Les droits fondamentaux des personnes morales – 2è partie
Les droits fondamentaux des personnes morales – partie 2 : comment ?
Par Xavier Dupré de Boulois
Le déploiement des droits fondamentaux des personnes morales s’opère de manière erratique au gré des décisions des différentes juridictions. Leur systématisation suppose à la fois de tenir compte d’une série de difficultés préalables et de procéder à un choix entre deux démarches. Des travaux scientifiques récents invitent à dépasser l’approche traditionnelle et à s’interroger sur la « nature » de la personne morale.
(La première partie de nos développements visait à identifier les causes de la reconnaissance de droits fondamentaux aux personnes morales au sein de notre système juridique. Il convient à présent de s’intéresser à la construction de ces droits)
Partie II. Comment ?
Le principe de la reconnaissance de droits fondamentaux aux personnes morales étant acquis, le débat se focalise aujourd’hui sur la question des droits fondamentaux dont il convient d’investir les personnes morales. Faute de directive claire définie par les textes, la liste des droits fondamentaux des personnes morales s’étend au gré des décisions juridictionnelles. L’impression générale est celle d’un déploiement anarchique et non maîtrisé. Il n’est pas rare que les auteurs s’interrogent, pour l’écarter, sur la reconnaissance aux personnes morales du droit à la vie ou encore de la liberté du mariage. Ce flou qui heurte par principe des juristes attachés à la clarté des concepts et à la sécurité des catégories juridiques appelle une réflexion sur la construction des droits fondamentaux des personnes morales. Elle suppose de dépasser certaines difficultés.
A. Les difficultés préalables
Appréhender les droits fondamentaux reconnus aux personnes morales implique de clarifier un certain nombre de points.
• Titularité des droits et action en justice
La détermination de l’étendue des droits des personnes morales passe par la clarification du lien qu’entretient cette question avec l’action en justice des personnes morales, et en particulier des associations. Ces dernières se sont vu reconnaître le droit d’agir en justice pour assurer la défense d’intérêts collectifs, parfois exprimés en termes de droits fondamentaux, au motif que les intérêts en question correspondent à leurs objets sociaux. La Cour de cassation a ainsi récemment assoupli sa position en la matière en jugeant que « même hors habilitation législative, et en l’absence de prévision statutaire expresse quant à l’emprunt des voies judiciaires, une association peut agir en justice au nom d’intérêts collectifs dès lors que ceux-ci entrent dans son objet social » (Cass. Civ. 1, 18 septembre 2008, AFM, Bull. I n°201). De même, la recevabilité du recours pour excès de pouvoir des associations devant les juridictions administratives est largement entendue puisqu’il suffit que l’acte querellé affecte l’intérêt collectif dont elle se voit confier la défense par ses statuts (CE 10 février 1997, Assoc. de défense, de protection et de valorisation du patrimoine naturel et historique de Corse, Rec. p. 990). La même tendance libérale est perceptible dans la jurisprudence de la CEDH (24 février 2009, L’Erablière A.S.B.L. c. Belgique, n° 49230/07) et en matière de QPC (CC, n°2011-183/184 DC, 14 octobre 2011, FNE). La question qui se pose est alors la suivante : la circonstance qu’une association est fondée à agir pour assurer la défense d’un droit fondamental conformément à son objet social doit-elle conduire à lui reconnaître la titularité de ce droit ? La réponse est assurément négative. La solution inverse pourrait conduire à reconnaître aux associations l’ensemble des droits fondamentaux dont les personnes physiques sont titulaires pour peu qu’elles aient pour objet statutaire la défense de l’un ou l’autre de ces droits. Ainsi, une association qui se donne pour mission de combattre les atteintes à l’environnement ne peut se prétendre titulaire du droit à vivre dans un environnement sain au sens de l’article 8 de la Conv. EDH ou de l’article 1er de la Charte de l’environnement. De même, lorsqu’une association catholique invoque l’article 2 de la Conv. EDH au soutien d’un recours contre un arrêté ministériel autorisant la distribution de la pilule abortive, elle ne peut pour autant être considérée comme titulaire du droit à la vie (CE Ass., 21 décembre 1990, Confédération nationale des associations familiales catholiques, Rec. p. 369). La difficulté est alors d’identifier un critère permettant de faire la part entre titularité du droit et simple aptitude à défendre un droit. Le lien existant entre l’objet social et les droits propres des membres pourrait être déterminant à cet égard. Il convient aussi de tenir compte de la nature subjective ou objective du contentieux en cause.
• Droits et fondement juridique des droits
La définition des droits fondamentaux des personnes morales s’opère par référence à un corpus de textes qui n’a pas été pensé pour des entités abstraites. Le juge est alors contraint de puiser dans un vivier « anthropomorphisé ». Lorsque les différentes juridictions ont souhaité assurer la protection des sociétés commerciales contre certaines intrusions étatiques (perquisitions, saisies), elles n’ont eu guère d’autre choix que de se référer à l’article 8 de la Conv. EDH en tant qu’il garantit le droit au respect de la vie privée. On entend bien que le secret des affaires n’évoque pas spontanément la vie privée. Mais les juridictions avaient-elles le choix ? S’il devait être proclamé une déclaration des droits fondamentaux des personnes morales, l’affirmation d’un droit au respect de la vie privée n’y figurerait probablement pas. Mais à défaut de texte spécial, il faut bien s’adapter à une cote taillée pour l’être humain.
Il existait toutefois une alternative à ce rattachement. La liberté d’association et la liberté d’entreprendre peuvent tout aussi bien jouer le rôle de droits matriciels pour la protection des locaux, des secrets d’affaires voire du nom de la personne morale. La CEDH a affirmé en ce sens que « l’article 11 de la Convention protège la vie associative contre toute ingérence injustifiée de l’Etat » (3 février 2011, Siebenhaar / Allemagne, n°18136/02). La liberté d’association est donc susceptible de fonder une protection du fonctionnement et de l’activité d’une personne morale dans leurs différentes dimensions. Dans le même sens, Romuald Pierre a très justement relevé qu’une même situation peut être analysée différemment selon qu’elle concerne un individu ou une personne morale (thèse préc., p. 111). Le travail forcé constitue une violation de l’article 4 de la Conv. EDH lorsqu’il est imposé à une personne physique en ce qu’il heurte les exigences inhérentes à la dignité de la personne humaine. En revanche, il constitue une simple atteinte à la liberté d’association ou à la liberté d’entreprendre lorsqu’il est imposé à une entité personnifiée. Le même constat s’impose pour les entraves à la liberté d’aller et venir, qui s’analysent comme une atteinte à la liberté individuelle pour l’être humain et comme une restriction à la liberté d’établissement pour la société commerciale.
Dans la réflexion sur les droits fondamentaux des personnes morales, il convient donc de ne pas donner une signification excessive à la norme supportant ce droit.
• Droits fondamentaux et droits de la personnalité
La réflexion sur les droits fondamentaux des personnes morales est aujourd’hui largement absorbée par le débat sur les droits de la personnalité des personnes morales. L’atteste le nombre important de contributions, souvent remarquables, sur cette question (F. Petit, « Les droits de la personnalité confrontés au particularisme des personnes morales », D. aff. 1998, n°117, p. 826 ; L. Dumoulin, « Les droits de la personnalité des personnes morales », Rev. Soc. 2006, p. 1 ; H. Martron, Les droits de la personnalité des personnes morales de droit privé, LGDJ, 2011). Or, ce débat à dimension « disciplinaire » – il met en cause une construction doctrinale issue du droit privé -, n’est pas sans effet sur la manière d’appréhender les droits fondamentaux des personnes morales au sein de la doctrine privatiste. En l’occurrence, il est susceptible de conduire à un discours de défiance.
La personnalité morale jure en effet avec les droits de la personnalité à deux égards au moins. La personnalité renvoie à l’individualité, à ce qui particularise un être humain par rapport à un autre : son corps, son nom, son image, etc. Confrontées à la nécessité de se différencier pour avoir une personnalité, les personnes morales peinent à se distinguer (H. Martron, ouvrage préc., n°126). Elles n’ont pas de corps, leur organisation est standardisée et leur objet social est, pour nombre d’entre elles, d’une confondante platitude. Par ailleurs, appliqués aux sociétés commerciales, les droits de la personnalité prennent une forte coloration patrimoniale alors que ces droits sont toujours considérés (tant bien que mal) comme des droits extrapatrimoniaux. Autant d’éléments qui suscitent des réticences à l’égard de la reconnaissance de droits de la personnalité aux personnes morales et par voie de conséquence de droits fondamentaux. Cette défiance procède notamment de la volonté de préserver l’intégrité d’une construction doctrinale. Elle évoque irrésistiblement la polémique sexagénaire entre Bernard Chenot et Jean Rivero sur les « faiseurs de système », le premier préférant aux constructions qui assurent « la tranquillité des professeurs de droit, une démarche soucieuse des réalités concrètes » (« La notion de service public dans la jurisprudence économique du Conseil d’État », Études et documents, 1950, p. 77). Il n’est pas question ici de méconnaître la fonction anthropologique des catégories du droit civil et en particulier de la distinction entre personne et biens. On entend bien qu’elle traduit une vision de l’univers social fondée sur la primauté de la personne humaine. Mais en même temps, les catégories juridiques ne sont pas la réalité. « Découpant et reconstruisant le monde environnant selon ses propres notions et critères, le droit présente ce découpage comme inhérent à la nature même des êtres et des choses en occultant le caractère arbitraire des sélections et simplifications qu’il opère au sein d’une réalité beaucoup plus vaste et complexe » (D. Lochak, « Droit, normalité, normalisation », in Le droit en procès, CURAPP, PUF, 1983, p. 51). Ce constat invite à se garder de tout fétichisme à l’égard des catégories juridiques. Sachant, a fortiori, que la reconnaissance de droits fondamentaux aux personnes morales n’est pas sans lien avec l’humain (voir 1ère partie).
• Unité de la personne humaine et diversité des personnes morales
L’universalité des droits fondamentaux de l’être humain n’a pas forcément vocation à se retrouver chez les personnes morales. Il existe bien sûr une part d’unité dans la personnalité morale (Sur cette question, V. Simonart, La personnalité morale en droit privé comparé, Bruylant, 1995). Elle est liée à la qualité de sujet de droit et aux attributs qui en découlent. Mais en même temps, le constat a souvent été opéré de la diversité des personnes morales. Elle est liée à leur objet social variable et, autrement dit, à la fonction qu’ont entendu lui attribuer ses fondateurs. L’objet social détermine en retour l’organisation de l’entité personnifiée et le statut de ses membres. Plusieurs travaux ont mis en valeur la diversité des personnes morales. Jean-Pierre Gastaud a ainsi identifié trois grandes catégories de personnes morales de droit privé à partir de la considération de leur finalité et de l’effet de leur constitution sur les droits de ses membres (Personnalité morale et droit subjectif, LGDJ, 1977, n°14 et s. Voir aussi, R. Mortier, « L’instrumentalisation de la personne morale », in La personnalité morale, Asso. Henri Capitant, Dalloz, 2010, p. 31). Il distingue les structures qui ont pour vocation de favoriser l’accès à la titularité d’un droit ou à la jouissance et à la conservation d’un bien ou d’un service (syndicat de copropriété), les groupements dont l’existence s’explique par la nécessité de défendre des libertés ou des droits individuels (ordre professionnel, syndicat, masse) et les groupements qui permettent d’accroître l’efficacité d’un droit soit en diminuant le poids des charges liées à son exercice (SCI, GIE) soit en lui conférant des vertus de rentabilité ou de mobilité (sociétés commerciales).
Cette diversité n’est pas sans effet sur la reconnaissance des droits fondamentaux aux groupements personnifiés. Ces derniers n’ont pas forcément vocation à bénéficier des mêmes droits. La Commission EDH a pu affirmer en ce sens que contrairement aux associations, les personnes morales à but lucratif ne peuvent ni bénéficier ni se prévaloir des droits rattachés à l’article 9 de la Conv. EDH et donc de la liberté religieuse (Comm. EDH, déc., 15 avril 1996, Kustannus Oy Vappa Ajattelija AB / Finlande, DR n°85-B, p. 29).
B. La construction des droits fondamentaux des personnes morales
1. Principes
Il a déjà été signalé que, dans le silence des textes, l’affirmation de droits fondamentaux des personnes morales est d’abord imputable aux juges. Les considérations pragmatiques ne sont donc jamais très loin dans les qualifications retenues. Deux démarches sont alors possibles dans l’opération de systématisation des différentes jurisprudences. La première, qui trouve un écho dans l’article 19 de la Loi fondamentale allemande, invite à reconnaître aux personnes morales les droits dont bénéficient les personnes physiques mais dans la seule mesure où leur nature le permet. Cette nature inviterait en particulier à exclure les droits qui supposent d’avoir un corps et des sentiments (ex. pour l’article 3 de la Conv. EDH et la liberté de conscience : Comm. EDH, déc., 12 octobre 1988, Verein Kontakt / Autriche, n°11921/86). Il en résulte que les droits fondamentaux des personnes morales ne peuvent être que le décalque des droits reconnus aux êtres humains et qu’il ne saurait exister des droits spécifiques aux groupements personnifiés. Cette perspective a néanmoins butté sur la reconnaissance progressive aux personnes morales de droits fondamentaux qui se rattachent au droit au respect de la vie privée.
L’autre démarche, plus récente, est intimement liée à cette évolution. Tant que les droits reconnus aux personnes morales s’imposaient quasiment d’évidence, la logique de la définition par défaut a pu se déployer. À partir du moment où leur ont été reconnus des droits plutôt analysés comme des droits humains par nature, la doctrine a dû sortir de sa réserve et s’interroger de manière plus positive sur la nature de la personne morale. En l’occurrence, il s’agit de la doctrine privatiste en tant qu’elle a dû penser les droits de la personnalité des personnes morales (L. Dumoulin, art. préc. ; H. Martron, thèse. préc.), recherche prolongée dans le cadre plus général des droits fondamentaux par Romuald Pierre (thèse préc.). Ce point ayant déjà été abordé, on se bornera à rappeler que la personne morale peut s’analyser comme un instrument à la disposition des personnes humaines pour réaliser collectivement leurs droits fondamentaux. L’objet social de la personne morale traduit cette fonction. À travers la reconnaissance de droits fondamentaux, notre système juridique offre aux entités personnifiées une protection nécessaire pour leur permettre de réaliser leur objet social. Ainsi, la constitution d’une société commerciale est un mode d’exercice de la liberté d’entreprendre. La réalisation de son objet social suppose qu’elle bénéficie des droits nécessaires au déploiement de son activité économique. De même, la mise en place d’une association cultuelle manifeste l’exercice de la liberté religieuse. La réalisation de son objet social implique que lui soit reconnu le bénéfice de certains droits fondamentaux, etc.
La perspective retenue entraîne une triple conséquence sur la construction des droits fondamentaux des personnes morales. Elle implique de partir de la personne morale elle-même pour identifier ses droits plutôt que de recourir au modèle de la personne humaine ; elle suppose également une certaine variabilité dans l’étendue des droits reconnus aux personnes morales liée à la diversité de leurs objets sociaux ; elle peut enfin conduire à reconnaitre aux personnes morales des droits spécifiques, qui n’ont donc pas vocation à bénéficier aux personnes physiques.
Dans la quête de cette « essence » des personnes morales, deux contributions méritent d’être relevées. La première est due à Lisa Dumoulin (art. préc.). Dans le cadre d’un travail sur les droits de la personnalité des personnes morales, elle a identifié deux traits communs à ces personnes : elles reposent sur une organisation humaine et matérielle ; elles poursuivent la réalisation d’une finalité prédéterminée. Elle distingue donc une personnalité « organisationnelle » et une personnalité « fonctionnelle » qui vont guider « la définition des éléments constitutifs de la personnalité des êtres moraux » dont les droits de la personnalité ont vocation à assurer la protection. Au titre de la personnalité « organisationnelle », elle retient le nom, la nationalité et le domicile mais aussi la forme juridique et l’organisation statutaire. La personnalité « fonctionnelle » renvoie largement à l’objet social puisqu’elle se manifeste à travers le choix d’une finalité et la mise en œuvre de moyens spécifiques pour la réalisation de celle-ci. Cette démarche conduit l’auteure à envisager la reconnaissance de droits de la personnalité spécifiques aux entités personnifiées. La thèse de Romuald Pierre s’inscrit dans le prolongement de cette réflexion (thèse préc.). Elle se présente comme un effort remarquable de systématisation des droits fondamentaux des personnes morales à partir de la considération de leur nature et de leurs besoins propres. Il distingue dans cette perspective les droits matriciels des personnes morales (droit à la personnalité juridique), les droits fondamentaux accessoires de l’existence de la personne morale (droit de propriété, droit d’ester en justice, droits relatifs à la protection de la vie sociale) et les droits fondamentaux conditionnés par l’objet social du groupement (liberté religieuse notamment).
2. Mise en œuvre
La classification proposée s’inscrit dans la continuité des constructions évoquées ci-dessus. Elle répartit les droits fondamentaux des personnes morales en trois groupes.
• Les droits fondamentaux liés à la qualité de personne juridique
L’attribution de la personnalité juridique investit l’entité collective de la qualité de sujet de droit. Elle a alors vocation à participer au commerce juridique à travers son aptitude à être titulaire de droits et obligations. Elle est dotée d’un patrimoine et bénéficie du droit d’ester en justice. En tant que personne juridique et à l’instar des personnes humaines, la personne morale bénéficie de droits fondamentaux puisque les différents attributs de la personnalité juridique ont été « fondamentalisés ». Il s’agit d’abord du droit de propriété ou encore du droit au respect des biens. Il convient également d’y agréger les droits rattachés à la justice : droit au recours juridictionnel bien sûr mais aussi plus généralement les droits liés au procès équitable. Enfin, il est possible de considérer que la liberté contractuelle est un droit fondamental inhérent à la qualité de sujet de droit puisque cette dernière conditionne la participation au commerce juridique. Le lien intime existant entre qualité de personne juridique et certains droits fondamentaux explique que les personnes morales fondatives (par opposition aux personnes morales corporatives), bénéficient de droits fondamentaux, alors même qu’elles ne reposent pas sur une collectivité humaine.
• Les droits fondamentaux qui assurent la protection de la personne morale en tant qu’organisation
La réalisation de l’objet social de la personne morale repose généralement sur une organisation, c’est-à-dire un ensemble de moyens humains et matériels assignés à sa finalité. La reconnaissance de certains droits fondamentaux se justifie par la nécessité d’assurer la protection de cette organisation. Elle se situe sur deux registres : la préservation de l’autonomie et la défense de l’identité de l’entité personnifiée.
Léon Michoud évoquait déjà en son temps l’existence d’un droit d’autonomie de la personne morale, ce droit étant celui « de régler elle-même ses propres affaires, de développer sa personnalité dans le cercle d’action tracé par la loi » (ouvr. préc., T2, 1909, n°304). Cette autonomie est aujourd’hui notamment assurée à travers la reconnaissance d’un droit de l’entité à la protection de ses locaux (Cass. Crim., 23 mai 1995, Bull. crim., n°193), de ses informations confidentielles et ses secrets d’affaires (CJCE, 14 février 2008, Varec / Belgique, C-450/06) et encore de ses correspondances (CEDH, 28 juin 2007, Ekimdjev / Bulgarie, n°62540/00).
Quant à l’identité, elle renvoie à ce qui particularise la personne morale au regard de son objet social et de son organisation propre. Son respect est assuré notamment par la reconnaissance d’un droit à la protection du nom et d’un droit à la réputation et à l’honneur (ex. : Cass. Civ. 2, 5 mai 1993, Bull. II n°167). Il convient de garder à l’esprit que ces droits doivent être conçus comme spécifiques aux personnes morales. Il n’y a donc pas lieu de déduire de la référence à l’honneur l’idée qu’une personne morale pourrait avoir des sentiments. Protéger la réputation et l’honneur d’une telle entité revient surtout à saisir les comportements qui sont susceptibles de nuire à la réalisation de l’objet social de l’entité : la capacité d’une association caritative à drainer des dons, l’aptitude d’une société commerciale à conserver et à développer ses parts de marchés, etc.
• Les droits fondamentaux liés à la réalisation de l’objet social de la personne morale
Les droits liés à la réalisation de l’objet social sont soumis à une forte variation à raison de la diversité des objets sociaux des personnes morales. L’objet social est susceptible de jouer de deux manières sur la reconnaissance des droits fondamentaux des personnes morales. En premier lieu, il détermine l’étendue des droits reconnus à l’entité personnifiée. Il définit la spécialité de la personne morale. Une association sportive n’a pas vocation à se prévaloir de la liberté religieuse pas plus qu’une société commerciale ne peut se voir reconnaître les droits reconnus aux partis politiques. La personne morale de droit privé universelle n’existe pas encore. En second lieu, l’objet social a un effet sur l’intensité de la protection des droits fondamentaux. L’objet social n’est pas neutre. En tant qu’il est la projection des libertés de ses fondateurs et de ses membres, il est aussi porteur de valeurs. Tous les objets sociaux ne se valent pas. L’objet social de la société commerciale, expression de la liberté d’entreprendre, est aussi protégé parce qu’il est la traduction de valeurs jugées éminentes dans nos sociétés modernes. La CEDH décrit bien cette filiation lorsque qu’elle affirme « qu’il existe un intérêt […] à protéger le succès commercial et la viabilité des entreprises pour le bénéfice des actionnaires et des employés mais aussi pour le bien économique au sens large » (CEDH, 15 février 2005, Steel et Morris / Royaume-Uni, n°68416/01). La même importance est accordée à l’objet social des associations cultuelles, des syndicats et des partis politiques dont il peut être constaté qu’il trouve un écho direct dans le corpus constitutionnel et conventionnel (liberté religieuse, liberté syndicale, etc.), ou, autrement dit, qu’il est « fondamentalisé » (R. Pierre, thèse préc.). D’autres objets sociaux ne méritent pas la même considération. L’objet social d’une association se donnant pour mission l’organisation de tournois de bridge ne renvoie guère qu’à la seule liberté d’association. Son activité ne bénéficiera pas de la même protection que celle d’un parti politique.
Par ailleurs, deux droits fondamentaux sont reconnus par principe aux personnes morales pour réaliser leur objet social quel qu’il soit. Il en est d’abord ainsi de la liberté d’expression. La CEDH a étiré jusqu’à ses limites la définition des bénéficiaires et des objets protégés par la liberté d’expression. Toutes les personnes morales, quelle que soit la mission qui leur est conférée, sont titulaires de cette liberté. La considération de l’objet social joue cependant un rôle important dans le degré de protection accordé à cette liberté. La publicité commerciale ne bénéficie pas à cet égard de la même protection que le discours politique (ex. : CEDH, 20 novembre 1989, Markt intern Verlag GMBH et Klaus Beermann / RFA, n°10572/83). La même remarque semble s’imposer avec le principe d’égalité. Il existe un droit à l’égalité de traitement des personnes morales. Toutefois, cette exigence a une résonnance variable selon l’objet social de la personne morale : pour la société commerciale, une atteinte à l’égalité est susceptible de constituer une entrave à son action sur le marché économique et partant une restriction anticoncurrentielle ; pour l’association cultuelle, elle évoque une discrimination religieuse voire une atteinte au principe de laïcité, etc.
(À suivre)
Pour citer cet article : Xavier Dupré de Boulois, « Les droits fondamentaux des personnes morales – partie 2 : comment ? », RDLF 2011, chron. n°17 (www.revuedlf.com)
Crédits photo : Tim Chesney, stock.xchng