017, chron. n°26). Dans un registre différent, la loi du 25 février 2008 a mis en place un dispositif qui autorise le maintien en détention dans un centre socio-médico-judiciaire de sûreté de personnes ayant accompli l’ensemble de leur peine mais qui « présentent une particulière dangerosité caractérisée par une probabilité très élevée de récidive parce qu’elles souffrent d’un trouble grave de la personnalité » (art. 706-53-13 du Code de procédure pénale). En dernier lieu, la loi n°2017-510 du 30 octobre 2017 (art. L. 228-1 et s. Code de la sécurité intérieure) a autorisé le ministre de l’Intérieur à prendre des mesures individuelles de contrôle et de surveillance telle que des interdictions de circuler, des obligations de pointage et le placement sous surveillance électronique mobile « aux seules fins de prévenir la commission d’actes de terrorisme ». Elle a transposé dans le droit commun des mesures de nature préventive dont l’application n’était possible jusque-là que dans le cadre de l’état d’urgence.
Conclusion
Au terme de ce tour d’horizon, il apparaît donc que la protection de la sécurité est une exigence sociale toujours plus importante et qui, à ce titre, est largement prise en compte dans les différentes branches du droit. De même, le constat a été fait que cette protection n’a pas été assurée pour l’essentiel à travers l’affirmation d’un droit fondamental à la sécurité. A partir de là, la question qui constitue le titre de ce texte peut appeler des réponses variables en considération de la posture, de la démarche et des convictions de la personne interpelée. En mêlant les registres de discours, il nous semble que la promotion d’un droit fondamental à la sécurité serait inutile, perturbatrice et dangereuse. Inutile en ce que la protection de l’intégrité physique des personnes est déjà assurée dans les différentes branches du droit ; perturbatrice parce que la catégorie des droits et libertés fondamentaux est déjà guettée par l’embonpoint ; dangereuse en ce que cette promotion aurait essentiellement pour fonction d’affermir des politiques publiques de sécurité déjà fort « exubérantes ».
Notes:
- Notamment M.-A. Granger, « Existe-t-il un « droit fondamental à la sécurité ? », RSC 2009/2 p. 273 ; Didier Truchet, « L’obligation d’agir pour la protection de l’ordre public : la question d’un droit à la sécurité », in M.-A. Redor (dir.), L’ordre public : ordre public ou ordres publics. Ordre public et droits fondamentaux, Bruylant, Collection Droit et Justice, 2001, p. 310 ; P. Jourdain, « Existe-t-il un droit subjectif à la sécurité ? » in M. Nicod (dir.), Qu’en est-il de la sécurité des personnes et des biens ? Les travaux de l’IFR, Mutation des normes juridiques N° 7, Presses universitaires des sciences sociales de Toulouse, 2008, p. 83 ↩
Excellente contribution Professeur! Surtout la conclusion, elle est originale.
Félicitations ! ! !
Bonjour,
je n’ai pas de commentaire ou plutôt si ce devait être un commentaire il serait en lien avec une interrogation sur la légitimité d’élargir le sens donné à la sécurité à l’absence d’empreintes nuisibles à la santé. Vous avez cité les situations d’exposition professionnelles à l’amiante, qu’en est-il des situations d’exposition « banales » sur les lieux de vie, en particulier les nuisances induites par le transport, puisqu’il est désormais scientifiquement démontré que les nuisances sonores sont parmi les plus impactantes pour la santé et réduisent de plusieurs années l’espérance de vie?
De votre conclusion je comprends que les différentes branches du droit devraient permettre d’assurer la protection de la sécurité (intégrité physique) quelle qu’en soit la cause. Or si je prends l’exemple du code de route (mais est-ce du droit?) celui-ci est très souvent enfreint, sans que la force publique intervienne et ni sanctionne. N’est-ce pas l’illustration d’une lacune fondamentale dans l’application du droit et dans l’atteinte à notre droit à la sécurité?
cordialement