La fin des droits de l’homme ?
Cet article est la retranscription enrichie d’une conférence donnée lors d’un webinaire organisé par l’ISJPS (Université Paris 1 / UMR 8103) le 29 juin 2020. Il part du constat que la séquence de la Covid-19, de par les restrictions inédites à l’exercice des libertés qu’elle a données à voir, marque une rupture du point de vue des principes qui définissent notre système juridique. Or, l’urgence sanitaire pourrait, à cet égard, préfigurer l’urgence climatique. Les restrictions à l’exercice des libertés fondamentales adoptées à cette occasion de la première pourraient préfigurer celles qui seront nécessaires pour lutter contre le réchauffement climatique.
Par Xavier Dupré de Boulois, Professeur de droit public à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne (ISJPS UMR 8103)
La séquence de la Covid-19 a donné lieu et suscite encore aujourd’hui des restrictions inédites à l’exercice des libertés fondamentales les plus essentielles en France et ailleurs. Le propos de cette contribution n’est pas d’opérer une étude exhaustive et critique de ces multiples atteintes qui a déjà été faite à de nombreuses reprises ailleurs (par ex. : P. Wachsmann, « Les libertés et les mesures prises pour lutter contre la propagation du covid-19 », JCP éd. gén. 2020, n°20-21, 621). L’ambition est plutôt d’interroger les effets présents mais aussi à venir de cette crise sur la place des droits de l’homme au sein du système politico-juridique français. En effet, au-delà de cette séquence de la Covid-19 qui dure, cette crise sanitaire préfigure les conséquences qu’une autre urgence, l’urgence climatique, pourrait avoir pour les libertés fondamentales. Pour ce faire, le propos s’ordonnera en trois temps au sens strict du terme : hier, aujourd’hui, demain.
I. Hier : l’âge d’or des droits de l’homme
Contexte. Le point de départ est le constat classique que les droits de l’homme ont connu un âge d’or depuis la fin des années 1960 avec la fin de l’utopie communiste et l’affirmation du modèle de la démocratie libérale. Dans le domaine social, la libération des mœurs a émancipé l’individu des structures sociales et familiales qui déterminaient sa place et son rôle dans la famille et la société. Dans le domaine économique, la révolution néo-libérale a permis de donner sa pleine mesure aux libertés économiques. Notre système juridique a accompagné et concrétisé cet âge d’or puisque les droits de l’homme ont acquis en son sein un rôle matriciel. Il peut être appréhendé sur un plan formel ou matériel.
A. La forme du droit
L’affirmation des droits de l’homme au sein du système juridique français s’est traduite par un triple phénomène qui a largement contribué à en modifier la physionomie.
La fondamentalisation du droit. : La fondamentalisation du droit renvoie à ce que certains ont aussi appelé la « positivation » des grandes déclarations des droits de l’homme proclamées au niveau constitutionnel (DDHC, etc.) ou à l’échelon supranational (à commencer par la CEDH). Ces textes ont longtemps été pensés comme l’énumération des principes philosophiques qui dominent notre système juridique sans le contraindre. Ils ont désormais acquis une pleine valeur juridique de telle sorte qu’ils sont désormais devenus opposables aux différents acteurs publiques et privés, et notamment au législateur.
La subjectivisation du droit. La subjectivisation exprime l’idée que le droit est de plus en plus pensé et construit à travers l’allocation de droits subjectifs aux personnes plutôt qu’au prisme d’un droit objectif qui déterminerait les situations respectives des individus via des institutions et des statuts. Elle traduit la valorisation des intérêts individuels aux dépens de l’intérêt collectif ou général. En ce sens, François Ost et Michel van de Kerchove ont relevé que « alors que, hier encore, les intérêts avaient à se légitimer comme parcelles d’un intérêt commun (ils apparaissaient comme les composantes d’une institution sociale, les éléments d’un compromis social préétabli par la loi), ils sont aujourd’hui reconnus légitimes par eux-mêmes, libres de jouer sans souci de la composition d’ensemble, invités à se maximiser chacun sans référence à un intérêt général devenu évanescent » (De la pyramide au réseau : Pour une théorie dialectique du droit, Publications des facultés universitaires Saint-Louis, 2002, p. 123).
La judiciarisation du droit. La fondamentalisation et la subjectivisation ont donné un rôle nouveau au juge dans un contexte français marqué par une tradition légicentriste. Ils sont devenus les arbitres ultimes des conflits entre droits de l’individus et considérations d’intérêt général aux dépens notamment des représentants élus qui siègent au Parlement. Ils se sont également vu doter de nouvelles voies de recours dédiées plus ou moins directement à la protection des droits fondamentaux. Les plus connues, le référé-liberté devant le juge administratif (art. L. 521-2 CJA) et la question prioritaire de constitutionnalité (art. 61-1 de la Constitution) ont été organisés pour soumettre au contrôle du juge les atteintes aux droits fondamentaux commises respectivement par les autorités administratives et le Parlement.
B. Le fond du droit
Pour le commun des mortels, c’est-à-dire le non-juriste, la place centrale acquise par les droits de l’homme au sein de notre système juridique se donne surtout à voir à travers l’évolution du curseur entre le licite et l’illicite. Il n’est bien sûr pas question d’opérer un recensement. Deux exemples l’illustrent amplement.
Le droit des personnes et de la famille. L’évolution du droit des personnes et de la famille a été proprement vertigineuse depuis une quarantaine d’années. Elle a été largement influencée par l’affirmation des droits de l’individu qu’il soit majeur ou mineur : dépénalisation de l’homosexualité, libéralisation de l’accès à l’avortement, atténuation des effets de l’indisponibilité de l’état civil à l’égard des personnes transsexuelles, affirmation de l’égalité et de la liberté dans le mariage, ouverture de mariage aux couples homosexuels et demain libéralisation de l’accès à la procréation médicalement assistée.
Le droit du travail. « Citoyens dans la cité, les travailleurs doivent l’être aussi dans leur entreprise ». Cette affirmation issue du rapport rédigé par le ministre Jean Auroux à destination du nouveau président de la république en septembre 1981 illustre bien l’ambition des lois adoptées par la nouvelle majorité de gauche élue en juin 1981. Encore embryonnaire, l’affirmation des droits des salariés a alors connu une impulsion décisive, qu’il s’agisse de leurs droits professionnels ou de leurs libertés publiques. Même si d’aucuns considèrent qu’il existe toujours beaucoup à faire, il convient de prendre en compte le chemin parcouru.
Relativisation. L’affirmation d’un âge d’or des droits de l’homme ne peut bien sûr laisser accroire qu’à la veille de la crise de la Covid-19 notre système juridique serait parvenu à une sorte de perfection dans la réalisation desdits droits. Leur primauté n’a pas empêché le maintien d’importantes restrictions à leur exercice voire leur méconnaissance partielle ou massive à l’égard de certaines catégories de personnes (migrants, détenus). Par ailleurs, il n’est guère d’effort à faire pour constater que les droits de l’homme ont largement perdu de leur superbe dans le champ intellectuel et que leur critique n’est plus le seul fait de penseurs réactionnaires (Pour une synthèse, J. Lacroix et J.-Y Planchère, Le procès des droits de l’homme. Généalogie du scepticisme démocratique, Seuil, La couleur des idées, 2016). La doctrine juridique n’a pas été insensible à ce désamour (X. Dupré de Boulois, « La critique doctrinale des droits de l’homme », RDLF 2020 chron. n°38)
II. Aujourd’hui : la séquence de la Covid-19
Lorsque c’est un juriste qui écrit, l’idée d’une fin des droits de l’homme appliquée à la séquence de la pandémie de la Covid-19 renvoie bien sûr à l’impressionnante batterie de mesures restrictives des libertés qui ont accompagné et accompagnent encore la politique publique de lutte contre cette pandémie (A). Mais, elle évoque aussi toute une série de discours formulés à cette occasion qui participent à délégitimer la place centrale des droits de l’homme au sein de notre système politico-juridique (B).
A. Une restriction inédite à l’exercice des libertés fondamentales
La crise de la Covid-19 a conduit à des restrictions sans précédent à l’exercice des libertés fondamentales. Ce caractère inédit peut être saisi à deux égards : l’ampleur des mesures édictées ; l’inversion du paradigme sur lequel repose notre système juridique. En cela, la crise a illustré le rôle particulier joué par les exigences relatives à la santé publique.
Une inversion de paradigme. Les restrictions à l’exercice des libertés fondamentales mises en place à partir de mars 2020 pour lutter contre la pandémie ont été inédites de par leurs champs matériel, – la plupart des libertés ont été limitées avec une intensité variable -, et personnel, – ces mesures ont visé l’ensemble des personnes présentes sur le territoire français. Si l’on raisonne en termes de théorie des régimes des libertés, la France a vécu une inversion de paradigme. Le premier ministre et membre du Conseil d’Etat Edouard Philippe a bien résumé en creux cette séquence à l’occasion de son discours du 28 mai 2020 annonçant le passage à phase 2 du déconfinement de la population française : « Au cours de cette phase 2 du déconfinement, la liberté va redevenir la règle, et l’interdiction constituera l’exception ». Un commissaire du gouvernement célèbre avait jadis résumé de manière saisissante le base de notre régime des libertés : « toute controverse de droit public doit, pour se calquer sur les principes généraux, partir de ce point de vue que la liberté est la règle et la restriction de police, l’exception » (Corneille, concl. sur CE, 10 août 1917, Baldy, Rec. p. 639). Or durant la période de confinement et peut-être encore plus avec le déconfinement, tout un chacun a dû se poser au quotidien une question : « suis-je autorisé à faire ou à ne pas faire quelque chose » : sortir, se déplacer, se réunir, manifester, travailler, etc. Et tout un chacun a guetté pendant le déconfinement, l’ouverture du champ des possibles comme une nouvelle conquête d’un espace de liberté. La France a expérimenté ce que l’on appelle un régime de police administrative : l’exercice des libertés est soumis à un préalable, l’autorisation, la permission donnée par les autorités publiques. La matérialisation la plus caricaturale de cet état de police a bien sûr été l’attestation de déplacement mais aussi la contraventionnalisation des manquements aux obligations déterminées par des décrets ou des arrêtés. La fin du confinement n’a pas effacé l’ensemble des manifestations de ce régime de police, ne serait-ce qu’à travers l’obligation du port du masque dans les lieux clos et même dans certains espaces publics. L’interdiction (de se déplacer sans masque) demeure alors le principe et la liberté (de ne pas porter le masque) une exception soumise à autorisation.
Généalogie d’une politique publique. La tentation de nombreux commentateurs et en particulier des spécialistes du droit des libertés a été d’inscrire la séquence de la Covid-19 dans la filiation d’une autre séquence, celle qu’a connu la France entre 2015 et 2017 avec l’état d’urgence dit sécuritaire ou terroriste. Du point de vue du droit, elles présentent effectivement des similitudes : mise en place d’un régime d’exception ; édiction de mesures restrictives justifiées par des exigences d’ordre public, prolongation de son application via un véhicule juridique relevant du droit des périodes normales (loi SILT du 30 octobre 2017 et loi du 9 juillet 2020 organisant la sortie de l’état d’urgence sanitaire). Pour autant, il convient aussi de regarder ailleurs pour bien comprendre la signification de cette séquence. Elle se particularise par l’ampleur des restrictions aux libertés prises dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire mais aussi par le fait que lesdites mesures ont concerné l’ensemble de la population française. Il n’était plus question de restreindre les libertés de quelques-uns pour assurer la protection de tous contre le risque terroriste. Il s’est agi de restreindre les libertés de tous pour tous nous protéger. De ce point de vue, cette crise évoque plutôt les politiques mises en œuvre en matière de santé publique. L’objectif de protection de la santé publique constitue traditionnellement « une arme de restrictions massives ». Les exigences relatives à la santé publique ont toujours pesé d’un poids particulier lors de leur conciliation avec l’exercice des libertés. Elles ont rarement cédé devant d’autres considérations dans les jurisprudences constitutionnelles, européennes et administratives. L’exemple le plus évident est celui de la vaccination obligatoire. Il n’est pas de mesure plus intrusive pour les individus que l’obligation de se vacciner. Pour autant, les importantes atteintes qu’elle porte à la liberté personnelle et à la liberté corporelle sont traditionnellement jugées licites au regard de sa finalité de protection de la santé publique. En a encore attesté récemment, le rejet par le Conseil d’Etat d’un recours contre un décret pris pour assurer la mise en œuvre de la loi du 30 décembre 2019 qui a décidé le passage de 3 à 11 vaccins obligatoires (CE, 6 mai 2019, n°419242, Rec.).
B. Affirmation de discours concurrents
Sur le plan juridique, la crise de la Covid-19 aura été l’occasion d’une mise entre parenthèse des libertés. Même si cette séquence « n’en finit pas de ne pas finir », ces restrictions n’ont pas vocation à perdurer. Il serait alors tentant d’en conclure à ce stade qu’il aurait plutôt fallu parler d’éclipse plutôt que de fin des droits de l’homme. Mais cette crise a aussi donné à entendre et à lire des discours qui sont de nature à justifier une remise en cause plus permanente de la place des droits de l’homme dans notre système juridique. Ces discours ne sont pas nouveaux mais ils ont acquis une nouvelle légitimité à l’occasion de la pandémie de la Covid-19. Tous remettent en cause à un titre ou à un autre la place que les droits de l’homme ont acquis dans notre société au nom de l’efficacité de la lutte contre cette pandémie.
Le discours relatif au modèle de gouvernance. Plusieurs Etats autoritaires ou semi-autoritaires ont vanté la capacité de leur système de gouvernance à traiter la pandémie et raillé une supposée faiblesse des démocraties dans la gestion de la crise. Le ministre de la santé Olivier Véran a lui-même donné un certain crédit à ce discours lorsqu’il a affirmé au tout début de la crise que l’emprise de la Chine sur les réseaux sociaux a permis à ses autorités de mettre en place des mesures de confinement rapides pour maîtriser l’épidémie de coronavirus (France Inter, 18 février 2020). De leur côté, certains Etats d’Europe de l’Est (Hongrie, Russie) qui tendent vers un système politique de démocratie illibérale, se sont vantés d’avoir obtenu de bons résultats dans la lutte contre la pandémie
Le discours relatif aux frontières. De fait, la séquence du Covid-19 a conduit pour l’essentiel à une gestion nationale de la lutte contre la pandémie dans les différents Etats et à la fermeture des frontières. Ce discours a pris des colorations variables selon ses auteurs : remise en cause de la globalisation économique comme facteur ayant facilité la diffusion de la pandémie ; hostilité à l’égard de l’étranger, etc. Dans tous les cas, c’est la liberté de circulation qui a été considérée comme problématique. Au-delà, c’est aussi la question de l’universalité des droits de l’homme qui se pose dès lors que les solutions nationales ont prévalu dans la gestion de la pandémie.
Le discours relatif à l’individualisme. Ce discours interroge les interactions sociales et le rapport de l’individu au collectif. Le civisme scandinave et l’holisme asiatique ont pu être valorisés, au moins dans un premier temps, et mis en regard avec les supposés excès de l’individualisme dans certains pays occidentaux. Il conviendrait donc de réhabiliter le « nous » ou le collectif et mettre en avant l’interdépendance sociale pour lutter plus efficacement contre la pandémie. Au-delà des restrictions temporaires à l’exercice des libertés, ce discours invite surtout à repenser la place première de l’individu dans la société. Les débats autour de la mise en place de fichiers et d’une application numériques pour favoriser le traçage des personnes contaminées en sont une bonne illustration. Des Etats démocratiques tels que Taïwan et la Corée du Sud sont allés plus loin et plus vite que la France en la matière sans que cela suscite les mêmes débats et réserves (A. Vaulerin, « Coronavirus : à Taiwan et en Corée du Sud, la population suivie à la trace » » Libération, 3 avril 2020). Les habitants des pays occidentaux seraient plus rétifs à l’égard de la contrainte sociale.
Ces trois registres de discours sapent à un titre ou à un autre la légitimité de la place des droits de l’homme dans notre société ou du moins l’interprétation qui en est faite. Ils évoquent une « petite musique » qui pourrait s’affirmer avec l’autre grande urgence à laquelle notre planète est confrontée : l’urgence liée au réchauffement climatique
III. Demain : Les droits de l’homme au défi du changement climatique
De la Covid-19 au réchauffement climatique. Parmi d’autres, l’économiste Michel Aglietta a opéré un rapprochement suggestif entre la crise de la Covid-19 et la lutte contre le réchauffement climatique lors d’une interview donnée au journal le Monde le 15 mai 2020 : « Les citoyens ont compris la nécessité des restrictions de liberté et ils les ont acceptées. Il faut poursuivre un parler vrai et indiquer clairement la direction stratégique pour retrouver la trace d’un développement soutenable. Le parler vrai est de bien faire comprendre que la pandémie est une crise écologique de la biodiversité, liée au changement climatique, et qu’il n’y a pas d’autre voie que de s’engager sur une trajectoire poursuivant les objectifs de développement durable définis par l’accord de Paris ». On comprend donc que l’urgence sanitaire pourrait préfigurer l’urgence climatique, que les restrictions à l’exercice des libertés fondamentales adoptées à cette occasion pourraient préfigurer celles qui seront nécessaires pour lutter contre le réchauffement climatique. Avec cette particularité que ces restrictions n’ont pas vocation à être provisoires mais permanentes.
A. La protection de l’environnement comme une source de contraintes
Illustrations. Il n’est pas beaucoup d’efforts à faire pour constater que la protection de l’environnement est traditionnellement une source d’importantes contraintes. En dehors de la mise en place de mécanismes de participation originaux, elle est à l’origine d’une législation particulièrement dense qui se manifeste surtout à travers une réglementation des activités de production, de loisirs, de construction, etc., qui ont un impact sur l’environnement dans ses différentes dimensions. « Le droit de l’environnement est essentiellement un droit de police » (C. Moliner-Dubost, Droit de l’environnement, Dalloz, Cours, 2019, n°12). La Charte de l’environnement entrée en vigueur en 2005 ne s’analyse d’ailleurs pas au premier chef comme une déclaration des droits de l’homme appliquée à l’environnement. Elle proclame des devoirs plus qu’elle ne promeut des droits. La jurisprudence du Conseil constitutionnel illustre quant à elle la montée en puissance des obligations environnementales. En atteste sa décision rendue en janvier dernier à l’occasion de laquelle il a érigé la protection de l’environnement, « patrimoine commun des êtres humains », en objectif de valeur constitutionnelle (Cons. const., n°2019-823 QPC, 31 janvier 2020). Il convient de bien comprendre la portée d’une telle promotion. Elle représente une contrainte relative pour le législateur puisque comme il l’a encore rappelé dans sa décision, le Conseil ne dispose pas d’un pouvoir général d’appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement. Et il n’existe pas de recours en carence législative en droit français. En réalité, les objectifs de valeur constitutionnelle sont donc surtout mobilisés pour justifier l’adoption de dispositions législatives qui renforcent les obligations environnementales et affectent donc l’exercice de telle ou telle liberté. Ce nouvel objectif constitue d’abord une ressource juridique pour fonder et une ressource argumentative pour légitimer l’introduction de nouvelles contraintes justifiées par la protection de l’environnement.
B. La lutte contre le réchauffement climatique comme source de restrictions à l’exercice des libertés fondamentales
Harmonie et conflits. L’articulation entre droit de l’environnement et droits de l’homme est généralement pensée au prisme de droits environnementaux fondamentaux. Il est vrai que le droit à un environnement sain et le droit à la participation en matière environnementale ont tous les deux bénéficié de l’onction constitutionnelle (Charte de l’environnement) et conventionnelle (jurisprudence de la CEDH). Mais, dès lors que la protection de l’environnement constitue une source de contraintes et d’obligations et qu’elle fonde ainsi un ordre public écologique (E. Naim-Gesbert, Droit général de l’environnement, Lexisnexis, 2e éd., 2014, n°336), il est bien évident que le rapport entre droit de l’environnement et droits de l’homme ne peut seulement se décliner sur le mode de l’harmonie. Le premier emporte des restrictions à l’exercice des seconds. Il en est ainsi des obligations qui découlent ou qui pourraient découler des nécessités de la lutte contre le changement climatique. Aujourd’hui, ces contraintes semblent surtout peser sur l’activité économique et donc sur les libertés et les opérateurs économiques (1). Mais l’efficacité de la lutte contre le réchauffement climatique pourrait demain justifier des restrictions à l’exercice des libertés individuelles (2).
1/ Le présent : Des restrictions aux libertés économiques
Primauté de la perspective économique. Lorsque l’on évoque des restrictions aux droits de l’homme au nom de la protection de l’environnement, il est surtout question de la liberté d’entreprendre et du droit de propriété. Ce constat s’impose d’évidence pour le changement climatique puisque les émissions de gaz à effet de serre procèdent d’abord de l’activité économique. Ce constat n’émeut pas forcément dès lors que ces libertés sont souvent jugées comme secondaires et font traditionnellement l’objet de multiples restrictions en droit français. D’aucuns s’interrogent même sur leur appartenance à la catégorie des droits fondamentaux (V. Champeil-Desplats, « La liberté d’entreprendre au pays des droits fondamentaux », Rev. Droit du travail 2007 p. 19). Les nécessités de la lutte contre le réchauffement économique justifient, et surtout pourraient justifier à l’avenir, un encadrement beaucoup plus substantiel de l’activité économique : limitation de la circulation des marchandises, quotas ou abandons de productions, etc. Elle est de nature à bouleverser le modèle économique sur lequel repose le monde depuis une cinquantaine d’années. Sa remise en cause en devenir ne permettra pas de faire l’économie de la question sociale, et donc des droits sociaux.
« L’enfer, c’est l’entreprise ». Cette surdétermination économique légitime de la lutte contre le réchauffement climatique explique que les obligations environnementales sont souvent perçues comme pesant, et comme devant peser, en priorité sur les entreprises. De ce point de vue, la liste des 149 propositions pour répondre à l’urgence climatique préparées par la Convention citoyenne pour le climat et rendues publiques le 18 juin 2020 s’inscrivent dans cette logique (Rapport de la Convention citoyenne pour le climat) : la très grande majorité des propositions porte sur la régulation de l’activité économique. Et dès lors qu’elles concernent plus directement les individus, les propositions perdent de leur impérativité. Elles mobilisent le registre de l’incitation plutôt que celui de la prescription. L’une des seules mesures contraignantes qui concerne directement les individus, la réduction de la vitesse sur les autoroutes de 130 à 110km/h, a d’ailleurs soulevé une levée de bouclier. Elle est l’une des trois propositions que le Président de la République a écartées d’emblée. Au total, les résultats de cette Convention n’ont pas suscité un grand enthousiasme de la part des spécialistes et des défenseurs de l’environnement. Il a été relevé que ces propositions s’inscrivent globalement dans la trajectoire des politiques publiques mises en œuvre depuis quelques années. Il n’est donc pas question de rupture au nom de l’urgence climatique. Or, les exigences liées à la lutte contre le réchauffement climatique pourraient à terme justifier l’adoption de mesures touchant plus directement la population. Il n’est donc plus seulement question des opérateurs économiques mais de tout un chacun.
2/ Le futur : des restrictions aux libertés des individus ?
Il est bien évident que le renforcement des contraintes sur l’activité économique ne peut être sans effet pour les individus dès lors qu’ils sont tous, d’une manière ou d’une autre, des agents économiques en tant que consommateurs, usagers, travailleurs, etc. Pour avoir une juste idée de ce que supposerait une lutte efficace contre le réchauffement climatique, il est alors possible de se tourner vers diverses études qui ont été réalisées en la matière.
Propositions issues du rapport de « B&L évolutions » : économie. Dans son dernier ouvrage-manifeste collectif (Retour sur Terre, PUF, 2020), Dominique Bourg a mentionné le rapport élaboré par la société de Conseil B&L évolutions en février 2019. Ce document présente une trajectoire censée permettre de limiter le réchauffement climatique à une augmentation de la température moyenne à la surface de la Terre de 1,5°C par rapport au niveau préindustriel. Il recense de nombreuses mesures nécessaires dans les différents secteurs. La plupart concernent les acteurs économiques mais certaines d’entre elles visent plus directement les personnes. Onze seront énumérées ci-après.
• En 2025, mise en place d’un couvre-feu thermique, coupure des chauffages non décarbonés entre 22h et 6h pour atteindre une température moyenne de 17°C dans les logements.
• L’espace utilisé par personne doit être réduit de 20% d’ici 2030 pour passer de 40m² par personne actuellement à 32 m² par personne.
• Interdiction à la vente de véhicule utilitaire léger (VUL) neufs pour un usage particulier dès maintenant.
• Diminution de 5% par an des km parcourus par les VUL à usage personnel.
• Interdiction des VUL à usage personnel dans les zones urbaines.
• Toute personne habitant à plus de 10 km de son lieu de travail et ayant un emploi télétravaillable doit télétravailler 2 jours par semaine à partir de 2025.
• La consommation de viande doit diminuer de 10% par an à partir de 2020 pour atteindre 25 kg par personne et par an en 2030 contre environ 90 kg aujourd’hui. La consommation de produits laitiers suit la même tendance.
• Instauration de quotas pour limiter la consommation de produits importés. En particulier café, chocolat, fruits exotiques.
• Interdiction de tout vol par avion hors Europe non justifié à partir de 2020.
• Division par trois du flux vidéo consommé d’ici 2030.
• Limitation à 1kg de vêtements neufs mis sur le marché par an et par personne dès 2022.
Propositions issues du rapport de « B&L évolutions » : analyse Les onze propositions avancées par le rapport de la société « B&L évolutions » inspirent plusieurs remarques. En premier lieu, ces contraintes paraissent limitées lorsqu’elles sont prises une par une. Mais mises bout à bout, elles affectent toutes les activités quotidiennes de la personne : son espace de vie (taille de son logement, chauffage), sa nourriture, son habillement, ses déplacements (voiture, avion), sa consommation de produits culturelles (flux numérique) et son travail (télé travail). Elles sont indifférentes à la distinction entre sphère publique et sphère intime. En pratique, elles se saisissent de toutes les activités humaines dès lors qu’elles ont « des effets matériels et physiques sur les écosystèmes » (L. Fonbaustier, « Sur quelques paradigmes de l’écologie politique en tant que trublions des systèmes juridiques libéraux », RFHIP 2016/2, n°44, p. 209). Par ailleurs, cette trajectoire n’est pas sans évoquer la séquence de la Covid-19 en ce que ces contraintes ont vocation à peser sur l’ensemble de la population. Il s’agit là aussi de restreindre les libertés de tous pour tous nous protéger et plus directement la planète. En même temps, leur temporalité est tout autre. Dans un cas, il existe un risque immédiat, dans l’autre, ce risque, pour avéré qu’il soit, se situe d’abord à long terme. En troisième lieu, parce que l’application de telles mesures concerne chaque personne prise individuellement et éventuellement dans son intimité, leur mise en œuvre supposerait de mettre en place un système de surveillance et de contrôle généralisé de la population. Il n’est guère que le numérique et donc le recueil massif de données personnelles, notamment par l’intermédiaire des objets connectés, et leur traitement, qui permettraient de pourvoir à un tel objectif. Enfin, cette liste de contraintes illustre en creux une sorte de « privilège occidental ». L’essentiel de l’humanité se conforme de fait à ces exigences en ce qu’elle n’a jamais eu accès au mode de consommation que ces obligations conduisent à remettre en cause.
Synthèse : une nouvelle conception des droits de l’homme
Des libertés conditionnelles. Au terme de cette analyse, le lecteur pourra considérer que l’intitulé de cette contribution est abusif. Et en effet, il n’est pas question à proprement parler d’une fin annoncée des droits de l’homme. Le principe même des différentes libertés n’est ainsi pas remis en cause par les propositions avancées par le rapport de la société « B&L évolutions ». La liberté personnelle, la liberté d’aller et venir, la liberté du travail, la liberté d’expression, etc. auraient vocation à perdurer. Les restrictions porteraient plutôt sur les modalités d’exercice des libertés en question. La lutte contre le changement climatique impliquerait d’exclure ou du moins de limiter, celles de leurs modalités qui auraient des effets délétères sur le plan énergétique. L’ensemble des libertés deviendraient en quelque sorte conditionnelles. A travers la normalisation de leurs modalités, leur exercice serait subordonné au respect d’un ensemble de limites permanentes et universelles.
Des droits-devoirs. Au-delà du constat d’un arbitrage nouveau, d’un nouvel équilibre entre l’exercice des libertés d’une part et les nécessités liées à l’intérêt collectif, ici la lutte contre le réchauffement climatique, d’autre part, il est en réalité question d’une nouvelle conception des libertés fondamentales. Elle a bien été mise en valeur par la Cour constitutionnelle colombienne à l’occasion d’un contentieux environnemental relatif à l’Amazonie. Elle a évoqué dans son arrêt l’apparition d’un nouveau paradigme qui implique de repenser le droit et les droits : « ces derniers ne peuvent plus s’entendre comme droits individuels/libéraux ayant pour finalité première la liberté d’agir du citoyen. Est advenu le temps d’une nécessité juridique qui s’articule autour des « droits-devoirs » (Cité par F. Lafaille, « Le juge, l’humain et l’Amazonie. Le constitutionnalisme écocentrique de la Cour Suprême de Colombie (5 avril 2018) », RJE 2018/3 p. 549).
Une liberté positive. Pour penser cette nouvelle conception des libertés, le philosophe Dominique Bourg s’est référé de son côté à la distinction initiée par Isaiah Berlin entre la liberté négative et la liberté positive : « La contradiction est alors frontale entre d’un côté la vision libérale laissant à la liberté négative, et donc à l’arbitraire individuel, le choix des modes de vie et de leurs substrats en termes de flux de matières et d’énergie et, de l’autre côté, le basculement du choix des modes de vie vers la liberté positive, à savoir leur détermination collective et démocratique au sein d’une société écologisée » (« L’écologie est-elle autoritaire, voire fasciste ? Ou bien résolument démocratique ? », La Pensée écologique 2019/2, n°4, p. 1). Pour les besoins de sa cause, Dominique Bourg reste discret sur les effets concrets de cette nouvelle conception de la liberté. Tout juste est-il question « d’une réduction du pouvoir individuel arbitraire de nuire ». Mais il est bien évident que cette « détermination collective » des droits s’entend de restrictions imposées à l’exercice des libertés fondamentales en vue de préserver la planète. Pour autant que la liberté négative et la liberté positive puissent être analysées comme deux idéaux-types, la période contemporaine aurait longtemps magnifié la conception négative de la liberté, autrement dit la liberté de ne pas subir d’entraves. Les exigences de la lutte contre le réchauffement climatique supposeraient une conversion de tous et de chacun vers une conception positive de la liberté, c’est-à-dire d’une liberté dont l’exercice est étroitement subordonné à un objectif.
Un commentaire