Contrôle de conventionnalité in concreto : à quoi joue le Conseil d’Etat ? (CE, 28 déc. 2017, Molénat)
A l’occasion de son arrêt d’assemblée Gonzalez Gomez du 31 mai 2016, le Conseil d’Etat s’est engagé dans la voie du contrôle de conventionnalité in concreto de la loi. Il en résulte que le contrôle de validité de la loi a donc été complété par un contrôle de son application valide ou conforme aux exigences de la CEDH. Un arrêt récent du Conseil d’Etat semble toutefois mettre un coup d’arrêt au déploiement de cette nouvelle expression du principe de primauté des engagements internationaux.
Xavier Dupré de Boulois, Professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et membre de l’ISJPS (UMR 8003)
Introduction. A l’occasion de son arrêt d’assemblée Gonzalez Gomez du 31 mai 2016 (CE Ass., n°396848, Rec. p. 208) et à la suite de la Cour de cassation, le Conseil d’Etat s’est engagé dans la voie du contrôle de conventionnalité in concreto de la loi. Il en résulte qu’alors même que les dispositions d’une loi seraient compatibles avec la CEDH dans leur généralité (in abstracto), le juge se réserve le droit de vérifier si leur application par l’autorité administrative dans l’espèce dont il est saisi n’a pas porté une atteinte excessive à la CEDH. Le contrôle de validité de la loi a donc été complété par un contrôle de son application valide. Un arrêt récent du Conseil d’Etat semble toutefois mettre un coup d’arrêt au déploiement de cette nouvelle expression du principe de primauté des engagements internationaux (CE, 28 décembre 2017, Molénat, n°396571).
Les faits. L’affaire mettait en cause l’application des dispositions du Code de la santé publique qui ont posé le principe de l’anonymat du donneur dans le cadre du don de gamètes. Le requérant, conçu par insémination artificielle avec tiers donneur, s’est heurté au refus de l’AP-HP, d’un centre hospitalier et d’un CECOS de lui communiquer des documents relatifs au donneur de gamètes à l’origine de sa conception. Il a contesté ce refus devant la juridiction administrative. Saisi pour avis au cours de l’instance devant le Tribunal administratif de Paris, le Conseil d’Etat a affirmé la compatibilité du cadre législatif français avec les dispositions de l’article 8 de la CEDH (CE, avis, 13 juin 2013, n°362981, Rec. p. 157). Il a par la suite confirmé cette appréciation au contentieux (CE, 12 novembre 2015, n°372121). Le requérant a toutefois tenté de tirer profit de la jurisprudence Gonzalez Gomez intervenue entre temps en invitant le juge à vérifier si l’application de ce cadre législatif à son égard n’emportait pas une violation des articles 8 et 14 de la CEDH à ses dépens compte tenu de l’accord de sa famille légale avec sa démarche et de l’absence de vérification préalable du consentement du donneur à la divulgation de son identité. Le juge était donc appelé à opérer un contrôle de conventionnalité de l’application des dispositions législatives en tenant compte des circonstances particulières de l’affaire.
L’arrêt. Le Conseil d’Etat commence par rappeler mot pour mot le considérant de principe de l’arrêt Gonzalez Gomez : « la compatibilité de la loi avec les stipulations de la [CEDH] ne fait pas obstacle à ce que, dans certaines circonstances particulières, l’application de dispositions législatives puisse constituer une ingérence disproportionnée dans les droits garantis par cette convention et […] il appartient par conséquent au juge, lorsque le requérant fait état de telles circonstances particulières, d’apprécier concrètement si, au regard des finalités des dispositions législatives en cause, l’atteinte aux droits et libertés protégés par la convention qui résulte de la mise en œuvre de dispositions, par elles-mêmes compatibles avec celle-ci, n’est pas excessive ». Toutefois, la suite de son arrêt (cons. 6) donne un éclairage original sur la signification de ce considérant de principe. Il précise en effet qu’aucune « circonstance particulière propre à la situation d’un demandeur ne saurait conduire à regarder la mise en œuvre des dispositions législatives relatives à l’anonymat du don de gamètes, qui ne pouvait conduire qu’au rejet des demandes en litige, comme portant une atteinte excessive aux droits et libertés protégés par » la CEDH et en conclut que le moyen tiré de ce que les refus litigieux portaient, dans les circonstances particulières de l’espèce, une atteinte excessive aux droits du requérant protégés par les articles 8 et 14 CEDH était inopérant.
Position de problème. L’essentiel réside dans le choix du pronom retenu par la Haute juridiction. En indiquant qu’aucune circonstance particulière propre à la situation d’un demandeur, – plutôt qu’à celle du demandeur en cause -, ne peut justifier la mise à l’écart de la loi, le Conseil d’Etat a entendu signifier que l’application du cadre législatif relatif au don de gamètes ne peut par principe faire l’objet d’un contrôle de conventionnalité in concreto. Partant, le moyen tiré de son absence est inopérant. Cette solution, éclairée par les conclusions d’Edouard Crepey (que nous remercions pour leur transmission), mérite à tout le moins d’être interrogée. Sa portée est incertaine. Il semble qu’elle peut faire l’objet de quatre interprétations différentes qui méritent d’être évaluées.
1/ Des interdits plus prohibitifs que d’autres ?
Consistance. A la lecture de l’arrêt, il est possible de comprendre que le refus opposé par le Conseil d’Etat est principalement fondé sur la considération des finalités à l’origine du choix de l’anonymat du don de gamètes retenu par le législateur en 1994 et confirmé en 2011. Elles avaient déjà été mobilisées par la Haute juridiction pour affirmer la compatibilité de ce cadre législatif avec l’article 8 de la CEDH en 2013 et en 2015. Elles justifieraient en sus l’impossibilité du contrôle de conventionnalité in concreto. Au nombre de ces considérations d’intérêt général figurent la sauvegarde de l’équilibre des familles, le risque majeur de remettre en cause le caractère social et affectif de la filiation, le risque d’une baisse substantielle des dons de gamètes, ainsi que celui d’une remise en cause de l’éthique qui s’attache à toute démarche de don d’éléments ou de produits du corps. Le Conseil d’Etat confère un poids déterminant à cette dernière considération. Pour faire bonne mesure, – il ne l’avait pas mentionné en 2013 et 2015 -, il précise qu’elle traduit la conception française du respect du corps humain. L’éminence de la prohibition législative ou du moins de ses finalités paraît donc fonder la mise à l’écart du contrôle in concreto.
Appréciation. Cette interprétation appelle trois remarques. En premier lieu, elle suppose implicitement de procéder à une sorte de hiérarchisation des interdits législatifs. Certains d’entre eux pourraient être écartés ponctuellement au regard de circonstances particulières. Il en est ainsi de la prohibition de l’insémination post mortem comme l’attesterait l’arrêt Gonzalez Gomez. Il en serait de même de l’interdiction du mariage entre alliés comme l’a illustré un arrêt de la Cour de cassation (Cass. civ. 1, 4 décembre 2013, n°12-26066, Bull. I n°234). En revanche, il n’en serait pas ainsi du principe de l’anonymat du don de gamètes. La référence nouvelle à la conception française du respect du corps humain viserait alors à pointer le caractère essentiel du principe de l’anonymat. Il peut être relevé que cette « immunité » n’est pas corrélée à une quelconque certitude sur ce que pourrait être la position de la Cour EDH sur le sujet. Edouard Crepey, également rapporteur public sur l’avis de 2013, n’avait alors pas masqué ses doutes (RFDA 2013 p. 1051). Il concédait « avoir longuement hésité », avant de conclure dans le sens de la conventionnalité des dispositions alors soumises pour avis au regard de la CEDH. En deuxième lieu, cette interprétation reviendrait à limiter la portée de la solution retenue par le Conseil d’Etat dans son arrêt Gonzalez Gomez. Le principe demeurerait que le contrôle in concreto est possible, son exclusion ne jouant que dans le cas, rare, de prohibitions législatives particulièrement importantes. En dernier lieu, il est possible de se demander si le Conseil d’Etat n’aurait pas pu s’épargner ce détour. Il lui aurait suffi, après avoir réaffirmer le principe du contrôle de constitutionnalité in concreto, d’écarter le moyen soulevé par le requérant en constatant qu’aucune circonstance propre à la situation du demandeur ne pouvait en l’espèce justifier la mise à l’écart du cadre législatif. A moins bien sûr que cette première interprétation de l’arrêt ne soit pas la bonne et que la Haute juridiction ait en réalité entendu faire passer un autre message.
II/ L’appel au législateur ?
Contexte. Même si les conclusions du rapporteur public ne le mentionnent pas, il ne peut être indifférent de constater que la question de l’anonymat du donneur de gamètes figure plus que jamais à l’agenda politique. Alors que la première génération d’enfants nés de PMA avec tiers donneur est arrivée à l’âge adulte avec son lot de questionnements identitaires, alors que se multiplient les revendications en faveur d’un assouplissement de la législation (par ex., V. Bès, « L’accès à ses origines est un droit fondamental », Libération, 31 janvier 2018), cette question figure au nombre des problématiques qui seront débattues dans le cadre des états généraux de la Bioéthique lancés en janvier 2018. Ils ont vocation à être prolongés par un projet de loi à l’automne 2018. Le contrôle in concreto a pour intérêt de permettre d’assouplir les rigueurs de la loi en considération de données factuelles. Or l’arrêt Molénat, en tant qu’il « sanctuarise » le principe d’anonymat, préserve toute la vigueur et la rigueur de l’impératif législatif. En écartant le recours au contrôle in concreto, le Conseil d’Etat aurait donc eu le souci de placer le législateur devant ses responsabilités. C’est à lui qu’il appartiendra de déterminer s’il convient d’aménager ou non la règle de l’anonymat.
III/ L’inutilité du recours au contrôle in concreto ?
Consistance. Une troisième explication peut être avancée au regard d’une mention de l’arrêt et de certains éléments des conclusions d’Edouard Crepey. Le Conseil d’Etat précise en effet que la mise en œuvre des dispositions législatives relatives à l’anonymat du don de gamètes « ne pouvait conduire qu’au rejet des demandes en litige ». De son côté, Edouard Crepey a observé qu’en « tout état de cause » et « à la lecture des écritures » du requérant, le contrôle « in concreto n’aurait pas conduit à prendre en compte des paramètres autres que ceux qui ont déjà été appréhendés dans le contrôle du contenu même de la norme ». Le recours à la locution « en tout état de cause » peut bien sûr être compris comme signifiant que si le juge avait à procéder à un contrôle in concreto en l’espèce, il aurait été conduit à écarter le moyen articulé par le requérant. Il est aussi possible d’avancer une autre interprétation : le contrôle de conventionnalité des dispositions législatives, autrement dit, le contrôle in abstracto, aurait épuisé le débat de conventionnalité de telle sorte que le compléter par un contrôle in concreto serait inutile.
Scepticisme. Une telle interprétation peut laisser dubitatif. Le contrôle in abstracto, parce qu’il amène le juge à appréhender la norme dans sa seule dimension générale et impersonnelle, ne permet pas de saisir l’ensemble des différentes situations concrètes qui entrent dans son champ d’application. L’intérêt du contrôle in concreto est justement de réintégrer les faits dans l’appréciation de la conventionnalité ou, plus concrètement, de saisir la norme au stade de son application en tenant compte des données du litige. Pour reprendre l’expression de Jean-Pierre Marguénaud, il permet de « rendre flexible la loi d’airain républicaine ». Or, à aucun moment, le Conseil d’Etat ne prend le soin ici de mentionner la situation concrète de Monsieur Molénat. Le rapporteur public évoque bien l’accord de la famille du requérant et c’est tout.
La jurisprudence Bitouzet y pourvoira. Dans le même sens et au sujet de l’arrêt Gonzalez Gomez, Edouard Crepey ajoute « qu’à supposer même que l’examen de la situation individuelle dont était saisi le juge des référés ait révélé une difficulté que l’abstraction de la norme n’aurait pas permis d’appréhender, il aurait été possible de parvenir à un constat de compatibilité du contenu sous réserve conventionnelle illustrée par le cas d’espèce, selon la logique qui avait été privilégiée dans l’affaire Bitouzet ». Là-encore, l’affirmation interpelle. Nous avions déjà eu l’occasion de souligner l’identité des résultats entre contrôle in concreto et jurisprudence Bitouzet (« Le juge, la loi et la CEDH », RDLF 2015, chron. n°8). Dans les deux cas, il s’agit pour le juge d’écarter l’application d’une norme législative définissant une prohibition dès lors que sa mise en œuvre porte in casu une atteinte excessive à un droit conventionnel du requérant. L’arrêt Gonzalez Gomez aurait pu être rédigé sur la base des mêmes principes que l’arrêt Bitouzet (CE Sect., 3 juillet 1998, Rec. p. 288) que le résultat eu été le même. Il est d’ailleurs possible de s’essayer à cet exercice : « les dispositions du Code de la santé publique ne font pas obstacle à ce qu’une femme récupère les gamètes de son conjoint décédé en vue d’une insémination dans le cas exceptionnel où il résulterait de l’ensemble des conditions et circonstances de l’espèce que cette femme supporterait une atteinte excessive à son droit au respect de la vie privée, hors de proportion avec l’objectif d’intérêt général poursuivi ». En réalité, le recours à la technique de l’interprétation conforme (Bitouzet) plutôt qu’au contrôle in concreto (Gonzalez Gomez) présente surtout un intérêt symbolique et stratégique pour le juge. Sa démarche paraît moins traumatisante pour la loi et donc plus respectueuse de l’œuvre du législateur. Formellement, le juge n’écarte pas l’application de la loi, il se borne à l’interpréter. Par ailleurs, la loi continue seule à régir la situation litigieuse puisqu’elle « s’incorpore » les exigences de la CEDH. Mais il convient de ne pas se laisser abuser par cet artifice : il est bien question d’une interprétation contra legem et d’écarter la prohibition inscrite dans la loi au regard des données d’un litige concret et afin de tenir compte des dispositions de la CEDH. Il peut donc paraître surprenant de préconiser le recours à la jurisprudence Bitouzet pour réfuter la mise en œuvre d’une technique qui produit le même résultat, l’artifice en moins.
IV/ Feu le contrôle in concreto ?
Critiques récurrentes. La chronique des responsables du centre de recherches et de diffusion juridiques du Conseil d’Etat sous l’arrêt Gonzalez Gomez publiée à l’AJDA avait laissé entrevoir les réticences de certains membres du Conseil d’Etat à l’égard du contrôle de conventionnalité in concreto (O. Dutheillet de Lamothe et G. Odinet, AJDA 2016/25 p. 1398). Il a aussi suscité d’importantes réserves au sein de la doctrine privatiste. On ne reviendra pas ici sur la teneur des critiques en question, qu’il s’agisse de pointer le retour du gouvernement des juges ou de l’équité des parlements d’Ancien Régime, de stigmatiser l’insécurité juridique ou encore de s’émouvoir d’une porte ouverte à la fraude à la loi (F. Chénedé, « Contre-révolution tranquille à la Cour de cassation ? », D. 2016. P. 796). Le rapporteur public sur l’arrêt Molénat figure manifestement au nombre des sceptiques. Edouard Crepey n’a en effet pas caché ses réticences à l’égard de l’évolution initiée par l’arrêt Gonzalez Gomez, en particulier en présence « d’un interdit absolu plaçant l’administration en situation de compétence liée ». Il a donc préconisé le cantonnement, pour ne pas dire l’endiguement, de la solution retenue à cette occasion. L’arrêt Molénat pourrait alors s’analyser comme marquant la volonté du Conseil d’Etat de donner un coup d’arrêt au déploiement du contrôle de conventionnalité in concreto dans la jurisprudence administrative.
Gonzalez Gomez, petit arrêt d’assemblée ? Si cette interprétation devait s’imposer, l’arrêt Gonzalez Gomez serait ravalé au rang d’une simple décision d’espèce sur ce point. Son apport résiderait essentiellement dans l’abandon de la jurisprudence Allouache qui privait le juge du référé-liberté de la possibilité de se prononcer si nécessaire sur la conventionnalité de dispositions législatives (CE ord., 9 décembre 2005, Rec. p. 562). Quant au recours au contrôle in concreto dans cette affaire, il se justifierait par la spécificité des données de l’espèce : une ressortissante espagnole qui souhaite récupérer les gamètes de son conjoint italien décédé afin de pouvoir bénéficier d’une insémination artificielle dans son pays natal dont la législation autorise l’insémination post mortem pendant un délai d’un an à compter du décès du son conjoint. Ces nombreux éléments d’extranéité ont d’ailleurs conduit un auteur à relever que le Conseil d’Etat aurait pu parvenir au même résultat en mobilisant les méthodes du droit international privé (B. Haftel, « Insémination post mortem internationale, contrôle de proportionnalité et méthodes du droit international privé », D. 2016 p. 1477).
Régression. Cette interprétation de l’arrêt Molénat, probablement la plus en harmonie avec la tonalité générale de l’arrêt et surtout des conclusions du rapporteur public, marquerait donc une « régression » importante dans le développement du contrôle de conventionnalité.
Le juge administratif protecteur des libertés ? Il peut d’abord être relevé qu’elle jurerait avec l’évolution de la jurisprudence de la Cour de cassation. On sait que cette dernière s’est explicitement appropriée le contrôle in concreto à l’occasion d’un arrêt remarqué dans un contentieux mettant en cause la prohibition du mariage en alliés (Cass. civ. 1, 4 décembre 2013, n°12-26066, Bull. I n°234). Depuis lors, elle a imposé aux juridictions du fond de veiller à l’application valide de la loi dans des domaines aussi variés que la propriété intellectuelle (Cass. civ. 1, 15 mai 2015, n°13-27.391, Bull. I n°116 ; Cass. civ. 1, 22 juin 2017, n°15-28467), les actions en matière de filiation (Cass. civ. 1, 10 juin 2015, n°14-20.790 ; Cass. civ. 1, 6 juillet 2016, n°15-19853), le droit pénal des biens (Cass. crim., 16 janvier 2018, n°17-81884) et le droit de l’urbanisme (Cass. crim., 31 janvier 2017, 16-82945). Par ailleurs, la Cour de cassation a engagé une réflexion sur les modalités du contrôle in concreto notamment à travers la définition d’une doctrine de la proportionnalité (Rapport de la Commission de réflexion sur la réforme de la Cour de cassation, avril 2017, p. 158 et s.). L’arrêt Molénat peut donc laisser l’impression d’un juge administratif qui tergiverse alors que son homologue du Quai de l’Horloge a d’ores et déjà dépassé ce stade pour se confronter aux difficultés, -elles sont réelles -, que pose le contrôle in concreto. Surtout, à l’heure, où perdure le débat sur les mérites respectifs de la juridiction judiciaire et de la juridiction administrative en matière de protection des droits et libertés fondamentaux (par ex. : D. Cohen, « La fonte du rôle protecteur des libertés individuelles du juge judiciaire », JCP 2017, n°38, 950), cet arrêt peut être inscrit au débit de la seconde.
Le risque d’inconventionnalité ? Le développement du contrôle in concreto pouvait sembler inéluctable au regard de la jurisprudence de la Cour EDH. La Cour rappelle régulièrement que « sa tâche ne consiste donc point à contrôler in abstracto la loi et la pratique pertinentes, mais à rechercher si la manière dont elles ont été appliquées au requérant a enfreint la Convention » (CEDH, 5 décembre 2013, Henry Kismoun / France, n°32265/10, §28). La jurisprudence européenne donne de nombreux exemples dans lesquels la Cour constate que le juge français aurait dû appliquer ou interpréter la loi conformément aux exigences conventionnelles voire qu’il aurait dû s’en écarter en l’espèce et ce, sans qu’elle ne se soit prononcée de manière générale sur la conventionnalité de cette loi (ex. : CEDH, 18 septembre 2014, Brunet / France, n°21010/10). Au regard de cette jurisprudence, l’intérêt du contrôle in concreto est qu’il permet au juge français d’épuiser son office de juge du droit commun de la CEDH. Il ne lui incombe pas tant de vérifier si la loi française est compatible in abstracto avec les dispositions de la CEDH que de vérifier en l’espèce, si les autorités administratives ont réalisé un juste équilibre entre les différents intérêts en présence. Il n’est donc pas à exclure que la France soit condamnée à l’avenir dans une affaire mettant en cause le refus opposé à une personne née d’une insémination de transmettre des informations sur le donneur de gamètes dont il est issu. La Cour EDH ne stigmatisera pas nécessairement le cadre législatif français, – des incertitudes importantes perdurent sur ce que pourrait être sa position en la matière (N. Le Bonniec, « L’anonymat du don de gamètes en France : un possible terrain d’inconventionnalité ? », RDSS 2017 p. 281 ; E. Crepey, concl. sur CE, 13 juin 2013, préc.). En revanche, il ne saurait être exclu qu’elle condamne la France motif pris que le juge français n’aurait pas pris le soin de prendre en compte la situation concrète du requérant qui l’aurait saisie.
Le Conseil d’Etat et le droit international, toujours et encore. Pour conclure, il est tentant d’inscrire l’arrêt Molénat dans la longue liste des arrêts qui ont jalonné la jurisprudence internationale et européenne du Conseil d’Etat. Cette histoire a déjà été faite à de nombreuses reprises et il n’y a donc pas lieu d’y revenir ici. L’arrêt Molénat constituerait une nouvelle illustration d’une certaine réticence de la juridiction administrative à tirer toutes les conséquences du principe de primauté de l’article 55 de la Constitution. Et à l’instar d’exemples passés, – la primauté des traités sur la loi postérieure, l’effet direct des directives, etc. -, il pourrait être relevé que le juge administratif choisit de se situer en retrait de la juridiction judiciaire. Le plus notable étant qu’en la matière, le Conseil d’Etat s’éloigne souvent d’une démarche pragmatique pour privilégier les postures de principe.
Bien