Un nouveau cas de responsabilité : la responsabilité de l’État du fait des lois déclarées contraires à la Constitution (note sous CE, ass., 24 décembre 2019, Société Paris Clichy, Société Hôtelière Paris Eiffel Suffren et M. A, n°425981, 425983 et 428162)
La question prioritaire de constitutionnalité a produit un nouvel effet, la reconnaissance par le Conseil d’État de la responsabilité de l’État du fait des lois déclarées contraires à la Constitution. Tout en écartant la faute du législateur, le juge administratif estime, qu’en l’absence d’opposition du Conseil constitutionnel, tout justiciable peut demander l’indemnisation des préjudices découlant de l’application d’une loi méconnaissant les droits et libertés que la Constitution garantit.
Par Théo Ducharme, Maître de conférences à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne – ISJPS (Constitutions & libertés)
Près de dix ans après l’entrée en vigueur de la question prioritaire de constitutionnalité, le Conseil d’État a reconnu, dans trois décisions d’assemblée du 24 décembre 2019, le principe de la responsabilité de l’État du fait des lois déclarées contraires à la Constitution. Ce nouveau régime de responsabilité, dont les conditions ont été déterminées, permet au justiciable de demander l’indemnisation des préjudices consécutifs à l’application d’une loi méconnaissant les dispositions constitutionnelles. La Haute juridiction administrative a donc posé un troisième cas de responsabilité de l’État du fait des lois. À côté de la traditionnelle responsabilité La Fleurette pour rupture d’égalité devant les charges publiques (CE, ass., 14 janv. 1938, Société des produits laitiers « La Fleurette », Rec. CE p. 25) et de la responsabilité Gardedieu pour méconnaissance par la loi des engagements internationaux de la France (CE, ass., 8 fév. 2007, Gardedieu, n° 279522, Rec. CE p. 78), le justiciable peut désormais engager la responsabilité de l’État du fait de l’application d’une loi déclarée contraire à la Constitution.
L’affaire prend naissance dans le dispositif de participation des salariés aux résultats de l’entreprise sous la forme d’une prime annuelle tel que réorganisé par l’ordonnance n° 86-1134 du 21 octobre 1986. L’article 15 de cette ordonnance renvoyait à un décret en Conseil d’État le soin de déterminer les entreprises publiques et les sociétés nationales concernées par ce mécanisme. Cependant, la Cour de cassation, par un arrêt Frantour du 16 juin 2000 (Cass. Soc., 16 juin 2000, Frantour, n° 98-20.304, Bull. 2000 V n° 216), a jugé que toute société de droit privé ayant une activité « purement commerciale », même avec un capital majoritairement public, était soumise au dispositif de la participation des salariés. Ces sociétés ont donc dû s’acquitter, en faveur des salariés, de la participation aux résultats de l’entreprise. Finalement, ce n’est qu’avec l’introduction de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) que le Conseil constitutionnel a dû se prononcer sur la constitutionnalité de ce régime. Par une décision du 1er août 2013 (Cons. const., 2013-336 QPC, du 1er août 1993), il a déclaré contraire à la Constitution l’article 15 de l’ordonnance de 1986 au motif que le législateur avait méconnu l’étendue de sa compétence en renvoyant au pouvoir réglementaire le soin de prévoir les entreprises publiques entrant dans le champ du régime de la participation des salariés et que cette incompétence négative avait affecté la liberté d’entreprendre. En se fondant sur cette décision, plusieurs entreprises et salariés ont formé une action indemnitaire tendant à engager la responsabilité de l’État du fait de l’application d’une loi déclarée contraire à la Constitution, afin d’obtenir la réparation des préjudices résultant du versement ou l’absence de bénéfice de cette participation.
Dans la continuité des jugements du tribunal administratif de Paris (TA Paris, jugement du 7 fév. 2017, M. Lallement et Société Paris Clichy, nos 1507726 et 1505725) et des arrêts de la Cour administrative d’appel de Paris (CAA de Paris, 5 oct. 2018, Société Hôtelière Paris Eiffel Suffren et Société Paris Clichy, nos 17PA01180 et 17PA01188), le Conseil d’État a saisi cette possibilité pour reconnaître un nouveau régime de responsabilité. Cependant, dans la lignée de la jurisprudence Gardedieu, il a éludé la reconnaissance d’une faute du législateur découlant de l’inconstitutionnalité d’une disposition législative. La Haute juridiction administrative a ainsi posé le principe de la responsabilité objective de l’État du fait des lois déclarées contraires à la Constitution (I) et en a fixé les conditions de mise en œuvre qui engendrent un dialogue indispensable entre le Conseil constitutionnel et le juge administratif (II).
I. La reconnaissance d’une nouvelle hypothèse de responsabilité objective de l’État du fait des lois
La reconnaissance d’un nouveau régime de responsabilité. Si l’introduction de la QPC, par la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, constitue un élément nécessaire pour justifier la reconnaissance de la responsabilité de l’État du fait des lois déclarées contraires à la Constitution, elle ne suffit pas. Le droit comparé démontre qu’un contrôle de constitutionnalité a posteriori n’engendre pas, ipso facto, la création d’un régime d’indemnisation des préjudices découlant de l’application d’une loi déclarée contraire à la Constitution. Aux États-Unis, en Allemagne ou encore en Italie les juridictions se refusent toujours à reconnaître un tel régime ; alors même que dans les deux derniers États existent un mécanisme de responsabilité de l’État du fait des lois inconventionnelles[1]. Certes, avant l’entrée en vigueur de la QPC, il était difficile de plaider en faveur de la responsabilité de l’État du fait des lois déclarées contraires à la Constitution. En effet, il y a un préalable indispensable pour ce faire : qu’une loi entrée en vigueur, ayant donc produit des effets sur les situations des justiciables, puisse être contrôlée au regard des normes constitutionnelles et principalement des droits et libertés constitutionnels. Ainsi, dans un système de seul contrôle a priori de la loi, et ce malgré un contrôle « État d’urgence en Nouvelle-Calédonie » (Cons. const., n° 85-187 DC du 25 janv. 1985) balbutiant, l’engagement de la responsabilité de l’État apparaissait impossible à reconnaître.
Ce nouveau mécanisme de responsabilité prend plus largement appui sur le développement d’un véritable régime constitutionnaliste d’expression de la volonté générale, auquel il participe pleinement[2]. En effet, depuis 1985, la loi n’exprime la volonté générale que dans le respect de la Constitution (Cons. const., n° 85-197 DC du 23 août 1985). Elle n’est donc plus un acte de pure souveraineté dont le propre, d’après les mots de Laferrière, est « de s’imposer à tous sans qu’on puisse réclamer d’elle aucune compensation »[3]. La descente normative[4] de la loi a été progressive tant dans le contentieux de la régularité que dans celui de la responsabilité. On pense tout d’abord à la jurisprudence La Fleurette, qui constituait une première en Europe, reconnaissant qu’une loi régulière puisse engager la responsabilité de l’État pour rupture d’égalité devant les charges publiques. Si les suites jurisprudentielles de l’arrêt La Fleurette avaient limité le recours à ce régime en appréhendant le silence de la loi comme un rejet de l’engagement de la responsabilité de l’État, la décision Ax’ion (CE, 2 nov. 2005, SCA Ax’ion, Rec. CE p. 468) a permis un retour à une conception extensive. Ensuite, et surtout, par l’arrêt Gardedieu, le Conseil d’État a reconnu, sous l’influence directe du droit de l’Union européenne[5], que si la loi peut mal faire, elle peut également faire mal[6]. La responsabilité de l’État du fait des lois n’est donc plus seulement un « produit de luxe » dont « on ne [se] sert pas tous les jours » d’après les mots de Chapus[7]. Enfin, la banalisation de la loi, à laquelle la question prioritaire de constitutionnalité participe indéniablement, constitue l’élément primordial justifiant que l’État soit déclaré responsable des préjudices subis par des justiciables en raison de l’application d’une loi inconstitutionnelle[8].
Malgré des réticences initiales de certains juges du fond[9], depuis l’entrée en vigueur de l’article 61-1 de la Constitution, les juridictions administratives ont progressivement posé les bases de ce régime. Dans leurs conclusions, les rapporteurs publics M. Guyomar et D. Botteghi avaient milité, à l’occasion d’affaires portant sur la transmission d’une question prioritaire de constitutionnalité, pour la reconnaissance d’un tel régime de responsabilité[10]. Le Tribunal administratif et la Cour administrative d’appel de Paris leur avaient emboîté le pas en posant, expressis verbis, le principe suivant lequel « la responsabilité de l’État du fait des lois est susceptible d’être engagée pour réparer les préjudices directs et certains qui résultent de l’application d’une disposition législative déclarée contraire à la Constitution par une décision du Conseil constitutionnel ». Enfin, très récemment par un arrêt du 24 octobre (CE, 24 oct. 2019, n° 407932, note T. Ducharme, DA, 2020, n° 1, comm. 4), le Conseil d’État a semblé admettre, en creux, ce régime de responsabilité en examinant le moyen relatif à l’engagement de la responsabilité de l’État du fait des lois inconstitutionnelles. Toutefois, dans la mesure où le Conseil constitutionnel avait déclaré la loi conforme à la Constitution, les juges administratifs ne pouvaient que rejeter la demande indemnitaire.
Une responsabilité objective. Dans ses trois arrêts de Noël, le Conseil d’État disposait d’une possibilité unique : reconnaître le principe de la responsabilité de l’État du fait des lois déclarées contraires à la Constitution, mais également en déterminer un élément essentiel, la qualification du fait dommageable. Déjà l’arrêt Gardedieu avait engendré des critiques de la doctrine qui considérait majoritairement qu’une méconnaissance par la loi des engagements internationaux de la France ne pouvait engendrer qu’une responsabilité pour faute. R. Chapus exprimait cette approche avec son fameux syllogisme suivant lequel une loi inconventionnelle n’est autre qu’une loi irrégulière. Or, toute irrégularité est fautive, donc une loi inconventionnelle constitue une faute commise par le législateur[11]. Cette solution, qui avait été écartée à propos des lois méconnaissant les engagements internationaux de la France, n’a pas été retenue concernant les lois inconstitutionnelles. En suivant les conclusions, le Conseil d’État a reproduit le schéma : il n’évoque aucune faute du législateur. Une simple méconnaissance par la loi de la Constitution ou des engagements internationaux suffit pour engager la responsabilité de l’État. Il semble donc unifier les régimes de responsabilité de l’État du fait des lois inconstitutionnelles et inconventionnelles[12].
Cette solution prend appui sur un argument principal : le principe de séparation des pouvoirs qui empêcherait le juge administratif de porter une appréciation subjective sur l’action du législateur. Par suite, la conception française de ce principe s’opposerait à ce le juge administratif qualifie l’inconstitutionnalité de faute du législateur de nature à engager sa responsabilité. Cette approche ne nous convainc pas. En l’espèce, le contrôle de la validité de la loi est effectué par le Conseil constitutionnel, la faute du législateur découlerait donc directement de la décision d’inconstitutionnalité. Le juge administratif ne porterait aucune appréciation subjective sur l’action des parlementaires : la faute est réalisée anonymement par la fonction législative. Le Conseil d’État s’est principalement fondé sur des éléments politiques, et peut être par crainte d’un effet boomerang[13], pour ne pas entrer en opposition avec le législateur en qualifiant son action de fautive[14]. Si la rapporteure publique plaide pour que cette responsabilité « soit un régime pour faute qui ne dit pas son nom » (M. Sirinelli, concl sur CE, ass., 24 décembre 2019, n° 425981, 425983 et 428162, RFDA, 2020, n°1, à paraître), il nous semble que rien n’empêche d’affirmer la faute du législateur de nature à engager la responsabilité de l’État. En pratique, cette qualification du fait dommageable ne modifiera pas le mécanisme de réparation. Cependant, elle permettrait d’acter pleinement la soumission du législateur à la Constitution et d’unifier le contentieux de la responsabilité pour faute de la puissance publique. En outre, le principe constitutionnel de responsabilité, en tant que fondement juridique du nouveau régime de responsabilité, plaide pour la reconnaissance d’une telle faute du pouvoir législatif[15].
Cette absence de qualification de faute du législateur participe du dialogue entre le juge constitutionnel et le juge administratif dès lors que toute inconstitutionnalité prononcée par le Conseil constitutionnel peut potentiellement être à l’origine de l’engagement de la responsabilité de l’État. Ainsi, pour engager la responsabilité de l’État-législateur deux acteurs sont incontournables : le Conseil constitutionnel en amont et le juge administratif en aval.
II. Un dialogue entre le juge constitutionnel et le juge administratif clé de voute du nouveau régime
Le dialogue prôné par le Conseil d’État sera particulièrement fécond en ce qui concerne les effets dans le temps des déclarations d’inconstitutionnalité qui sont déterminés par le Conseil constitutionnel dans les motifs de sa décision, même si le Conseil d’État ménage sa compétence par le biais des conditions propres à l’engagement de la responsabilité de l’État qui ne relèvent que de la compétence du juge administratif.
Un fait dommageable identifié par le Conseil constitutionnel. Le nouveau régime de responsabilité, dont la structure a été fixée par le Conseil d’État, se caractérise par un indispensable dialogue entre le juge constitutionnel et le juge administratif. Au regard de l’incompétence traditionnelle du juge administratif pour contrôler la constitutionnalité des lois (CE, Sect., 6 nov. 1936, Arrighi et Coudert, Rec. CE p. 966), seul le Conseil constitutionnel peut identifier le fait dommageable : la contrariété d’une loi à la Constitution. Il y a donc une dissociation de l’examen de la régularité de la loi et de l’engagement de la responsabilité de la responsabilité de l’État-législateur : un juge constitutionnel pour contrôler la validité de la loi et un juge administratif pour apprécier le recours indemnitaire[16].
À ce titre, à la différence des juridictions du fond[17], le Conseil d’État précise que l’inconstitutionnalité peut être prononcée dans le cadre de la question prioritaire de constitutionnalité ainsi que dans le contentieux a priori dit « État d’urgence en Nouvelle-Calédonie ». La Haute juridiction administrative ajoute, par conséquent, une pierre à l‘édifice de la reconnaissance de l’autorité de chose jugée des décisions « néocalédoniennes » rendues par le juge constitutionnel[18]. Au demeurant, à la différence de la question prioritaire de constitutionnalité, ce contrôle de constitutionnalité ne se limite pas aux seuls droits et libertés que la Constitution garantit. Cette ouverture permet donc de retenir des motifs d’inconstitutionnalité qui ne seraient pas recevables en matière de QPC. Cette prise en compte s’avère logique puisque le Conseil constitutionnel peut examiner, a priori, un moyen d’inconstitutionnalité portant sur une loi entrée en vigueur et de ce fait priver les justiciables de la possibilité de poser une QPC sur une même disposition législative[19]. Toutefois, le Conseil d’État n’a pas intégré les inconstitutionnalités par analogie d’objet qui devraient également entrer dans le champ de ce nouveau régime de responsabilité[20].
Le Conseil constitutionnel maître des effets dans le temps de ses décisions. Le dialogue entre le Conseil constitutionnel et le juge administratif sera également particulièrement fécond en ce qui concerne les effets dans le temps de la décision d’inconstitutionnalité. À contre-courant d’une majorité de la doctrine[21], le Conseil d’État a posé le principe suivant lequel l’engagement de la responsabilité de l’État est possible sauf si la décision du Conseil constitutionnel s’y oppose expressément ou si le juge constitutionnel laisse « subsister tout ou partie des effets pécuniaires produits par la loi qu’une action indemnitaire équivaudrait à remettre en cause ». Or, dans un système d’abrogation de la loi, l’effet utile de l’inconstitutionnalité ne bénéficie, par principe, qu’à l’auteur de la question et aux instances en cours (Cons. const., n° 2010-108 QPC du 25 mars 2011). Dans ce système des effets dans le temps des décisions du Conseil, tous les requérants ne peuvent pas « bénéficier » de la déclaration d’inconstitutionnalité. Or, le fait générateur de la responsabilité n’est pas caractérisé par l’inconstitutionnalité de la loi en tant que telle, mais bien par la décision du Conseil qui prononce cette inconstitutionnalité. En conséquence, seuls devraient être autorisés à engager la responsabilité de l’État les requérants qui bénéficient de cette décision, donc de la caractérisation du fait dommageable. Si cette approche prive certains justiciables de la voie indemnitaire, il s’agit d’une répercussion directe du régime de l’abrogation retenu par le Constituant à l’article 62, alinéa 2 de la Constitution[22]. En l’espèce, les recours indemnitaires n’auraient dû être examiné que si les requérants pouvaient justifier d’une instance en cours à la date de décision du Conseil constitutionnel : le 1er août 2013.
De plus, l’article 62, alinéa 2 de la Constitution permet au Conseil constitutionnel de moduler dans le futur les effets de ses décisions[23]. En cas de modulation dans le futur des effets d’une déclaration d’inconstitutionnalité, une action indemnitaire ne pourrait être intentée que dans deux hypothèses : lorsque le Conseil constitutionnel gèle les instances en cours en attendant l’intervention du législateur ou lorsque le législateur n’est pas intervenu dans le délai imparti[24]. Dans les autres hypothèses, l’engagement de la responsabilité de l’État ne serait pas possible « puisque le juge constitutionnel en (la loi inconstitutionnelle) a maintenu les effets de manière régulière »[25].
Le Conseil d’État, en suivant les conclusions, a fait le choix inverse en dissociant les effets du contentieux de la constitutionnalité avec ceux de la responsabilité[26]. Cette solution, dictée par la volonté de ne pas rendre plus bénéfique le régime de responsabilité Gardedieu (M. Sirinelli, concl. op. cit)[27], semble entrer en confrontation avec la rédaction même des décisions du Conseil constitutionnel. Surtout, le recours, par la rapporteure publique, à la décision du 11 avril 2014 (Cons. const., 2014-390 QPC, du 11 avril 2014), ne justifie pas cette extension des effets utiles. Dans cette décision, le Conseil avait limité l’effet ex tunc de l’abrogation dans les instances en cours en jugeant que la déclaration d’inconstitutionnalité « n’ouvre droit à aucune demande en réparation du fait de la destruction de biens opérée antérieurement à cette date »[28]. Il avait ainsi réduit l’effet utile classique de ses décisions.
Si en l’absence d’effet utile les requérants ne peuvent normalement pas se prévaloir de la décision ; le Conseil d’État semble considérer que même en cas de modulation dans le futur la responsabilité de l’État est ouverte. On peut également se demander si, en cas de modulation dans le futur justifiée par les « conséquences manifestement excessives », suivant la formule retenue par le Conseil constitutionnel, d’une application immédiate de l’inconstitutionnalité, l’ouverture d’un contentieux indemnitaire ne provoquerait pas la réalisation de ses conséquences excessives, par exemple pour les finances publiques. La position retenue par le Conseil d’État constitue donc un appel du pied au juge constitutionnel qui devra dorénavant fixer quel est lien entre les effets dans le temps de ses décisions et l’engagement de la responsabilité de l’État[29] faute de quoi, les effets produits par une loi irrégulière pourront être réparés. Le risque est également que le Conseil constitutionnel modifie l’exercice du contrôle de constitutionnalité pour limiter les hypothèses d’engagement de la responsabilité de l’État en ne caractérisant pas le fait générateur.
In fine, le Conseil constitutionnel n’a aucune obligation de suivre la position du Conseil d’État ; il demeure seul « maître du temps » de ses décisions[30]. S’il décide de suivre cette dissociation entre abrogation et responsabilité, il aura la charge de préciser, en plus des effets dans le temps de ses décisions, au cas par cas si sa décision peut servir de fondement à une action indemnitaire. Au demeurant, cette invitation est antinomique avec l’idée, présente dans les conclusions, suivant laquelle la question prioritaire de constitutionnalité serait un pur contentieux de norme à norme[31] ; dans cette hypothèse, il devra tenir une approche conséquentialiste de ses décisions subjectivisant son office[32]. De plus, cette approche est contradictoire avec la condition qui impose de soulever une QPC dans un mémoire distinct et motivé afin de déconnecter la question de constitutionnalité des faits de l’espèce.
Le juge administratif, juge des conditions d’engagements de la responsabilité. Si le Conseil d’État semble avoir ouvert en grand l’accès au prétoire pour engager la responsabilité de l’État du fait des lois déclarées contraires à la Constitution, il ne fait guère de doute qu’il garde la main sur les autres conditions qui pourront, au demeurant, limiter toute indemnisation. D’une part, pour la Haute juridiction administrative la prescription quadriennale commence à courir, par parallélisme avec les actes réglementaires, à la date où le dommage est constitué et connu sans que la victime « puisse être légitimement regardée comme ignorant l’existence de sa créance jusqu’à l’intervention de la déclaration d’inconstitutionnalité ». Cette condition, particulièrement restrictive, redonne la main au juge administratif pour limiter fortement l’engagement de la responsabilité de l’État[33]. Cette maitrise est particulièrement vérifiable concernant les décisions rendues depuis 2010 puisque le Conseil constitutionnel n’a pas limité les hypothèses d’engagement de la responsabilité de l’État.
D’autre part, l’appréciation des conditions classiques d’engagement de la responsabilité – le préjudice et le lien de causalité – seront opposables aux justiciables. Les trois décisions du 24 décembre en donnent une illustration. Le Conseil d’État a rejeté l’engagement de la responsabilité de l’État au motif que le lien de causalité entre les préjudices et l’inconstitutionnalité de la loi n’est pas établi. Comme le motif d’inconstitutionnalité retenu par le Conseil constitutionnel est celui de l’incompétence négative du législateur, rien ne permet d’affirmer qu’en l’absence d’une telle incompétence négative une disposition législative aurait permis aux sociétés de ne pas verser la participation et aux salariés qu’ils auraient dû en bénéficier.
Par les trois décisions du 24 décembre, le Conseil d’État a donc offert un « cadeau » aux justiciables, mais aussi au législateur, en reconnaissant une nouvelle forme de responsabilité objective de l’État du fait des lois. Ce nouveau régime a pour particularité une division juridictionnelle : un juge constitutionnel pour la régularité de la loi et un juge administratif compétent pour apprécier la responsabilité. Le dialogue entre ces deux juridictions n’en sera que plus développé … sans oublier la Cour de cassation qui a fait le choix d’imputer le fait dommageable à une commune ayant pris un acte sur le fondement d’une loi inconstitutionnelle (1ère Civ., 26 juin 2019, n° 18-12.630, note T. Ducharme, AJDA. 2019. 2568). Ainsi, l’ensemble des juridictions nationales devront prendre en compte cette donnée contentieuse, marquant une nouvelle étape dans la soumission du législateur aux normes constitutionnelles.
[1] T. Ducharme, La responsabilité de l’État du fait des lois déclarées contraires à la Constitution, LGDJ, Bibli. Const. et de sc. po., 2019, Tome 152, p. 30 et s.
[2] En réalité, les arrêts du Conseil d’État ne parachèvent pas totalement ce nouveau régime constitutionnaliste d’expression de la volonté générale puisque la faute du législateur est éludée. La soumission du législateur aux normes constitutionnelles n’est donc absolue.
[3] É. Laferrière, Traité de la juridiction administrative et des recours contentieux, Berger-Levrault, 2e éd., 1986, t. 2, p. 13 et s.
[4] B. Mathieu, La loi, Dalloz, coll. « Connaissance du droit », 3e éd., 2010, p. 5.
[5] CJCE, 19 nov. 1991, Francovich et Mme Bonifaci, Aff. jointes C-6/90 et C-9/90 ; CJCE, 5 mars 1996, Brasserie du Pêcheur SA c/ Bundesrepublik Deutschland et The Queen c/ Secretary of state for Transport, Aff. jointes, C-46/93 et C-48/93.
[6] D. Simon, chron. sous CE, Ass., 28 févr. 1992, SA Rothmans International France et SA Philip Morris France ; Société Arizona Tobacco Products, RTD eur., 1992, p. 265.
[7] R. Chapus, Droit administratif général, Montchrestien, coll. « Domat droit public », 15e éd., 2001, t. 1, p. 1380.
[8] Déjà, Jèze précisait, en 1944, qu’aucune responsabilité pour faute de l’État-législateur n’est envisageable puisqu’ « il n’existe, en France, aucune autorité pouvant empêcher l’organe législatif d’accomplir le fait dommageable », G. Jèze, note sous CE, 21 janv. 1944, Caucheteaux et Desmont, RD publ., 1944, p. 370.
[9] T. Ducharme, Thèse op. cit., p. 159 et s.
[10] M. Guyomar, concl. sur CE, 17 déc. 2010, Le Normand de Bretteville, n° 334797 ; D. Botteghi, concl. sur CE, 26 sept. 2011, Société SASP Havre Athletic Club, n° 350583.
[11] R. Chapus, Droit administratif général, op. cit., p. 1380.
[12] L’unification totale des deux régimes de responsabilité ne se vérifiera pas nécessairement. Le Conseil d’État n’a, en effet, pas tranché une question : celle de l’imputabilité du fait dommageable en cas d’acte administratif entre la loi et les préjudices invoqués. Or, en cas de loi inconventionnelle, le juge administratif délocalise le fait dommageable à l’acte administratif pris sur le fondement d’une loi irrégulière (CE, Ass., 28 févr. 1992, Société Arizona Tobacco Products et SA Philip Morris France, Rec. CE p. 78). Cette solution particulièrement critiquable ne devrait pas être étendue aux lois inconstitutionnelles, T. Ducharme, Thèse op. cit., p. 187 et s.
[13] G. Alberton, « Le législateur peut-il rester irresponsable ? Une loi inconventionnelle ou inconstitutionnelle ne peut être que fautive », AJDA. 2014. 2350.
[14] L’exemple belge illustre parfaitement la possibilité pour les juridictions ordinaires de qualifier une loi inconstitutionnelle de faute de nature à engager la responsabilité de l’État, Van Drooghenbroeck S., « La responsabilité extracontractuelle du fait de légiférer, vue d’ensemble », in La responsabilité des pouvoirs publics, XXIIes Journées d’études juridiques Jean Dabin, D. Renders (dir.), Bruylant, 2016, p. 331.
[15] Ibid, p. 411 et s.
[16] Le Tribunal des conflits a posé la compétence exclusive du juge administratif pour connaître de l’ensemble du contentieux de la responsabilité de l’État du fait des lois, T. confl., 31 mars 2008, Société Boiron c/ Direction générale des douanes et des droits indirects, n° 3631.
[17] Pour une critique de la position des juridictions administratives du fond : T. Ducharme, « La responsabilité de l’État du fait des lois contraires à la constitution : le tribunal administratif de Paris franchit le pas », note sous TA Paris, jugement du 7 fév. 2017, M. Lallement et Société Paris Clichy, nos 1507726 et 1505725, RD publ., n° 5, 2017, p. 1227.
[18] Ph. Azouaou, « Autorité et portée d’une déclaration d’inconstitutionnalité », note sous Cons. const., n° 2013-349 QPC du 18 oct. 2013, Sociétés Allianz IARD et autre [Autorité des décisions du Conseil constitutionnel], RFD adm., 2014, p. 364.
[19] Pour que les juridictions a quo puissent renvoyer une QPC, la disposition législative en cause ne doit pas avoir déjà été déclarée conforme à la Constitution par le Conseil constitutionnel, à la fois dans les motifs et le dispositif d’une de ses décisions, sauf changement de circonstances. Ainsi, une inconstitutionnalité « néocalédonienne » pourrait empêcher les requérants de soulever une QPC.
[20] T. Ducharme, Thèse op. cit., p. 229-230.
[21] A. Blandin, La responsabilité du fait des lois méconnaissant des normes de valeur supérieure : Le droit espagnol, un modèle pour le droit français ?, Dalloz, Nouv. Bibl. th., vol. 151, 2016, p. 211 et s. ; O. Desaulnay, « La responsabilité de l’État du fait d’une loi inconstitutionnelle ou l’inévitable « pas de deux » du juge administratif et du Conseil constitutionnel », in Long cours, Mélanges en l’honneur de Pierre Bon, Dalloz, 2014, p. 793 ; M. Disant, « La responsabilité de l’État du fait de la loi inconstitutionnelle, prolégomènes et perspectives », RFDA. 2011. 1181 ; T. Ducharme, Thèse op. cit., p. 291 et s.
[22] Dans ses conclusions, M. Sirinelli critique le fait que « pour les autres [les requérants n’ayant pas d’instances en cours], c’est-à-dire pour ceux qui paient le prix le plus élevé de l’inconstitutionnalité, la voie indemnitaire serait fermée », M. Sirinelli, concl. op. cit. Cependant, à notre sens, il faut principalement combattre le trop grand recours à l’effet inutile des QPC plutôt que de dissocier le bénéfice de la déclaration d’inconstitutionnalité du contentieux indemnitaire, voir T. Ducharme, « L’effet inutile des QPC confronté aux droits européens », RDP, 2019, n° 1, p. 107.
[23] O. Mamoudy, La modulation dans le temps des effets des décisions de justice en droit français, Thèse, Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2013, p. 310.
[24] Pour une étude de ces hypothèses spécifiques, T. Ducharme, Thèse op. cit., p. 322 et s.
[25] O. Desaulnay, Art. op. cit ; M. Disant, « Le contentieux indemnitaire de l’article 62 de la Constitution », note sous CE, ass., 24 décembre 2019, Société Paris Clichy, Société Hôtelière Paris Eiffel Suffren et M. A, n° 425981, 425983 et 428162, Gaz. du Pal., 11 févr. 2020, p. 18.
[26] Cette dissociation avait déjà été exprimée par la doctrine interne du Conseil d’État à propos du mécanisme de la modulation reconnu par la jurisprudence Association AC ! (CE, Ass., 11 mai 2004, Association AC ! et Autres, n° 255886, Rec. CE p. 197), voir J.-H. Stahl et A. Courrèges, « La modulation dans le temps des effets d’une d’annulation contentieuse. Note à l’attention de Monsieur le Président de la Section du contentieux », RFDA. 2004. 438.
[27] Cet argument est critiquable puisqu’une inconventionnalité n’entraîne pas l’abrogation de la loi, elle n’a pas d’effet erga omnes. Ainsi, pour engager la responsabilité de l’État, les requérants doivent nécessairement soulever un moyen d’inconventionnalité.
[28] S. Benzina, L’effectivité des décisions QPC du Conseil constitutionnel, LGDJ, Bibl. cons. sc. po., Tome 148, 2017, p. 269.
[29] En effet, « le Conseil constitutionnel a clairement affirmé l’exclusivité de sa compétence pour fixer les effets dans le temps de la décision rendue sur QPC. Par conséquence, l’exécution qu’est appelé à en faire le juge administratif doit obligatoirement s’inscrire dans le cadre temporel délimité par le Conseil », S. Ferrari, « L’exécution par le juge administratif des décisions QPC rendues par le Conseil constitutionnel », RDP, 2015, n° 6, p. 1495.
[30] M. Disant, « Les effets dans le temps des décisions QPC. Le Conseil constitutionnel, “maître du temps” ? Le législateur, bouche du Conseil constitutionnel ? », NCCC, n° 40, 2013, p. 8.
[31] Ibid.
[32] S. Salles, Le conséquentialisme dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, LGDJ, Bibl. cons. sc. po., Tome 147, 2016, 773 p.
[33] Dans le même sens : CE, avis, 11 janv. 2019, SCI Maximoise de création et SAS AEGIR, n° 424819.