Les droits de la défense justifiant la commission d’une infraction pénale
L’exercice des droits de la défense justifiant le vol de document commis par un salarié dans la jurisprudence récente de la Cour de cassation
Par David Dechenaud
La Cour de cassation admet que l’exercice des droits de la défense puisse faire obstacle à la condamnation d’un salarié pour vol lorsque ce dernier soustrait des documents à son employeur en vue de prouver ses prétentions dans un litige prud’homal. Cette jurisprudence, qui permet la neutralisation d’une loi contraire à un principe de valeur constitutionnelle, soulève de nombreux questionnements, concernant tant la théorie des sources que la portée de l’immunité ainsi accordée aux salariés.
Depuis le milieu des années 2000, la Cour de cassation a développé une jurisprudence permettant à un salarié de soustraire des documents appartenant à son employeur pour les produire en justice dans un procès qui les oppose sans encourir une condamnation pour vol sur le fondement de l’article 311-1 du Code pénal (pour une analyse détaillée de l’origine et le développement de cette jurisprudence V., par ex., J. Lasserre-Capdeville, Les droits de la défense, nouvelle cause prétorienne d’irresponsabilité pénale : Rev. pénit. 2006, p. 537 et s. ; Y. Mayaud, Les droits de la défense, cause d’irresponsabilité pénale, in Mélanges Gassin : PUAM, 2007, p. 293 et s.). Cette solution s’appuie sur une jurisprudence constante depuis deux arrêts du 11 mai 2004 (Cass. crim., 11 mai 2004 : Bull. crim. 2004, nº 113 et 117 ; JCP G 2004, II 10124, note C. Girault ; D. 2004, p. 2327, note H.-K. Gaba ; Rev. sc. crim. 2004, p. 866 et s., obs. G. Vermelle ; Rev. pénit. 2004, p. 875, obs. J.-Ch. Saint-Pau ; Dr. pén. 2004, comm. 122, obs. M. Véron), rendus dans des affaires particulièrement typiques de ce genre de situations. Dans les deux espèces, un salarié avait été poursuivi pour avoir soustrait frauduleusement un document appartenant à son employeur, document qu’il avait ensuite produit à des fins probatoires devant le conseil de prud’hommes. Pour écarter la possibilité d’entrer en voie de condamnation, la Cour de cassation relève que « les documents de l’entreprise dont la prévenue avait eu connaissance à l’occasion de ses fonctions et qu’elle a appréhendés ou reproduits sans l’autorisation de son employeur étaient strictement nécessaires à l’exercice des droits de sa défense dans le litige l’opposant à ce dernier » (Cass. crim., 11 mai 2004 : Bull. crim. 2004, nº 117, préc.). Autrement dit, l’exercice des droits de la défense justifie la commission d’une infraction, le texte pénal se trouvant alors neutralisé et, par conséquent, inapplicable.
Depuis 2004, l’application de ce nouveau principe, dont l’importance tant théorique que pratique n’a échappé ni à la doctrine ni aux défenseurs des salariés poursuivis, a donné naissance à une jurisprudence assez nourrie. Alors que la loi est silencieuse à ce sujet, cette œuvre prétorienne pourrait avoir une portée tout à fait considérable, en ce qu’elle tend à faciliter l’exercice des droits de la défense au cours du procès en autorisant un plaideur à aller jusqu’à commettre une infraction pénale pour établir la preuve de ce qu’il allègue. Les droits de la défense doivent sans nul doute être rangés parmi les principes directeurs du procès, et ils ont une valeur supra-législative incontestable (Cons. const. nº 76-70 DC du 2 déc. 1976 : Rec. p. 39). Cela suffit-il à expliquer qu’ils puissent neutraliser une infraction, faisant ainsi obstacle au prononcé d’une condamnation ? Une juridiction répressive peut-elle refuser d’appliquer un texte pourtant clair et précis au motif que cette application contrevient à un principe d’ordre constitutionnel ? C’est se poser la question de l’effet neutralisateur des droits de la défense, qui se trouvent érigés en fait justificatif d’infraction pénale (1). Une fois cet effet admis, encore faudra-t-il s’interroger sur la portée de cette nouvelle cause de justification, dont le périmètre demeure incertain (2).
1- L’exercice des droits de la défense, cause de justification
Que l’exercice des droits de la défense puisse faire obstacle à l’application d’un texte répressif en accordant à l’auteur d’un délit une immunité le mettant à l’abri d’une sanction punitive ne va pas de soi. En effet, la loi se trouve alors neutralisée, sans que le législateur l’ait expressément prévu (comp., pour les journalistes et la violation du secret professionnel, L. 29 juill. 1881, art. 35, réd. L. nº 2010-1 du 4 janv. 2010). Est-ce dire que les principes à valeur constitutionnelle peuvent être dotés d’un effet direct, permettant aux juridictions d’écarter les textes législatifs qui lui seraient contraires ?
Principes constitutionnels et infractions pénales
Un tel raisonnement, qui rejoindrait les solutions admises s’agissant des conventions internationales ayant, précisément, un effet direct, est assez dérangeant. Certes, dans de nombreux arrêts, la Cour de cassation a refusé d’appliquer des textes législatifs en prenant pour visa une des dispositions de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Cependant, tandis que l’existence de ce contrôle de conventionnalité est aujourd’hui reconnue, l’idée que la Cour de cassation puisse, même sans le dire, opérer un contrôle de constitutionnalité la conduisant à écarter un texte de loi contraire à un principe de valeur constitutionnelle semble assez hérétique. Or, les décisions rendues en matière de soustraction, par un salarié, de documents appartenant à son employeur, ne se fondent pas sur la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Cela était pourtant envisageable, car l’article 6 de cette convention garantit le droit, pour tout accusé, de se « défendre ». En se fondant sur l’exercice, par le salarié, des « droits de la défense », la Cour de cassation paraît faire une application directe assez singulière du droit constitutionnel.
Cette particularité n’a pas échappé à la doctrine, qui s’est interrogée sur le mécanisme ainsi mis en œuvre (V., par ex., E. Dreyer, Droit pénal général : Litec, 2010, n° 1162). Les commentateurs des différents arrêts rendus en la matière ont proposé plusieurs analyses de ces décisions (comp., avant 2004, M. Segonds, L’appropriation de documents par un salarié contre le gré de son employeur constitue un vol, quelle qu’en soit la destination : D. 2000, chron. p. 120 et s.). Certains d’entre eux admettent que les droits de la défense se trouvent dotés, en raison de leur valeur supra-législative, d’un effet justificatif (S. Détraz, note sous Cass. crim. 16 juin 2011 : JCP G 2011, 1020). Mais majoritairement, la doctrine a analysé ces décisions comme faisant application d’un mécanisme de justification de source législative.
Les droits de la défense et les faits justificatifs d’infraction pénale
Pour plusieurs auteurs, la Cour de cassation ferait application de l’article 122-7 du Code pénal (B. de Lamy, obs. sous Cass. crim., 11 juin 2002 : D. 2002, somm. 318 ; M. Véron, obs. sous Cass. crim., 9 juin 2009 : JCP E 12 nov. 2009, 2055), selon lequel « n’est pas pénalement responsable la personne qui, face à un danger actuel ou imminent qui menace elle-même, autrui ou un bien, accomplit un acte nécessaire à la sauvegarde de la personne ou du bien, sauf s’il y a disproportion entre les moyens employés et la gravité de la menace ». Autrement dit, il n’y aurait là qu’une manifestation particulière de l’état de nécessité, qui constitue un fait justificatif d’origine prétorienne dont l’existence a été expressément consacrée par le Code pénal de 1994. Ce raisonnement est particulièrement habile, en ce qu’il donne un fondement législatif solide au mécanisme de neutralisation mis en œuvre par la Cour de cassation. Cependant l’application, en ces circonstances, du fait justificatif d’état de nécessité conduit à avoir une interprétation relativement compréhensive des notions de « danger » et de « menace » visées par l’article 122-7 du Code pénal (V. en ce sens Y. Mayaud, art. préc.), qui s’en trouvent même dénaturées. Ce fait justificatif, dans ses applications traditionnelles (sur lesquelles V., par ex., J. Pradel, Droit pénal général : Cujas, 18e éd., 2010, nº 339 et s.), autorise celui qui se trouve menacé par un péril qui ne peut pas être qualifié d’agression (phénomène climatique, etc.) à accomplir un acte ordinairement constitutif d’une infraction pour s’en prémunir (en fracturant une porte pour se protéger d’une tempête, par exemple). Il est bien difficile de considérer que le plaideur qui risque de perdre son procès se trouve dans une telle situation de péril.
Aussi une autre partie de la doctrine préfère-t-elle voir dans l’exercice des droits de la défense un fait justificatif ad hoc (J. Lasserre-Capdeville, art. préc. ; J. Pradel, op. cit., nº 317 ; comp. X. Pin, Droit pénal général : Dalloz, 4e éd., 2010, nº 226), d’origine jurisprudentielle, distinct de ceux dont le Code pénal admet expressément l’existence (légitime défense, état de nécessité, etc.). D’ailleurs, on observera que les arrêts de la Cour de cassation qui se prononcent sur l’application de ce fait justificatif nouveau ne font aucune référence à l’article 122-7 du Code pénal. Il devient alors difficile de refuser d’admettre que la Cour de cassation fait une application directe d’un principe fondamental reconnu par les lois de la République, le respect des droits de la défense, ce qui la conduit à neutraliser un texte législatif pour éviter que son application ne porte atteinte audit principe. Quoi qu’il en soit, encore faut-il déterminer la portée de ce fait justificatif, et de ce point de vue également, les interrogations restent nombreuses.
2- La portée du fait justificatif d’exercice des droits de la défense
La portée du fait justificatif d’exercice des droits de la défense se précise au fil de la jurisprudence de la Cour de cassation. En particulier, deux arrêts récents, des années 2009 et 2011, ont apporté d’importantes précisions. Tandis que la première décision limite le fait justificatif aux litiges prud’homaux, la seconde admet que puissent être justifiées des soustractions préventives.
Un fait justificatif limité aux litiges prud’homaux
Le premier arrêt, en date du 9 juin 2009, limite l’application du fait justificatif d’exercice des droits de la défense à l’appréhension des documents réalisée pour assurer la défense du salarié « dans un litige prud’homal » (Cass. crim., 9 juin 2009 : Rev. pénit. 2009, p. 858, obs. S. Fournier ; JCP E 12 nov. 2009, 2055, obs. M. Véron ; Gaz. Pal. 21-25 août 2009, p. 10, note S. Détraz ; D. 2010, p. 306, note H.-K. Gaba ; D. 2009, p. 2825, obs. G. Roujou de Boubée ; Rev. sc. crim. 2010, p. 128, obs. E. Fortis ; RTD com. 2009, p. 814, obs. B. Bouloc ; M.-C. Sordino, Précisions sur le domaine du fait justificatif fondé sur les droits de la défense au profit du salarié : Dr. pén. 2010, ét. 6). Cela exclut donc les litiges d’une autre nature. La jurisprudence souhaite ainsi circonscrire de manière précise le champ d’application de cette cause d’exonération, afin d’éviter que les justiciables ne se livrent à ces soustractions de manière trop systématique. Cette décision s’inscrit donc dans une tendance plutôt restrictive. En l’espèce, le salarié ne fut pas admis à bénéficier de cette cause d’exonération, car il avait produit le document soustrait pour établir l’exception de vérité dans un procès en diffamation l’opposant à son employeur. En outre, dans ce même arrêt, la Cour de cassation réaffirme que cette soustraction doit être « strictement nécessaire » à l’exercice des droits de la défense. On peut aussi relever que dans une autre décision, la Cour a considéré que le fait justificatif ne pouvait pas s’appliquer « dès lors que les documents découverts en […] possession [du salarié] étaient bien plus nombreux que le seul qu’il destinait à […] [l’] éventualité [d’une action en justice introduite à son encontre devant la juridiction prud’homale], et qui serait à même d’éclairer ladite juridiction sur les difficultés rencontrées avec son ancien employeur » (Cass. crim., 21 juin 2011 : nº 10-87.671).
Cette limitation du champ d’application du fait justificatif aux litiges prud’homaux s’explique par la volonté des magistrats de tenir compte spécifiquement des difficultés de preuve propres aux contentieux dans le domaine du travail. Ces décisions se veulent protectrices des salariés pris ès qualités. Mais cette restriction peut être discutée. En effet, si on considère qu’implicitement, ce sont les principes constitutionnels et européens garantissant les droits de la défense qui la fondent, ce fait justificatif devrait être généralisé à toute forme de procès.
Un fait justificatif étendu aux soustractions préventives
Par un arrêt du 16 juin 2011 (JCP G 2011, 1020, note S. Détraz ; D. 2011, p. 2254, note G. Beaussonie), la chambre criminelle de la Cour de cassation a choisi de s’inscrire dans une tendance plutôt permissive. Un salarié ayant pris connaissance du simple « projet » de licenciement le concernant, la soustraction des informations avait eu lieu alors que le litige prud’homal n’était pas encore engagé. Alors même que cette soustraction avait été opérée de manière préventive, la Cour de cassation admet que le fait justificatif puisse s’appliquer, le litige ayant été engagé « peu après ». Que décider alors si l’employeur renonce finalement à son projet de licenciement ? La Cour de cassation n’a pas encore été amenée à se prononcer sur cette délicate hypothèse.
Cette solution, consistant à permettre l’appréhension d’informations avant que le litige prud’homal soit né, est certainement fondée sur l’idée que le salarié n’a pas accès aux documents utiles pendant la procédure de licenciement. Il s’agit donc de lui permettre d’assurer sa défense d’une manière effective, en se pré-constituant des preuves. Cette justification pratique ne fait pas disparaître les interrogations théoriques. La soustraction demeure-t-elle, dans ces circonstances, « strictement nécessaire » à l’exercice des droits de la défense au moment où elle intervient ? Est-elle commise à l’occasion d’un litige prud’homal, ou simplement dans la perspective d’un tel litige ? En réalité, c’est le mobile poursuivi par l’auteur de l’infraction qui devient déterminant, ce qui surprend s’agissant d’un fait justificatif, par nature objectif (S. Détraz, note préc. sous Cass. crim. 16 juin 2011). De surcroît, les difficultés de preuve de ce mobile risquent de se révéler singulièrement aiguës.
Il reste, pour conclure, à se demander si la fin, bien que légitime, justifie l’emploi de tous les moyens, et si le nécessaire exercice des droits de la défense peut autoriser la commission de toute infraction. La jurisprudence développée par la Cour de cassation depuis 2004 concerne la soustraction de documents, donc le vol, et même, depuis 2011, le détournement de documents confiés par l’employeur à son salarié, donc l’abus de confiance (Cass. crim., 16 juin 2011 : préc. ; V. not. S. Détraz, note préc.). Mais un raisonnement comparable a pu être conduit au sujet, par exemple, du recel (Cass. crim., 11 juin 2002 : Bull. crim. 2002, nº 132 ; JCP G 2003, II, 10061, note E. Dreyer ; Dr. pén. 2002, comm. 135, obs. M. Véron ; Rev. sc. crim. 2002, p. 619, obs. J. Francillon et p. 881, obs J.-F. Renucci), ou encore de l’atteinte à l’intimité de la vie privée (lire not. J.-Ch. Saint-Pau, L’enregistrement clandestin d’une conversation : Dr. pén. 2008, ét. 17). Le point d’équilibre entre le nécessaire exercice des droits de la défense et le respect, tout autant nécessaire, des valeurs sociales protégées par les infractions ainsi neutralisées risque d’être difficile à fixer, et il n’est pas certain qu’il soit bien du rôle de l’autorité judiciaire que de le déterminer.
Pour citer cet article : David Dechenaud , « L’exercice des droits de la défense justifiant le vol de document commis par un salarié dans la jurisprudence récente de la Cour de cassation », RDLF 2012, chron. n°3 (www.revuedlf.com)
Crédits photo : Carlos Sotelo, stock.xchng