Rire est-il une liberté fondamentale ?
Ce texte est la restitution écrite d’une intervention lors du colloque « Rire, droit et société » qui s’est tenu les 3 et 4 décembre 2015 à l’Université de Toulouse à l’initiative de D. Guignard, S. Saunier et S. Regourd.
Xavier Dupré de Boulois est professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et membre de l’Institut des sciences juridique et philosophique de la Sorbonne (UMR 8103)
La question qui constitue l’intitulé de cette contribution est délicate. Prima facie, elle évoque un simple problème de qualification : le rire appartient-il à la catégorie des comportements érigés en liberté fondamentale dans notre système juridique ? La difficulté est que la notion de liberté fondamentale est pour le moins discutée au sein de la doctrine juridique. De par la diversité de ses usages en droit et en dehors du droit, et la variété des textes et des juridictions qui la mobilisent, cette notion ne bénéficie pas d’une définition cohérente en droit positif. Pas plus la doctrine n’est-elle parvenue à se mettre d’accord sur une définition consensuelle. Et si l’on ajoute qu’elle n’est pas, loin de là, le monopole du langage des juristes, qu’elle est régulièrement mobilisée par les acteurs sociaux et politiques au soutien de revendications diverses, on comprend que le risque est qu’une réflexion sur le statut juridique du rire soit essentiellement consacrée à une énième tentative de définition de la notion de liberté fondamentale. Sans nier l’intérêt d’une telle recherche, à laquelle, au demeurant, l’auteur de ses lignes a déjà tenté de contribuer 1, le choix a été fait ici de ne pas enfermer le propos dans une définition a priori de la notion et de la catégorie de liberté fondamentale.
Pour répondre à la question posée, la réflexion s’articulera en deux temps. En dressant une sorte de cartographie juridique du rire, il s’agira d’abord d’identifier les indices qui sont susceptibles de justifier une telle qualification. Il n’y a guère d’efforts à faire pour reconnaître au rire les attributs d’une liberté fondamentale (I). Nous changerons ensuite de registre pour tenter de démontrer que si une telle qualification est envisageable, il nous paraît nécessaire de l’écarter (II).
I. Cartographie juridique du rire : une liberté
Le droit positif, qu’il soit écrit ou jurisprudentiel, n’évoque guère le rire. Et cela est plutôt rassurant. Plus précisément, il ne se saisit pas du rire en tant que tel, c’est-à-dire de l’action de rire. Elle relève plutôt d’une autre expression de la régulation sociale, la civilité. Ces règles de civilité ont parfois été codifiées. Un bon exemple en est donné par l’ouvrage « Les règles de la bienséance et de la civilité chrétiennes à l’usage des écoles chrétiennes » élaboré en 1702 par Jean-Baptiste de la Salle. Il comporte plusieurs alinéas consacrés au « bien rire ». Il en ressort que l’on ne peut rire de tout (« ne pas contrefaire les bigleux ou les louches pour faire rire » ; « on ne doit pas rire des choses qui touchent la religion, des paroles et actions malhonnêtes et des imperfections et malheurs des autres »), qu’il existe un moment pour rire (« le temps du rire est celui qui suit le repas » ; « On ne doit pas se donner la liberté de rire en tout temps et en toute occasion et notamment des peines et décès » et qu’il existe une « bonne » manière de rire (« qu’on rit jamais avec beaucoup d’éclat, et encore bien moins qu’on le fasse d’une manière si dissolue et si peu sage qu’on en perde la respiration et qu’on en vienne à faire des gestes indécents »).
En réalité, le droit positif s’intéresse plutôt à l’action de faire rire, et en particulier à l’action de faire rire aux dépens d’autrui. En paraphrasant Paul Maertens 2, on peut dire qu’il ne se saisit du rire que lorsqu’il « fait des victimes ». Il existe en effet une faculté de nuire à autrui qui est inhérente au « faire rire ». Elle s’exprime notamment à travers la caricature, la parodie, la moquerie, la plaisanterie, etc. A partir de là, la cartographie juridique du rire peut être résumée en quatre points.
En premier lieu, notre droit positif étant silencieux sur le rire en tant que simple réflexe ou comportement et notre ordre juridique reposant sur le principe de liberté proclamé par l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (DDHC), il est possible d’affirmer l’existence d’une liberté de rire.
Le second constat qui s’impose est que notre droit positif n’interdit pas non plus le « faire rire aux dépens d’autrui ». Il existe donc une liberté de faire rire aux dépens d’autrui. Elle se spécifie au sein des différentes libertés. En effet, la liberté est définie par l’article 4 de la DDHC comme celle qui « consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ». Par dérogation au principe posé par la DDHC, la liberté de rire aux dépens d’autrui relève donc de la catégorie des droits licites de nuire identifiée par la doctrine civiliste. Cette catégorie de droits a essentiellement été pensée dans le cadre du droit de la responsabilité civile. La liberté de faire rire aux dépens d’autrui cohabite en son sein avec le droit de grève et la liberté d’entreprendre 3. Il en résulte que cette liberté échappe au droit commun de la responsabilité civile qui repose sur un principe général de prohibition de nuire à autrui (Conseil const., n°82-144 DC, 22 oct. 1982, Loi relative au développement des institutions représentatives du personnel, §3).
Au-delà du droit de la responsabilité civile, cette liberté est reconnue dans les différents champs du droit. Elle fait l’objet d’une protection spécifique en droit de propriété intellectuelle à travers l’exception de parodie prévue par le code de la propriété intellectuelle. Elle est opposable au droit d’auteur (art. L. 122-5 CPI) et aux titulaires de droits voisins (art. L. 211-3 CPI) tel que l’artiste-interprète (CA Paris, 21 sept. 2012, Jurisdata n°2012-021858). Si le code de la propriété intellectuelle reste silencieux au sujet de la parodie de marque, il n’en reste pas moins que la jurisprudence a reconnu le caractère licite du détournement de marque par des associations (de défense de l’environnement en particulier) en se fondant sur la liberté d’expression (Cass. Civ. 1, 8 avril 2008, Bull. I n°104 : Affaire Greenpeace contre Areva ; Cass. Civ. 2, 19 octobre 2006, Bull. II n°282 : affaire Camel contre Comité national contre les maladies respiratoires et la tuberculose).
Le caractère humoristique d’un discours est également pris en compte dans le contentieux civil des droits de la personnalité. Ainsi, si chacun a le droit de s’opposer à la reproduction de son image qui est protégée au titre de l’article 9 du Code civil, cette reproduction sous forme de caricature est licite, selon les lois du genre, pour assurer le plein exercice de la liberté d’expression (Cass. Civ. 1, 13 janv. 1998, Bull. I, n°14). Il en est de même dans le contentieux pénal du rire qui recouvre pour l’essentiel les infractions définies dans la loi du 29 juillet 1881 (diffamation, injure publique, etc.). La Cour de cassation a ainsi jugé au sujet du rapprochement par un trac de l’association AIDES de l’image dénaturée d’une religieuse avec l’expression « Sainte Capote » et un dessin de préservatifs qu’il ne dépasse pas les limites admissibles de la liberté d’expression et a donc écarté l’infraction d’injure publique (Cass. Crim., 14 févr. 2006, Bull. Crim. n°42.) 4.
Le troisième constat est que le « faire rire aux dépens d’autrui » peut dégénérer en abus. S’il est une liberté, il supporte de nombreuses restrictions liées au souci de prendre compte d’autres intérêts légitimes : le respect de l’intégrité physique notamment en ce que le mobile humoristique ne saurait exonérer l’auteur d’une plaisanterie de sa responsabilité pénale ou civile dès lors qu’elle a entrainé des dommages corporels (Cass. Crim., 21 octobre 1969, Bull. crim n°258 ; Cass. Crim., 15 mars 1977, Bull. crim. n°94), la dignité humaine (à commencer par l’affaire Dieudonné 5 mais les exemples ne manquent pas en droit pénal de la presse 6 comme en droit pénal général 7), la présomption d’innocence 8, le droit au respect de la vie privée (Cass. civ. 1, 20 mars 2014, Bull. I n°57, n°13-16.829 9) et le droit au respect de l’image 10.
En quatrième lieu, et si l’on fait une concession à l’approche formelle de la notion de liberté fondamentale, il peut être relevé que le rire et ses différentes expressions ne sont pas évoqués en tant que tels dans nos textes constitutionnels et dans les grandes conventions internationales relatives aux droits de l’homme ratifiées par la France. Ni la CEDH, ni la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ni les deux pactes onusiens du 16 décembre 1966 n’y font référence. Pas plus n’a-t-il été jugé nécessaire de consacrer une convention spécifique au rire contrairement aux droits sociaux et aux droits des personnes vulnérables (femmes, enfants, handicapés), etc. En revanche, les arrêts de la Cour européenne sont nombreux qui garantissent la liberté de faire rire aux dépens d’autrui sur le fondement de la liberté d’expression. La Cour de Strasbourg est même particulièrement bienveillante à l’égard des œuvres satiriques ou parodiques. Elle estime notamment que « la satire est une forme d’expression artistique et de commentaire social qui, de par l’exagération et la déformation de la réalité qui la caractérisent, vise naturellement à provoquer et à agiter. C’est pourquoi il faut examiner avec une attention particulière toute ingérence dans le droit d’un artiste à s’exprimer par ce biais » (CEDH, 25 janv. 2007, Vereinigung Bildender Künstler c/ Autriche, n°68354/01. Egalement, CEDH, 22 févr. 2007, Nikowitz and Verlagsgruppe News GmbH v. Austria, 5266/03 ; CEDH, 20 oct. 2009, Alves da Silva / Portugal, n°41665/07). Le juge strasbourgeois en déduit que la marge d’appréciation de l’Etat est réduite en cette matière (CEDH, 17 sept. 2013, Welsh et Silva Canha c/ Portugal, n°16812/11, §30). La Cour n’en reconnaît pas moins le droit des Etats de porter atteinte à la liberté d’expression du caricaturiste pour protéger d’autres intérêts légitimes. Elle a jugé compatible avec l’article 10 la condamnation pour apologie du terrorisme d’un auteur pour une caricature publiée le 13 septembre 2001 représentant les tours du World trade center et la mention « Nous en avions tous rêvé… le Hamas l’a fait » (CEDH, 2 oct. 2008, Leroy / France n°36109/03) et la condamnation d’un syndicaliste pour la publication dans un bulletin syndical de caricatures jugées comme portant atteinte à la réputation d’autrui (CEDH, 8 déc. 2009, Aguilera Jimenez / Espagne, n°28389/06).
Au total, il ressort de cette cartographie sommaire que le rire présente les attributs d’une liberté fondamentale : la liberté de rire est clairement affirmée en droit positif en particulier dans sa version la plus agressive, c’est-à-dire la liberté de faire rire aux dépens d’autrui. Elle est opposable à d’autres intérêts légitimes y compris ceux dont le caractère fondamental fait consensus (droit au respect de la vie privée, droit à la dignité, droit à l’image). Enfin, cette protection est assurée au niveau supranational à travers la Cour EDH. Un certain nombre d’auteurs vont dans ce sens qui qualifient le rire de liberté fondamentale (L. Brochard, Le rire en droit privé, Thèse Poitiers, 2006, p. 149 et s.) ou de droit de l’homme (P. Vilbert, « Le rire est un droit de l’homme », Légipresse 2011, n°282, p. 233 ; L. Hanicotte, « L’humour à la barre », Petites affiches 2015, 17 juin 2015, n°120, p. 4).
Pour autant, convient-il de se ranger à cette opinion ?
II. Qualification juridique d’une liberté : une liberté fondamentale ?
Remarque préalable : changement de registre
Jusque-là, il a été rendu compte de la manière dont le droit positif français se saisit du rire. Au terme d’une démarche de nature descriptive, il a été relevé qu’au regard de la cartographie juridique du rire ainsi opérée, il est possible d’y voir une liberté fondamentale, étant entendu que la définition de cette notion ne peut être que stipulative. L’analyse va désormais changer de registre en se situant clairement dans une veine prescriptive. Il n’est plus tant question de déterminer si rire est une liberté fondamentale, – il a été indiqué que des indices vont en ce sens -, mais de définir si le rire doit être érigé en liberté fondamentale. Dans cette perspective, il convient d’exposer le titre auquel l’auteur de ses lignes s’exprime dans la suite de ce texte : il écrit en tant qu’universitaire bien sûr mais en tant qu’universitaire qui cherche à établir une certaine cohérence du droit et à faciliter sa compréhension à travers sa systématisation, sa mise en ordre. A l’instar d’un « jardinier » du droit, il est question de préservation d’alignements et de perspectives.
Reste que le discours sur le droit n’est pas, fort heureusement, le monopole des juristes universitaires. On ne peut bien sûr ignorer la dimension performative des mots du droit, en particulier dans l’espace social. Affirmer que rire est une liberté fondamentale ou un droit de l’homme contribue à lui donner du poids face à ses contempteurs que leurs motivations soient économiques, politiques, religieuses, etc. Nous n’ignorons pas non plus, à la suite de Bernard Chenot 11 que le droit n’est pas fait pour assurer la tranquillité des professeurs. D’autres postures sont bien sûr possibles, qui sont tout autant légitimes. Toutefois, la mise en cohérence du droit positif demeure la fonction première de l’universitaire juriste, sa véritable fonction politico-sociale.
Partant de là, la position que sera défendue ici est que le rire ne doit pas être érigé en liberté fondamentale. Non pas que l’auteur soit rétif au rire même s’il n’en goûte pas toutes les formes. Non pas non plus qu’il considère que la chose est trop vulgaire ou badine pour mériter d’accéder à l’Olympe des droits. Cette conviction part du constat qu’une telle qualification est inutile puisqu’elle n’est pas un préalable à une protection exigeante du rire (A). Pire même, « fondamentaliser » le rire nuirait à la cohérence de notre système juridique qui croule déjà sous les droits qualifiés de fondamentaux (B).
A. Une qualification inutile
Eriger le rire en liberté fondamentale ne présente pas d’utilité puisqu’il bénéficie déjà de la couverture d’autres libertés fondamentales en droit positif. Cette protection trouve surtout son fondement dans la liberté d’expression. La plupart des décisions de justice évoquées dans cette contribution ont été rendues au visa de l’article 10 de la CEDH et/ou de l’article 11 de la DDHC. Ainsi la Cour d’appel de Paris a eu l’occasion de préciser que « la parodie est l’un des aspects du principe à valeur constitutionnelle de la liberté d’expression » (CA Paris, 28 févr. 1995, Légipresse 1995, n°121, p. 51). La CEDH reste la ressource la plus couramment mobilisée (ex. : Cass. Crim., 14 févr. 2006, Bull. Crim. n°42 ; Cass. Civ. 1, 8 avril 2008, Bull. I n°104) tant il est vrai que la jurisprudence strasbourgeoise joue le rôle d’aiguillon en la matière.
La liberté d’expression n’est pas la seule couverture supra-législative offerte au rire. La Cour EDH a certes développé une interprétation très large de l’article 11 de la Convention : il protège aussi bien l’auteur du message risible que ses destinataires ; il joue quel que soit le support dudit message. Mais dans tous les cas, cette protection suppose l’existence d’un message. Au regard du contentieux du rire, la liberté d’expression sert essentiellement de couverture au « faire rire aux dépens d’autrui » c’est-à-dire au rire dans sa version « agressive ».
Or, le message risible n’épuise pas le rire. Il n’en est qu’une modalité. Le rire est d’abord un réflexe et une action physique. L’encyclopédie en ligne Wikipedia définit le rire comme « un réflexe qui se manifeste par un enchaînement de petites expirations saccadées accompagné d’une vocalisation inarticulée plus ou moins bruyante ». Aussi le message humoristique n’est-il qu’une des causes du rire, au même titre que le chatouillement, le stress, la folie, les drogues, etc. Le rire peut aussi être un exercice physique comme l’atteste le développement du « yoga du rire ». On perçoit alors bien que la liberté d’expression n’est pas le fondement idoine pour protéger le rire comme simple réflexe ou action.
Il a été signalé en introduction que le rire comme réflexe est délaissé par le droit en ce qu’il est abandonné à d’autres systèmes de régulation sociale. Rien n’empêche néanmoins de s’interroger sur les libertés fondamentales qui pourraient en assurer la protection dans l’hypothèse par exemple où une règle interdirait de rire. Une telle perspective peut sembler improbable. Elle ne l’est point. Les règles relatives aux photos d’identité utilisées pour l’établissement des cartes d’identités et des passeports précisent ainsi que « le sujet doit […] adopter une expression neutre et avoir la bouche fermée ». Elles ne doivent plus comporter de rire ou de sourire sous peine de refus de délivrance. La raison en est que le sourire altère le bon fonctionnement des dispositifs de reconnaissance faciale. De même, le rire n’est pas toujours valorisé dans les religions. En ce sens, on se souvient des propos tenus en juillet 2014 par le vice-premier ministre turc Bulent Arinç expliquant que « Une femme doit conserver une droiture morale, elle ne doit pas rire fort en public ». La remarque dudit ministre relève des règles de civilité mais l’époque étant ce qu’elle est, on ne saurait exclure l’érection sur notre planète d’un régime théocratique qui prétendrait interdire le rire. Et sans aller jusque-là, une affaire dont a eu à connaître la chambre criminelle de la Cour de cassation justifie de se poser la question. En l’espèce, le dirigeant irascible d’une société de fabrication de vêtements de mode a fait l’objet de poursuite pénale à raison de ses pratiques de gestion d’entreprise. Sans entrer dans le détail, il était notamment interdit aux salariés « de lever la tête, de parler et même de sourire » (Cass. Crim., 4 mars 2003, Bull. crim, n°58).
Lorsque l’on s’efforce de réfléchir aux droits et libertés fondamentaux susceptibles de servir de couverture au rire comme réflexe, deux pistes sont envisageables. La première est celle de la liberté personnelle qui trouve son fondement aux articles 2 et 4 de la DDHC. Elle trouve un prolongement dans le concept européen d’autonomie personnelle dont il résulte que « le droit au développement personnel et le droit d’établir des rapports avec d’autres êtres humains et le monde extérieur » (CEDH, 29 avril 2002, Pretty / Royaume-Uni). La liberté personnelle embrasse large puisqu’elle concerne aussi bien le rapport de l’individu à son corps que son développement social. La seconde piste est représentée par le droit au respect de la dignité de la personne humaine. Même si la chose est parfois discutée, il ne me semble pas contestable qu’il constitue un véritable droit fondamental. Or, un dispositif qui entendrait soumettre les individus à une prohibition du rire serait incompatible avec les exigences du respect de la dignité de la personne humaine tant il est vrai que le rire est inhérent à la nature humaine. Il n’est pas indifférent de constater que l’affaire sus-évoquée impliquant l’employeur indélicat mettait notamment en cause l’infraction définie à l’article 225-14 du Code pénal qui réprime le fait de soumettre des personnes vulnérables ou dépendantes à des conditions de travail incompatibles avec la dignité humaine.
Au total, le rire dans ses différentes facettes est donc susceptible d’être protégé sur le fondement de plusieurs libertés fondamentales. Lui accorder une qualification similaire ne semble pas techniquement utile pour en assurer la protection.
Il est vrai qu’à ce stade, il pourrait tentant de mettre en avant la multiplicité des libertés fondamentales ayant à voir avec le rire pour promouvoir la reconnaissance d’une liberté fondamentale de rire. La liberté d’expression ne pouvant fonder à elle seule cette protection, le souci d’assurer l’unité de sa garantie supposerait de reconnaître une liberté fondamentale de rire. Ce raisonnement n’est pas sans évoquer la thèse récente d’Emilie Debaets relative à la protection des données personnelles 12. Partant du constat que les éléments essentiels du droit à la protection des données personnelles ne peuvent être compris à travers le seul droit au respect de la vie privée, elle promeut la consécration en droit français d’un droit fondamental à la protection des données personnelles. Sa conviction est que les différentes facettes de cette protection ne peuvent être comprises séparément tant elles s’enrichissent mutuellement (p. 291). L’idée paraît transposable à la liberté de rire. Mais il nous semble au surplus qu’ériger le rire en liberté fondamentale présenterait un certain danger pour « l’intégrité » de notre système juridique.
B. Une qualification dangereuse
Le danger mis en avant dans cette contribution concerne la cohérence du système juridique et non les effets d’une fondamentalisation de la liberté de rire dans l’espace social. En tout état de cause, une telle qualification n’empêcherait par d’apporter à la liberté de rire les restrictions nécessaires à la protection des différents intérêts publics et privés.
Le point de départ de la réflexion est le constat que la catégorie des droits et libertés fondamentaux est frappée d’obésité. Elle ne se limite pas loin de là aux droits énumérés dans les trois textes les plus importants applicables en France à savoir la DDHC, le préambule de la Constitution de 1946 et la CEDH. Elle s’est fortement enrichie grâce au développement de la jurisprudence et du droit international des droits de l’homme. La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne constitue un bon repère à cet égard. Elle est le texte le plus récent et elle a été présentée comme assurant la « codification » de l’évolution contemporaine des droits de l’homme. Or, cette Charte contient pas moins d’une cinquantaine de droits fondamentaux répartis en 6 titres.
Il n’est qu’à consulter l’actualité récente pour constater que la catégorie a encore de beaux jours devant elle puisque différentes institutions et associations promeuvent la consécration de nouveaux droits et libertés fondamentaux. Une résolution n°64/292 adoptée par le 28 juillet 2010 par l’Assemblée générale de l’ONU a reconnu « que le droit à l’eau potable et à l’assainissement est un droit fondamental, essentiel à la pleine jouissance de la vie et à l’exercice de tous les droits de l’homme ». Dans cette perspective, une proposition de loi déposée à l’Assemblée nationale en date du 8 avril 2015 (n°2715) prévoit l’introduction dans le Code de la santé publique d’un article selon lequel « le droit à l’eau potable et à l’assainissement est un droit de l’homme garanti par l’État. ». De même, la proclamation de la liberté de création (artistique) est évoquée dans le cadre du projet de loi relatif à la liberté de la création, à l’architecture et au patrimoine actuellement en discussion au Parlement (Voir par ex. Le Monde, 29 septembre 2015). De son côté, le droit à la protection des données personnelles est déjà garanti par l’article 8 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE. Il a été vu qu’une thèse récente promeut l’érection d’un nouveau droit fondamental en droit français (E. Debaets). Enfin, last but not least, une résolution votée par l’Assemblée nationale le 26 novembre 2014 rappelle le « droit fondamental à l’interruption volontaire de grossesse pour toutes les femmes, en France, en Europe et dans le monde ».
L’aspiration à l’affirmation de nouveaux droits fondamentaux s’inscrit dans la lutte pour le droit qui caractérise l’évolution de notre système juridique. Les intérêts en cause sont considérés comme insuffisamment protégés voir comme menacés. L’accès à l’eau demeure une problématique contemporaine ; la protection des données personnelles est une préoccupation croissante face au développement des outils numériques de recueil, de traitement et d’exploitation des données ; la liberté de création est menacée par la multiplication des faits de dégradation d’œuvres d’art ; l’avortement reste sous la menace de mouvements « pro-vie » qui font preuve d’un regain d’activisme en France depuis la séquence du mariage pour tous. Cette proclamation est parfois censée se suffire à elle-même. Ainsi, l’affirmation de la liberté de création ne devrait pas être accompagnée de la mise en place de nouvelles dispositions pénales.
La promotion d’une liberté fondamentale de rire s’inscrirait dans un schéma similaire. Partant du constat que le rire est menacé (Charlie hebdo, Dieudonné, etc..), il conviendrait d’en rehausser le statut pour en assurer une protection plus ferme. Elle ne s’accompagnerait pas nécessairement d’un renforcement du cadre législatif. Elle fournirait des ressources argumentatives aux parties et aux juges dans des litiges dans lesquels le rire se verrait opposer d’autres intérêts légitimes tels le droit d’auteur, liberté religieuse, le droit au respect de la vie privée, etc. Elle pourrait aussi être mise en avant au soutien de revendications au sein de l’espace politique et social.
Il n’est pas sûr que notre système juridique, ait quelque chose à gagner à la multiplication des droits et libertés fondamentaux, la « fondamentalisation » des différents intérêts dont les individus entendent assurer la défense. En réalité, tous les intérêts dont un être humain est susceptible de se prévaloir bénéficient déjà de la couverture d’au moins un droit ou liberté fondamentale. Il semble donc plus cohérent de penser notre système juridique autour d’un nombre raisonnable de droits et libertés fondamentaux qui trouvent leur fondement direct dans les textes supralégislatifs et qui traduisent les valeurs essentielles qui régissent notre société (liberté, égalité, solidarité en particulier). Ces différents droits et libertés fondamentaux jouent un rôle matriciel en ce qu’ils ont vocation à servir de couverture à toute une série de droits et libertés dérivés 13. Ainsi, le droit au procès équitable joue un tel rôle à l’égard du droit au recours, du droit à l’aide juridictionnel, du droit à l’impartialité, du droit à la contradiction, du droit au délai raisonnable de jugement, du droit à l’exécution d’une décision de justice. De même, la liberté personnelle sert de couverture au droit au respect de la vie privée, à la liberté du mariage, à la liberté sexuelle, à la liberté de l’avortement, à la liberté de se vêtir, etc.
De son côté, le rire bénéficie déjà de la couverture de pas moins de trois libertés et droits fondamentaux. Nous ne voyons donc pas trop ce que le rire et notre système juridique auraient à gagner dans la proclamation d’une nouvelle liberté fondamentale. Même pour rire…
Notes:
- « Les notions de droits et libertés fondamentaux en droit privé », JCP 2007,II, ; Droits et libertés fondamentaux, 2010, PUF, coll. Licence, pp. 35 ↩
- Préf. B. Mouffe, Le droit à l’humour, Larcier, 2011, p. 9 ↩
- J. Karila de Van, « Le droit de nuire », RTDC 1995 p. 533 ; B. Starck, « Domaine et fondement de la responsabilité sans faute », RTDC 1958 p. 475 ↩
- Voir également, TGI Paris, 14 avr. 1999, Légipresse 1999, n° 165, I, p. 113 : « la légende d’une photographie comportant la phrase suivante « Exclusif : X… se drogue aux dragées Fuca » ne saurait être considérée comme diffamatoire. Elle relève de la plaisanterie de mauvais goût, mais ne saurait être considérée comme l’imputation de l’usage de la drogue » ; CA Paris, 19 déc. 1988, Jurisdata n°1988-027685 : « Ne se sont pas rendus coupables de diffamation les auteurs d’une émission télévisée qui, sur un ton comique et humoristique, ont retracé les désagréments rencontrés par l’utilisateur d’un produit et critiqué ce produit; cette émission, qui se situait dans une démarche d’information du public sur les inconvénients d’un produit, n’a pas dépassé la libre critique de celui-ci et n’a pas porte atteinte a l’honneur et a la considération de la société constructrice » ↩
- CE ord., 9 janvier 2014, n°374508 ↩
- CA Paris, 18 janv. 2007, JurisData n°2007-327658 : « Un dessin, qui figurait en première et dernière page de couverture du livre, représente un policier affligé d’un groin et coiffé d’une casquette de gardien de la paix, prononçant les mots « vos papiers ». Le dessin comporte la légende « Que faire face à la police ? ». Ce dessin constitue une caricature et le genre de la caricature n’autorise pas les représentations dégradantes. Le policier est représenté comme un être à la limite entre l’homme et l’animal par sa figure porcine, ayant la bave aux lèvres, montrant les dents et ayant les yeux exorbités. Le personnage exprime ainsi l’agressivité voire la haine et la représentation du policier est dégradante. La volonté délibérée de donner une image humiliante et terrifiante de la police est donc établie et le dessin vise l’institution de la police nationale dans son ensemble » ↩
- Cass. Crim., 12 décembre 2006, n°05-87.658 : « Attendu qu’il résulte de l’arrêt attaqué et des pièces de procédure que Thierry Y…, négociateur dans une agence immobilière, a été poursuivi devant le tribunal correctionnel, sur le fondement de l’article 222-32-2 du code pénal, pour avoir harcelé moralement Maurice X…, collègue d’origine centrafricaine, placé sous ses ordres, notamment en lui parlant régulièrement « petit nègre » et en se moquant de lui ; que les premiers juges ont déclaré le prévenu coupable de ce délit ; Attendu que, pour infirmer la décision entreprise sur l’appel du prévenu, l’arrêt, après avoir écarté à bon droit les agissements antérieurs au 18 janvier 2002, retient que « si elle révèle une forme d’esprit regrettable et un humour déplacé et inapproprié », la manière dont Thierry Y… parlait à Maurice X…, bien que perçue comme difficilement supportable, ne constitue pas une pression répétée portant atteinte aux droits de la partie civile ; Mais attendu qu’en se déterminant ainsi, sans rechercher si la manière de parler du prévenu n’était pas constitutive, par son caractère habituel, d’agissements répétés ayant pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail de Maurice X… susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel, la cour d’appel n’a pas légalement justifié sa décision » ↩
- TGI Cusset, 8 juin 2000, Aff. Maurel et Colliard / Canal Plus, Legipresse 2000, n°174, p. 149 : « Attendu que la présentation qui a été faite de sa personne par la marionnette même d’un de ses défenseurs, le montrant comme un adepte de pratiques zoophiles et lors de l’émission diffusée le lundi 28 février de possibles pratiques de pédophilie, ainsi que le suggère la phrase « et le jockey, il était majeur aussi ? », n’autorise à ces dates aucun doute dans l’esprit du téléspectateur sur la culpabilité du simple accusé qu’il était alors à ces dates ; Attendu en effet que si le caractère humoristique dont cette émission a la réputation, n’eut pas suffi à accréditer la culpabilité de cet accusé dans l’esprit du public, le climat médiatique ayant entouré le procès n’a pu que crédibiliser les propos tenus par la marionnette de son avocat ;Attendu qu’il y a là un défaut de précautions fautif de la part des défendeurs rendant applicable la qualification juridique avancée par les demandeurs ; Attendu que s’il y a eu en l’espèce indiscutablement atteinte au droit à la présomption d’innocence auquel pouvait prétendre l’abbé Maurel les 23, 24 et 28 février 2000 » ↩
- « le droit de chacun au respect de sa vie privée et familiale s’oppose à ce que l’animateur d’une émission radiophonique, même à dessein satirique, utilise la personne de l’enfant et exploite sa filiation pour lui faire tenir des propos imaginaires et caricaturaux à l’encontre de son grand-père ou de sa mère, fussent-ils l’un et l’autre des personnalités notoires et dès lors légitimement exposées à la libre critique et à la caricature incisive ». ↩
- CA Paris, 19 juin 1987, Le Pen c/ SA Les Editions Maréchal, Jurisdata n°1987-601097 : « Sans avoir à rechercher si la publication incriminée a trait a l’intimité de la vie privée, il suffit de relever que les photographies qu’elle comporte et le texte qui les accompagne, publiés en première page du journal sous l’intitule » exclusif rebondissement dans l’affaire (le Pen) le fesse a fesse du couple infernal « , ont manifestement pour but de ridiculiser et de déconsidérer les personnes concernées, le genre satirique et humoristique du journal ne saurait excuser un tel comportement, générateur d un trouble manifestement illicite qui justifie la réparation du préjudice ainsi cause » ; TGI Paris, 26 févr. 1992 : JurisData n°1992-044119 : « porte atteinte à la vie privée et au droit à l’image, la reproduction dans une revue, d’une caricature d’une célèbre journaliste, la représentant dévêtue et de façon dévalorisante. Cette caricature, éditée également sous forme de poster dans les kiosques a causé à cette personne un préjudice important, malgré des décisions judiciaires en sa faveur ordonnant l’arrachage et la suppression de cette caricature; en effet, de nombreux exemplaires avaient été diffusés et vendus avant ces décisions ». ↩
- « La notion de service public dans la jurisprudence économique du Conseil d’Etat », EDCE 1954 p. 77 ↩
- Le droit à la protection des données personnelles. Recherche sur un droit fondamental, Thèse Paris 1, 2014 ↩
- Sur l’idée de droits matriciels, B. Mathieu, « Pour une reconnaissance de principes matriciels en matière de protection constitutionnelle des droits de l’homme », D. 1995, chron. p. 211 ↩
Bonjour cet exposé sur le rire une liberté fondamentale emporte réflexion comme le démontre votre étude mais aussi questionnement : le rire est un réflexe face à une situation, un écrit, un fait, une image …
Comment pourrait-on ériger en liberté fondamentale un réflexe ? Car le rire est la contrepartie d’un état d’esprit face à une situation humoristique comme l’est les pleurs face à une situation triste.
sont-ils pour autant un droit comme par exemple celui de se marier ? Les libertés fondamentales englobent les droits subjectifs. Le rire (et les pleurs) est-il pour autant un droit comme par exemple celui de se marier ou d’expression ?
Ne confondons-nous pas la diffamation ou l’injure ? Qui sont des faits et en aucun cas des réflexes ?