Les droits fondamentaux des personnes morales – 3è partie
Les droits fondamentaux des personnes morales – 3e partie : jusqu’où ?
Par Xavier Dupré de Boulois
La reconnaissance de droits fondamentaux à des entités, « surhumaines » notamment de par leur pouvoir de concentration économique, constitue une menace potentielle pour les individus. Plusieurs pistes peuvent être envisagées pour canaliser le déploiement des droits fondamentaux des personnes morales.
(Les précédentes parties de nos développements visaient respectivement à identifier les causes de la reconnaissance de droits fondamentaux aux personnes morales au sein de notre système juridique et à proposer une approche de la construction des droits fondamentaux des entités personnifiées. Il convient à présent d’envisager les principes susceptibles d’encadrer le déploiement de ces droits afin de prévenir les dangers de cette reconnaissance pour les individus)
Partie 3. Jusqu’où ?
Il a été vu qu’en définitive, notre système juridique se montre assez généreux dans la reconnaissance de droits fondamentaux aux personnes morales. Cette tendance illustre la forte promotion des libertés collectives. Elle n’a cependant pas une signification univoque. Il y aurait en effet quelque naïveté à ne percevoir les personnes morales que comme des instruments au service de la réalisation des droits fondamentaux de leurs membres. Jean Rivero a eu des termes très forts au sujet de l’affirmation des droits des groupes : « Sur les droits des collectivités, la fumée des fours crématoires projette la plus grande des menaces, car leur reconnaissance risque de donner le sceau de la justice à la domination du fort sur le faible » (art. préc.). La reconnaissance de droits fondamentaux aux personnes morales est susceptible de menacer les droits des individus ne serait-ce qu’en raison de leur pouvoir de concentration économique. On imagine bien par exemple les ressources que constituent de tels droits pour les pouvoirs économiques privés évoqués par Gérard Farjat (« Les pouvoirs privés économiques » in Souveraineté étatique et marchés internationaux à la fin du 20ème siècle, Mélanges Ph. Kahn, Litec, 2001, p. 661). La menace se déploie sur deux plans : la personne morale est souvent une entreprise qui emploie des salariés. La relation de travail ne sort pas forcément indemne de l’affirmation de droits fondamentaux de la personne morale-employeur. On pense notamment ici à la situation des entreprises de tendance (sur cette question, J.-P. Marguénaud et J. Mouly, « Les droits de l’Homme salarié de l’entreprise identitaire », D. 2011 p. 1637). Par ailleurs, en tant qu’entité déployant son activité dans le champ économique, social ou politique, la personne morale peut être en situation de porter atteinte à d’autres intérêts légitimes. Face aux risques de la reconnaissance de droits fondamentaux à des entités « surhumaines », deux pistes en particulier méritent d’être évoquées.
A. Hiérarchiser
La première piste consiste à hiérarchiser les droits fondamentaux en considération de la nature de leurs titulaires. Il s’agit donc de privilégier les droits fondamentaux de l’être humain aux dépens de ceux des personnes morales. Deux considérations semblent pouvoir justifier une telle différenciation. Chacune d’elles trouve un écho dans le droit positif.
La première repose sur la prise en compte de la réalité de la puissance de l’entité personnifiée. En tant qu’elles agrègent des personnes et des biens, les personnes morales ont souvent une puissance économique, sociale ou politique qui dépasse celle des individus pris isolément. La hiérarchisation n’est alors pas sans lien avec la volonté de rétablir l’équilibre. Elle a vocation à jouer en cas de conflit de droits fondamentaux. Dans l’opération de conciliation opérée par le juge, les droits des personnes physiques bénéficieraient d’une considération particulière qui expliquerait la moindre portée des droits fondamentaux des personnes morales. Il reste difficile d’identifier une démarche en ce sens de la part des juridictions. Peguy Ducoulombier a analysé les conflits de droits entre personnes morales et individus devant la CEDH (Les conflits de droits fondamentaux devant la Cour européenne des droits de l’homme, Bruylant, 2011, n°965 et s.). C’est au conditionnel qu’elle affirme que « le statut de personne morale pourrait influencer le poids du droit en conflit dans le sens d’une protection moindre quand la situation révèle une inégalité entre les titulaires qui découle de la nature de personne morale de l’une des parties » (n°971). Il apparaît qu’a minima, la Cour de Strasbourg n’est pas indifférente aux inégalités de fait ou de condition, souvent économiques, entre les intérêts en conflit (CEDH, 15 février 2005, Steel et Morris / Royaume-Uni, n°68416/01 ; CEDH, 30 août 2007, J. A. Pye (Oxford) Ltd / Royaume-Uni, n°44302/02). L’affaire Steel et Morris est emblématique à cet égard qui mettait en cause l’action en diffamation engagée par une grande société multinationale (McDonald’s) contre deux citoyens britanniques. Après avoir relevé que les dommages et intérêts auxquels les intéressés avaient été condamnés étaient très substantiels si on les comparait à leurs revenus et leurs moyens, des plus modestes, et que les sociétés plaignantes étaient de puissantes sociétés commerciales, la Cour a estimé que les dommages-intérêts accordés en l’espèce étaient disproportionnés au but légitime poursuivi et a condamné le Royaume-Uni pour violation de l’article 10 de la Convention (§ 96).
La seconde considération renvoie au constat de la différence de nature entre personne physique et personne morale. Il a déjà été relevé (partie 2) que celle-ci influe sur la construction des droits fondamentaux des personnes morales. De même, est-elle susceptible de jouer au stade de l’intensité de la protection des droits fondamentaux. On imagine bien en effet que les entités personnifiées n’ont pas toujours les mêmes besoins que les individus à cet égard. L’idée d’une hiérarchisation émerge lorsqu’un droit fondamental est mieux protégé quand il a une personne physique pour titulaire. Deux décisions récentes de la CJUE illustrent cette démarche en ce que la Cour affirme nettement une moindre garantie pour les personnes morales en matière de traitement des données à caractère personnel (CJUE, 9 novembre 2010, Volker und Markus Schecke GbR, C-92/09) et en matière d’accès à l’aide juridictionnelle (CJCUE, 22 décembre 2010, DEB Deutsche Energiehandels- und Beratungsgesellschaft mbH, C-279/09). De son côté, la CEDH n’a pas exclu dans sa jurisprudence emblématique sur l’application de l’article 8 de la Convention aux locaux des sociétés que ceux-ci puissent faire l’objet d’une protection moins intense que le domicile des personnes physiques à l’égard des ingérences étatiques (CEDH, 16 décembre 1992, Niemietz / Allemagne, n°13710/88, §31).
B. Spécialiser
Dans la quête des bornes des droits fondamentaux des personnes morales, le principe de spécialité a vocation à jouer un rôle central. Léon Michoud soulignait que « chez les personnes morales, le droit subjectif ne peut être mis à la disposition des organes de la personne d’une manière aussi complète [que chez la personne physique]. Ce droit a en effet pour but unique de desservir les intérêts collectifs d’un groupe humain ; et, ce qui est capital ici, les intérêts collectifs ainsi desservis ne sont jamais tous les intérêts des membres du groupe, mais un seul de ces intérêts, ou au plus un certain nombre d’entre eux, poursuivis collectivement afin d’en rendre la réalisation plus aisée et plus complète » (ouvrage préc., T2, n°243). Et il ajoute qu’aucune personne morale n’absorbe en entier la vie individuelle de ses membres. Cette affirmation revient à dire que la personne morale « universelle » n’existe pas. La spécialité signifie que la personne morale ne peut agir que pour la réalisation et dans les bornes d’un objet social lui-même limité. Il en résulte également que l’entité personnifiée n’a vocation à bénéficier que des seuls droits fondamentaux en rapport avec son objet social. A la société commerciale, on associe la liberté d’entreprendre, le principe d’égalité et le droit de propriété ; à l’association cultuelle, on reconnaît la liberté religieuse, la liberté de réunion ; au parti politique, on concède la liberté de réunion, la liberté de manifestation, etc. Un principe de limitation intrinsèque des droits fondamentaux des personnes morales se niche donc dans la spécialité. Elle garantit une forme « d’hémiplégie » de l’entité personnifiée. Par là, elle est aussi un moyen de canaliser la puissance de la personne morale.
Cette spécialité est aujourd’hui menacée. La confusion des finalités lucratives et non lucratives des entités personnifiées est dans l’air du temps. Aux États-Unis, une nouvelle forme de société (Flexible purpose corporation) autorise une entité à cumuler un but lucratif avec la promotion d’intérêts désintéressés (défense de l’environnement ou d’un autre intérêt public). En France, le concept managérial d’entreprise citoyenne a popularisé l’idée qu’une société commerciale pourrait être le cadre de la réalisation d’intérêts altruistes aux côtés de son objet à but lucratif. Certains juristes se sont attachés à prendre l’expression au pied de la lettre. Il a été évoqué l’éventuelle reconnaissance de la qualité de citoyen et de droits politiques aux personnes morales (F.-G. Trébulle, « Personnalité morale et citoyenneté, considérations sur l’entreprise citoyenne », Rev. Soc. 2006 p. 41). Les sociétés commerciales interviennent déjà largement dans le champ politique à travers le financement des campagnes électorales, le lobbying, etc. L’établissement d’un cadre juridique en la matière pourrait constituer un prodrome de la reconnaissance de droits politiques à ces entités. L’avènement de la personne morale « universelle » conduirait à lui reconnaître les droits fondamentaux qui assurent la garantie des différents intérêts qu’elle prétend prendre en charge, qu’ils fussent commerciaux, sociaux, environnementaux, etc. Il n’est pas sûr, lorsque l’on connaît la puissance de certaines entités personnifiées, qu’il y ait là matière à se réjouir. Le principe de spécialité est de nature à prévenir l’émergence de nouveaux « Léviathan » auxquels les droits fondamentaux fourniraient des ressources inépuisables.
Pour citer cet article : Xavier Dupré de Boulois, « Les droits fondamentaux des personnes morales – 3e partie : jusqu’où ? », RDLF 2012, chron. n°1 (www.revuedlf.com)
Crédits photo : Andy Barton, stock.xchng
Sur cet intéressant sujet, je me permets de vous signaler en complément un arrêt récent de la Cour européenne des droits de l’homme où il a été jugé qu’ “il y a une différence entre l’atteinte à la réputation commerciale d’une entreprise et l’atteinte à la réputation d’une personne […]. Alors que cette dernière est susceptible d’entraîner des répercussions sur la dignité [de ladite personne], […] l’atteinte à la réputation commerciale est [quant à elle] dépourvue de dimension morale“ (« there is a difference between the commercial reputational interests of a company and the reputation of an individual concerning his or her social status. Whereas the latter might have repercussions on one’s dignity, for the Court interests of commercial reputation are devoid of that moral dimension » – Cour EDH, 2e Sect. 19 juillet 2011, Uj c. Hongrie, Req. n° 23954/10, § 22).
En esquissant une telle distinction entre personnes physiques et personnes morales sur le terrain de la protection de la réputation, la juridiction européenne tend à limiter l’anthropomorphisme à outrance et, surtout, conforte l’idée de “hiérarchisation des droits fondamentaux en considération de la nature de leurs titulaires” que vous appelez opportunément de vos vœux.
Pour compléter également sur la question de la différence de protection de certains droits en fonction de la nature de leurs titulaires, voir également la jurisprudence relative à l’application du principe de personnalisation des peines (art. 6 §2 CEDH et art. 8 et 9 DDHC). Il en ressort que ce principe fondamental de la matière pénale ne s’applique que de manière nuancée aux personnes morales, aux sociétés commerciales en particulier (Pour un bilan en matière fiscale et boursière, voir M. Collet, « L’application du principe de personnalité des peines aux personnes morales en matières administrative et fiscale », RJEP 2010, n°673, Etu. 5.).