La pénalisation de l’exercice des libertés
David Dechenaud, professeur de droit privé et de sciences criminelles à la Faculté de droit de Grenoble
Le titre donné à la présente contribution a quelque chose de provocateur : il laisse entendre que l’exercice d’une liberté ou d’un droit fondamental peut être puni par la loi. Provocatrice, la problématique l’est tellement qu’on peut se demander si elle est vraiment pertinente. C’est qu’en effet, la formule semble comporter une contradiction : lorsqu’une infraction pénale vient réprimer l’adoption d’un comportement, est-il encore vraiment possible de dire que le délinquant a exercé une liberté ? Ne devrait-on pas plutôt écrire que, dans cette situation, le sujet de droit a dépassé les limites de la liberté considérée ? Ainsi, lorsqu’une personne est poursuivie pénalement pour le délit d’exercice illégal d’une profession réglementée 1, s’agit-il vraiment d’une forme de pénalisation de l’exercice de la liberté du commerce et de l’industrie ? La problématique paraît rejoindre celle des restrictions apportées aux libertés individuelles ou collectives. Le sujet, qui était donc initialement présenté comme provocateur, devient à la lumière de cette première analyse d’une totale banalité. Cette dernière affirmation est toutefois excessive. En effet, les rapports qu’entretient le droit pénal avec le droit des libertés sont particuliers à plusieurs titres, ce qu’il convient de souligner en guise d’introduction. Pour ce faire, nous évoquerons les rapports qu’entretient la peine avec les libertés, avant de rappeler que le droit pénal peut être analysé comme le protecteur des libertés mais aussi comme le conciliateur des différentes libertés.
La peine et les libertés. Le droit pénal a pour caractéristique première de sanctionner, par le prononcé d’une peine, l’adoption de comportements portant atteinte aux valeurs sociales considérées comme fondamentales dans une société déterminée. Le prononcé et surtout l’exécution d’une sanction répressive viennent limiter les libertés dont le condamné peut se prévaloir en qualité de sujet de droit. Laissant de côté la question de la peine capitale et du droit à la vie 2, nous soulignerons que les peines d’emprisonnement ont pour effet de priver le délinquant de sa liberté d’aller et de venir. De même, les amendes et autres confiscations prononcées par les juridictions pénales privent ce même délinquant de la propriété dont il dispose sur les biens concernés. S’agit-il pour autant de pénaliser l’exercice d’une liberté ? Une réponse négative s’impose car, si le délinquant se voit privé de sa liberté (d’aller et de venir, par exemple), ce n’est pas le fait d’avoir exercé cette liberté qui lui est reproché. Il convient toutefois de préciser que ces privations de libertés peuvent conduire à la pénalisation de leur exercice si, malgré la sanction prononcée, le délinquant cherche à se soustraire à l’exécution de la peine. Ainsi, l’évasion, qui pourrait s’analyser comme l’exercice de la liberté d’aller et de venir, est réprimée par le Code pénal 3. De même, l’organisation frauduleuse d’insolvabilité, par laquelle le condamné cherche à éviter l’exécution d’une condamnation de nature patrimoniale, est un délit 4. Mais dans ces situations, on en revient à l’idée que le condamné n’est pas en mesure d’exercer une liberté, précisément car il en a été privé. C’est donc au prisme des restrictions à l’usage des libertés que ces questions doivent être analysées (et la jurisprudence est d’ailleurs foisonnante). Cette première conclusion est rassurante : le droit pénal n’est pas en lui-même attentatoire aux libertés, ce qui rejoint l’affirmation selon laquelle il en est plutôt le protecteur.
Le droit pénal, protecteur des libertés. Le droit pénal protège les valeurs sociales considérées comme fondamentales dans une société 5. Le législateur incrimine l’adoption d’attitudes portant atteinte à ces valeurs sociales qui, pour nombre d’entre elles, rejoignent les droits et libertés qualifiés de fondamentaux. Prenons pour exemple certaines infractions définies par le Code pénal. Le deuxième livre de la première partie de ce Code contient les crimes et délits contre les personnes, et en particulier les infractions qui punissent les atteintes aux libertés de la personne : l’enlèvement et la séquestration 6, la réduction en esclavage 7, etc. On pourrait multiplier les exemples d’incriminations protégeant les droits et libertés fondamentaux : certaines protègent la propriété privée, d’autres le droit au respect de la vie privée, d’autres encore la dignité de la personne humaine. Loin d’être le pourfendeur des libertés, le droit pénal en est le protecteur. Mais l’exercice d’une liberté ayant parfois pour effet de porter atteinte à une autre d’entre elles, le droit répressif assure aussi, et peut-être surtout, la conciliation des libertés.
Le droit pénal, conciliateur des libertés. Dire que le droit pénal est conciliateur des libertés permet d’insister sur les rapports particuliers que la matière répressive entretient avec le droit des libertés, qu’il s’agisse des libertés publiques ou des droits qualifiés de fondamentaux par les textes constitutionnels ou internationaux. En effet, comme cela vient d’être dit, le droit pénal est avant tout gardien des libertés : il protège leur exercice, par exemple en réprimant l’entrave à la liberté du travail, la séquestration, ou encore les atteintes à l’intimité de la vie privée. Mais en étant le protecteur des différentes libertés, le législateur pénal se trouve inévitablement en situation de devoir les concilier. Comme chacun le sait, les droits et libertés garantis par la Constitution ou les textes internationaux sont rarement absolus. Le droit pénal détermine dans quelles circonstances l’exercice d’une liberté porte atteinte à une autre au point de justifier la création d’une incrimination pénale pour saisir cette attitude. Mais si relever l’existence de restrictions aux droits et aux libertés n’a rien de très original, l’affirmation selon laquelle cette restriction peut être apportée par le droit répressif est remarquable. En effet, cette limite se manifeste par l’existence d’une disposition répressive qui vient précisément punir l’exercice (au moins apparent ou excessif) d’une liberté garantie par les textes. Le droit pénal va alors sanctionner l’exercice inapproprié d’une liberté et permettre le prononcé d’une peine qui, par nature, va priver le condamné de certaines des siennes. Dès lors, ces incriminations peuvent tout particulièrement donner lieu à l’analyse de leur constitutionnalité ou de leur conventionalité. Car de deux choses l’une : ou bien la pénalisation de l’exercice d’une liberté donnée entre dans les restrictions que le législateur est autorisé à apporter à cette liberté, et en ce cas, l’infraction contribue à la délimitation du champ d’application ou de la définition de la liberté considérée. Ou bien, au contraire, la pénalisation de l’exercice d’une liberté est analysable comme une restriction excessive apportée à un droit garanti par le texte supérieur, et en ce cas, le risque d’une abrogation pour inconstitutionnalité ou d’une neutralisation pour inconventionnalité pèse comme une épée de Damoclès sur le texte pénal.
La conciliation des libertés : telle est la problématique dont il est question lorsqu’on étudie les infractions ayant pour effet de pénaliser l’exercice d’une liberté. Cette approche du droit pénal spécial, dont l’objet est de définir les différentes infractions, est captivante. On s’intéresse alors à l’importance respective des différentes valeurs que le droit protège. Ainsi, chacun est libre d’aller et de venir, et le droit répressif sanctionne donc les personnes se livrant à des actes d’enlèvement et de séquestration qui privent la victime de cette liberté. Mais le Code pénal punit également celles et ceux qui, en exerçant cette même liberté, prétendraient pouvoir s’introduire dans le domicile d’un autre citoyen, portant ainsi atteinte notamment au droit au respect de sa vie privée 8. L’étude du droit répressif est donc un excellent révélateur du point d’équilibre entre les différentes valeurs sociales protégées, et souvent, entre l’exercice des différentes libertés.
Ce point d’équilibre ne saurait être défini de manière générale et abstraite. Certes, l’examen de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme permet de connaître la méthode qu’elle utilise. Mais après avoir analysé les principales infractions pénales dont l’existence peut s’analyser comme une forme de pénalisation de l’exercice d’une liberté, il en ressort que cette pénalisation n’a pas la même intensité selon le domaine dans lequel on se trouve. Alors que cette pénalisation est relativement limitée lorsque la liberté s’exerce dans la sphère privée, elle est plus significative lorsque le contexte est celui de l’espace public. Aussi, l’étude de la pénalisation limitée de l’exercice des libertés dans la sphère privée (I) précédera la mise en lumière d’une pénalisation croissante de l’exercice des libertés dans la sphère publique (II).
I. La pénalisation limitée de l’exercice des libertés dans la sphère privée
La référence à la sphère privée ne renvoie pas à une notion juridique précise. Elle est ici entendue par opposition à l’espace public, qui regroupe tant la voie publique que les lieux ouverts au public 9. Autrement dit, la sphère privée désigne des espaces qui ne sont pas ouverts à la vue du public. Dans ces espaces, les libertés reconnues au sujet de droit semblent avoir une force sans cesse plus importante, tandis que la protection de l’ordre public, qui fonde l’exercice de la sanction répressive, devient une préoccupation plus accessoire. Ainsi, la prééminence du droit fondamental au respect de la vie privée (A-) conduit au recul de la pénalisation des infractions consenties (B-).
A. La prééminence du droit fondamental au respect de la vie privée
Le droit au respect de la vie privée, tel que garanti notamment par l’article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, a une importance grandissante depuis le milieu des années 2000. Cela tient notamment à l’élargissement de sa définition 10. Dépassant la perspective classique, la jurisprudence considère que le droit au respect de la vie privée est une « notion large qui englobe, entre autres, des aspects de l’identité physique et sociale d’un individu, notamment le droit à l’autonomie personnelle, le droit au développement personnel et le droit d’établir et entretenir des rapports avec d’autres êtres humains et le monde extérieur » 11. Le droit d’exercer une profession 12, le droit à un environnement sain ou encore le droit d’accès aux établissements publics font désormais partie des garanties apportées par l’article 8.
Cette approche du droit au respect de la vie privée a conduit la Cour européenne à considérer que les incriminations pénales qui répriment l’exercice du droit au respect de la vie privée entendu selon cette nouvelle définition portent atteinte à l’article 8 de la Convention. Bien que le droit au respect de la vie privée ainsi défini puisse avoir des implications au-delà des situations concernant la stricte intimité de la personne, c’est néanmoins dans la sphère privée que se manifeste principalement le déploiement des nouvelles libertés s’opposant à l’application de certaines infractions. La définition renouvelée du droit au respect de la vie privée est venue modifier de manière significative l’équilibre nécessaire entre les différentes valeurs sociales que le droit pénal protège. En particulier, la reconnaissance de la liberté sexuelle en tant que liberté fondamentale est venue consolider la suppression, intervenue en 1982, des textes pénaux discriminatoires envers les personnes ayant des relations homosexuelles. Il en va de même s’agissant de l’adultère, également dépénalisé en 1975. On peut également penser que la pénalisation de la prostitution, réclamée par certaines associations et mouvements politiques, serait contraire à l’article 8 de la convention tel que désormais entendu 13.
Plus généralement, le droit au respect de la vie privée semble avoir définitivement mis à mal la protection, notamment pénale, des bonnes mœurs, qui ont pourtant longtemps été une valeur sociale protégée par le droit répressif. Ces bonnes mœurs fondaient l’incrimination de l’exercice de libertés exercées dans la sphère privée, et qui se trouvent donc désormais garanties par le droit notamment européen. Les effets de cette prééminence du droit au respect de la vie privée sur les valeurs sociales défendues par le droit pénal restent encore en partie à préciser. Mais il semble que la pénalisation doive désormais céder devant le consentement exprimé par la victime d’une infraction.
B. Le recul de la pénalisation des infractions consenties dans la sphère privée
Le propos fait ici référence à la liberté désormais consacrée en matière de sexualité même violente par la Cour européenne des droits de l’homme. Il serait trop long naturellement de revenir ici sur le régime du consentement de la victime d’une infraction. Il suffit de rappeler que, par principe, le droit pénal considère que ce consentement n’est pas de nature à faire disparaitre l’infraction, dans la mesure où cette dernière protège l’ordre public et non des intérêts privés 14. L’exercice, par la victime comme par l’auteur, de leur droit garanti au respect de la vie privée, n’est pas de nature à justifier l’adoption d’une attitude punie par le droit répressif, qui assume donc l’application d’une incrimination qui pénalise l’exercice d’une liberté. Cette logique semble cependant en voie de céder devant l’importance aujourd’hui reconnue du droit au respect de la vie privée.
Car en effet, dans le célèbre arrêt KA et AD contre Belgique, la CEDH a eu l’occasion d’affirmer en 2005 que « le droit pénal ne peut, en principe, intervenir dans le domaine des pratiques sexuelles consenties qui relèvent du libre arbitre des individus » 15. Seules des raisons particulièrement graves peuvent donc justifier, au sens de l’article 8, paragraphe 2 de la Convention, une ingérence des pouvoirs publics dans le domaine de la sexualité. À ce jour, le droit répressif français n’a pas fait sienne cette exigence. Tout acte de violence 16, qu’il s’inscrive ou non dans le contexte d’une pratique sexuelle, est incriminé par les dispositions du Code pénal qui punissent les atteintes volontaires à l’intégrité physique ou psychique. Ces crimes et délits peuvent donc s’analyser comme constituant une pénalisation de l’exercice d’une liberté.
Cette distorsion ainsi constatée entre le droit pénal et le droit des libertés tient sans doute à l’importance qu’accorde la matière répressive à l’ordre public, tandis que cette considération semble s’effacer, pour le droit européen des droits de l’homme, lorsque le comportement en cause s’inscrit dans la sphère privée. Ainsi, la pénalisation d’un comportement pouvant s’analyser comme relevant de l’exercice d’une liberté tend à se réduire dans la sphère privée, et le mouvement n’en est certainement qu’à ses débuts. Car même si la Cour, dans l’arrêt KA et AD précité, insiste sur les particularités de la sphère sexuelle, le déploiement de cette jurisprudence pourrait avoir des conséquences redoutables sur la législation pénale. Que penser, par exemple, de la nouvelle pénalisation, depuis 2016, du recours à la prostitution 17 ? Que décider, aussi, pour les incriminations qui pénalisent l’euthanasie lorsque celle-ci est expressément consentie 18 ? II n’est pas certain que la marge d’appréciation actuellement reconnue aux États par la Cour EDH s’agissant de la fin de vie 19 ne puisse évoluer. Car si notre législation est aujourd’hui considérée comme non contraire au droit à la vie, est-elle vraiment respectueuse du droit au respect de la vie privée, qui a conduit la Cour à reconnaître le droit de chacun à consentir à l’exercice de violences sur sa personne ? Dans la sphère privée, les considérations liées à l’ordre public pourraient bien finir par s’effacer derrière des préoccupations plus individualistes. Ce mouvement, en revanche, ne se constate pas s’agissant des comportements adoptés dans l’espace public.
II. La pénalisation croissante de l’exercice des libertés dans l’espace public
Dans l’espace public, entendu comme regroupant la voie publique et les lieux ouverts au public 20, la pénalisation de l’exercice des libertés se fait plus prégnante. Dans un contexte par ailleurs marqué par la recrudescence de la menace terroriste, la politique pénale conduite depuis plusieurs années conduit au renforcement de la pénalisation de l’exercice des libertés habituellement reconnues dans l’espace public. Mettre en lumière cette pénalisation des comportements dans l’espace public conduit à réaliser un exercice d’inventaire, mais qui ne saurait être exhaustif. Aussi, c’est au prisme de deux libertés trouvant par nature à s’appliquer dans l’espace public que ce renforcement de la pénalisation sera démontré : la liberté de réunion d’une part (A-), et celle d’expression d’autre part (B-).
A. La pénalisation croissante de l’exercice de la liberté de réunion
L’exercice de la liberté de réunion, garanti par l’article 11 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme, est un intérêt défendu par le droit pénal. Les entraves à la liberté de réunion ou de manifestation d’une manière concertée et à l’aide de menaces sont punies d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende 21.
Néanmoins, le droit pénal vient aussi sanctionner le non-respect de textes qui encadrent et restreignent la liberté de réunion et celle de manifester, ce qui démontre le rôle du droit répressif en matière de conciliation des différentes libertés. Ainsi, le Code pénal réprime l’organisation de manifestations illicites 22 mais aussi, depuis 2009, le fait de manifester en ayant dissimulé volontairement son visage afin de ne pas être identifiable dans des circonstances faisant craindre des atteintes à l’ordre public 23. On relèvera également que le Code pénal réprime l’attroupement, qui désigne « tout rassemblement de personnes sur la voie publique ou dans un lieu public susceptible de troubler l’ordre public » 24. Le fait de continuer à participer à un tel attroupement malgré deux sommations restées sans effet est puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende. Citons aussi le Code de la construction et de l’habitation qui réprime le fait d’occuper, en réunion, les espaces communs ou les toits d’un immeuble collectif d’habitation, en empêchant ainsi la libre circulation des personnes ou même simplement le bon fonctionnement des dispositifs de sécurité 25.
Si le droit pénal protège la liberté de réunion, il sanctionne donc encore les personnes qui, ce faisant, entravent la liberté de circulation. À ce sujet, il est utile d’évoquer spécialement un article du Code de la route qui punit de 2 ans d’emprisonnement et 4 500 euros d’amende le fait d’entraver ou de gêner la circulation par un quelconque moyen 26. Cette dernière infraction, qui illustre la pénalisation de l’exercice d’une liberté pouvant notamment intervenir dans le contexte d’une action syndicale ou politique, a donné lieu à un arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme en 2009, dans l’affaire BARRACO contre France 27. En l’espèce, un chauffeur routier ayant participé à une opération dite « escargot » organisée par une organisation syndicale avait été poursuivi et condamné pour entrave à la circulation. Alors que le tribunal correctionnel avait considéré que l’application de cette infraction se heurtait au droit de grève et de manifestation, il fut condamné en appel et la Cour de cassation ne remit pas en cause cette décision. La Cour européenne des droits de l’homme, se prononçant au visa de l’article 11 de la Convention, ne conclut pas à une violation de cette disposition au motif que le blocage complet d’un axe autoroutier allait, selon elle, au-delà de ce que la liberté de réunion garantit. La pénalisation de l’exercice de la liberté de réunion n’était donc qu’apparente, puisque les faits incriminés n’entrent pas dans le champ de ce que cette liberté permet. L’appréciation très circonstanciée à laquelle s’est livrée la CEDH (blocage total de la voie publique et mises en garde adressées au manifestant) montre que la frontière entre la pénalisation légitime de comportements dépassant les limites d’une liberté garantie et la pénalisation non conventionnelle de l’exercice de cette même liberté est particulièrement difficile à déterminer. Elle dépend de considérations très factuelles. Cette observation se vérifie également s’agissant de la pénalisation de l’exercice de la liberté d’expression.
B. La pénalisation croissante de l’exercice de la liberté d’expression
La compatibilité du droit pénal avec la liberté d’expression est une question qui se pose souvent au sujet des dispositions répressives de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Pourtant, ce serait faux de croire que le droit pénal restreint la liberté d’expression dans cet unique domaine 28. De nombreuses décisions ont d’ailleurs été rendues par le Conseil constitutionnel et la Cour EDH à ce sujet, et il ne saurait être question d’en faire un inventaire ici. Aussi, afin de montrer le phénomène de renforcement de la pénalisation en la matière, seules deux infractions ayant donné lieu à de récentes discussions seront analysées. D’abord, le délit d’outrage public à l’hymne national et au drapeau tricolore. Ensuite, celui de contestation de crimes contre l’humanité.
Concernant le premier délit, il a pour origine une loi du 18 mars 2003 qui est venue créer dans le Code pénal un article 433-5-1 29. Cette disposition ne vise pas seulement des comportements consistant en l’expression d’une opinion. Mais l’objectif principal du législateur est bien de punir les personnes qui incitent à la haine envers la France, en s’attaquant à certains de ses symboles 30. Il n’est donc pas étonnant que la constitutionnalité de cette loi ait été contestée au visa des articles 10 et 11 de la Constitution, qui protègent respectivement la liberté d’expression et celle d’opinion. Le Conseil constitutionnel a toutefois refusé de censurer le texte, au motif qu’il assure la conciliation entre les exigences de l’ordre public et la garantie des libertés constitutionnellement protégées 31. Ainsi le législateur est-il bien autorisé à pénaliser les comportements de ceux qui, prétendant user de leur liberté d’expression et d’opinion, incitent par là même à la haine et portent ainsi atteinte à l’ordre public. Le Conseil constitutionnel insiste d’ailleurs, dans sa décision, sur le caractère public des propos tenus, et fonde notamment sa déclaration de constitutionnalité sur le fait que le champ d’application de l’infraction exclut les propos tenus dans un cercle privé ou dans des manifestations non organisées par les autorités publiques ou non réglementées par elles. Dans l’espace public, l’exercice de la liberté d’expression est donc davantage limité par le droit pénal que dans la sphère privée.
Cette conclusion se vérifie également au sujet du second délit, défini par une disposition de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. L’article 24 bis de ce texte, issu d’une loi dite « Gayssot » du 13 juillet 1990, pénalise la contestation de l’existence des crimes contre l’humanité commis pendant la seconde guerre mondiale. L’existence de ce délit a été particulièrement discutée dès sa création. Les opposants à cette nouvelle incrimination soutiennent qu’elle porte une atteinte excessive à la liberté d’expression, et qu’elle constitue une entrave à la liberté des travaux de recherche des historiens en venant figer une vérité précisément historique à laquelle ils devraient se tenir. Autrement dit, la loi viendrait pénaliser l’exercice de la liberté d’expression et de la recherche. Les partisans de ce texte soutiennent au contraire que la limite ainsi apportée à la liberté d’expression est justifiée par la lutte contre l’antisémitisme et, plus fondamentalement, contre toute forme de xénophobie. Le Conseil constitutionnel a finalement été saisi en 2016 d’une « QPC » considérée comme suffisamment sérieuse dans la mesure où elle visait, à la différence des précédentes dirigées envers cette loi, le principe de la liberté d’expression mais aussi celui de l’égalité devant la loi. Dans une décision du 8 janvier 2016, le Conseil déclare l’infraction dont il est question conforme à la Constitution 32, rejoignant en cela la position exprimée par la Cour européenne des droits de l’homme dans un arrêt ROGER GARAUDY contre FRANCE en 2003 33. Cette jurisprudence confirme que le législateur est libre de pénaliser celles et ceux qui, sous couvert de la liberté d’expression et d’opinion, prétendraient pouvoir diffuser dans l’espace public des propos qui manifestent une forme d’antisémitisme et de haine envers une prétendue race 34. Mais à s’en tenir à cette justification, la pénalisation de l’usage excessif de la liberté d’expression n’en est certainement qu’à ses débuts. Car si le Conseil constitutionnel rejette, dans sa décision du 8 janvier 2016, l’argumentation selon laquelle la limitation du délit de révisionnisme aux seuls crimes contre l’humanité commis durant la seconde guerre mondiale serait contraire au principe d’égalité devant la loi, plusieurs commentateurs ont mis en doute la pertinence de ce raisonnement 35. En effet, la négation d’un autre crime contre l’humanité, tel que le génocide arménien, paraît pouvoir tout autant justifier l’existence d’une incrimination pénale que les atrocités commises pendant la seconde guerre mondiale. Ainsi, l’extension de l’article 24 bis de la loi de 1881 à tout propos révisionniste semble non seulement nécessaire sur le plan de la politique pénale de lutte contre le racisme mais aussi indispensable à la cohérence du dispositif juridique. Car ce que l’ensemble de ces propos met en lumière, c’est bien le rôle majeur du droit criminel en matière de conciliation des différents droits et libertés fondamentaux : la pénalisation de l’usage de ces libertés est justifiée par la protection nécessaire de celles des autres.
Notes:
- Code de la santé publique, art. L. 4161-1 à L. 4163-10. ↩
- Sur lesquelles v., par exemple, J. Pradel, Droit pénal général, Cujas, coll. « Référence », 21e éd., 2016, n° 648. ↩
- C. pén., art. 434-27 ↩
- C. pén., art. 314-7 à 314-9. ↩
- Ph. Conte et P. Maistre du Chambon, Droit pénal général, Armand Colin, coll. « Sirey U », 7e éd., 2008, n° 34 et s. ↩
- C. pén., art. 224-1. ↩
- C. pén., art. 225-14-1 et 225-14-2. ↩
- C. pén., art. 226-4. ↩
- . Poncela, La pénalisation des comportements dans l’espace public, Arch. pol. crim. 2010, n° 32, p. 5 et s. ↩
- Sur laquelle v. not. F. Sudre, Droit européen et international des droits de l’homme, PUF, 13e éd., 2016, n° 290 et s. ↩
- CEDH, 29 avr. 2002, Pretty c/ RU sur lequel voir, par exemple, A. Gouttenoire et J.-P. Marguénaud in Les grands arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme, PUF, coll. « Thémis droit », 8e éd., 2017, n° 47. ↩
- Cour EDH, 27 juill. 2004, Sidabras et Dziautas : JCP G 2005, I, 103, spéc. n° 10, obs. F. Sudre. ↩
- Comp. A. Gouttenoire et J.-P. Marguénaud, préc., n° 47, 9. ↩
- Sur ce principe et ses limites v. X. Pin, Droit pénal général, Dalloz, coll. « cours », 8e éd., 2017, n° 214 et s. V. aussi J. Arroyo, La renonciation aux droits fondamentaux : Pédone, 2016. ↩
- CEDH, 17 févr. 2005, KA et AD c/ Belgique, § 84 : JCP G 2005, I, 159, chron. F. Sudre ; D. 2005, jurispr. p. 2973, note M. Fabre-Magnan ; RD publ. 2006, p. 805, chron. M. Lévinet ; RTD civ. 2005, p. 341, note J.-P. Marguénaud. ↩
- On relèvera que dans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt KA et AD, il existait une raison reconnue par la Cour de justifier une ingérence des pouvoirs publics car les condamnés n’avaient pas respecté la volonté de la victime de leurs pratiques. L’acte de violence ne suffit pas en lui-même à justifier l’intervention de la sanction pénale lorsque cette violence est réellement consentie. ↩
- C. pén., art. L. 611-1. ↩
- Sur la question du droit pénal et de la fin de vie v. not. C. Ribeyre (dir.), Fin de vie et droit pénal : Cujas, 2014. ↩
- Sur laquelle v. not. Gérard Gonzalez in Les grands arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme : op. cit., n° 10.4 à 10.7. ↩
- Sur cette notion v. P. Poncela, La pénalisation des comportements dans l’espace public : art. préc., p. 5 et s., spéc. n° 3 à 7. ↩
- V. not. C. pén., art. 431-1. ↩
- C. pén., art. 431-9. ↩
- C. pén., art. R. 645-14. ↩
- C. pén., art. 431-3, al. 1. ↩
- CCH, art. L. 126-3. ↩
- Code de la route, art. L. 412-1. ↩
- Sur cet arrêt v. not. J.-F. Akandji-Kombé, La liberté d’association syndicale et les modalités d’action, in La France et la Cour européenne des droits de l’homme, dir. P. Tavernier et C. Pettiti, Anthemis, 2013. ↩
- V. par ex. C. pén, art. 434-35, qui punit les personnes entrant en communication avec des détenus hors les cas prévus par la loi. ↩
- L. n° 2003-239. ↩
- Comp. les délits d’incitation à la haine, art. 24 de la loi du 29 juillet 1881. ↩
- Cons. const. n° 2003-467 DC du 18 mars 2003 : Rev. sc. crim. 2003, p. 614, obs. V. Bück ; D. 2004, p. 1273, obs. S. Nicot. ↩
- Cons. const. 8 janv. 2016, n° 2015-512 QPC, D. 2016, p. 76, obs. P. Wachsmann ; D. 2016, p. 521, obs. J.-B. Perrier et E. Raschel ; JCP G 2016, I, 254, note O. Decima ; RDLF 2016, chron. n° 3, note T. Hochmann. ↩
- CEDH 24 juin 2003 sur lequel v., par exemple, D. 2004, p. 239, obs. D. Roets ; D. 2004, p. 987, obs. J.-F. Renucci ; JCP G 2004, I, 147, n°3, obs. B. de Lamy. ↩
- V. dans le même sens, au sujet du délit d’injure publique à l’encontre de personnes d’origine ou de confession juive (art. 33 de la loi du 29 juillet 1881) : CEDH 20 oct. 2015, n° 25239/13, Dieudonné M’Bala M’Bala c/ France : JCP G 2015, 1405, note H. Surrel. ↩
- B. de Lamy, Rev. sc. crim. 2016, p. 206 ; O. Décima, note préc. ↩